L’âge d’or du bilinguisme poétique : les traductions françaises de Baratynskij

  • Золотой век поэтического двуязычия: французские переводы Баратынского
  • The Golden age of poetic bilingualism: Baratynskij’s French translations

DOI : 10.35562/modernites-russes.326

Pour Evgenij Baratynskij (1800-1844), poète romantique de l’Âge d’or de la poésie russe, comme pour tous aristocrates russes du XIXe siècle, écrire en français était absolument naturel. À Paris durant l’hiver 1843-1844 sur la demande d’Adolphe de Circourt et de ses confrères français, tel que Prosper Mérimée, il a traduit en français certains de ses poèmes. En choisissant de traduire en prose Baratynskij n’a pas seulement sacrifié à la tradition de cette époque-là, son choix était sans doute aussi motivé par une démarche de nature métapoétique. À la différence d’autres études textologiques qui remettent en question la paternité de ces traductions en leur attribuant un travail collectif, les quinze poèmes en prose de l’édition de 1914 de M. Gofman sont étudiés ici, en questionnant les problèmes de la traduction poétique : le choix de la traduction en prose et une conception de la poésie comme étant déjà une traduction et une mise à l’écart. L’article privilégie une approche de traductologie et de poétique qui questionne non pas la paternité de ces traductions, mais le phénomène même de bilinguisme poétique dans le contexte du bilinguisme de la noblesse russe du XIXe. Laissant de côté la question de l’attribution des traductions françaises de poésies de Baratynskij, déjà traitée par d’autres chercheurs, l’auteur s’attache à montrer comment Baratynskij a cherché à rendre sa prose poétique.

Для Евгения Баратынского (1800-1844) романтического поэта Золотого века русской поэзии, как для всех русских аристократов XIX века, писать на французском языке было совершенно естественно. Зимой 1843-1844 гг. в Париже по просьбе Адольфа де Сиркура и других французских поэтов Баратынский перевел некоторые свои стихи на французский язык. Выбрав прозаический перевод Баратынский не просто отдал дань тогдашней традиции, его решение было также вызвано метапоэтическим подходом. В отличии от текстологических исследований, которые ставят под сомнение авторство этих переводов, приписывая им коллективного автора, пятнадцать прозаических стихотворений гофманского издания 1914-1915 рассматриваются здесь в плане поэтики перевода : выбор прозы связан с особым представлением о поэтическом языке, которому изначально присуща чуждость. Феномен поэтического двуязычия рассматривается в контексте билингвизма русского дворянства XIX века. Оставляя в стороне уже освещенный в научных дискуссиях вопрос об атрибуции переводов Баратынского, автор показывает, как Баратынский стремится сделать свою прозу поэтической.

For Evgenij Baratynskij (1800-1844), a romantic poet of the Golden Age of Russian poetry, as for all Russian aristocrats of the 19th century, it was absolutely natural to write in French. In Paris during the winter of 1843-1844 he translated some of his poems into French on the request of Adolphe de Circourt and his French colleagues, such as Prosper Mérimée. When Baratynskij chose to translate poetry into prose, he not only sacrificed to the tradition of that time, but his choice was probably also motivated by a metapoetic approach. Unlike other textological studies that question the authorship of these translations by attributing them to a collective work, this paper studies the fifteen prose poems of M. Gofman’s 1914 edition by questioning the problems of poetic translation: the choice of translation into prose and a conception of poetry as already being by its very nature a translation and a setting aside. The article favors an approach of translation studies and poetics that does not question the authorship of these translations, but the very phenomenon of poetic bilingualism in the context of the bilingualism of Russian nobility. Leaving aside the question of the attribution of French translations of Baratynskij’s poetry, which has already been addressed by other scholars, the author sets out to show how Baratynskij sought to make his prose poetic.

Texte

Entre les deux géants de l’Âge d’or de la poésie russe que sont Puškin et Lermontov, Evgenij Baratynskij ou Boratynskij est un poète moins connu du lecteur occidental, peut-être parce qu’il était le plus philosophe de la pléiade pouchkinienne, un maître de la poésie métaphysique bien avant Fëdor Tjutčev, Osip Mandel’štam et Nikolaj Zabolockij. Proche dans sa jeunesse des idées décembristes dont il partageait l’idéal de liberté spirituelle, Baratynskij est célèbre pour ses élégies, ses brèves épîtres lyriques et quelques longs poèmes romantiques.

Comme tous les aristocrates russes du XIXe siècle Baratynskij parlait et écrivait couramment le français. La plupart des lettres adressées à sa mère, Aleksandra Fëdorovna (née Čerepanova), ancienne élève du prestigieux Institut Smolny et dame de compagnie de l’impératrice Marija Fëdorovna, sont en français.

C’est en français également qu’il écrit à l’âge de douze ans un poème dédié à sa mère Je voudrais bien, ma mère :

Je voudrais bien, ma mère,
Célébrer tes vertus,
Que de la main divine
En naissant tu reçus ;
Pourrais-je m’en défendre
Voyant ta bonté,
Ton âme douce et tendre,
Ton esprit, ta beauté.
Je pense au nom de Flore,
De Vénus, de Psyché,
De Pallas et d’Aurore.
Mais, hélas, quel péché !
Comparerai-je un être
Si vrai, si beau, si bon,
Aux beautés, dont peut-être
N’existe que le nom.
Une beauté céleste
Si pleine de vertus,
Si douce et si modeste
Que toi — n’existe plus. [Баратынский, 1914, I : 190]1

De l’avis de certains chercheurs, tels que Leonid Frizman ou Viktor Sergeev, le seul poème en vers du cycle des autotraductions « À Aurore Šernval’ » (« Oh, qu’il te sied ce nom d’Aurore / Adolescente au teint vermeil ! », I, 191), qui était traduit en prose dans le recueil de 1858, aurait été non pas traduit du russe en français, mais du français en russе [« Девушке, которой имя было : Аврора », I, 68], ce qui expliquerait sa forme versifiée. V. Sergeev désigne ce poème comme « écrit en français » [Sergeev, 1989 : 316]. Аleksej Peskov situe la date des deux variantes, russe et française, entre novembre 1824 et janvier 1825 [Peskov, 1998 : 145]. Ne doit-on pas alors s’étonner de la modestie de Baratynskij qui jugeait ces traductions indignes d’être publiées et déclarait dans la préface du premier recueil de trente-six poèmes publié en 1858 à Cette (ancienne orthographe de Sète) en se cachant derrière le masque d’un traducteur anonyme d’origine russe :

Un traducteur plus habile eût réussi peut-être à reproduire toutes les poésies de M. Baratynsky ; je me suis borné à celles qui étaient à ma portée, et bien qu’elles perdent déjà beaucoup en quittant le rythme harmonieux de leur idiome maternel, pour passer, en prose, dans une langue qui n’est pas la mienne. [Baratynsky, 1858 : 1]

Certaines études consacrées aux traductions en prose attribuées à Baratynskij remettent en question le fait que toutes ces traductions soient de Baratynskij et concluent à un travail de traduction collectif auquel aurait participé son épouse Anastasija Baratynskaja ; traductions qui auraient été ensuite révisées par Anastasie et Adolphe de Circourt2 et même peut-être Ivan Turgenev3. Sergej Vlasov met en doute le terme d’« autotraduction » qui sert à qualifier les trente-six traductions du recueil de Baratynskij de 1858 :

Faute d’autographes de traductions en français de poèmes d’E. Baratynskij attribuées au poète lui-même, nous sommes obligés de laisser ouverte la question de savoir qui est l’auteur réel (ou plutôt qui sont les auteurs réels) des trente-six traductions qui y sont publiées, y compris les quinze traductions attribuées à Baratynskij lui-même. [Vlassov, 2012, 258]

S. Vlasov pense que les cinq poèmes, connus seulement d’après les manuscrits d’Anastasija L’vovna Baratynskaja, doivent être exclus du corpus des vingt-et-une autotraductions publiées par Modest Gofman et attribuées à Baratynskij : 1. Nom de fantaisie, nom caressant, donné à ma chérie, 2. Enfant, mon cri aigu éveillait les forêt, 3. Qu’êtes-vous devenus, doux frémissements de mes forêt, 4. Crois-moi, ô toi, si aimante, je t’aime mieux que la gloire, 5. Lorsque le poète, cet enfant du doute et de la passion.

Toujours dans une approche textologique, le recueil de traductions de Baratynski de 1858 a également été analysé dans une thèse de doctorat soutenue en 2010 à Moscou [Bodrova, 2010]. S. Vlasov et de A. Bodrova se sont appuyés sur une étude approfondie des manuscrits et des autographes, ainsi que sur la comparaison des différentes éditions ; leurs recherches nous éclairent sur la paternité de certaines des traductions du recueil de 1858 et répertorient les erreurs et les variantes, mais elles n’abordent pas les problèmes de la traduction en tant que telle.

Seules deux études, l’une russe et l’autre anglaise, abordent les poèmes en français en tant qu’autotraductions de Baratynskij et les analysent sous l’angle des problèmes de la traduction. Il s’agit de celle de Leonid Frizman, « Les autotraductions en prose de Baratynskij » [Фризман, 1970] et celle d’Igor Pil’ščikov, « Baratynsky Russian-French Self-Translations (On the problem of Invariant Reconstruction) » [Pilshchikov, 1992].

Nous souhaitons apporter un regard autre et proposer une analyse de ces traductions (qu’elles aient toutes été entièrement faites ou non par Baratynskij) éclairée par les réflexions sur la traduction d’Efim Etkind dans Un Art en crise, essai de poétique de la traduction poétique [Etkind, 1982]. Nous allons donc dans cet article privilégier une approche de « traductologie » et de poétique, en questionnant non pas la paternité de ces traductions, mais le phénomène même de traduction et d’autotraduction dans le contexte du bilinguisme des élites russes du XIXe siècle, et nous attacher à la traduction française de ces poèmes en prose. Le corpus de traductions que nous retiendrons sera celui de vingt-et-un poèmes de l’édition rare de 1914 de M. L. Gofman que nous avons découvert dans les fonds slaves de la Bibliothèque Diderot de Lyon.

On sait que dans la première partie du XIXe siècle, de nombreux poètes russes écrivaient des vers en français, traduisaient en français leurs propres poèmes ou ceux de leurs homologues français. Puškin a traduit Évariste Parny, André Chénier et Prosper Mérimée. Efim Etkind rappelle que, pour les contemporains de Puškin, écrire en français était absolument naturel :

Les poètes du début du XIXe siècle avaient tous en commun de vivre dans un contexte franco-russe ; il avait deux langues et deux littératures. Ce n’est pas par hasard que l’on a écrit (voir les travaux de Lotman), qu’à cette époque la langue française en Russie peut être vue comme un style particulier du russe.

Поэты начала XIX века существовали в общем русско-французском контексте; у них было два языка и две литературы. Недаром писалось (см. работы Лотмана), что в ту пору французский язык в Роcсии может рассматриваться как особый стиль русского. [Ètkind, 1999 : 524]

Lors de l’hiver où Baratynskij séjournait à Paris (de mi-novembre 1843 à mars 1844), à la demande d’Alfred de Vigny, Charles Augustin Sainte-Beuve, Charles Nodier, Prosper Mérimée, Alphonse de Lamartine, François Guizot, Augustin Thierry et sur la prière insistante du comte Adolphe de Circourt et de son épouse Anastasie, d’origine russe, il réalise quelques traductions françaises en prose de ses poèmes.

D’après les témoignages des contemporains, ces traductions ont plu à ses amis parisiens et ses confrères français, mais malgré de nombreuses sollicitations Baratynskij refusa de les publier en France, comme en témoigne la veuve du poète :

Baratynskij a fait la traduction de quelques unes de ses pièces à la prière de M. le Comte de Circourt, qui voulait même les insérer dans un journal, mais il ne lui a remis son cahier qu’à la condition de ne point l’imprimer. [Cité d’après : Kjetsaa, 1964 : 9]

En Russie, les autotraductions de Baratynskij ne furent publiées pour la première fois qu’après sa mort dans ses œuvres complètes en 1869 et en 1914 (rappelons que cette dernière édition nous sert de référence).

Toutes les études citées précédemment considèrent comme un fait établi et comme une évidence que c’est en sacrifiant à la tradition de l’époque que Baratynskij traduit ces poèmes en prose, suivant en cela Mérimée qui était convaincu que « la première chose c’est de satisfaire la raison, l’oreille vient ensuite» [Mérimée, 1902 : 51]. On pensait que traduire la poésie en vers était impossible car elle serait nécessairement appauvrie, arrachée à son arrière-plan culturel, à son contexte et à ses associations, bref qu’elle perdrait ce qui en fait de la poésie — les liens fortuits entre le son et le sens, des liens indissolubles.

Nous pensons que Baratynskij n’a pas seulement respecté cette tradition européenne de son temps, mais que son choix de la prose peut être expliqué par une démarche de nature métapoétique. Ses traductions ne sont pas « des moulages » pour reprendre le mot de Baudelaire traduisant Poe4, mais de véritables re-créations d’auteur. Modest Gofman a bien relevé la présence de « nouvelles nuances » (новые оттенки) dans ces traductions :

Nous plaçons les traductions dans le premier tome en nous basant sur le fait qu’elles complètent les originaux, car en traduisant ses poèmes en français Baratynskij leur donnait de nouvelles nuances.

Мы помещаем переводы в первом томе на том основании, что они служат дополнением к подлинникам, так как, переводя свои стихотворения на французский язык, Боратынский придавал им новые оттенки. [I, 321]

Au-delà des simples nuances, Baratynskij a créé des traductions poétiques, des transpositions ou des variantes d’un même thème. L. Frizman a aussi constaté que le poète avait retravaillé ses vers : il « est difficile de considérer certains poèmes comme des traductions, ce sont plutôt de nouveaux poèmes écrits sur le thème d’origine » (« некоторые стихи трудно считать переводам : это скорее новые стихотворения на исходную тему » [Фризман, 1970: 202]).

En cherchant à déterminer les raisons pour lesquelles l’original est parfois si différent de la traduction, Frizman émet l’hypothèse que les imprécisions et les écarts étaient la conséquence de la tradition française de traduire les vers en prose. En fait, la traduction se heurte ici non pas à une seule, mais à deux difficultés : traduire de la poésie du russe en français, et traduire en prose. On pourrait émettre une autre hypothèse : en traduisant en prose, Baratynskij ne sacrifiait pas seulement à la mode de l’époque, mais s’inscrivait dans une réflexion métapoétique inspirée au XIXe siècle par Lamartine et reprise au XXe par Marina Cvetaeva : écrire de la poésie c’est toujours écrire dans une autre langue que sa langue maternelle. Expliquant dans une lettre à Rilke les difficultés qu’elle avait rencontrées en traduisant Puškin, Cvetaeva écrit :

La poésie est déjà une traduction de sa langue maternelle dans une autre langue — que ce soit en allemand ou en français, ça n’a pas d’importance. Un poète n’a pas de langue maternelle. Écrire de la poésie c’est déjà transposer. [Cité d’après : Эфрон, Саакянц, 1966 : 178]

C’est ainsi que déjà le contemporain de Baratynskij, Alphonse de Lamartine concevait la poésie5 et les traductions de Baratynskij témoignent de la même idée de la poésie comme mise à l’écart et sa sensibilité individuelle est indissolublement mêlée à la démarche poétique, en sorte que celle-ci s’accompagne d’une interrogation philosophique. Or le russe, à l’inverse du français, n’est pas la langue de la métaphysique comme le constatait Pouchkine en 1830 dans une lettre dans laquelle il exprime son admiration pour la traduction de Pëtr Viazemsky d’Adolphe de Benjamin Constant :

C’est curieux de voir, de quelle manière la plume expérimentée et vive du prince Vjazemskij a vaincu la difficulté de cette langue métaphysique, toujours élégante, mondaine, souvent inspirée.

Любопытно видеть, каким образом опытное и живое перо князя Вяземского победило трудность метафизического языка, всегда стройного, светского, часто вдохновенногo. [Эткинд, 1999: 524]

Baratynskij utilise lui aussi le terme « métaphysique » dans une lettre à Vjazemskij en évoquant la même traduction : « la traduction du mondain, métaphysique, subtilement sensuel Adolphe traduit par vous dans notre langue encore mal dégrossie, éveille extrêmement curiosité » (« для меня чрезвычайно любопытен перевод светского, метафизического, тонко чувственного “Адольфа” на наш необработанный язык, и перевод вашей руки » [Баратынский, 1902: 47]). Boris Tomaševskij nous éclaire sur le sens que donnait Puškin au terme métaphysique, relevant de « la psychologie réaliste » (« реалистическая психология ») :

La métaphysique n’est pas seulement une pensée abstraite, elle est aussi l’expression des mouvements psychologiques. […] Il semblerait qu’il faut entendre par « métaphysique » ce que nous appellerions la dialectique des passions.

Метафизика — не только абстрактная мысль, но и выражение психологических движений. […] метафизикой, по-видимому, следует понимать то, что мы бы назвали диалектикой страстей. [Томашевский, 1956: 149]

Il est bien connu que la traduction n’est pas la simple transposition d’une langue à une autre, mais celle d’une sphère culturelle à une autre sphère culturelle. Or comment cette transposition s’opère-t-elle dans l’autotraduction ou dans la traduction lorsqu’un sujet bilingue réalise une double mise à l’écart — celle d’une écriture poétique et d’une écriture dans une autre langue ? La poésie ne peut se penser que dans son rapport à la langue, dans un geste de séparation qui produira la poésie comme langue à part, comme langue à l’écart ou encore distance entre deux langues. Et si la poésie doit se connaître d’abord comme une autre langue, le bilingue est doublement un poète. Si la traduction française s’écarte parfois des normes du français, c’est de cet écart que naît la poésie. Léon Robel l’avait formulé ainsi :

…il n’est donc pas légitime de nommer traduction poétique (du moins de la poésie russe en français) ce qui vise à restituer le contenu dénotatif du poème original, ni non plus ce qui s’évertue d’en calquer avant tout les traits de versification, ni d’en transplanter (comme dans la méthode préconisée par Michel Deguy) les traits de langue non signifiants pour aboutir à un véritable « dérèglement de tous les sens ». [Robel, 1968 : 128]

La tâche que se fixe Baratynskij sera donc de rendre la prose poétique, mais B. Tomaševskij note que les « poèmes de Baratynskij étaient déjà perçus par ses contemporains comme des œuvres qui dépassaient les frontières traditionnelles de la poésie et qui s’apparentaient à la prose telle qu’on l’entendait à l’époque » (« Поэмы Баратынского уже современниками рассматривались как произведения, выходящие за пределы традиционных границ поэзии и приближающиеся к прозе в тогдашнем понимании » [Томашевский, 1956: 150]).

Les autotraductions poétiques de Baratynskij sont hétérogènes du point de vue de leur fidélité au texte source, comme l’ont souligné toutes les études. L. Frizman a été le premier à le noter et à essayer de les classer « selon leur degré de variation par rapport à l’original » (« по степени расхождения с оригиналом ») [Фризман, 1970 : 203]. A. Skakun juge que cette classification « peut apparaître imparfaite et peu fondée » et propose sa propre typologie des traductions des vingt-et-un poèmes6 de l’édition de 1914 : 1. les traductions à proprement parler, ou une reproduction précise et complète de l’original (переводы), 2. les transpositions, ou une correspondance adéquate de tous les paramètres fondamentaux de l’original avec de petites modifications (переложения), 3. les remaniements, ou des modifications importantes de l’organisation formelle significative ou du contenu original (переделки), 4. Les variantes qui conservent le thème et les images fondamentales de l’original avec de nombreuses transformations (варианты) [Skakun7].

Enfant, mon cri aigu et Lorsque le poète feraient partie des traductions ; La Rime, Aimons la science, étudions le monde, Toujours éblouissante de parure, Fraternisez, veillez à la défense de vos médiocrités respectives seraient des remaniements ; Ton élu, ô Dieu de lumière et le poème Oh, qu’il te sied ce nom d’Aurore — des variantes. Selon nous, toutes les autres autotraductions de Baratynskij peuvent être considérées comme des transpositions. De telles classifications ne font que distinguer des formes de traductions-imitations et ne tiennent compte ni du phénomène du bilinguisme, ni des réflexions théoriques sur la traduction poétique d’Efim Etkind, Michel Deguy et de Léon Robel, qui « place au sommet de la hiérarchie des traductions, non pas la plus précise, mais la plus créatrice : la traduction-recréation » : « …je ne donnerai le nom de traduction qu’à un seul type de travail : la traduction-recréation » [Etkind, 1982 : 25].

Voici quelques exemples des traductions-recréations de l’édition de Gofman, dont nous donnons chaque fois la traduction littérale de l’original russe ; les vers originaux russes sont facilement accessibles.

Far Niente

Merci mes amis, pour votre indignation flatteuse, mais franchement je renonce à la lyre et me livre avec ivresse au bonheur sans conditions que m’offre la douce oisiveté. L’amour des vers a passé comme l’autre qui vaut bien mieux. Chanter encore, aimer encore… je le voudrais… mais mon âme est trop fatiguée. Je chéris mon pacte avec la désœuvrance ; doucement bercé par une somnolence bienheureuse, je ne veux pas tromper par des transports empruntés ni les douces filles de la terre, ni les austères vierges de l’Hélicon (ici et plus loin c’est moi qui souligne, — G. A.).

Notre propre traduction en français de l’original russe :

Je suis sensible aux reproches de mes amis,
Mais sincèrement, j’ai oublié l’Hélicon
Et je reconnais qu’il m’est agréable d’être sous l’emprise attrayante de la simple paresse.
Le désir de chanter ne m’habite plus,
Il s’est enfui, s’est éteint comme l’amour.
J’aurais voulu aimer à nouveau, à nouveau faire vibrer les cordes, mais je suis las.
Ne peut-on connaître d’autre joie dans notre vie ?
L’alliance avec l’inaction m’est agréable;
Bercé par une heureuse somnolence,
Je ne veux tromper par de mensongers transports,
Ni les jeunes filles, ni les muses.
                                               (1823)

La Fée

Quelquefois une fée m’apparaît en songe. Elle vient, souriante et pleine de sollicitude, m’offrir pour l’accomplissement de mes vœux toutes les ressources de sa puissante science. Plein d’allégresse, je me hasarde à lui bégayer mes mystérieux désirs, mais le dirais-je ? même l’illusion du rêve ne me fait pas comprendre un bonheur inacheté. Toujours, à ses magnifiques dons elle met une condition malicieuse qui les empoisonne ou les détruit. Ainsi notre âme est vaincue par l’esprit moqueur de la terre ; ainsi toujours soumise aux despotiques impressions de la réalité, elle transporte ses habitudes journalières même dans le libre domaine de l’imagination.

 

Parfois m’apparaît dans un songe charmant une douce fée.
Et elle est prête à me servir avec toutes les ressources de sa science.
Je lui bredouille de toute mon âme trompée mes désirs ;
Mais alors, même en rêve un bonheur qui n’a pas été acheté (непокупное) me paraît étrange :
À ses dons elle met toujours une condition quelconque ;
Elle a l’intention de les empoisonner ou de les détruire de manière perfide.
Il faut croire que notre âme est esclave de notre destinée terrestre qui se joue de nous,
Il faut croire que notre pauvre esprit (ум) est à tel point esclave (порабощен) du monde réel (мир явный),
Qu’il transporte malgré lui ses lois dans le monde des rêves !8

La sagesse des Nations

Aimons la science, étudions le monde, cherchons à sonder l’abîme du cœur humain… mais quel sera le fruit de nos longues années d’expérience et de méditation ? Que saisira l’homme de la hauteur où il se sera placé ? Rien peut-être que le véritable sens du plus vulgaire dicton.

 

Nous nous efforçons à observer le monde,
Nous nous efforçons d’observer les hommes,
Et nous espérons percer les mystères :
Quel est donc le fruit de tant d’années de science (науки) ?
Que vont enfin voir les yeux perçants (очи зорки) ?
Que comprendra enfin notre esprit hautain ?

Le Crépuscule

Toujours éblouissante de parure, toujours puissante de passions inassouvies, tu ne soupçonnes pas même que ton printemps est bien loin de toi, et te voilà plus brillante que toutes nos grâces nouvelles, et ton crépuscule a plus de feu que leur froide aurore. L’esprit des voluptés l’anime mieux que leur existence végétative. Ombre ardente, tu soumets celles qui sont à celle qui n’est plus.

 

Toujours vêtue de pourpre et d’or,
Parée de passions jamais éteintes (негаснущих),
Tu ne soupires pas après ta jeunesse passée.
Et te voilà plus belle que les jeunes grâces !
Et ton crépuscule est plus somptueux que le jour !
Toi l’ombre qui brille (блистательная тень), tu es plus voluptueuse, plus charnelle que les vivants !

Le Préjugé

Préjugé ! Tu es le dernier rayon d’une vérité qui va s’évanouissant dans la nuit des siècles ; le temple est tombé et l’esprit de ses ruines parle une langue oubliée.
Une génération dédaigneuse poursuit en lui (ne pouvant reconnaître les traits de son visage) le grand aïeul de notre vérité contemporaine.
Arrêtez vos efforts parricides, respectez son agonie et accordez une honnête sépulture aux cendres qui vous ont donné la vie.

 

Le Préjugé ! Il est le vestige (обломок) d’une vérité ancienne. Le temple est tombé,
Et la descendance n’a pas su déchiffrer la langue de ses ruines (А руин его потомок языка не разгадал).
Notre siècle hautain poursuit en lui,
Sans reconnaître sous les traits de son visage,
L’aïeul décrépi de notre vérité contemporaine.

Certains choix de traductions pourraient être considérées comme étranges : « même l’illusion du rêve ne me fait pas comprendre un bonheur inacheté », непокупное (счастье) est probablement un calque de l’archaïsme français inacheté et que l’on doit donc comprendre comme « qui n’a point été acheté » [Neefs, 2008 : 662]. Lorsque « toujours puissante de passions inassouvies » est traduit par « passions qui ne se sont jamais éteintes », on peut y voir une conception du texte artistique comme texte polysémique. En effet, toutes ces traductions se caractérisent par le recours à des tournures d’une tonalité expressive accentuée, remplaçant parfois une épithète (явный, réel) par une tournure descriptive : « Le monde réel » — « Despotiques impressions de la réalité », ou encore en ajoutant des épithètes absentes du texte source : « la passion brûlante ».

Baratynskij pensait le lecteur français capable de voir le poème original à travers le prisme déformant de la prose. Il voulait que ses traductions soient le moins étrangères possible pour le lecteur français, ce qui explique certains tours de phrase caractéristiques de la langue parlée (« l’amour des vers est passé, comme l’autre qui vaut bien mieux »). Mais pour être proche de la culture littéraire de son lecteur, il s’appuie aussi sur la tradition de la stylistique française et sur un système national bien précis d’images, de types, d’épithètes et de comparaisons. Ainsi notera-t-on que pour s’inscrire dans les codes de la poésie lyrique française, un tiers des autotraductions commencent par la figure de la prosopopée ou l’adresse lyrique à une ou des personnes ou encore à une abstraction personnifiée, absente dans le texte source du poème russe.

Far Niente : « Merci, amis, pour votre indignation flatteuse ». Dans l’original russe : « Чувствительны мне дружеские пени (I, 44). Notre traduction littérale : « Je suis sensible aux reproches de mes amis »).

L’Harmonie : « Ton élu, ô Dieu de lumière, peut au début de sa vie être aux mains de l’esprit des ténèbres ». L’original : « В дни безграничных увлечений, / В дни необузданных страстей / Со мною жил превратный гений » (I, 119), ce qui veut dire : « Au temps des fougues infinies de la jeunesse / Au temps des passions effrénées ».

Poème 11 : « Qu’êtes-vous devenus, doux frémissement de mes forêts ? ». En russe : « Где сладкий шопот / Моих лесов? / » (I, 136) ou bien : « Où est le doux chuchotement de mes forêts ? ».

Poème 12 : « J’ai donné un surnom fantasque / À ma bien aimée par tendresse ». En russe : « Своенравное прозвание  / Дал я милой в ласку ей » (I, 137) ou littéralement « Nom de fantaisie, nom caressant, donné à ma chérie… ».

Le Dernier poète : « Siècle de fer, tu avances en ta voie… ». Dans l’original : « Век шествует путем своим железным » (I, 140) ou « Le Siècle avance fièrement sur sa voie de fer ».

Pas d’Oubli : « Raison souveraine ! toi qui prend pour guide l’artiste de la parole… ». En russe : « Все мысль, да мысль! Художник бедный слова… » (I, 59), ce qui signifie « Encore et toujours la pensée ! Pauvre artiste du verbe ».

La Rime : « Lorsqu’aux jeux olympiques, au sein des jeunes filles de la Grèce, tu chantais, o fils d’Apollon... ». En russe : « Когда на играх Олимпийских, / На стогнах Греческих недавних городов, / Он пел, питомец Муз, он пел среди валов (I, 160) que nous traduirons ainsi : « Lorsqu’aux jeux olympiques / Sur les places des nouvelles villes de la Grèce / Enfant chéri des muses / Il chantait dans les vallons ».

Le Préjugé : « Préjugé ! tu es le dernier rayon d’une vérité qui va s’évanouissant dans la nuit des siècles… ». L’original : « Предрассудок ! Он обломок / Давней правды » (I, 162), ou : Le préjugé ! Il est le vestige / D’une vieille vérité ».

Le recours à cette structure fondamentale de la poésie lyrique, si caractéristique de la poésie romantique, lorsque le lecteur donne voix à un discours qui s’adresse aux lecteurs par l’intermédiaire d’un tiers (quelqu’un ou quelque chose est adressé). La version la plus frappante de ce phénomène, la figure qui résume ce qu’il y a de plus mystificateur dans la poésie lyrique, est la figure de l’apostrophe : l’interpellation d’un interlocuteur fictif qui peut être une abstraction personnifiée ou un objet naturel (la Nature : « doux frémissement de mes forêts », « la fantaisie », « le Siècle », « la Raison » etc.). La manifestation la plus frappante de cette adresse étant l’invocation d’interlocuteurs impossibles (« ô fils d’Apollon ») ou des créatures ou des choses peu susceptibles de répondre (« le Siècle de fer »). Voici le texte de traduction 12 :

Nom de fantaisie, nom caressant donné à ma chérie, création de ma tendresse enfantine, tu n’as pas de sens palpable pour les autres, mais n’es-tu pas pour moi le symbole des sentiments que le langage humain ne saurait exprimer ? – Toi qui a dû ta naissance à l’amour, soit voué à l’amour, demeure inconnu au monde indifférent. Que ferait-il de tes sons ? Mais si jamais le doute approchait de son cœur, oh, tu le vaincrais aussitôt ! Mais dans cet autre monde où les formes des sens nous manqueront pour nous reconnaître, c’est de ce nom, oh ma bien aimée que je saluerai l’immortalité, c’est de ce nom que je t’appellerai à moi et ton âme s’élancera au devant de la mienne. [I, 195]

Dans ce texte apparaît cet appel sous forme d’apostrophe au « doux nom de fantaisie » et le semblant de dialogue sous formes de questions rhétoriques, d’interrogations et d’exclamations confère à la traduction une forme plus affective et poétique.

Il semblerait que pour Baratynskij, qui souhaite faire passer ses poèmes aux lecteurs français, cette prétention de s’adresser à quelqu’un ou à quelque chose tout en proposant en réalité un discours pour un public, cette mystification et cette invocation ritualiste sont absolument nécessaires pour incarner ses poèmes dans une autre langue et une autre culture. Cela ne prouve absolument pas, selon nous, que les disparités entre un style plus ordinaire et un style plus poétique prouveraient l’intervention d’autres traducteurs.

Baratynskij a recours à une série de procédés afin de donner à ses images poétiques et à ses métaphores une réalité plus concrète dans la langue cible.

En outre, un autre procédé fait subir au texte des modifications encore plus substantielles ; il s’agit d’une complexité plus grande de structures syntaxiques et, par conséquent, du contenu à l’aide d’ajouts de sens, de constructions subordonnées, de tournures introductives ou de phrases entières absentes de l’original.

Bien avant les théoriciens de la traduction et les linguistes du XXe siècle, Baratynskij a l’intuition que le russe est plus syncrétique et plus descriptif que le français, qui peut quant à lui avoir recours à des tournures très elliptiques. Efim Etkind souligne qu’à l’époque pouchkinienne le passage du français au russe devait respecter certains principes et était régi par des règles très strictes (В пушкинское время движение от французского языка к русскому совершалось на основании разных принципов и закономерностей [Эткинд, 1999: 524]). Baratynskij en passant du russe en français obéit à ces principes – il reproduit l’intonation et l’esprit propre au genre du poème français, par exemple, celle de l’épître, du madrigal, de l’épigramme : les anaphore, les interjection (« ô »), les constructions parallèles, le développement des épithètes par des références mythologiques.

Dans « Far Niente », en russe : « ни юных дев, ни муз » [ni jeunes vierges, ni muses] est traduit : « ni les douces filles de la terre, ni les austères vierges de l’Hélicon ».

Dans « La Fée » les simples termes du russe « мир явный » [le monde réel] subit un développement significatif : « despotiques impressions de la réalité » [I, 192].

« В дни безграничных увлечений / в дни необузданных страстей » [I, 119] devient dans sa traduction en prose française « Harmonie » : « il lui soufflera les ardeurs insensées, il l’entraînera aux festins du désordre ». La phrase syncrétique russe du poème « На смерть Гёте » — « творца оправдает могила его » [Sa tombe sera la justification du créateur] devient dans Mort de Goethe : « voyez sa tombe et dites si jamais Pharaon d’Égypte a élevé plus haute pyramide à sa mémoire ». D’autres images ou métaphores vont au contraire subir une simplification sémantique.

Dans le poème 11 [I, 194] « Qu’êtes-vous devenus, doux frémissement de mes forêts », « ковер зимы » [le tapis de l’hiver] du poème russe « Где сладкий шопот » [Où est le doux chuchotement], une métaphore riche en russe devient en français « tapis de neige » et « мятежная метель бед » [La rebelle tempête de neige des tourments] est appauvrie phonétiquement et sémantiquement par la traduction « la tourmente des orages » qui supprime l’allitération de мятежная метель ainsi que le syntagme unique russe pour « tempête de neige ».

Les formes concises du russe, appelées à établir une connivence immédiate avec le lecteur sont remplacées par de longs développements, par exemple comme dans « Le Préjugé » où d’une vieille vérité (давней правды) est traduit par « Le dernier rayon d’une vérité qui va s’évanouissant dans la nuit des siècles » — une glose aux tonalités hugoliennes.

Bien sûr, le français ne possède pas les ressources dont dispose le russe littéraire grâce à une grande quantité de synonymes relevant du style solennel et poétique provenant du slavon, tels que очи (« yeux »), alors que le français ne dispose que d’un seul mot, appauvrit les traductions russes en supprimant les archaïsmes. La traduction pallie cette insuffisance lexicale par une plus grande sophistication des nuances sémantiques et par une expressivité accrue. Le ton devient plus élevé, comme dans « La Sagesse des Nations » où l’archaïsme зорки очи (« les yeux perçants ») est traduit par « Que saisira l’homme de la hauteur où il se sera placé ? ».

Dans « Far Niente », c’est encore les références littéraires proches du lecteur français de l’époque qui sont convoquées avec le choix du terme « désœuvrance » pour traduire бездействие (« inaction »), car il renvoie aux « Chevaliers de la désœuvrance » de la Comédie humaine de Balzac.

La transposition de « Последний поэт » / « Le Dernier Poète » [I, 195] offre un exemple intéressant d’une réécriture recourant aux topos de la poésie romantique :

Siècle de fer, tu avances en ta voie : soif d’or, culte du quotidien et de l’utile, chaque jour plus habile et plus déhonté. L’éclat de la civilisation a fait fuir les songes naïfs de la poésie. Les générations les méprisent au sein de leurs préoccupations industrielles. […]

Vous régnez, neiges resplendissantes d’un monde qui vieillit : à vos lueurs l’homme est sévère et pâle ; mais la patrie d’Homère a des prairies verdoyantes, des fleuves azurés, des bocages odoriférants. Le Parnasse est en fleurs, vive et limpide comme jadis, bouillonne à ses pieds l’onde castalienne. Enfant inattendu des derniers efforts de la nature, un poète naquit : il fait entendre sa voix. [I, 195]

La traduction réécrit, enjolive et poétise le poème russe à la manière des canons de la poésie romantique. C’est une traduction toute entière marquée par une tendance à la préciosité qui édulcore le texte russe par une accentuation de marquages « poétiques » pour infléchir la prose vers une poétisation : « la patrie d’Homère », « le Parnasse en fleurs » et « l’onde castalienne », qui renvoie le lecteur au Satyricon de Pétrone (« Et tu bois à longs traits l’onde castalienne », [Pétrone, 1861 : 6]) et aux Épîtres (« Nous attendons paisiblement / Près de l’onde castalienne » [Épître lxxxiii, À M. de Saint-Lambert, Voltaire, 1875, II : 633].

Même si le langage imagé se fait complice d’une certaine bienséance euphémistique, si le traducteur tend à l’allégorisation de certains éléments, « les neiges resplendissantes d’un monde qui vieillit » ou « le temple est tombé et l’esprit de ses ruines parle une langue oubliée  », au lieu d’édulcorer et d’appauvrir le texte la traduction française semble aussi préfigurer les visions des poèmes en prose rimbaldiens, sortes de scènes soumises à la fragmentation. Les tournures qui ont pu être considérées comme maladroites ou impropres aux normes du français littéraire, des fautes d’un non natif de la langue et qui ont été corrigées au fil des éditions successives, dénotent selon nous un arrachement à la norme, une violence faite à la langue et une distorsion caractéristique de toute poésie : une conception moderne au sein du romantisme.

Et même si, pour reprendre l’expression de Paul Valéry, « s’agissant de poésie, la fidélité restreinte au sens est une manière de trahison » [Valéry, 1944 : 210], et que, dans ces autotraductions, le syncrétisme, la simplicité et la pureté de l’original ont souvent pâti de leur transposition en prose, ces poèmes peuvent donc être considérés comme des sortes de gloses métatextuelles, des clés permettant de mieux comprendre le sens que l’auteur donnait à ses poèmes russes, peut-être même des prototypes d’autres poèmes.

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Notes

1 Toutes les références à la poésie de Baratynskij se font d’après cette édition en deux volumes préparée par Modest Gofman ; nous indiquerons le tome en chiffres romains et la page.

2 Il s’agit de l’écrivain et diplomate Adolphe de Circourt (1801-1879) et son épouse d’origine russe Anastasija Semënovna, née Hljustina (1808-1863).

3 Turgenev, alors à Paris, consigne dans son journal à la date du 16 novembre 1943 sa conversation avec Baratynskij [Kleman, 1934 : 401].

4 « Dans le moulage de la prose appliqué à la poésie, il y a nécessairement une affreuse imperfection ; mais le mal serait encore plus grand dans une singerie rimée » [Poe, 1865 : 336].

5 Voir à ce propos le chapitre consacré par J.-M. Gleize à Lamartine : « Non, le point de départ pour Lamartine, est la langue : la poésie comme telle ne peut se penser que dans son rapport à la langue. Et tout d’abord dans un geste de séparation qui va produire la poésie comme langue à part, comme langue à l’écart, et le travail poétique comme compte tenu de cet écart, de cette distance entre deux langues. La poésie doit d’abord se connaître comme une autre langue » [Gleize, 1983 : 23].

6 Énumérons les titres de ces poèmes : 1. Far Niente, 2. À Aurore Chernval, 3. La Fée, 4. Les Frais de route, 5. La Sagesse des Nations, 6. L’Harmonie, 7. Enfant, mon cri aigu, 8. Mort de Gœthe, 9. Soumission, 10. Crois-moi, ô toi, si aimante, 11. Qu’êtes-vous devenus doux frémissements de mes forêts ?, 12. Nom de fantaisie, nom caressant, 13. Le dernier poète, 14. Soucis matériels, 15. Les Redites, 16. Le Crépuscule, 17. Pas d’Oubli, 18. La rime, 19. Le Préjugé, 20. Fraternisez, veillez à la défense de vos médiocrités respectives, 21. Lorsque le poète, cet enfant du doute.

7 Cette publication en ligne d’A. Skakun intitulée « Le français dans le système poétique de E. A. Baratynskij : l’autotraduction comme nouvelle réalité littéraire » n’est pas datée, elle ne possède aucune autre référence que son adresse URL : http://baratynskiy.lit-info.ru/baratynskiy/articles/skakun-francuzskij-yazyk.htm.

8 Cf. Порою ласковую Фею
Я вижу в обаяньи сна,
И всей наукою своею
Служить готова мне она.
Душой обманутой ликуя,
Мои мечты ей лепечу я;
Но что же? странно и во сне
Непокупное счастье мне:
Всегда дарам своим предложит
Условье некое она,
Которым, злобно смышлена,
Их отравит иль уничтожит.
Знать, самым духом мы рабы
Земной насмешливой судьбы;
Знать, миру явному дотоле
Наш бедный ум порабощен,
Что переносит поневоле
И в мир мечты его закон! (1824)

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Référence électronique

Gayaneh Armaganian-Le Vu, « L’âge d’or du bilinguisme poétique : les traductions françaises de Baratynskij », Modernités russes [En ligne], 19 | 2020, mis en ligne le 27 avril 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/modernites-russes/index.php?id=326

Auteur

Gayaneh Armaganian-Le Vu

Ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint Cloud, agrégée de russe, maître de conférences à l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences humaines à Lyon ; spécialiste de la littérature de l’émigration russe, Nina Berberova, la vie littéraire de l’émigration russe de l’entre-deux-guerres et les contacts entre la littérature de l’émigration et la littérature française

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