Un âge est un degré de l’existence et une division du temps. Les âges culturels, inséparables et détachés de la réalité des œuvres, appartiennent à l’histoire de la réception et à une (ré)évaluation des activités littéraires. Les époques comme systèmes cohérents, créées par souci de mise en ordre et par nostalgie du paradis perdu, est un sujet régulièrement débattu entre chercheurs.
Le numéro 19 des Modernités russes s’ouvre par une chronique inédite de la vie de Boris Pasternak d’Anna Sergueïeva-Kliatis et Rachel Likht ; le fragment de la chronique choisi par le traducteur Christian Lafont correspond à l’Âge d’argent naissant : le quotidien familial y côtoie aussi bien la vie artistique dans le Moscou des années 1890 que des événements historiques ou officiels en recréant un paysage du passé. Si les expressions « Âge d’argent » ou « Belle époque » possèdent le plus souvent un sens chronologique, « Âge d’or » s’emploie régulièrement pour désigner un monde idyllique perdu ou une étape faste et propice dans la vie d’une théorie ou d’un art. En témoignent les études de Gayaneh Armaganian sur les traductions de Baratynskij en 1843-1844 et de Catherine Géry sur la psychanalyse dans la littérature russe des premières décennies du XXe siècle. Roman Voïtekhovitch apporte sa solide contribution aux travaux consacrés aux psaumes dans la poésie russe ; l’auteur a scruté la gestation et la transformation d’un motif biblique chez Marina Cvetaeva entre 1917 et 1939. La rubrique Selecta slavica propose l’essai de Rosina Neginsky qui illustre, d’une part, la rémanence du symbolisme dans les arts du XXIe siècle et, de l’autre, les correspondances entre les œuvres picturales et verbales, une parenté esthétique qui sous-tend la naissance de l’œuvre.
Le présent numéro des Modernités russes remet en valeur deux périodes de la culture russe, deux métaphores, deux noms du temps : Âge d’or et Âge d’argent dont la durée approximative et conventionnelle s’étale respectivement de 1811 à 1845 et de 1892 à 1914. Ces deux « siècles » se font l’écho, se ressemblent et s’opposent. Ils se partagent, par exemple, les inspirations romantiques [Niqueux, 2011], la conception de l’art affranchi d’objectifs didactiques et sociaux [Виролайнен, 2011 : 33], une réinterprétation des Antiquités grecques et romaines [Gamalova, 2011 : 39-41]. Enfin, la reconnaissance de ces âges est commune et courante. Sur les pages des Modernités russes, l’émergence du chrononyme « Âge d’argent » a été débattue en 2007 et en 2011 par Michel Aucouturier, Nikolaj Bogomolov, Gayaneh Armaganian, Michel Niqueux, Jean-Claude Lanne. De nos jours, le droit de cité de cette époque et de son nom ne fait pas de doute. « Le destin d’un chrononyme [...] est de se fondre dans les usages communs [...]. Il ne s’impose vraiment qu’une fois libéré de ses géniteurs, affranchi des conditions de son émergence » [Kalifa, 2020 : 18].
Dans la littérature russe, une généralisation légitime des métaphores d’âges d’or et d’argent est plus évidente si nous les comparons aux métaphores d’âges de fer et de bronze, plus étroitement attachées à leurs concepteurs parmi lesquels on compte avant tout les poètes.
Sans vouloir épuiser les multiples sens (et dates) de l’Âge de fer, retenons que, rapportée souvent au XIXe siècle, cette métaphore n’appartient pas véritablement à l’histoire de l’art, elle évoquerait plutôt un pouvoir de l’argent-métal et la dureté des mœurs, comme le dit Puškin dans Conversation entre un libraire et un poète (1825) : « Notre siècle est un marchand cupide, / C’est un âge de fer où sans argent nulle liberté » (« Наш век — торгаш; в сей век железный без денег и свободы нет »). Puškin reprend la tournure âge de fer dans ce même sens dans son épître adressée à Del’vig Qui put cultiver dans la neige ces tendres roses de Théocrite? (Кто на снегах возрастил Феокритовы нежные розы?, 1829)1. Baratynskij en fait le même usage dans son Dernier poète (Последний поэт, 1835). Le début du premier chapitre du Châtiment de Blok confirme poétiquement que « le fer est couramment pris comme symbole de robustesse, de dureté, d’opiniâtreté, de rigueur excessive, d’inflexibilité » [Chevalier, Gheerbrant, 1982 : 433]. D’ailleurs, en russe âge d’argent (cеребряный век) ne symbolise jamais « sur le plan de l’éthique [...] l’objet de toutes les cupidités » [Chevalier, Gheerbrant, 1982 : 76].
Dans la genèse de l’expression et du phénomène d’Âge d’argent, l’Âge d’or a régulièrement servi de grandeur de référence, comme l’Âge d’argent sert de référence pour l’Âge de bronze. L’expression âge de bronze appliquée à la poésie russe de la seconde moitié du XXe siècle prend ses origines dans la temporalité cyclique théorisée par Oleg Ohapkin, dans son poème Âge de bronze (1975), ainsi que dans les activités éditoriales (tamizdat) et théoriques de Vladislav Lën. Dans sa préface de la revue autrichienne Nouvelle littérature russe, Lën propose le nom d’âge de bronze2 pour la période de 1953 à 1989 ; cette proposition semble être plus une invitation à en débattre qu’un manifeste [Лён, 1978 : 1-9]3. Plus tard Lën a continué l’élaboration des préceptes et critères de l’Âge de bronze qui se définit comme un élément de la tripartition Âges d’or — d’argent — de bronze non sans allusion aux trois royaumes — d’or, d’argent et de cuivre — dans un des contes recueillis par Afanas’ev [Круглова, 1988, 423-427]. Chez Lën cet âge poétique exclut les poètes bien-pensants et bien jugés par la censure soviétique. Quant à Ohapkin, il propose d’y compter les poètes « conformistes » ou officiels. La correspondance de ce dernier, citée ci-dessous, et son ode de 1975 laissent entendre que ces réflexions n’étaient ni isolées ni fortuites. Les vers d’Ahmatova, placés en exergue4 d’Âge de bronze d’Ohapkin, introduisent le principal motif de l’ode : la filiation et les âges littéraires, les âges d’or et d’argent5 comme un vecteur auquel les poètes du XXe siècle se doivent. Même sans l’épigraphe, l’intertextualité et les rythmes du poème sont parfaitement reconnaissables :
Бронзовый век
[...]
Разбрелися по всем дорогам.
Приступили ко всем порогам,
И на бронзовосерых лицах
Тихо бронзовый век горел.
На Галерной пылала арка.
Доносились <« Б>итлы » из парка,
И на жарких старинных шпицах
Летний зной день за днем старел.
А по набережной блокадной
Той походкой слегка прохладной
Горемык, стариков, калек
Двадцать первый маячил век.
Век железный. Теперь уж точно.
Но в него мы войдем заочно.
Нас раздавит железом он —
Век машина, Число-закон.
Но поэзии нашей бронза
Над машиною встанет грозно,
Серафически распластав
Огнецветный души состав.
[...]
Мы пройдем, как пред нами те, кто
Назначал нам пути и вектор.
Но пройдете и вы, кто там
Настигает нас по пятам.
Это все, что хотел сказать я.
Впрочем, все стихотворцы — братья,
И в железное время то
Не осудит меня никто.
Я восславил не столько неких
Современников, сколько речь их,
На которой легла печать.
Приучившая нас молчать.
Бронзовеющий стих надыбав,
Я гляжу, как друзья на дыбах
Постаментов молчат и ждут
Послабленья. Напрасный труд.
Быстротечен их век и тесен
Круг назначенных Богом песен.
Все, чему суждено греметь,
Им придется в молчаньи петь.
Лишь тогда отдохнут от бронзы.
Как начнется эпоха прозы.
Эх, поэзия! Грезы, розы...
Русской лиры прямая медь.
1975 [Охапкин, 1983 : 97-98]
Les poètes de l’Âge de bronze redorent l’éclat des grandes époques qu’ils prennent comme modèles. Dans leurs théories, Oleg Ohapkin et Vladislav Lën revendiquent l’emprunt à l’archétype grec, en particulier à Hésiode. Les métaphores âge d’or et âge d’argent remontent à la tradition antique. Dans Les Travaux et les jours, Hésiode raconte le mythe des cinq races humaines (d’or, d’argent, d’airain, des héros, de fer), « d’or fut la race première des hommes » (χρύσεον μὲν πρώτιστα γένος..., v. 109). Pour γένος (race, famille), la traduction de Veresaev propose le terme de génération : « поколенье людей золотое » [Гесиод, 1999 : 536]. Dans la création latine apparaît aurea saecula [Virgile, 1989 : 73 ; Ovide, 5-7 ; Deproost, 2008]. La terre d’abondance qui entoure les hommes de la première race suscitera un glissement lexical famille d’hommes — lieu — époque. L’Âge d’or est une époque assignée à l’enfance et à la candeur de l’humanité. C’est à l’enfance de la littérature russe que fait allusion Мaksim Аntonovič en employant ironiquement cette métaphore en 1863 : « En vérité, ce fut un Âge d’or de notre littérature, la période de son innocence et de sa béatitude » (« Поистине, то был Золотой век нашей литературы, период ее невинности и блаженства! ») [Антонович, 1961 : 98].
Les chronologies d’Ohapkin ne sont pas scientifiquement prouvables, mais leur conception doit beaucoup au désir poétique de trouver une formule unique de l’histoire littéraire, une formule de l’univers [Охапкин, 1983, 2А : 585-586, 591]. Ce « propre du temps », cette recherche de l’esprit propre de certains temps, frappe par son audace d’avant-garde. Je comprends ici l’avant-garde comme une « réalisation d’un Projet Global » [Подорога, 2004 : 433]. Viktor Krivulin a bien écrit : « En imitant les futuristes, nous affichions notre propre génie » («Подражая футуристам, мы манифестировали собственную гениальность ») [Кривулин, 1998 : 29].
Voici deux extraits des lettres d’Oleg Ohapkin qui décrivent ses tables chronologiques. Ces écrits informels confirment que les Âges établissent « un nouveau rapport à la temporalité dans l’exercice d’une révision générale des valeurs qui fondent le champ artistique » [Lanne, 2007 : vii].
Lettres d’Oleg Ohapkin à Konstantin Kuz’minskij7
16. 9. 1979, S<aint>-P<étersbourg>
Mon cher Konstantin,8
J’avais reçu ton unique lettre en son temps, mais je ne t’ai alors pas répondu car j’ignorais ton adresse. J’ai appris cet été que tu préparais une somme en quatre volumes. À mon avis, elle deviendra un ouvrage de référence englobant la poésie russe d’avant la première décennie du XXIe siècle. Dans tous les cas, tu as toutes les dispositions nécessaires pour bâtir quelque chose d’absolument grandiose.
Voici quelques-unes de mes réflexions à ce sujet.
1. Premièrement, il faut y mettre tous les auteurs plus ou moins éminents ayant écrit depuis l’année 1956, bonnes femmes mises à part. Qu’elles construisent elles-mêmes leur plate-bande.
Pourquoi depuis l’année 1956 ? Parce que c’est à cette date-là que débute l’Âge de bronze, et non de cuivre, comme le prétend M--aki9. L’Âge de cuivre remonte, s’il faut aborder ce sujet, à Catherine II.
Voici en gros le calendrier symbolique de l’histoire de la notre nouvelle culture à partir de la fondation du Sénat à Saint-Pétersbourg.
Âge d’étain (hiver) 1711-1759
Âge de cuivre (printemps) 1760-1808
Âge d’or (été) 1809-1857
Âge d’argent (automne) 18<5>8-1906
Âge de plomb (hiver) 1907-1955
Âge de bronze (printemps) 1956-2004
Âge de fer (été) 2005-2053
Amen.
Âge de platine (automne) 2054 -2102…
Mais c’est déjà le début d’un nouveau cycle dont il n’est pas question ici. Il s’agit d’une grande période de sept siècles : les trois premiers siècles constituent la première époque, les deux siècles suivants, la deuxième, tandis que les deux derniers forment la troisième époque qui clôt le cycle.
Quelque chose de semblable a eu lieu pendant les périodes moscovite et kiévienne. De cette façon, notre culture a déjà connu deux grandes périodes et achève sa troisième — qu’on peut appeler la période de Pétersbourg, ou plus exactement la période impériale. Quant à la suite… Bref, le modèle c’est Rome.
Après cela, la culture devrait rentrer dans un cycle tout à fait nouveau. Mais je reviendrai plus tard sur ces éléments de ma théorie. Je dirai juste en passant que notre Âge de bronze (le printemps) ne fait que préparer l’ultime apogée que connaîtra la période impériale de notre culture. En un mot, j’ai repris à mon compte le droit d’Hésiode de mettre des noms sur les étapes historiques de notre culture. J’ai déjà produit sur ce sujet un travail conséquent.
Tu conviendras que mon calendrier symbolique est beaucoup plus précis que celui d’Ahmatova10, de Makovskij11 ou de M--aki. Et je te conseille de t’appuyer sur ma classification qui, grâce à mon impulsion, s’est tout à fait bien acclimatée ici, en Russie et a, semble-t-il, déjà reçu une certaine reconnaissance internationale ; V<as’>ka, si tu me le permets, il ne pourra rivaliser avec moi, car lui, il en juge au pifomètre.
J’ai entendu parler de la revue Âge de bronze sortie à Vienne12, demande les détails à Esaul13. Il est au courant. Regarde ma publ<ication> dans Le t<emps> et nous autres, le numéro 30 de l’a<nnée> 197814. Malheureusement les manuscrits utilisés sont très « imprécis »15. Mon ode Âge de bronze, tout comme mon Prophète, y sont parus avec des coquilles et même des incorrections. Vérifie les manuscrits chez Natacha par exemple, ou bien chez Sergej Us16.
2. Deuxièmement, je te propose de faire une anthologie de la poésie de l’Âge de bronze et de la compléter jusqu’à l’Âge de fer. Toutefois n’engage pas de polémique avec M--aki, fais-le discrètement et sans rien expliquer. Dans ton introduction, tu peux me citer comme, disons, un nouvel Hésiode... et reproduire ma classification. Si cela t’intéresse, je t’en enverrai les détails. Ça marche ?
3. Troisièmement, ne rejette pas tous les autres poètes de cet âge (de bronze), c’est-à-dire, les conformistes; on peut les présenter tels quels, en tant que poètes-conformistes ou du conformisme. [...]
4. Et quatrièmement, fonce dans le tas : toutes tes étapes, année après année. Ton idée n’est pas mal du tout. Pour le reste, natürlich, agis à ta guise, car le nouveau Šamurin17 c’est toi. Avec un ouvrage de cette envergure tu surpasseras aussi l’anthologie de Markov18 (informe-toi !). Je veux dire : vas-y, après l’Âge de bronze attaque sans tarder celui de plomb. NB. L’Âge de plomb commence précisément à partir de 1907. Retiens-le bien et n’en doute pas. C’est véridique. Et les symbolistes appartiennent tous à la seconde moitié de l’Âge d’argent. Lorsque tu auras maîtrisé les Âges de bronze et de plomb, cingle à pleine voile : l’Âge d’argent, puis l’Âge d’or, de cuivre et d’étain. Et si tu as besoin d’éclaircissements, demande-moi!
Amicalement, Oleg Ohapkin.
1. 11. 1979, S<aint>-P<étersbourg>
[...] Transmets à Markov le bonjour de ma part. Je connais aussi bien son anthologie que ses idées. Nos conceptions sont similaires. Les symbolistes ont sans aucun doute engendré Kljuev et le futurisme en passant par-dessus les acméistes. C’est un fait. C’est pourquoi il faut rattacher tout cela à l’Âge de plomb. Autrefois ils se sont un brin embrouillés en prenant la floraison tardive de l’Âge d’argent pour l’Âge d’argent en tant que tel, mais maintenant tu sais bien quand celui-ci se termine. L’épanouissement de l’Âge d’argent, c’est Fet, Tutčev, A. K. Tolstoj, les adeptes de Nekrasov et ainsi de suite. V. Solov’ëv représente sa floraison déclinante, ou plus exactement son fruit ; ce n’est pas un hasard si le jeune Blok, le jeune Belyj et, bien sûr, Brjusov, Bal’mont, Merežkovskij, Sologub, la revue Vesy etc. sont tous sortis de Fet et d’A. K. Tolstoj. Mais le principal c’est Annenskij. Il est le dernier. Blok, lui, est à la limite entre deux âges. Belyj est foncièrement un homme de l’Âge de plomb, comme les acméistes, les futuristes etc. Apollon et Le Vivier aux juges représentent une efflorescence précoce de l’Âge de plomb. Nous avons déjà dit que l’Âge d’or avait réalisé la synthèse des Âges d’étain et de cuivre. Que vaut Puškin à lui tout seul !... [Охапкин, 1983, 2А : 585-586, 591]