Horrible massacre à Lyon, 9 avril 1834, gravure sur bois coloriée, 1834, Belfort, imprimerie J-P Clerc, 101 x 122 cm
BnF
Quand on considère le long temps historique, il existe un lien fort entre l’histoire et les violences, qu’elles soient paysannes ou urbaines, sociales ou politiques, individuelles ou collectives. Si l’on prend le cas de la ville de Lyon, rebeynes (émeute en lyonnais) et révoltes ont ponctué son histoire bimillénaire et fortement marqué sa mémoire collective1.
Par ailleurs, l’actualité des années 2020 a mis en lumière le phénomène de violences. Celles-ci sont de différentes origines liées à la guerre, à des manifestations à caractère socio-politique, à des coups d’État, au terrorisme, à l’insécurité, aux trafics de drogue, aux réseaux sociaux, sans oublier la violence consécutive à la répression exercée par les États. Or, ces violences, qu’elles soient collectives ou individuelles, sont toujours porteuses de brutalité et sont attentatoires à la dignité et à la vie humaines. Les violences collectives, elles, donnent lieu à des chocs frontaux, mais elles diffèrent de la violence individuelle, celle des insultes prononcées, du harcèlement et des coups portés, tant dans le monde du travail qu’au quotidien. Les violences, quelle que soit leur nature, peuvent donc être considérées comme une fatalité de l’Histoire, en tant qu’inhérentes à la société2.
Quand la violence quitte la sphère privée, l’individu cède la place au groupe qui devient une meute, à la foule et au peuple en colère, la violence devenant collective. Elle perturbe, aussi bien à la ville qu’à la campagne, le cours pacifique des institutions et des rapports sociaux, entraîne du désordre et un retour à l’ordre3, ce qui fait que violence et contre-violence s’enchaînent. À côté de la violence collective paysanne, ancienne et spécifique, il existe une violence propre à la ville, « celle-ci fabriquant massivement de l’inégalité »4. Archaïques ou révolutionnaires, spontanées ou provoquées, les violences collectives ont un « droit à la rue »5, rue qui fait résonner le bruit et les cris de ceux qui sont en colère, réclament la justice ou des réformes, et qui n’hésitent pas à utiliser la violence physique pour arriver à leurs fins. Les bruits qui accompagnent ces violences proviennent de la foule qui, rassemblée, gronde ou exprime sa joie, mais aussi des forces de police ou de l’armée qui marchent vers les manifestants pour rétablir l’ordre ; ces bruits émanent aussi des tirs, du choc des armes et des corps lors des affrontements.
Les violences collectives sont perçues différemment selon le prisme politique de l’analyste. Les libéraux voient, dans ces violences qui envahissent la rue, le mal absolu et accordent, sans problème, le droit au pouvoir d’utiliser la force pour les réprimer. De leur côté, les penseurs comme Marx, Engels ou Sorel les présentent comme libératrices, car elles permettent, en détruisant un ordre social et politique imposé et maintenu par la force, d’émanciper l’homme et le travailleur, et de les libérer de toute tutelle. Quant à l’opinion, elle a du mal à accepter les violences, responsables de destructions du mobilier urbain ou des commerces6. Bref, il y a autant de positionnements face aux violences collectives qu’il y a de citoyens et de citoyennes, ce qui n’est pas le cas lorsque l’opinion considère les violences individuelles, faites aux femmes, aux enfants ou aux élus, qui sont unanimement condamnées. La définition de Graham et Gurr mérite ici d’être citée : « La violence est définie au sens étroit comme un comportement visant à causer des blessures aux personnes et aux biens. Collectivement et individuellement, nous pouvons considérer tels actes de violence bons ou mauvais ou ni l’un ni l’autre, selon qui commence et contre qui »7.
Les violences collectives, étant toujours synonymes de désordre social et politique, correspondent à une période d’anomie, leur objectif étant d’établir de nouvelles règles, de nouvelles normes, la destruction devant entraîner une reconstruction plus juste. Or, cette ambivalence des violences collectives, n’étant pas perçue ou étant dénoncée par les contemporains, sont considérées comme une intolérable agression, un moment d’insécurité qui justifie la répression par le pouvoir en place. Aussi, ces violences collectives, pouvant déboucher sur une perte de pouvoir pour les élites en place, sont toujours condamnées par celles-ci au nom de la protection de la société contre la brutalité du peuple, mais aussi pour la conservation de leur pouvoir.
Il est vrai que les violences collectives, en tant que transgression de la loi ou contestation du pouvoir, dérangent le cours normal de l’Histoire selon la formule de Soljenitsyne8, mais fournissent à l’historien des archives propres à sa démarche, celle d’éclairer le passé, ce qui est le cas pour l’histoire de Lyon et de bien d’autres villes. En effet, ces violences collectives ne peuvent-elles pas être lues comme un rite d’unité, de solidarité, voire l’expression d’une sociabilité particulière, face à tout un ensemble d’agressions et d’inégalités sociales, politiques, économiques et culturelles, comme l’a prouvé l’épisode des gilets jaunes ? Le rassemblement humain qui accompagne ces violences collectives suscite peurs, résistances, répression de la part du pouvoir et sacrifices de la part des victimes9. Enfin, ces violences collectives n’ont-elles pas une fonction fondatrice, identitaire, celle de rééquilibrer le corps social et de créer un groupe, en alimentant politiquement une mémoire, pour ne pas dire des mémoires ?