Martyres et hystériques : les stigmates symptomatiques des femmes dans la littérature du second xixe siècle

DOI : 10.35562/marge.376

Plan

Texte

          À l’orée de son diabolique roman Là-Bas, Huysmans livre une extraordinaire ekphrasis du retable d’Issenheim peint par Grünewald. D’une force dramatique peu commune, le Christ apparaît au centre, rompu par le supplice : « L’heure des sanies était venue ; la plaie fluviale du flanc ruisselait plus épaisse, inondait la hanche d’un sang pareil au jus foncé des mûres1 ». L’horreur se déploie devant nos yeux et renvoie le Fils de Dieu à son humanité plénière via l’organique. Le corps est alors déstructuré par des béances qui, loin de condamner l’homme, lui permettent d’être projeté hors de lui : à cette incarnation première succède l’excarnation divine, l’individu étant dissous, se révèle le sacré.

          Bien que ces bienheureuses ouvertures ne portent aucun nom dans la Bible, le substantif masculin « stigmate » mis au pluriel s’est imposé pour y faire référence2. Mains, poignets, pieds et chevilles enserrées d’épines, flanc percé par la lance, telles sont les marques indélébiles d’une souffrance réitérée par la représentation, qu’elle soit picturale ou humaine. En effet, à partir du xiiie siècle, ces « stigmates » s’encrent sur la peau d’hommes et de femmes qui portent ce Christ désormais jamais déjà là et profitent alors de la même opération divine. De leur élection certaine naît un mythe à l’image pérenne.

          Cependant, à parcourir la liste des stigmatisés, force est de constater qu’une grande majorité de femmes y est inscrite. L’explication des Goncourt et de Huysmans, qui retravaillent les récits de saintes, est simple : grâce à leur grande sensibilité, les femmes seraient plus aptes à accepter les apparitions du Christ, ce corps souffrant à l’instar du leur : « La vérité est que son âme [à la femme], et que son tempérament, sont plus amoureux, plus dévoués, moins égoïstes que ceux de l’homme ; elle est également plus impressionnable, plus facile à émouvoir ; aussi, Jésus-Christ rencontre-t-il un accueil plus empressé chez elle3 […] ». La notion de « tempérament » sert, tout comme au xviie siècle4, à entériner une vision de la femme impressible et émotive. À la pénétration de son esprit par le Christ succède alors une pénétration du corps, les stigmates venant attester la présence du Fils de Dieu. Il s’agit, dans ce cas, de lire le sacré à l’aune du physiologique, les chairs recréant le modèle christique.

          Alors que le Moyen Âge n’hésite pas à béatifier et canoniser ces voyantes5, le second xixe siècle semble mettre un terme à cette tradition. En effet, avec la naissance de la IIIe République, grandit le schisme entre Église et État qui aboutira, en 1905, à la séparation des deux entités. L’institution religieuse peinant à ramener à elle ses brebis, la foi du peuple doit être redistribuée6. C’est vers les médecins, tenants d’une nouvelle vérité, qu’elle se tourne. Ceux-ci aspirent ainsi à la réécriture d’une société dont ils seraient à la fois mythographes et divinités7. Enserrées dans ce vaste plan, les stigmatisées sont déplacées de l’hospice à l’hôpital, où elles deviennent des cas cliniques. Bertrand Marquer fait de ce mouvement une conséquence directe de « l’avènement d’un matérialisme positiviste, dans lequel le médecin devient le garant d’une hygiène corporelle incluant les passions comme champ d’analyse, [faisant] tomber l’âme et ses moyens d’expression privilégiés sous la coupe de la physiologie8 ». L’enquête étiologique aboutit à une destitution du divin au profit de l’humain, retour au littéral organique où les stigmates ne seraient que les symptômes d’une pathologie mentale au nom évocateur : l’hystérie. Maladie placée dans les mains de Charcot, elle semble désormais tout expliquer et révéler9.

          La littérature française du second xixe siècle, et plus particulièrement la littérature naturaliste qui se veut proche du milieu médical10, prolonge volontiers cette nouvelle lecture des corps stigmatisés. Marthe, dans La Conquête de Plassans, se voit ainsi atteinte de ce qu’Éléonore Reverzy nomme une « folie religieuse11 », la réunion des deux termes évoquant cette oscillation entre le médical et le clérical. Si l’écriture zolienne explicite ses allégeances et tranche nettement la question en faveur d’un vif anticléricalisme, d’autres auteurs cherchent à destituer la puissance nosographique. La littérature, qui ne peut être considérée comme une simple subordonnée du discours scientifique, redevient le lieu du mystère où les imaginaires se côtoient sans jamais s’épuiser dans une simple signification. L’entreprise hagiographique de Huysmans en serait alors l’un des exemples les plus significatifs. À la suite de Bertrand Marquer qui établit les premières lignes d’affrontement entre Huysmans et Charcot12, nous voulons étendre la lutte à l’une des dernières œuvres de l’auteur : Sainte Lydwine de Schiedam. A priori conçu comme la biographie d’une sainte, le texte marque moins des choix radicaux qu’il ne tisse des réseaux au point de perdre le lecteur — et peut-être même son auteur.

          La mise en suspens de la méthode charcotienne ne signe pour autant pas la défaite du champ médical : capable de générer ses propres mythes depuis l’avènement de sa nouvelle clinique, il profiterait des engouements finiséculaires pour engendrer une catégorie inédite de stigmatisées. Les chirurgiens, nouveaux maîtres d’armes au statut quasi divin, développeraient ainsi de nouveaux signes d’élection aux flancs des femmes. Une communion chasserait l’autre, annonçant un renouvellement complet de la « fabrique d’images ». Mais si dans le premier cas, la béance assurait une salvation, est-il possible d’inscrire une même téléologie à cette seconde alternative, profondément organique ? Que retirent les femmes de cette nouvelle pénétration ?

Cet article cherche à explorer de manière théologique, littéraire et sociologique la notion de « stigmates » lorsqu’elle est appliquée aux femmes en ce second xixe siècle où l’Église tend à être destituée. En somme, à l’heure de l’hégémonie positiviste, de quoi ces stigmates sont-ils le nouveau symptôme ?

1. Anciens stigmates, nouvelle clinique ? Approche théologico-littéraire des plaies féminines

          Si Pinel et son élève Esquirol permirent la naissance d’une spécialité en psychiatrie au sein de la communauté médicale, l’avènement de Charcot à la fin du xixe siècle annonce une « clinique des névroses » et, plus particulièrement, des névrosées hystériques13. Bien que le clinicien n’invente pas l’hystérie — c’est le rôle d’Hippocrate —, il participe au grand mouvement de sa réactualisation initié par Landouzy, Briquet ou Brachet dans les années 1840-185014. Pris de passion pour la Salpêtrière, il fait de cet « immense réservoir de la misère humaine » un « musée pathologique vivant » où viennent s’entasser les femmes hystériques15. Charcot devient rapidement un « Roi-Soleil et un César, — mais encore un apôtre16 » au sein de son établissement où il fait construire en 1882 un large amphithéâtre afin de diffuser plus largement sa méthode. Bâtis sur un « syncrétisme méthodologique », l’École de la Salpêtrière se fonde à la fois sur une transformation formelle, incidence des théories issues de la physiologie expérimentale, ainsi que sur une « cohabitation des modèles et des approches » plus anciens17. Mais la révolution charcotienne s’opère grâce à un tour de force plus spectaculaire encore : les leçons que le maître délivre dotent la maladie d’une puissance théâtrale, construisant « une nouvelle représentation du fait pathologique, quitte à verser dans le trope — toujours pour les besoins de clarté de la représentation18 ».

          Dans ce contexte où l’œil médical devient plus prégnant que l’œil clérical19, les possédées et les saintes sont réunies sous le même diagnostic de l’hystérie. Les « corps-théâtre20 » des stigmatisées se rapprochent de ceux exposés par Charcot : un trope répond à un autre. Les plaies deviennent alors des formes de somatisation, la lésion cérébrale faisant naître la plaie organique. Pourtant, les réactions des saintes semblent a priori différer de celles des hystériques ainsi que l’évoque Nicole Edelman dans son ouvrage sur les Métamorphoses de l’hystérique :

Ces femmes en prière, ces saintes, ces vierges rayonnantes et auréolées sont compatissantes et sereines. Elles promettent la joie, l’allégresse et le repos pourvu que l’on suive Jésus-Christ. De leurs mains sortent des rayons bienfaisants et leurs cœurs irradient comme un soleil. Tout à l’opposé des contractures et des rictus, des arcs tétanisés, des regards obliques de certaines postures et des crucifiements hystériques. Démoniaques21.

          Les postures corporelles réfèrent dans un premier cas à la salvation, dans un second, à la perdition. Les saintes transmettraient le message divin à travers un relâchement musculaire que les hystériques ne parviendraient pas à imiter. Pourtant, les attitudes passionnelles restent un dénominateur commun aux deux catégories, comme l’attestent les clichés de la Salpêtrière pris par Bourneville et Paul Regnard en 187622. Une dizaine de planches exhibent une Augustine au doux regard rayonnant, comme appelée par l’Absent christique :

Une extase. Extasis, raptus, exessus mentis, dilatatio mentis, mentis alienario, formes attestées, traditionnelles, d’une frontière de folie à…mystique. Certes, Augustine regarde vers le haut, joint les mains, et cætera. Bourneville n’a cessé d’évoquer, et même de convoquer les grandes mystiques chrétiennes pour rendre compte, décrire et justifier dans l’histoire le scandale et la beauté réunis des extases hystériques ; pour raconter « Geneviève », il racontait Marie Alacoque […]23.

L’exégèse de Bourneville force le rapprochement alors qu’à la différence de la sainte, l’hystérique, tournée vers elle-même, ne nous promet rien du tout, si ce n’est la joie d’un spectacle hic et nunc. L’analogie ne tient qu’à peu de choses et George Didi-Huberman rappelle que la Salpêtrière fonctionne grâce au « spectacle de la maladie24 », devenant un « enclos d’une expérimentation et d’une fabrique de “modèles vivants” pour un musée imaginaire qu’on aurait cru passé de mode, mais non25 ». Cette libido figendi creuserait ainsi le fossé entre les hystériques (règne du visible) et les saintes (règne de l’invisible).

          Cependant, les saintes se distinguent doublement des stigmatisées : d’une part, ces dernières entrent dans le domaine du visible par la révélation physique de leur union avec le Christ ; d’autre part, contrairement à leurs sœurs sanctifiées, les stigmatisées insèrent de la souffrance au cœur même de leur processus d’élection, répondant ainsi aux nouvelles exigences électives du christianisme moderne. En effet, l’Église du xixsiècle tend à véhiculer l’idée d’une parfaite corrélation entre souffrance physique et cheminement spirituel. Crucifixion, stigmates et saignements apparaissent alors comme les marques d’un « dolorisme » à la fois bienfaiteur et caractéristique d’une époque26. À cet effet, l’abîme entre ce dernier type et les hystériques se resserre. Georges Didi-Huberman évoque, dans ses derniers chapitres, la présence du « clou » de l’hystérique, point névralgique du mal (et du mâle par la même occasion) : « L’hystérie en effet semble appeler la métaphore, pour la faire passer, la métamorphoser, en actes. Donc : clou, donc croix, donc corps christique, corps supplicié […]. Et Augustine n’hésitait pas à enchaîner, quel sens du mystère !, l’épisode du crucifiement sur le “clou” qui la transperçait d’une souffrance de sacrifiée27 ». Les deux spectacles s’unissent ainsi à tel point qu’il semble être désormais difficile de les dissocier. Le corps percé ne permet plus l’accès au divin, tragédie des femmes qui, perdues entre deux douleurs possibles, se retrouvent enfermées dans leurs chairs et leurs faibles esprits.

          L’hésitation interprétative trouve son paroxysme dans L’Hystérique de Camille Lemonnier, terrible roman paru en 188528 qui retrace l’histoire de sœur Humilité, jeune béguine dont les pieds et les mains se mettent à saigner les Vendredis saints. Le curé Orléa, qui la viole lors de ces scènes, décide de l’exposer en spectacle jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte. Répudiée, elle est sommée de quitter le béguinage sans que le mystère qui l’enveloppe ne soit résolu par sa communauté.

          Dès le titre, Lemonnier veut faire sens : il s’agira moins de lire un récit mystique qu’un cas médical où Orléa se mue en Charcot29. Si la Cadière de Michelet ne semble pas loin30, une autre figure tend à s’imposer en palimpseste de celle d’Humilité ; en effet, en 1883, Louise Lateau venait à mourir, emportant avec elle le secret de ses stigmates. Alors que la jeune fille, trouée aux mains et aux pieds, convainc la majorité de sa « bonne foi », certains médecins restent réfractaires à l’absence d’explication de ces traces : « Au nom de la médecine et de la science, je viens protester contre de semblables prétentions, en interprétant comme ils doivent être interprétés [ces signes] » s’écrie Hubert Boëns dans son ouvrage sur Louise Lateau ou les mystères de Bois-d’Haine dévoilés, revendiquant au cours de cette entreprise de destruction du mythe naissant « les droits de la raison humaine que les métaphysiciens de notre époque voudraient subordonner à la foi, c’est-à-dire à l’autorité du pape infaillible et de son Église31 ». La mystification répond ici à la mystique et Louise Lateau se meut en « Christomaniaque32 ». Si Boëns différencie hystérie et christomanie, la composante « simulacre » est capitale dans son réquisitoire contre la jeune fille. Or, qu’est-ce que l’hystérie sinon la maladie de la simulation33 ? Le diagnostic est d’ailleurs le plus approuvé par l’ensemble de la communauté médicale européenne.

          Face à un tel phénomène, la position de Lemonnier reste complexe. Si le livre porte le diagnostic en couverture, celui-ci ne sera jamais prononcé au fil du roman. Le docteur Basquin est appelé au chevet d’Humilité qui prétend ressentir des « élancements à la plante des pieds » sous forme de « titillations prolongées34 ». Face à la jeune femme, le médecin ne fera que constater les événements, se refusant à émettre le moindre jugement. L’aveu pathologique est arrêté par un œil clinique peu enclin à percer les secrets de la chair :

À présent, ces titillations devenaient insupportables, au point qu’elle se fût déchiré la peau si, selon son habitude, elle n’avait mis sa volonté à endurer ce petit supplice avec patience. Cependant, elle avouait n’avoir pas su toujours résister à la tentation de se soulager par des frictions, et M. Basquin remarqua, en effet, la trace de ses ongles sur la partie du pied où l’irritation se faisait ordinairement sentir. Elle n’osa pas confesser l’espèce de volupté sourde que ces attouchements avaient fait courir par tous ses membres, ni la force qu’il lui fallut alors pour résister à cette secrète délectation se prolongeant en frissons jusque dans ses moelles […]35.

          Le coup d’œil médical est inopérant, ridiculisant quelque peu le geste aliéniste : au lieu de l’espoir thérapeutique, le docteur Basquin offre une sémiologie douteuse. Les signes émis par le corps d’Humilité restent opaques et la lésion originelle, organique ou mentale, est délaissée au profit d’une mise en scène des « titillations » qui travaillent Humilité. La première évocation des stigmates se fait en effet via un terme doté d’une certaine connotation sexuelle. Le texte entier est alors balayé par un érotisme qui dévoile la puissance charnelle latente chez la jeune sœur : les titillations deviennent rapidement des « attouchements », une « volupté sourde », une « secrète délectation » et des « frissons ». La pénétration christique se fait à l’aune de doux préliminaires qui oscillent entre souffrance et plaisir. À la mort tragique du Seigneur, répond un éros tout puissant dont l’acmé peut se lire quelques lignes plus loin :

Chaque jour, après la messe, elle faisait les stations de la Croix, subissant en pensée les tortures du Seigneur et s’unissant à lui, de toute la force de son âme, dans les degrés du Calvaire. Le vendredi, particulièrement, jour de la Passion, lui communiquait une puissance mystérieuse pour ressentir les douleurs divines. Il semblait alors qu’elle portât réellement en elle le déchirement des agonies et sa chair connaissait les plaies par lesquelles avait coulé le sang de Christ […]. C’est qu’en ce moment les tristesses accumulées par sa médiation favorite sur le mystère de la Passion s’exaltaient dans la concordance du jour et de l’heure. Elle ne se séparait plus du glorieux supplicié, lui voyait porter le bois infamant, et son regard, attaché sur la pierre du bas-relief, comme sur une vivante réalité, y discernait le blême frisson des convulsions dernières36.

          Le Christ devient objet de désir, le geste quasi volontaire de l’union déplaçant alors la Passion vers la simple « passion » amoureuse. Les « douleurs divines » basculent dans un jeu sado-masochiste où la sœur apparaît moins embrassée que possédée. La scène se teinte d’un diabolique rouge et le lecteur hésite quant à la force spirituelle qui s’empare de la jeune fille hallucinée. Reste que l’érotisation extrême des crises empêche toute adhésion à la cause mystique, l’inspiration de la sœur étant désormais renvoyée à une organicité souveraine. Partant, se dessine et se devine un hypotexte médical qui retrace la geste hystérique telle qu’elle fut décrite par Charcot dès ses premières conclusions : ce sont d’abord les troubles visuels puis les convulsions, les contorsions, les cris, les gestes d’extase, les sanglots et le délire terminal qui fige la représentation37. Éléonore Reverzy poursuit dans ce sens en stipulant que le roman « s’insère dans un courant qui médicalise la dévotion pour mieux en nier tout fondement et assimile la quête d’autre chose à une insatisfaction sexuelle, plus ou moins caractérisée38 ». Nul besoin cependant de ces primes connaissances cliniques pour reconnaître que l’auteur ne cesse de défaire — en même temps qu’il tisse — l’imagerie religieuse et mystique à l’œuvre. La charité est ici destituée par une cruauté de l’auteur qui met en scène la violence des corps. Qualifié de « naturaliste décadent », Lemonnier joue au faux sceptique et cède, malgré tout, à la tentation de l’évidence, au contraire de Huysmans qui adopte l’attitude inverse, écrivant du point de vue du déjà converti.

          La brève analyse de ce roman, succincte à côté de celle livrée par Éléonore Reverzy, nous sert moins d’exploration que de rappel afin de révéler une seconde problématique attachée à l’œuvre, bien moins étudiée, de Huysmans, Sainte Lydwine de Schiedam. Ainsi, se pose la question : à l’aune des tendances séculaires : sainte Lydwine serait-elle hystérique ? Après une mauvaise chute de patin à glace, la jeune fille de quatorze ans voit se décomposer progressivement son corps. Ce supplice, qui durera de longues années, n’est pas vain puisqu’il atteste de la présence du Christ. Via ses plaies pourrissantes mais étrangement bien odorantes, Lydwine accède au statut de sainte et peut racheter les fautes du monde. Bien que ni les médecins, incapables de poser un diagnostic, ni les prêtres du récit huysmansien ne soient enclins à lui accorder cette position privilégiée, l’entourage de Lydwine croit en son martyre.

          Dans sa préface de 1989, Alain Vircondelet classe ex abrupto Lydwine parmi les hystériques : « Si l’on en juge par les comptes rendus de presse et les lettres qu’il reçut, nul ne parut surpris par le déferlement fantasmatique, l’ambiguïté de cet amour mystique, le délire raciste mêlé au délire religieux, la beauté convulsive de la Grande Hystérie rendue, navrée de bonheur, à la jouissance éthérée de la sainteté39 ». Rien de plus éloquent et pourtant, rien de moins clair. Aucune précision ne sera par la suite apportée malgré l’évident problème que soulève une telle affirmation : comment une sainte, au corps décomposé, cachée aux yeux de tous et abandonnée des médecins peut-elle être rangée sous l’hyperonyme charcotien ? La conversion de Huysmans semblerait a priori éliminer toute tension entre le religieux et le médical. Cependant, le tableau de la jeune femme en loques et surtout, nouvellement stigmatisée40, actualise le débat autour d’une œuvre qui se fonderait avant tout autour d’une profonde « poétique du doute41 ».

          Ainsi, après avoir reçu les quelques soins possibles à son état, Lydwine demande à être laissée seule dans sa chambre car elle pressent la visite de Dieu. Celui-ci lui apparaît puis est remplacé par l’image de son Fils thaumaturge :

          Il la toucha légèrement et, pour quelques instants, ses plaies disparurent ; l’embonpoint et les couleurs de la santé revinrent ; une Lydwine oubliée, une Lydwine perdue, une Lydwine bien portante et fraîche, toute jeune, jaillit de cette chrysalide verdâtre, striée, sur sa paille pourrie, de raies de sang.

          Et les anges entrèrent. Ils tenaient les instruments de la Passion, la croix, les clous, le marteau et la lance, la colonne, les épines et le fouet ; un à un, ils se rangeaient en demi-cercle dans la chambre, ménageant un espace libre autour du lit […] tandis que l’Enfant Jésus arrivait à son tour et s’asseyait sur le bord du lit et parlait tendrement à Lydwine42.

Jésus se manifeste sous une forme innocente, la référence à l’« Enfant » annihilant toute symbolique sexuelle. La pureté originelle est seule capable d’« [arracher] la douleur et la mort proches à l’absurdité de la physiologie et [d’attester] l’origine divine de leur nature et de leur programmation43. » D’ailleurs, les plaies et les souffrances de Lydwine disparaissent, la renvoyant à un état qu’elle n’a pas connu depuis ses premières années. De même, les « instruments de la Passion » deviennent moins des signes de supplice que des objets d’adoration. La vision de Lydwine est profondément positive, la lumière inondant le corps de la sainte et le texte. Si l’hystérie avait été définie comme le mal du diable, Lydwine semble tout entière attachée à « son ange », son « Époux » divin : il s’agit moins d’opérer une division (dia-bolique) que de peindre une union sacrée.

          Lydwine, pénétrée tour à tour par le Père et le Fils, devient dès lors le troisième élément d’une Sainte-Trinité retravaillée. Mais la projection d’une figure humaine et surtout féminine au cœur de ce mariage ne peut qu’irriter l’harmonie spirituelle en ramenant ses représentants à des identités – et par conséquent des actes – sexuelles44. C’est pourquoi la suite du texte rompt brutalement avec la première échappée :

          Du coup, foulée par l’excès de la joie, l’âme de la sainte se liquéfia ; mais l’Enfant étendit les bras et se transforma en homme ; le visage s’éteignit et se décharna ; les joues se creusèrent de rainures livides et les yeux ensanglantés fuirent ; la couronne d’épines se hérissa sur le front et des perles rouges coulèrent des pointes ; les pieds et les mains se trouèrent ; un halo bleuâtre cerna la marque enfiévrée des plaies et, près du cœur, les lèvres d’une ouverture à vif battirent ; le Calvaire succédait sans transition à l’étable de Bethléem, Jésus crucifié se substituait d’emblée à Jésus Enfant.

          Lydwine béait, ravie et navrée ; ravie d’être enfin en présence du Bien-aimé, navrée qu’il fût supplicié de la sorte ; et elle riait et pleurait à la fois, quand les blessures du Christ dardèrent sur elle des rayons lumineux qui lui transpercèrent les pieds, les mains et le cœur.

          À la vue de ces stigmates, elle gémit, pensant aussitôt que les hommes concevraient une meilleure idée d’elle et lui témoigneraient plus de déférence et elle cria : « Seigneur, mon Dieu, je vous en supplie, ôtez ces signes, que cela reste entre vous et moi, votre grâce me suffit45 ! »

Au moment où le corps de Lydwine se reconstruit et retrouve une jeunesse perdue, celui du Christ passe de l’Enfant à l’homme. Certes, ce nouveau corps, plus apte à l’érotisme, est immédiatement décharné par les tortures de la crucifixion mais l’échange des rôles montre la transfusion des corps souhaitée par Lydwine. Beauté semblable à celle du Christ, elle peut désormais s’unir à lui. Loin d’échapper aux « fatalités corporelles » par l’aspect miraculeux de la scène46, Lydwine sombre dans une corporéité nouvelle qui peut enfin accueillir les signes de sa féminité perdue. L’attitude de la jeune femme se déplace vers le fameux « onanisme de piété » évoqué par les Goncourt47 : à l’instar d’Humilité, la sainte se complait dans une douleur qui appelle l’union totale et la pénétration du corps christique. De fait, Lydwine rêve d’une symbiose intime et sa réclamation finale apparaît moins comme une preuve de sa modestie que comme une volonté de continuer son calvaire afin d’être liée personnellement à son maître.

          Plus encore, l’épisode survient juste après la tromperie de dom André, le nouveau curé de Schiedam : convoqué auprès de la jeune fille à son arrivée, il refuse immédiatement de la considérer comme sainte et, partant, lui défend l’Eucharistie. Désœuvrée, Lydwine tente par divers moyens de le faire changer d’avis mais rien ne semble y faire jusqu’au jour de la Nativité où dom André accepte étrangement de lui offrir l’hostie consacrée. Prévenue par un ange que celui-ci allait être un faux, la jeune fille le rejette dans un haut-le-cœur. Alors que le prêtre, substitut de Dieu auprès des laïcs, se doit de leur offrir un substitut du corps christique (l’hostie), il tente ici de substituer ce substitut, entreprise doublement maligne que Lydwine n’a d’autre choix que de « vomir ». À ce jeu, la sainte oppose ainsi une union sans substitution, c’est-à-dire une réelle communion avec le Christ. Mais cette liaison n’est que la conséquence d’un affront dont Lydwine entend bien se laver ; sa motivation première n’est pas sans écho à celle des hystériques qui, recluses dans leur cellule, rêvent, elles aussi, à d’impossibles rapports sexuels : « l’appel hystérique » vers l’homme absent qui les ravit « reste une provocation », rappelle George Didi-Huberman48. Ainsi, les stigmates servent moins à marquer une élection qu’une pénétration obtenue de force, sans la bénédiction du prêtre. L’ultime protestation de Lydwine quant à l’apparition de ceux-ci serait alors moins une crainte religieuse — crainte du démon ou de sa propre folie — qu’une pudeur toute morale.

          À ces apparitions succède un état extatique où Lydwine « béait, ravie et navrée ». Le triptyque est quelque peu dévalorisant et caustique puisqu’est appliqué au visage sanctifié une sorte de masque grotesque49. L’esthétique baroque huysmansienne se lit dans ce mélange des contraires qui n’est pas sans rappeler les clichés de la Salpêtrière. En effet, les poses extatiques d’Augustine attestent de la même fascination pour le Christ (Lydwine) mais aussi pour la sainte elle-même (le lecteur)50. De plus, tout comme chez Augustine, les attitudes de la jeune femme ont été déclenchées par un traumatisme initial : la chute de patin à glace. La « passion du pittoresque51 » qu’avait Charcot pour les récits traumatiques est la même ici puisque la chute transforme Lydwine, alors petit personnage de Brueghel, en pendant au Christ de Grünewald.

          Projet spirituel ou médico-artistique ? Malgré sa conversion, il est difficile de céder à la bonne foi d’un Huysmans hagiographe qui aurait renoncé aux attraits naturalistes et décadents de son siècle52. Le « retournement de l’érotisme » en « Noces spirituelles » que rêvait Gaël Prigent nous parait beaucoup trop optimiste et littéral53 : parce qu’elle est une femme, son érotisation ne peut faire l’économie d’une certaine médicalisation. Attachée par son sexe au réel, Lydwine apparaît comme une sorte de seuil et ne cesse de faire des allers-retours entre le médical et le religieux. Le corps de la sainte, en s’hystérisant et en se sanctifiant, renoue non seulement l’alliance dissolue dans la France du xxe siècle54 mais rappelle — façon de boucler la boucle — l’insoluble énigme soulevée par Huysmans dix ans auparavant dans le ténébreux Là-bas : « une femme est-elle possédée parce qu’elle est hystérique, ou est-elle hystérique parce qu’elle est possédée ? L’Église seule peut répondre, la science pas55. » Si la même question se pose pour la séparation des stigmatisées des hystériques, la réponse de l’Église n’est pas plus convaincante malgré la récente conversion de l’auteur. Le terme d’« hystérique » ne résout rien mais permet de « [constituer] l’indispensable point de vue à partir duquel envisager ce “là-bas” visé par Durtal, puisqu’elle en est tout à la fois le point de départ et la forme révélatrice56 ». Lydwine, au contraire de Durtal, n’envisage pas seulement ce « là-bas » mais le conquiert en se laissant posséder. Mais ce corps est aussi celui de la femme laissée aux mains de l’auteur, bien masculin : le dispositif charcotien n’est pas loin, le style remplaçant le toucher hypnotique de l’aliéniste. Contrairement aux scènes mystiques étudiées par Michel de Certeau, « tout cela se passe en une région à part, qui n’est plus [que] celle du texte57 ». L’espace textuel brode un théâtre hystéro-mystique où se rejouent les mystères médiévaux. À l’instar du chef de la Salpêtrière, Huysmans provoque les crises à sa guise et en déploie progressivement les effets. La sainte n’est plus qu’une femme ou, pire encore, un cas dont les stigmates sont en réalité les symptômes de son inadéquation avec le monde. Si le médecin, nouvel apôtre, peut ici rejouer à volonté le percement des chairs, il devient aussi capable, en ce second xixe siècle, de proposer de nouveaux stigmates.

2. Nouvelle clinique, nouveaux stigmates ? Décomposition et recomposition du divin

           Si les plaies christiques sont l’affaire des aliénistes, c’est qu’elles sont nulles en termes médicaux. Non opérables, elles ne peuvent être soignées par la chirurgie, spécialité alors renouvelée au xixe siècle58. Ce premier constat se confronte au fait qu’au même moment, les femmes commencent à constituer une grande majorité des « cas » rapportés par les chirurgiens dans leurs journaux et leurs ouvrages. En 1860 par exemple, deux tiers des observations retranscrites dans le Journal de médecine et de chirurgie pratique prennent des femmes pour protagonistes principales59. Ce résultat procède directement du renouvellement qu’ont connu les méthodes opératoires : à partir de 1809, les femmes et plus principalement leurs matrices deviennent des lieux nouvellement explorables. En effet, la date signe celle d’un défi lancé à Dieu : en ouvrant pour la première fois le péritoine afin de réaliser une ovariectomie — acte jusqu’alors interdit par les principes moraux60 — le chirurgien Ephraïm McDowell met au jour l’existence d’un système aux multiples pathologies61. Le corps féminin, réduit à un nouvel et unique siège de tous les symptômes, se lit plus que jamais comme le lieu d’une perpétuelle souffrance organique qu’il faut impérieusement ôter.

          Conjuguées au développement de l’anesthésie, de l’antisepsie et de l’asepsie qui promettent des opérations propres et efficaces62, hystérectomie et ovariotomie connaissent dans toute l’Europe un succès grandissant à tel point qu’en 1880, Thomas Spencer Wells fêtera sa millième ablation63. Étienne Canu, médecin parisien engagé contre cette pratique, évoque le même engouement que connaît la capitale :

C’est à qui arrivera le premier dans cette singulière course, c’est à qui abattra le plus d’ovaires ou d’utérus. On peut en juger par le nombre de travaux parus sur la matière. La notoriété paraît acquise après la destruction d’un nombre respectable d’organes génitaux64.

          Bien que signalé par le médecin comme une « destruction », l’acte chirurgical incarne dans l’esprit populaire foi dans le progrès et thérapeutique bienheureuse : les maux des femmes — et, partant, du peuple65 — trouveraient une réponse positive dans l’hystérectomie qui libère des grossesses dangereuses et guérit un large panel de troubles physiques… et mentaux. En effet, selon l’historien Tommy De Ganck, « l’ombre de l’hystérie plane alors sur toutes les femmes présentant des douleurs pelviennes, que celles-ci soient la cause ou la conséquence d’une maladie gynécologique66 » : le radicalisme opératoire devient une manière de prévenir la croissance exponentielle des hystériques. De fait, futur et salvation des Françaises seraient désormais aux mains de ces chirurgiens qui libèrent du Mal, d’autant plus que, « dans le contexte de vision gonadique de la sexualité, l’utérus n’est plus regardé comme le fondement de la féminité67 ». Amputation de la vie mais non de « l’essence féminine » qui se modélise physiquement par deux plaies au bas du ventre. La logique représentative de la stigmatisation, renforcée par les nouveaux habits blancs dont se parent les chirurgiens, déborderait ainsi du cadre théologique pour s’inscrire dans les variables du biologique. La revanche positiviste s’opère grâce au même dolorisme : la lance ou le scalpel, il faut choisir.

          Le Mal nécessaire, sombre roman d’André Couvreur, ancien interne des hôpitaux de Paris évoque cette révolution anatomique. L’œuvre retrace le parcours d’un chirurgien fou, Caresco, dont la gloire se fonde sur la castration rapide et efficace de toutes les parisiennes. Fort de ses présupposés succès, l’homme se peint rapidement en démiurge au couteau sacrificateur :

          Quelle bizarre impulsion vers la progéniture, quand tant de femmes se faisaient supprimer les ovaires pour ne point procréer ! Une vision rapide d’un ventre ouvert par son scalpel, d’un corps allongé sur la table d’opération, avec la face pâlie par le chloroforme et les entrailles saignantes, le traversa. Ce tableau résumait sa gloire, son profit. Il sourit68.

          La salle d’opération, ou « amphithéâtre », déploie une nouvelle scène où se déroule une inquiétante mystique. L’argument sanitaire en ouverture fait jouer la paronomase entre le sain et le saint, rapprochant l’acte pseudo-thérapeutique d’une action sacrée. De même que les saintes se vouent à Dieu et ne se reproduisent pas, ces femmes consacrent alors leur corps au chirurgien. Le sang répandu convoque l’imagerie sacrificielle en ce qu’il coule par et pour une violence quasi ritualisée. De fait, les théories girardiennes sont ici pertinentes : la vision du sacrifice oscille entre une lecture très saine (l’opération est encadrée par tous les dispositifs médicaux) et une lecture criminelle via l’exposition de l’hybris du chirurgien69. Le corps sacrifié peut aussi faire signe vers une lecture à la théologie plus marquée : l’espace chirurgical forme un tableau qu’illumine la face pâlie de l’opérée. L’évocation des « entrailles saignantes » renvoie à l’iconographie religieuse où le visage du Christ est éclairé d’un blanc qui se surimprime au rouge carné. L’en-haut et l’en-bas sont de nouveau réunis et à la pénétration spirituelle se substitue celle des chairs. La position couchée de la femme — tout comme celle d’Humilité et de sainte Lydwine — place d’ailleurs l’homme en état de totale domination. Tout concorde à faire de la plaie ouverte par le scalpel un stigmate. Le flanc est désormais percé par le bistouri et le chloroforme fait office d’éponge de vinaigre. À cet égard, le chirurgien ne sauve pas plus les femmes que les soldats le Christ.

          Celles qui se réveillent, se retrouvent pourtant transfigurées : dans son roman Fécondité, Zola présente une belle bourgeoise, Sérafine, qui « supporta d’une admirable façon [l’opération], eut une rapide convalescence, reparue dans le monde triomphante, éclatante de santé, ainsi qu’au retour d’une cure sur les Alpes ou sur les bords de la mer bleue70 ». Une aura de gloire entoure cette revenante qui a su communier avec force et qui impose le spectacle de son extase au monde. Cachés sous ses vêtements, les stigmates apparaissent aux amants futurs comme traces d’une bienheureuse visite.

          Mais, alors que les stigmatisées redoublent le lien eucharistique tissé avec le Christ, l’union entre le chirurgien et la châtrée ne se fait qu’à l’aune d’une destruction unilatérale. Le corps souffrant de la femme ne réclame pas de correspondance avec celui du prétendu divin qui demeure sain et intact. L’application du nouveau stigmate est ainsi toujours viciée en ce qu’elle ne compromet pas l’homme. En réalité le chirurgien est plus un Dieu qu’un Christ rédempteur. Si le rite sacrificiel entend une relation de l’homme (sacrificateur) à l’homme (victime)71, le paradigme est ici dépassé. Tout ne devient alors qu’illusion. Plus encore, l’idéal pour lequel la victime est disposée est moins un Absent tout puissant (le Christ ou le positivisme), qu’un Présent de chair (le chirurgien). De fait, les stigmates sont moins le signe d’une élection que d’une déréliction qui évide les sens. C’est pourquoi le supplice de ces femmes ne peut compter comme un acte de sainteté. À l’instar des hystériques, les voilà condamnées à l’abysse, le stigmate se révélant pur étalage de vanité.

          Après son opération, s’en suivent pour Sérafine des mois de réjouissance jusqu’à ce que ne se renverse le processus :

          Puis, la lente déchéance avait commencé, une sénilité précoce, dont les symptômes, un à un, se déclaraient. Elle n’était plus femme, il semblait que le sexe, amputé, emportait avec lui tout ce qui faisait sa grâce, sa gloire de femme. Puisqu’elle ne pouvait plus être ni épouse, ni mère, à quoi bon la beauté conquérante des épouses et des mères ? Ses cheveux tombèrent, elle vit ses dents jaunir et s’ébranler. Il survint aussi une faiblesse progressive de la vue, tandis que des bourdonnements d’oreille, presque incessants, l’affolaient. Mais ce dont elle s’épouvante le plus, ce fut de cet amaigrissement qui la desséchait, la décharnait, balafrée de rides, la peau dure, jaunie, cassante comme un parchemin. […]

L’opération de soustraction de la matrice empêche le renouveau hormonal. De fait, le désir sexuel de la femme se retrouve annihilé. Celle-ci, privée de ses sens génésiques, devient alors une intouchable, à qui est refusé le droit d’être mère, épouse et surtout amante. Pour quelle foi est alors réalisé ce martyre ? La destruction du corps jointe à l’état de renoncement convoque l’image de Lydwine plongée dans la décomposition pour mieux atteindre la sanctification : la dissolution de l’individu est nécessaire à l’expérience mystique. Mais si cet état était imposé à la jeune hollandaise, Zola condamne cet abandon volontaire de la fécondité, moteur de « l’harmonie sociale72. » Ainsi, se vouer à un dieu vivant qui ôte tout est puni d’une déchéance sans rédemption que le docteur Canu condamne violemment : « Quelque gangrénée que soit notre société, l’honnêteté reprend toujours ses droits ; une femme châtrée reste un débris digne de pitié, si ce n’est de mépris73 ». Aux sanies, plus de sainteté liée mais une poétique de la coprophilie généralisée. Le stigmate n’est plus symptôme mais signe d’une triple absence : de la maladie, de l’utérus, de Dieu. Sans au moins l’une de ces trois entité, la femme n’est rien et l’accès au Paradis corporel n’entraîne que des passions sans espoir. En se trouant au nom d’un homme fait dieu, la femme cherche à passer dans un autre monde mais celui-ci n’a rien de salvateur, a fortiori, dans le monde zolien où les Évangiles se veulent profanes.

          Si le Christ en croix témoignait d’un mouvement paradoxal en ce que son rattachement fondamental au sol lui permettait l’élévation suprême, le mouvement est ici simplifié à l’extrême : les nouvelles martyres ne peuvent accéder à la dévotion et à la même promotion. Païennes, elles restent clouées au sol.

          La littérature, en particulier naturaliste ou héritière du mouvement, du second xixe siècle tenterait ainsi de « normaliser » les stigmatisées en les multipliant et en offrant une lecture fondamentalement médicale de leur calvaire : hystériques ou châtrées, les stigmates sont les symptômes d’une maladie incurable qui va au-delà de la prétention nosographique. Alors que la religion permettait aux mystiques trouées par le Christ d’échapper à leur condition et à la communauté des hommes, le positivisme finiséculaire les condamne afin de reconquérir l’emprise des hommes. Les plaies ne sont plus que des béances qui invitent au spectacle illuminé et pourrissant de la femme révélée. Essentiellement maculée, il lui est désormais interdit de prétendre à une élection à laquelle l’homme ne participerait pas pleinement.

          « Les femmes doivent demeurer dans le silence74 » énonçait l’apôtre Paul rappelant la faute et la transgression d’Ève. Si les stigmates étaient un témoignage muet de leur foi, le xixe siècle leur refuse cette éloquence du corps. Hystériques ou châtrées, les femmes ne semblent plus pouvoir prétendre à l’absolu. À l’élévation promise succède ainsi un processus de néantisation que même un Huysmans converti ne parvient pas tout à fait à renverser.

Notes

1 Joris-Karl Huysmans, Là-Bas, in Œuvres complètes, t. IV – 1888-1891, Paris, Classiques Garnier, (Bibliothèque du xixe siècle), 2019, p. 434. Retour au texte

2 Le mot stigmata n’apparaît qu’une seule fois dans la Bible, aux Galates, VI, 17 mais il n’est pas explicitement dit que le terme réfère aux plaies de la passion. Cependant, notre étude se concentrant sur une question des représentations et non sur des problèmes terminologiques, nous choisissons de perpétuer une tradition qui n’a, vraisemblablement, aucun fondement connu. Retour au texte

3 Joris-Karl Huysmans, Sainte Lydwine de Schiedam [1901], Paris, Maren Sell, 1989, p. 261. Retour au texte

4 Elsa Dorlin, Au chevet de la nation : sexe, race et médecine (xviie-xviiie), thèse sous la direction de Pierre-François Moreau, soutenue à Paris IV en 2004, p. 9. Retour au texte

5 Joachim Bouflet, Les Stigmatisées, Paris, le Cerf, 1996. Retour au texte

6 Marie-Odile Métral-Stiker, « Les passions de la passion : du corps abîmé à l’écriture de l’abîme. Variations somatiques et processus créateurs », in Champ psy, nº 57, Paris, L’Esprit du temps, 2010, p. 65-76. Retour au texte

7 Jacques Léonard, Médecins, Malades et Société dans la France du xixe siècle, Paris, Sciences en situation, 1992, p. 26. Toute l’introduction de la thèse de Bertrand Marquer reprend aussi les termes de cette lutte et rappelle ses principaux exégètes. Voir Bertrand Marquer, Les Romans de la Salpêtrière. Réception d’une scénographie clinique : Jean-Martin Charcot dans l’imaginaire fin-de-siècle, Genève, Droz, 2008, p. 7-16. Retour au texte

8 Bertrand Marquer, Les Romans de la Salpêtrière. Réception d’une scénographie clinique : Jean-Martin Charcot dans l’imaginaire fin-de-siècle, op. cit., p. 12. Retour au texte

9 On se rappelle l’article « Une femme » de Maupassant, publié le 16 août 1882 dans Gil Blas où il s’écrie : « Hystérique ! hystérique ! vous dis-je. Nous sommes tous des hystériques, depuis que le docteur Charcot, ce grand prêtre de l’hystérie, cet éleveur d’hystériques en chambre, entretient à grands frais dans son établissement modèle de la Salpêtrière un peuple de femmes nerveuses auxquelles il inocule la folie, et dont il fait, en peu de temps, des démoniaques. » [en ligne : https://fr.wikisource.org/wiki/Une_femme_(Maupassant) ; dernière consultation le 23/03/2020]. Retour au texte

10 Jean-Louis Cabanès, Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Lille, Klincksieck, 1991, p. 10. Retour au texte

11 Éléonore Reverzy, préface à L’Hystérique de Camille Lemonnier, Paris, Séguier, 1996, p. 11. Retour au texte

12 Bertrand Marquer, « Le ‟pouvoir d’une description bien faite” : Charcot et Huysmans », Romantisme, 2009/3, nº 145, p. 137-148. Retour au texte

13 Marcel Gauchet et Gladys Swain, Le Vrai Charcot : les chemins imprévus de l’inconscient, Paris, Calman-Lévy, 1997, cités par Jacques Hochmann dans Histoire de la psychiatrie, Paris, Presses universitaires de France, (Que sais-je ?), 2013, p. 47. Retour au texte

14 Hector Landouzy, Traité complet de l’hystérie, Paris, J.-B. Baillière, 1846 ; Jean-Louis Brachet, Traité de l’hystérie, Paris, J.-B. Baillière, 1847 et Paul Briquet, Le Traité de l’hystérie, Paris, J.-B. Baillière, 1859. Retour au texte

15 Bertrand Marquer, Les Romans de la Salpêtrière. Réception d’une scénographie clinique : Jean-Martin Charcot dans l’imaginaire fin-de-siècle, op. cit., p. 28. Retour au texte

16 Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982, p. 18. Retour au texte

17 Bertrand Marquer, Les Romans de la Salpêtrière. Réception d’une scénographie clinique : Jean-Martin Charcot dans l’imaginaire fin-de-siècle, op. cit., p. 32. Retour au texte

18 Ibid., p. 36. Retour au texte

19 Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, Presses universitaires de France, 2003. Retour au texte

20 Michel de Certeau, La Fable mystique, xvie-xviie, t. II, Paris, Gallimard, (Bibliothèque des histoires), 2013, p. 219. Retour au texte

21 Nicole Edelman, Les Métamorphoses de l’hystérique, du début du xixe siècle à la Grande Guerre, Paris, La Découverte, (L’espace de l’histoire), 2003, p. 211. Retour au texte

22 Voir les photographies de Regnard exposées dans L’Iconographie de la Salpêtrière, cité par Georges Didi-Huberman, op.cit., p. 137. Retour au texte

23 Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie de la Salpêtrière, op. cit., p. 146. Les stigmates ne sont d’ailleurs pas sans lien avec l’imaginaire de la photographie argentique et son indicialité : la plaque, elle aussi, sera impressionnée… Retour au texte

24 Ibid., p. 113. Retour au texte

25 Ibid., p. 146. Retour au texte

26 Cette tendance séculaire au dolorisme religieux émane principalement des Soirées de Joseph de Maistre, ce qu’explique particulièrement bien l’article de Bernard Sarrazin « Le comte et le sénateur ou la double religion de Joseph de Maistre » in Romantisme, nº 11, 1976, p. 15-27. Huysmans, lecteur de de Maistre, s’inscrira volontiers dans la tradition de ce christianisme assez noir, qui se réclame du Père de l’Eglise Origène et qui repose sur l’assomption que le principal moyen pour réaliser le projet divin pour l’homme est la souffrance, principalement physique, par la douleur et la maladie. [nda : nous remercions vivement Fabien Muller, doctorant en philosophie théologique, pour ses précieuses indications sur le christianisme au xixe siècle]. Retour au texte

27 Ibid., p. 260-261. Retour au texte

28 Camille Lemonnier, L’Hystérique, op. cit. Retour au texte

29 Bertrand Marquer, « Poétique de la clinique : l’exemple de la “Grande Hystérie” de Charcot », in Littérature et Appétit des savoirs, Burgos, Universidad de Burgos, 1998. Retour au texte

30 Jules Michelet, La Sorcière, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2016. Retour au texte

31 Hubert Boëns, Louise Lateau ou les Mystères de Bois-d’Haine dévoilés, Paris, Delahaye, 1875. Retour au texte

32 Ibid., p. 204. Retour au texte

33 Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 77. Retour au texte

34 Camille Lemonnier, L’Hystérique, op. cit., p. 98. Retour au texte

35 Id. Retour au texte

36 Ibid., p. 99. Retour au texte

37 Jean-Martin Charcot, Névroses, in Œuvres Complètes, t. III, Paris, Delahaye et Lecrosnier, 1887, p. 15. Retour au texte

38 Éléonore Reverzy, préface à L’Hystérique de Camille Lemonnier, op. cit., p. 13. C’est aussi ce qu’attendent René dans La Curée et Marthe dans La Conquête de Plassans. Retour au texte

39 Alain Vircondelet, préface à Sainte Lydwine de Schiedam, Joris-Karl Huysmans, Paris, Maren Sell, 1989. Retour au texte

40 Il est intéressant de constater que l’apparition des stigmates se fait longtemps après les premiers pourrissements. Ces endroits du corps sont étrangement épargnés jusqu’à cet événement. Retour au texte

41 Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « Sainte Lydwine de Schiedam, de l’hagiographie au tombeau littéraire », in Huysmans et les genres littéraires, Gilles Bonnet et Jean-Marie Seillan (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, (La Licorne), 2010, p. 352. Retour au texte

42 Joris-Karl Huysmans, Sainte Lydwine de Schiedam [1901], op. cit., p. 122-123. Retour au texte

43 Jean-Marc Seillan, Huysmans : politique et religion, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 394. Retour au texte

44 Roger Dadoun, L’Érotisme. De l’obscène au sublime, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 135. Retour au texte

45 Ibid., p. 123-124. Retour au texte

46 Éléonore Reverzy, « Sainte Lydwine de Schiedam ou le sublime du laid », Vives Lettres, nº 7, mai 1999, p. 95. Retour au texte

47 Edmond et Jules de Goncourt, Journal : mémoires de la vie littéraire, t. I : 1851-1865, Paris, Robert Laffont, (Bouquins), 1989, p. 963. Retour au texte

48 Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 148. Retour au texte

49 Gilles Bonnet, « Huysromans : poétique du seuil », Huysmans et les genres littéraires, Gilles Bonnet et Jean-Marie Seillan (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, (La Licorne), 2010, p. 113. Retour au texte

50 Ibid., p. 136-137-139. Retour au texte

51 Ibid., p. 153. Retour au texte

52 Jean Borie énonce à ce sujet qu’il n’y a « pas de raison, donc, de donner trop d’importance aux fameuses ‟périodes” […] » de l’écriture de Huysmans. Jean Borie, Huysmans, le Diable, le célibataire et Dieu, Paris, Grasset, 1991, p. 19. Retour au texte

53 Gaël Prigent, « Huysmans pornographe », Romantisme, 2015/1, nº 167, p. 60-75 et p. 73-74. Retour au texte

54 Alain Vircondelet, op. cit., p. X. Retour au texte

55 Joris-Karl Huysmans, Là-bas, op. cit., p. 542. Retour au texte

56 Bertrand Marquer, « Le ‟pouvoir d’une description bien faite” : Charcot et Huysmans », op. cit., p. 144. Retour au texte

57 Michel de Certeau, op. cit., p. 222. Retour au texte

58 Ulrich Tröler, « L’essor de la chirurgie », Histoire de la pensée médicale en occident. Du romantisme à la science moderne, Mirko Grmek (dir.), t. III, Paris, Seuil, 1999. Retour au texte

59 Statistique personnelle établie après lecture sur une année d’un des journaux spécialisés les plus lus de l’époque : Journal de médecine et de chirurgie pratique, Paris, Ch. Lahure, 1860. Retour au texte

60 « Nul ne parviendra à exciser les tumeurs internes, quelles que soient leurs origines », Fabrice Lorin, « Histoire de la douleur », 21 octobre 2012, en libre consultation sur le site : https://www.psychiatriemed.com/textes/41-dr-fabrice-lorin/79-composante-psychologique-de-la-douleur-chronique-dr-fabrice-lorin.html. Retour au texte

61 Id. Retour au texte

62 Pour rappel : 1846 pour l’anesthésie, 1869 pour l’antisepsie et 1886 pour l’asepsie. Retour au texte

63 Ulrich Tröler, « L’essor de la chirurgie », Histoire de la pensée médicale en occident. Du romantisme à la science moderne, op. cit., p. 247 et Tommy De Ganck, « Souffrir de folie ou souffrir à la folie ? », Histoire, médecine et santé, nº  12, 2008, p. 39-56. [en ligne : https://journals.openedition.org/hms/1149?lang=en#ftn14 dernière consultation le 23/03/2020]. Retour au texte

64 Étienne Canu, Résultats thérapeutiques de la castration chez la femme : conséquences sociales et abus de cette opération, Paris, Thier-Henry, 1897, p. 132. Retour au texte

65 « On remarquera que, parmi les caractères spéciaux des foules, il en est plusieurs, tels que l’impulsivité́, l’irritabilité, l’incapacité de raisonner, l’absence de jugement et d’esprit critique, l’exagération des sentiments, et d’autres encore, que l’on observe également chez les êtres appartenant à des formes inférieures d’évolution, tels que la femme, le sauvage et l’enfant. […] Les foules sont partout féminines » Gustave Le Bon, La Psychologie des foules [1895], Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 17-19. Retour au texte

66 Tommy De Ganck, « Souffrir de folie ou souffrir à la folie ? », art. cit. Retour au texte

67 Id. Retour au texte

68 André Couvreur, Le Mal nécessaire, in Les Dangers sociaux, Paris, Plon, 1899, p. 19. Retour au texte

69 René Girard, La Violence et Le Sacré, Paris, Fayard, (Pluriel), 1972, p. 9. Retour au texte

70 Émile Zola, Fécondité, in Œuvres complètes. De l’Affaire aux Quatre Évangiles. 1897-1901, Paris, Nouveau monde, 2013, p. 204. Retour au texte

71 Ibid., p. 13. Retour au texte

72 Henri Mitterand, préface à Fécondité d’Émile Zola, op. cit., p. 17. Retour au texte

73 Étienne Canu, op. cit., p. 125. Retour au texte

74 Première Épître à Timothée, II, 12-14. Cité par Michelle Perrot, Mon Histoire des femmes, Paris, Seuil, France culture, 2006, p. 17. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Laure-Hélène Tron-Ymonet, « Martyres et hystériques : les stigmates symptomatiques des femmes dans la littérature du second xixe siècle », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 4 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=376

Auteur

Laure-Hélène Tron-Ymonet

Université Jean Moulin Lyon 3

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