Werner Heisenberg, physicien allemand, découvreur du principe d'incertitude qui porte son nom (ici en 1933).
Bundesarchiv, Bild 183-R57262 / Auteur inconnu / CC-BY-SA 3.0
Savoir : voilà bien l’affirmation d’une connaissance, c’est-à-dire le contraire de l’ignorance. Celui ou celle qui sait a franchi une frontière, irréversible. Et ce, encore plus depuis Galilée et l’élaboration des sciences modernes. La représentation commune de cette partie des savoirs, devenue « scientifique », est associée à celle d’assertion vraie, non susceptible de remise en cause, intangible et éternelle. D’ailleurs, ces propriétés transparaissent souvent dans les discussions sous la forme d’un argument d’autorité, afin de mettre fin au débat : « Les résultats scientifiques montrent que… ».
Pourtant, en y regardant de plus près, ces savoirs se révèlent généralement moins tranchants et définitifs. Une théorie, une explication sont celles d’un moment. Il s’agit d’une vérité provisoire, qui sera complétée, voire en partie contredite par une autre, dont elle apparaîtra éventuellement comme une approximation ou un cas particulier. Mais l’une et l’autre partagent des limites de validité, de précision. Au-delà, au mieux, elles rejoignent le domaine des conjectures, au pire s’avèrent fausses. Quelques exemples permettent d’illustrer ces restrictions à une éventuelle prétention à une vérité absolue et immuable.
La découverte de l’existence des gènes et de leur rôle dans l’hérédité de certains caractères a pu faire croire qu’un être biologique pouvait être entièrement déterminé par son génome. Au fil des années, l’explication a perdu de son hégémonie et on reconnaît aujourd’hui le rôle de l’épigénétique, de l’environnement, dans les expressions variables du vivant, et ce, pour des gènes identiques. En physique, la mécanique classique au pouvoir explicatif tout à fait satisfaisant à l’échelle macroscopique s’est vu détrônée par son homologue quantique, aux échelles atomiques et inférieures.
Dans ce domaine de la physique, les mesures des grandeurs font elles-mêmes l’objet d’incertitudes. Au-delà de la valeur nominale affichée, on oublie souvent de mentionner que celle-ci se situe probablement dans un intervalle de valeurs, sans pouvoir exclure de manière certaine un chiffre extérieur à ce domaine délimité. Qu’importe, dira-t-on, il suffit d’améliorer la précision de l’instrument pour accéder à une connaissance plus fine du réel. Il semble bien qu’il s’agisse là d’une chimère. En effet, la mécanique quantique dresse une limite absolue à la précision d’une mesure ; la relation d’Heisenberg se pose en gardienne d’un monde inconnu et affirme que le produit des incertitudes sur les mesures simultanées de deux propriétés d’une particule, telles que sa position et sa vitesse, ne saurait être inférieur à une valeur finie. Et pour bien montrer le caractère intrinsèque de cette limite, l’appellation de « relation d’incertitude » a laissé la place à celle de « relation d’indétermination ».
Ces bornes de différentes natures à la connaissance n’épargnent pas des secteurs moins théoriques et dont les enjeux concernent tout un chacun. Ainsi en est-il de l’énergie nucléaire et de sa mise en œuvre dans les réacteurs de production d’électricité. L’un des points importants des débats entre partisans et adversaires de cette technologie concerne les risques engendrés par la radioactivité émise par le combustible et les éléments issus de la fission de ses atomes. Estimés acceptables par les uns, ils sont considérés inadmissibles par les autres. Pourquoi, dans un domaine technique basé sur des connaissances scientifiques, ne parvient-on pas à établir un consensus ?
L’une des raisons se niche, là encore, dans les limites associées aux savoirs mis en œuvre. Il n’existe pas de divergences entre scientifiques sur le caractère nocif des rayonnements radioactifs massifs : au-delà d’une certaine valeur, la mort intervient à brève échéance ; un peu au-dessous, le nombre de cancers et de leucémies engendrés dans une population reste approximativement proportionnel à la dose reçue, mais l’incertitude sur ces conséquences s’accroît aux faibles valeurs. Plus précisément, on ne sait pas s’il existe une dose-seuil, en deçà de laquelle aucun effet néfaste n’est encouru. L’étude statistique sur des populations soumises à des radioactivités naturelles différentes ne permet pas de trancher, car d’autres facteurs ayant des incidences sur le taux des affections recherchées rendent ininterprétables les résultats obtenus, compte tenu de la taille des échantillons de population raisonnablement possibles.
Le risque d’accident majeur causé par une centrale nucléaire préoccupe également beaucoup la population. De leur côté, les ingénieurs cherchent à établir la probabilité d’un tel évènement. Pour ce faire, ils se basent sur les défaillances effectivement constatées sur des matériels similaires à ceux utilisés dans les centrales et sur les erreurs humaines observées dans l’accomplissement de tâches définies. Ils déroulent alors les scénarios issus de ces dysfonctionnements : que se passe-t-il si tel tuyau se rompt, telle pompe ne fonctionne pas, si l’opérateur demande la manœuvre de telle vanne à tel moment ? En poursuivant l’arbre des conséquences possibles, ils en arrivent à calculer la probabilité de la fusion du cœur ou de celle de rejets radioactifs importants. Mais cela n’a pas empêché les techniciens d’être pris au dépourvu par le premier accident majeur de Three Mile Island en mars 1979. Car le réel est plus imaginatif que les ingénieurs et des séquences réputées improbables surviennent néanmoins.
Comment améliorer les processus de décision dans des domaines aussi controversés où la prise de risque, au-delà de sa quantification, reste un sujet qui ne relève pas de la seule rationalité scientifique ? Les savoirs communs, partagés avec les chercheurs de divers horizons, dont ceux issus des sciences humaines, dans des travaux dits de « science participative », peuvent orienter vers une piste à emprunter. Car ces connaissances sont susceptibles d’apporter des éléments de contexte, des thèmes oubliés, des acteurs ignorés, des liens absents, des manières originales d’apprécier les situations et des approches complémentaires aux recherches conduites dans le cadre habituel.