Le langage visuel dans la peinture symboliste de Lyubov Momot: un dialogue avec la poésie contemporaine

    DOI : 10.35562/modernites-russes.419

    Аннотации

    Les interférences entre l’art pictural, la critique d’art et l’écriture poétique, ainsi que les liens du poète avec les courants artistiques de son temps furent illustrés par plusieurs artistes dont Oscar Wilde (préraphaélites, Beardsley, Degas, Pissaro), Charles Baudelaire (Delacroix, Courbet, Manet, Guys ; cf. son poème Les Phares), Guillaume Apollinaire (Henri Rousseau), Aleksandr Blok (Vasnecov, Vrubel’). Ces interférences contribuent à élaborer une authentique recherche des lois qui régissent l’acte de création et la valeur art. Rosina Neginsky, poète d’origine russe, de culture anglo-française et d’expression anglaise, est à la fois auteur et objet d’étude de cet essai consacré à l’œuvre de Lyubov Momot, peintre-symboliste d’origine ukrainienne installée à Chicago. La similarité des thèmes, la circulation des métaphores picturales et verbales sont ainsi interprétées comme un dialogue inter-sémiotique entre les deux artistes contemporaines. L’auteur concentre son analyse sur le parallèle entre, d’une part, les styles et l’imaginaire de la peinture de Momot, et de l’autre, leur réfraction dans sa propre poésie. La perception de la peinture à travers le prisme de la parole poétique permet d’accéder à une nouvelle compréhension des métaphores visuelles et renforce l’acuité esthétique de la peinture. En plus de sa valeur analytique, l’essai offre la possibilité de découvrir la peinture de Luybov Momot et plusieurs poèmes inédits de Rosina Neginsky qui sortiront en novembre 2021 chez Austin Macauley Publishers à New York.

    Взаимодействие поэтического творчества с изобразительным искусством и с искусствоведением, а также интерес поэта к художественным течениям своего времени были не раз проиллюстрированы целым рядом художников, среди которых Оскар Уайльд (прерафаэлиты, Бёрдсли, Дега, Писсаро), Шарль Бодлер (Делакруа, Курбе, Мане, Гис; cр. его стихотворение Маяки), Гийом Аполлинер (Анри Руссо), Александр Блок (Васнецов, Врубель). Разбор подобного взаимодействия вносит неоценимый вклад в освоение законов творческого акта и художественности. Розина Нежинская — поэт и историк искусства, родилась в Ленинграде, выросла во Франции, живет в Америке, пишет стихи на английском языке; она является одновременно автором и объектом изучения данного эссе, посвященного творчеству Любови Момот, украинской художницы, живущей в Чикаго. Родство тем, а также визуальных и вербальных метафор приводят к своего рода межсемиотическому диалогу. В центре эссе — систематическая параллель между стилями и образами картин Момот и их преломлением в поэзии автора. Восприятие живописи сквозь призму поэтического слова обогащает понимание визуальных метафор и эстетическую «остроту» живописи. Кроме своей аналитической ценности, эссе дает возможность познакомиться с живописью Любови Момот и неизданными стихотворениями Розины Нежинской, которые должны выйти на английском языке в ноябре 2021 в издательстве Остин Mаколей в Нью-Йорке.

    The relationships between visual arts, art criticism and poetry as well as the connections between the poet with artistic movements of his time were illustrated by a number of artists, among whom are Oscar Wilde (Pre-Raphaelites, Beardsley, Degas, Pissaro), Charles Baudelaire (Delacroix, Courbet, Manet, Guys; cf. his Beacons), Guillaume Apollinaire (Henri Rousseau), Aleksandr Blok (Vasnecov, Vrubel’). Those connections contribute to the elaboration of an authentic understanding of standards that regulate the act of creation. Rosina Neginsky, the poet of the Russian origin, of Franco-English culture, writing in English, is both the author and the object of this essay dedicated to the study of Lyubov Momot’s art, a 21st century Symbolist artist of Ukrainian origin, living in Chicago. The likeness of themes as well as the circulation of pictorial and verbal metaphors are interpreted as an inter-semiotic dialog of two contemporary artists. At the heart of the analysis, there is a parallel between styles and imagination of Momot’s art, and their reflections in the poetry of the author of this essay. The paintings’ perception through the prism of the poetic word helps us to understand better the visual metaphors and the paintings’ aesthetic acuity. In addition to its analytical value, the essay gives an opportunity to discover Lyubov Momot’s art and a number of Rosina Neginsky’s unpublished poems which will appear in print in November 2021, at Austin Macauley Publishers in New York.

    Текст

    L’histoire de l’art nous a légué plusieurs formes d’échanges entre peinture et poésie. Prenons à titre d’exemples quelques artistes. Le visionnaire anglais du XVIIIe siècle William Blake a lui-même illustré ses vers, et ses dessins lui ont inspiré un grand nombre de poèmes. Plusieurs Salomés de Gustave Moreau comptent parmi les sources d’inspiration de Salomé d’Oscar Wilde. Dans les romans d’Huysmans, les œuvres d’art participent à l’élaboration des caractères et des intrigues ; dans À Rebours, les interprétations des toiles de Gustave Moreau L’Apparition et Salomé dansant devant Hérode faites par des Esseintes permettent de mieux comprendre le roman et la complexité de ce personnage. Les va-et-vient entre peinture et littérature sont caractéristiques pour le symbolisme. Les peintres préraphaélites (qu’on appelle aussi symbolistes anglais) ont souvent été qualifiés de « peintres littéraires », car ils puisaient leurs sources d’inspiration dans la littérature. Dante Gabriel Rossetti, peintre et poète, exaltait la poésie de Dante, et celle-ci a nourri sa peinture. Les symbolistes français et russes ont eux-aussi tissé des liens entre littérature et arts plastiques. Les œuvres de Gustave Moreau et d’Odilon Redon possèdent des origines littéraires, il en est de même pour Hamlet et Démon de Mikhail Vrubel’ suggérés par Shakespeare et Lermontov. L’écriture de Guillaume Apollinaire, autre amateur de la peinture, s’est plus d’une fois appuyé sur des œuvres picturales. Dans les arts de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, ce dialogue se poursuit.

    Notre essai parlera de l’intersubjectivité de Lyubov Momot, peintre ukrainienne installée à Chicago, et de Rosina Neginsky, poète d’origine russe, élevée à Paris, vivant aussi à Chicago ; nous verrons que les deux artistes contemporaines sont douées de la même sensibilité symboliste. À la charnière du XIXe et du XXe siècle, Zinaida Vengerova définit ainsi le mouvement symboliste :

    Je ne considère pas le symbolisme seulement comme une école littéraire, qui a eu un début, une période d'épanouissement et qui a été ensuite remplacée par d'autres mouvements. Le symbolisme c'est tout ce qui a un rapport avec l'essence du vrai en tant que signe désincarné. Le symboliste c'est celui qui ne se fond pas avec l'instant vécu, ne se noie pas en lui, mais celui qui le perçoit comme un but à atteindre, comme une voie.

    Я отношусь к символизму не только как к литературной школе, которая имела свое начало, свою пору расцвета и затем сменилась новыми явлениями. Символизм — это все, что относится к сущему, как знаку невоплотимого. Символист — это тот, кто не сливается с переживаемым моментом, не утопает в нем, а воспринимает его, как искание цели, как путь. [Венгерова, 1914 : 137]

    Le symbolisme ne cherche pas à recréer la réalité. Gabriel-Albert Aurié, poète, critique et peintre symboliste français, développe l’idée du symbolisme conçu comme une sensibilité plus qu’un mouvement artistique. D’après lui, les plaisirs procurés par de jolies formes ou de belles couleurs n’est pas le but du véritable artiste ; celui-ci cherche à percer un sens mystique caché dans les formes, lignes, lumières afin de les réutiliser dans son imaginaire. Pour Aurié, « les Angelico, les Mantegna, les Memling, les Dürer, les Rembrandt, les Vinci » sont tous symbolistes même s’ils ne se nomment pas ainsi [Aurié (1893), 1995 : 159].

    Dans les années 1960-1970 Lyubov Momot a fait ses études à l’Académie des beaux-arts de Kiev, ensuite à l’Académie des beaux-arts de Lvov. Le style qui prédominait alors en URSS était étranger à l’esprit et à l’esthétique de Lyubov Momot. Les œuvres qu’elle avait peintеs à Kiev n’ont jamais été exposées en URSS, mais elles ont pu éveiller l’attention des Occidentaux et lui apporter une reconnaissance internationale. Son métier de designer textile lui avait permis de mettre en pratique une expressivité spécifique qui a migré dans sa peinture de la période américaine. L’artiste a d’ailleurs émigré aux États-Unis en 2008 pour y continuer sa carrière artistique dans des conditions plus favorables à son art. Lyubov Momot ne reproduit pas la réalité environnante, ses toiles transmettent ses sentiments et son univers idéal complexe : solitude et angoisses, rêves et souvenirs. Nous pouvons appliquer à Momot la formule qu’on attribue au peintre nabi Maurice Denis : Odilon Redon est notre Mallarmé en peinture.

    Le poète anglophone Rosina Neginsky, historienne de l’art spécialisée en symbolisme, est née à Leningrad. Avant de s’installer aux États-Unis, elle a fait ses études secondaires et universitaires à Paris. Neginsky a écrit ses premiers poèmes en russe restant la langue avec laquelle elle a le plus d’affinités. Les ébauches de ses poèmes sont rédigées en russe, puis ces esquisses évoluent pour aboutir aux vers en anglais ou parfois en français.

    Parmi les textes culturels qui attirent particulièrement l’attention de Lyubov Momot se trouve la Bible. Sa peinture met souvent en scène la Genèse, la tentation et le péché originel. Lyubov Momot varie les styles et les techniques : huile sur bois ou sur toile, acrylique, pastel, technique mixte etc. Certaines de ses œuvres sont figuratives, d’autres irréelles et abstraites ; celles-ci reflètent le moi de l’artiste, ses pensées, ses préoccupations et en particulier sa quête d’un moyen unique et original permettant de décrire sa vie intérieure. Les métaphores picturales de Momot sont d’une grande richesse et d’une exécution parfaite (escargots, papillons, grenades, pommes).

    L’entretien entre peintre et poète se lit dans les questionnements sur l’extériorisation des idées. Deux poèmes ekphrastiques de Neginsky — Le grenier (Attic) et Conspiration (Conspiracy) — sont suggérés par les tableaux de Momot Les secrets du grenier (Attic Secrets) et Une tendre conspiration (Tender Conspiracy). La parenté de ces œuvres ne s’explique pas par la recherche d’une source d’inspiration commune, elle vient de la similitude des sujets et de l’empathie des états d’âme. Le tableau Les secret du grenier (ill. 1) est métaphorique : nous voyons une femme au visage recouvert partiellement de masque muni d’un bec, les oiseaux de couleurs vives, aux longs becs redoutables, se nichent dans sa chevelure. Cette « femme-oiseau » à l’œil félin est peinte sur un fond doré, la couleur que Momot associe à la vérité. Il s’agit ici d’une représentation imagée des pensées agressives et destructrices qui transforment la femme masquée en rapace ou en oiseau de proie.

    Ill. 1. Lyubov Momot, Les secrets du grenier. Techniques mixtes, 2017.

    Ill. 1. Lyubov Momot, Les secrets du grenier. Techniques mixtes, 2017.

    En ce qui concerne la poésie, Le grenier existe en russe et en anglais. Ce poème fait partie du recueil Nostalgie (Longings) qui paraîtra prochainement à New York [Neginsky, 2021]. Les deux variantes reprennent les idées figurées dans le tableau de Momot. La version anglaise est plus visuelle, ses images se distinguent par une plus grande expressivité.

    Attic

              To Lyubov Momot's painting Attic’s Secret

    Noise…
    Cracking, snaking through
    My attic —
    A heap of dusty junk,
    Full of colorful flying birds.
                 They sing:
                          Dragonflies’ summer buzz;
                  
    Moan:
    Lonely woman in pain;
                   
    Weep:
    Wounded man in trenches, human corpses around;
                    
    Screech:
    Mice squabbling in house walls.

    Screeching beats me,
    Moaning hits me,
    Birds weep — I never sleep.

    That sunny day
    My mind was blank,
    Like the front of an empty white page,
    And is numb.

    I took a gun;
    Silence entered my life.
    The birds’ little bodies lay on the floor.
               They do not fly,
                                      do not sing,
                                      do not moan,
                                      do not weep,
                                      do not screech,
    They smell
    A smell of a rotten bread —

    I am unable to get rid of it.
    I have to live with it.

    Oh, these birds…
    Even when they do not seem alive,
    They wander within me
    And disturb my nights.
    A snail-soul hibernating in its shell;
    Black olives:
    A triangle glance — sharp knife,
    Paint in red my back;
    Stars rarely shining in the sky,
    A fat Satyr, dressed in green shorts,
    Tapping at my house roof all night,
    A spring rain beating me…
    My past,
    Dolls of fear — flying away drops of motley life —
    Dancing its macabre dance.
    My attic will never be free of its dusty junk.

                                      Чердак

                                  К картине Любови Момот Чердак

    Шумы услыхал я.
    Треск шел из моего чердака…
    Куча пыльного старья,
    А над ним
    Птицы многоцветные летают,
    Поют,
    Стонут,
    Рыдают…

    Треск птичий мне спать не дает,
    И от него я изнемогаю.
    В один солнечный день
    Я пистолет взял
    И их всех перестрелял.

    Они петь,
            Летать,
            Стонать,
             Рыдать
                         Перестали,
    Теперь они тихо на полу чердака лежали.
    Запах разложения
    Не выношу я,
    Но избавиться от птиц не могу я.

    Они — мысли мои.
    Даже, когда они вроде бы не живы,
    Они во мне живут,
    И мне жить не дают.

    Le tableau de Momot a servi de point de départ. Ensuite le poète s’est engagé dans sa propre direction. Le sujet lyrique parle de son combat contre ses propres pensées ; le grenier représente sa tête, les oiseaux — ses pensées. On peut toujours essayer de faire taire ses pensées, mais tant qu'on est vivant, on ne peut s'en libérer. Le côté irréel de la peinture de Lyubov Momot fait songer à l’horreur des idées sombres et provocatrices qui peuvent rendre un beau visage monstrueux, le détruire comme le font les oiseaux de proie. Le visage presque masqué résulte d’un état tourmenté et suscite de la terreur. Dans son poème, Rosina Neginsky se concentre sur le pouvoir des pensées incarnées dans les oiseaux vivants (en apparence morts) et dépeint leurs effets sur la vie de l’être humain.

    Le poème Conspiration (Conspiracy) [Neginsky, 2021] reprend le thème du tableau de Momot Une tendre conspiration (Tender Conspiracy) (ill. 2) peinte en technique dite mixte (mixed media), ses couleurs y sont vives et brillantes. Ce tableau facétieux met en scène trois bouffons, deux d’entre eux conspirent contre le troisième ; celui-ci n’a pas l’air d’être au courant de leur manège ou, peut-être, en devinant quelque chose, il prépare sa défense. L’intrigue devient ainsi spirituelle et universelle : le complot (le vice) détruit potentiellement celui contre qui il est ourdi, mais en même temps le mal se retourne contre son auteur.

    Ill. 2. Lyubov Momot, Une tendre conspiration. Techniques mixtes, 2009.

    Ill. 2. Lyubov Momot, Une tendre conspiration. Techniques mixtes, 2009.

    Le poème, écrit en anglais et en russe, reprend ce même thème et conserve le même ton humoristique. Avec cela, l’art verbal dépasse les apparences de l’intrigue picturale. Les vers parlent d’une conspiration suscitée par la jalousie. En russe le troisième bouffon fait naïvement confiance aux deux autres sans se méfier de leur malveillance, et devient leur victime. Dans la version anglaise, plus visuelle comme dans le cas du Grenier, les deux bouffons comploteurs se servent de la magie noire qui se retourne contre eux-mêmes : ils disparaissent, et la potentielle victime s’en sort indemne. Le poème aussi bien que le tableau sont suggestifs et ouverts à l’interprétation, d’autant plus qu’après la disparition de ses persécuteurs le bouffon épargné arbore « un sourire malicieux ». Est-il sauvé par hasard  ? A-t-il feint son ignorance ? Son sourire est-il seulement le reflet de sa joie ? A-t-il retourné la magie ?

    Conspiracy

                                                 To Lyubov Momot’s painting Conspiracy

    Two fools in colorful hoods,
    In the midst of the witchcraft,
    Want to steal the life of the third one.
    Why?
    Because
    He has a longer nose,
    Bluer eyes,
    Malicious smile,
    Provocative mind…
    Unforgivable!

    The third does not yet know
    What awaits.
    His naïve soul is full of hope.

    Once there were three fools in colorful hoods,
    Now only one remains.
    He has charming malicious smile.
    What happened to two others?
    Witchcraft stole their lives away;
    It was easy to make a mistake

    Три длинноносых шута

                         К картине Любовь Момот Заговор

    Два длинноносых шута
                                 ворожат,
    Третьего жизни лишить хотят…
    Почему?
    Да так…
    У него нос длиннее,
    Глаза голубее,
    Улыбка милее,
    И он кажется им умнее.

    Это их раздражает.
    Они такого не прощают.
    Третий еще не знает,
    Что его ожидает…
    Наивная душа вся надежд
                                      полна…
    Три длинноносых шута…
    Но скоро будет только два…

    D’une manière occasionnelle et disparate la poésie de Rosina Neginsky se nourrit d’autres éléments du langage visuel de Lyubov Momot. Les poèmes Une lumière dorée (Golden Light), Joie (Joy) et Déconnexion (Disconnection) peuvent se référer aux tableaux Prière pour une âme libre (Prayer for the Free Soul) et Les chuchotements délicieux (Sweet Whispers).

    Comme le suggère son titre, Prière pour une âme libre (ill. 3) thématise la « libération de l’âme ». Le tableau représente un être anthropomorphe, une belle femme-escargot qui émerge de la coquille élégante en étoffe de brocart (une matérialisation de la créativité)1. Là où l’escargot a ses cornes, la femme porte un double hennin médiéval recouvert d’une toile d’araignée. Elle se dirige vers la lumière dorée précédée de deux papillons symbolisant dans la mythologie grecque la Psyché. Les papillons se sont échappés de l’étaloir d’entomologiste en forme de triptyque où d’autres papillons inanimés restent épinglés. Le peintre met en parallèle les deux papillons envolés et la jeune femme sortant de sa coquille spiralée. Les papillons figurent une âme cachée pendant longtemps aux regards. Or la femme et les papillons sont attirés par la lumière traduisant la beauté et la liberté. L’étaloir-triptyque signifie la rigidité et la captivité qui empêchent de s’épanouir. Le tableau fait penser aux scènes de genre de la peinture flamande sans pour autant représenter un fragment de la réalité. La métaphore de Momot figure l’idée de la libération du moi créateur.

    Ill. 3. Lyubov Momot, Prière pour une âme libre. Huile, 2011.

    Ill. 3. Lyubov Momot, Prière pour une âme libre. Huile, 2011.

    Les poèmes de Rosina Neginsky dans lesquels nous trouvons les images tirées de ce tableau, évoquent également une libération. Une lumière dorée (Golden Light) transcrit un cauchemar rêvé par son personnage. L’héroïne du cauchemar raconte une histoire de la trahison, du meurtre et de la découverte de la véritable nature de son amant ; elle comprend enfin qu’il ne ressemble pas à l’homme idéal qu’elle a imaginé. Ce cauchemar transcrit son emprisonnement intérieur. Lorsque le personnage du poème se réveille et voit une princesse-escargot sortant de sa coquille, ainsi que les papillons attirés par une lumière paradisiaque dorée, il se sent libre et soulagé.

    I open my eyes.
    I see a princess-snail
    Scrolling out of her elaborate shell,
    Dressed in a white velvet gown of a distant past.
    Her hidden butterfly escapes.
    It flies away toward the golden light,
    Calling her from invisible hidden paradise.

    Quelle image a-t-elle devant ses yeux ? Est-ce le tableau Prière pour une âme libre (ill. 3) ? Lui rappelle-t-il qu’elle est vivante et libre, que le cauchemar est fini ? Est-ce une image née dans son imagination en quête de la beauté et du soulagement ? Les réponses restent mystérieuses. Quoi qu’il en soit, seule cette image suggère l’affranchissement de l’emprise des forces sombres et le recouvrement de l’espoir, comme dans la peinture de Momot. Les deux variantes du poème mettent en scène la princesse-escargot.

    Golden light

    You or not you?
    Hair:
         pitch with silver.
    Eyes:
         puddles, splotchy looking water.

    Lips:
           two winding rivers meeting
              in the middle of the fall meadow
             of your face.

    There are no running away rabbit-glances.
    There is no tongue crawling out of the mouth’s abyss
    To utter some wavy words.
    Your face looks like pages of books,
    Dense and full of unexpected truths.

    A house,
    Yours? Maybe not.
    Living room with
    Snail-like gray stones
            sprawling out of the wall…
    No fireplace,
    No fire
            laughing at night with colors
             of a morning sea reflecting the rising sun…
    No portrait hanging on the wall
    of your blond, snow maiden wife
    living in the snow valley of the other world…

    A park —
    Yours? Maybe not.
    Crowd in the park —
    Your guests?
    Grotto with no light…
    You and I wonder in the rain
    In the park.

    Your new wife —
    “My wife,” as you like to say…
    Face:
    Trenches-wrinkles.
    Hair:
            Damp straws.
    Eye:
            Horizon in fog.
    Figure:
              A dry tree,
                 
    With only dead lace-like leaves hanging from it,
               Oak in winter.

    She greets the crowd, smiles.
    Is she a mistress of your park?

    An empty hall with church-like bells,
    Your face in dark…
    Your pale lips look like
                      Awakening morning dew.

    “You are happy, aren’t you?”
    “As never before.
    My wife brought me peace,
    The peace you so cruelly stole.”

    A thunder-laugh,
    A downpour smash: —
    “Peace!” a chorale of guests sings in unison.
    “Did you forget,
    How you poisoned your blond snow-maiden wife,
    Put her in the wooden box
    And hid her in the earth?”

    I open my eyes.
    I see a princess-snail
    Scrolling out of her elaborate shell,
    Dressed in a white velvet gown of a distant past.
    Her hidden butterfly escapes.
    It flies away toward the golden light,
    Calling her from invisible hidden paradise.

    A yellow morning sun is glimpsing into my room

    Свет золотой

    Ты да не ты…
    Твои:
    Волосы —
    Смола с серебром.
    Глаза —
    Лужицы, грязноватая вода.
    Губы —
    Встреча двух извивающихся рек
    На зеленом лугу лица…

    Нет
          Бегущих в разные стороны зайцев-глаз,
    Нет
           Языка из пропасти рта выползающего
           И исподтишка кусающего…
    Твое лицо —
    Страницы книги листаемой,
    Свет и сюрприз.

    Твой дом,
    Да не твой…
    Нет здесь гостиной
    И выползающих из стен червей —
    Серых камней.
    Нет здесь камина,
    Смеющегося по вечерам
    Цветом моря и восходящей зари.
    Нет здесь
    Портрета жены твоей,
    Ушедшей в долины au-délà.

    Гости,
    Не гости…
    Грот…
    По нему все куда-то идут,
    Kуда-то бегут.

    Ты и я, мы вместе по гроту бредем.
    У выдоха
    Твоя новая жена,
    «Моя жена» — твои слова.
    Лицо, изрезанное ячейками
    Гуляющих тропинок-морщин;
    Волосы — свисающая вдоль лица влажная солома,
    Глаза — затуманенный горизонт,
    А сама — засушенное дерево,
    Ни одного живого листка…
    Нам улыбается по-хозяйски она.

    Зала…
    Церковные готические купола,
    Пустота, темнота.
    Ты на кресле сидишь,
    Но улыбка твоя видна:
    Утренняя просыпающаяся роса.

    «Ты счастлив?»
    «О, да! Как никогда!
    Я с ней, моей новой женой,
    Покой приобрел,
    Который похитила ты у меня.»
    Смех громовой…
    «Покой!» хором гости поют в унисон,
    «Ты забыл,
    Как ты жену отравил,
    В ящик из дерева положил
    И закопал под землей!»

    Я открываю глаза.
    Напротив средневековая
    Принцесса-улитка,
    Выползающая из своего
    Изящного узорного чехла…
    Бабочка-душа.
    В прощелине двери
    Свет золотой зовет…

    Ах, уже восемь часов утра…
    Вставать пора.

    Le poème Joie [Neginsky, 2021] apparenté au tableau Prière pour une âme libre aussi bien qu’au poème Une lumière dorée raconte un beau rêve. Le sujet lyrique est invité par la rose, maîtresse de jardin, dans son formidable domaine, où ils se mettent à danser ensemble ; d’une façon inattendue la princesse-escargot apparaît après la danse au moment du réveil de ce personnage. Habituellement dit le narrateur, ces réveils matinaux sont souvent douloureux ; ils sont associés aux cauchemars qui impriment dans l’esprit du personnage des visions troublantes comme celle d’un chat (symbolisant le mal) aux yeux marrons, prêt à le mordre, un beau ruban de neige dentelée évoquant le désir d’étranglement, ou le croissant de lune ressemblant à une lame recourbée du yatagan dont la pointe ferait saigner son corps.

    I am searching for the cat,
             Brown and green,
    To stare at me,
    Ready to bite;
    For the lace of snow,
    To strangle me;
    For the Turkish knife — moon,
    To scrub my back,
    To leave the flakes of shapeless blood on my bed.

    D’une façon surprenante, au réveil, la vision du héros lyrique est joyeuse. Cette apparition se reflète dans les vers qui renvoient à la princesse-escargot coiffée d’hennin vaporeux à deux cornes.

    Green egg-like eyed princess-snail,
    Wearing the triangular kapron hat,
    Appears in front of me.

    Pour Lyubov Momot, la coiffure conique surmontée de toile d’araignée traduit un séjour trop long à l’intérieur d’une coquille, c’est-à-dire au fond d’elle-même. La sortie de la femme à la lumière est une métaphore qui exprime le désir de se libérer (y compris d’elle-même), d’aller vers la vie pour pouvoir créer : il faut que de nouvelles impressions venant du monde extérieur puissent alimenter la vie intérieure de l’artiste.

    À l’instar du tableau l’imaginaire du poème Une lumière dorée renvoie à un affranchissement. Comme la princesse-escargot, le personnage du poème est pris dans une toile d’araignée des affres et angoisses que génère son enfermement. Si on perçoit le poème Joie comme la suite du poème Une lumière dorée, les visions qui harcèlent le narrateur, et que le personnage s'attend à éprouver au réveil dans le poème Joie, sont appelées à le faire sortir de sa coquille (une sorte de prison) pour danser avec la rose. Ce retour à la réalité à la fin du poème où il se produit la « rencontre » avec la femme-escargot est un moyen de créer une œuvre d’art. Dans le poème Joie, la main droite de la princesse, faisant office de baguette magique, effleure les yeux du narrateur au moment de son réveil qui suit la belle danse rêvée avec la rose, et la main gauche de la princesse lui tend un iris blanc qui caresse son cou légèrement rose ; cette main semble lui prodiguer des soins suscitant un sentiment de joie :

    Her right freckled hand touches my dark paddle-eyes,
    Her left tends me white iris with yellow specs.
    It tickles my slightly wrinkled rosy neck.

    Lightness and joy surround me!

    Aussi bien pour le peintre que pour le poète, l’image de la princesse-escargot sortant de sa coquille devient symbole de délivrance et de potentiel créateur. Les versions russe et anglaise du poème Joie exploitent le même sujet traité de deux façons différentes. Le poème russe est à considérer comme une ébauche de la version anglaise. Son titre est différent de la version anglaise, et évoque la danse et la joie. La princesse-escargot et le malaise matinal n’y figurent pas, tandis que, dans le poème en anglais, l’apparition de la princesse s’oppose au malaise matinal et joue un rôle interprétatif primordial.

    Танец

    На откосе холма
    Ухоженный сад растет.
    А в нем на фоне зеленом,
    Ласкаемом голубоватыми сумерками
    Пушистая роза,
    В бело-розовые одежды одетая,
    Играет с подданными своими,
    Ирисами.

    Их глазницы —
    Черно-серые крапинки — на лицах фиолетовых
    Мне улыбаются.

    Роза головой своей пушистой кивает,
    Меня в игру приглашает.
    Нежный аромат духов орошает меня.

    Я открываю глаза.
    Легкость и радость вокруг меня.

    Joy

    A bushy rose
    Vested in white and pink,
    Caressed by the blue twilight,
    Appears in front of me and
    Invites me to play in the garden of lights.

    Irises, her obedient subjects,
    Ceremoniously bow to me.
    Their violet faces,
    Eyes, black and grey dots,
    Lightly laugh at me.
    They tend me
    Elongated hand-leaves
    To dance a seventeenth century slow triangular minuet.

    I dance and play with them,
    Feeling their fragile stems,
    Looking into their eyes-specs,
    While their voluptuous mistress, the rose, approaches me.
    I take her prickly thin stem in my slightly fearful hand.
    Its needle-thorns bite me.
    My fingers bleed.
    It is fresh like morning dew,
    With slightly bitter ginger scent,
    Making me forget
    The pain in my hand.

    I open my eyes.
    Lightness and joy surround me.

    I am searching for the cat,
    Brown and green,
    To stare at me,
    Ready to bite;
    For the lace of snow,
    To strangle me;
    For the Turkish knife — moon,
    To scrub my back,
    To leave the flakes of shapeless blood on my bed.

    Instead,
    Green egg-like eyed princess-snail,
    Wearing the triangular kapron hat,
    Appears in front of me.
    Her right freckled hand touches my dark paddle-eyes,
    Her left tends me white iris with yellow specs.
    It tickles my slightly wrinkled rosy neck.

    Lightness and joy surround me!

    Chez Momot, l’escargot, les papillons et les fleurs reviennent dans d’autres travaux ; par exemple, dans Faune, Flore, Le temps rampe, Le temps vole (Flora, Fauna, Time crawls, Time Swims, Time Flies). Dans Faune (ill. 4) et Flore (ill. 5), la végétation et les animaux — fleurs, escargots, papillons — s’associent à la création. Sur les panneaux Faune et Flore, un escargot ou une fleur recouvrent l’oreille du profil féminin respectif, de sorte que le bruit du monde extérieur ne puisse l’atteindre. Autrement dit, après avoir ouvert son esprit au monde (dans Prière pour une âme libre), l’artiste doit s’en détacher ; pour créer, il doit demeurer sourd aux bruits du monde car il ne peint pas le visible mais le vécu. Pour exprimer ces idées, Momot développe son propre langage visuel.

    Ill. 4. Lyubov Momot, Faune. Techniques mixtes, 2012.

    Ill. 4. Lyubov Momot, Faune. Techniques mixtes, 2012.

    Ill. 5. Lyubov Momot, Flore. Technique mixte, 2012.

    Ill. 5. Lyubov Momot, Flore. Technique mixte, 2012.

    Le poème de Neginsky Déconnexion (Disconnection) réunit ensemble les escargots picturaux et le personnage d’Ève venant du tableau de Momot Les chuchotements délicieux (Sweet Whispers). Créé en technique mixte, le tableau choisit pour thème la perte du Paradis. La chute commence par le chuchotement tentateur du serpent et conduit au péché originel, — telle est la principale source de l’œuvre. Le spectateur voit Ève aux cheveux longs d’un roux doré ; elle tient une énorme pomme verte au niveau du ventre, de façon que le fruit et la silhouette ne font qu’un, comme si la femme était enceinte. La pomme verte symbolise l’aube de l’humanité ; après avoir goûté au fruit défendu Ève peut enfanter. Elle se tient debout encadrée dans une forme ovale comme un œuf, son berceau. Illuminée par la lumière divine, elle est dorée elle-même : bien qu’elle soit en train de succomber à la séduction du serpent, elle n’est pas encore exilée du Paradis. Un tiers du tableau est cependant sombre, en conformité avec la noirceur du serpent (peint dans une technique autre que l’huile) venu des ténèbres du milieu de la terre. La scène que saisit le tableau reflète une transition, le moment même de la séduction. C’est pourquoi les pieds d’Ève se trouvent déjà dans la terre noire, alors que son corps vit encore au Paradis sous la protection divine. Le serpent converse avec Ève, son corps et sa tête sont redressés ; c’est en le châtiant après la chute que Dieu a décidé qu’il ramperait au ras du sol (Genèse, III, 14). Les égards du serpent flattent Ève ; elle lui accorde son attention et essaie de le charmer. Ève est ici un personnage complexe : innocente et séductrice, égoïste et curieuse, c’est la première femme fatale. La chevelure roux doré et l’expression du visage d’Ève font penser aux peintres préraphaélites, surtout aux « nouvelles Madones » et aux femmes de Dante Gabriel Rossetti. Nous retrouvons les motifs de la tentation dans les tableaux Le rouge délicieux (Sweet Red), Le rouge interdit (Forbidden Red) et le diptyque La prise de décision (Decision Making). Chacun d’eux approfondit la perception du péché originel par Momot, mais c’est uniquement l’Ève des Chuchotements délicieux (ill. 6) qui symbolise la discorde.

    Ill. 6. Lyubov Momot, Les chuchotements délicieux. Technique mixte, 2009.

    Ill. 6. Lyubov Momot, Les chuchotements délicieux. Technique mixte, 2009.

    Dorée et scintillante, Ève est héroïne du poème Déconnexion.

    Disconnection

    Greenery,
    Large spider trees,
    People,
    Tall — Redwoods pines,
    Short — Japanese maples,
    Houses,
    Pale multi-shaped gnomes,
    Erected steel glass,
    Meet my indifferent glance.

    A transparent vacuum — tired air,
    An unknown seductive world —
    Seems to call.
    I enter that world,
    Strange, rich, and cold.

    Renaissance?
    Middle Ages?
    Persia?
    Shah’s palace?

    The ceiling — polished oak,
    The walls — oriental rugs,
    a color play…
    Snails pop out of the walls.
    Red-haired Eves
    Embraced by snakes
    Twinkle between the rugs.

    Dump of a bunch of broken multi-shaped lamps…
    Old women’s breasts are
    Bright mountains proudly standing up.
    Mice whisper while
    Neck-shaped red bottles jump.
    Green, cream colorless broken snow-flakes,
    Memories of proud necks on the floor, cry.
    A round puddle of
    Wine-blood laughs.
    The smell is a
    Large garbage can.

    In the softness of the green leather chair,
    A green-eyed handsome prince dreams:
    Bubbling brook,
    Rustling leaves…
    Music and he are one.

    In the softness of the blue leather chair
    His princess lies.
    She laughs.
    She cries.
    She does not want any twinkling Eves,
    Flying snails,
    Rugs —
    No, no bubbling brooks,
    Rustling leaves.

    She dreams of
    A polished mirror —
    a slipping oak floor.
    She breathes its green cypress smell.
    She sees awakening motley flower-butterflies,
    Yearning for flying away at night.
    She hears the music of a sharp tango dance,
    Its triangular figure waves its arms.
    She flies.

    Water runs from her eyes,
    Translucid crystal salt.

    She yearns for
    Her happy inaccessible prince,
    His leather chair,
                His bubbling brooks,
    Rustling leaves,
    Knocking spring rain noise of a
                                laughing voice
    of his Music, his God,
    For the salty ice, tears, that moisten his eyes.

    She yearns for breaking his Medieval palace-dump.

    Dans le poème Déconnexion, les relations sentimentales entre homme et femme coexistent avec une parfaite disharmonie lorsque l’homme-égoïste ne voit pas et ne veut pas voir les attentes et les espoirs de la femme vivant à ses côtés. En revanche, la femme, tout en haïssant le style de vie et la suffisance de son compagnon, demeure fascinée par lui. La femme voudrait bouleverser son monde et le faire sortir de son aveuglement égocentrique, mais elle se contente de le détester et de souffrir en silence. Nous voyons à deux reprises dans le poème, Ève que le serpent enlace et les escargots qui se détachent d’un mur. La première fois, cela se passe au moment où le sujet lyrique décrit le château qui abrite le couple en question.

    Snails pop out of the walls.
    Red-haired Eves
    Embraced by snakes
    Twinkle between the rugs.

    Les escargots sautent hors du mur,
    Èves aux cheveux rouges
    Enlacées par les serpents qui
    Reluisent entre les tapis d’Orient.

    Voici la seconde occurrence :

    She does not want any twinkling Eves,
    Flying snails.

    Elle ne veut pas d’Ève scintillantes
    Ni d’escargots volants.

    Dans le poème de Neginsky Déconnexion, aussi bien que dans le tableau de Momot Les chuchotements délicieux, Ève signifie le désordre et le clivage qui la séparent de l’harmonie ; la cause en est l’égoïsme, responsable des divisions que ce soit la chute de la Genèse, le meurtre d’Abel par Caïn ou tout drame humain de ce genre.

    Quant aux escargots, dans les tableaux de Momot ils suggèrent l’évasion et le désir de s’isoler. Le personnage masculin de Déconnexion vit enfermé en lui-même et insensible au non-moi. Certes, il n’est pas couvert de toiles d’araignée comme la princesse-escargot de la Prière pour une âme libre, mais il vit entouré de souris et de bouteilles brisées, le vin renversé répand autour de lui ses effluves :

    Dump of a bunch of broken multi-shaped lamps…
    Old women’s breasts are
    Bright mountains proudly standing up.
    Mice whisper while
    Neck-shaped red bottles jump.
    Green, cream colorless broken snow-flakes,
    Memories of proud necks on the floor, cry.
    A round puddle of
    Wine-blood laughs.
    The smell is a
    Large garbage can.

    L’homme vit dans ces déplorables conditions tout en écoutant une belle musique classique ; il se laisse submerger par ses sons et échappe ainsi au monde laid et chaotique dont il est la principale cause.

    In the softness of the green leather chair,
    A green-eyed handsome prince dreams:
    Bubbling brook,
    Rustling leaves…
    Music and he are one.

    Le langage visuel de Momot se transforme partiellement en parole poétique de Neginsky et imprègne l’imaginaire du poète. L’artiste elle-même peut difficilement expliquer la nature de ces transferts, une chose est certaine : « l’influence » n’est possible que si une parenté spirituelle, stylistique et thématique préexiste à la création. Par exemple, la fluidité et la perception du temps est un thème qui préoccupe le peintre. Son pinceau peint le temps sous forme de libellules et de papillons — libres, légers et fugaces (Le temps vole 1 et 2)2 (ill. 7 et 8). Le temps rampe — le temps nage (ill. 9) fait allusion à la subjectivité de la perception du temps. La question du temps est mise en scène dans le poème bilingue de Rosina Neginsky Temps (Time) [Nezhinskaya, 2002 : 118-119] :

    Time

    Life is limited by two frontiers:
    Birth and death.
    From one, life moves to the other,
    Creating an illusion of passing time.

    For time,
             Flows not; moves out,
             Stands still, lies down or sleeps simply,
              An amorphous mass
              Shaped only by breath
               Of one who
                 Walks,
                     Reaches,
                            Leaves,
                                   Returns,
    Imagining time’s passage.
    Whereas, time lies and sleeps,
    Unlimited by border.

    Время

    Жизнь ограничена двумя пограничными столбами:
    Столбом рождения и столбом смерти.
    От столба до столба жизнь идет
    И создает иллюзию проходящего времени.

    А время…
    Оно не идет, не течет…
    Оно лежит, стоит, или просто спит.
    Оно — аморфная масса,
    Приобретающая форму лишь при дыхании человека.

    А человек…
                 Идет,
                      Доходит,
                             Уходит,
                                 И снова приходит,
    Воображая, что время проходит.

    А оно, время, все лежит да спит.
    Оно ведь не ограничено пограничными столбами.

    Ill. 7. Lyubov Momot, Le temps vole 1. Technique mixte, 2009.

    Ill. 7. Lyubov Momot, Le temps vole 1. Technique mixte, 2009.

    Ill. 8. Lyubov Momot, Le temps vole 2. Technique mixte, 2009.

    Ill. 8. Lyubov Momot, Le temps vole 2. Technique mixte, 2009.

    Ill. 9. Lyubov Momot, Le temps rampe — le temps nage. Technique mixte, 2009.

    Ill. 9. Lyubov Momot, Le temps rampe — le temps nage. Technique mixte, 2009.

    Comme la peinture de Momot, le poème s’interroge sur la perception du temps en le dotant de la capacité de se déplacer dans l’espace : pour les uns le temps file, pour d’autres il navigue lentement, parfois il traîne au ras du sol. La temporalité des poèmes Le temps vole 1 (Time flies 1) et Le temps vole 2 (Time flies 2) est philosophique et abstraite, en cette qualité elle semblerait affranchie de la perception humaine. Alors que dans Le Temps (Time), nous retrouvons la temporalité subjective dynamique ; le temps imaginé comme « une masse amorphe », lui, stagne.

    Un poème récent de Rosina Neginsky — Les sentiments paresseux (Lazy Feelings) — reprend le thème du temps :

    Lazy Feelings

    “It would be nice …”
    Just the thought…
    “Why bother?!”
    How nice to live enjoying
    The buzzing fuss of everyday life!
    How nice to spend a day away from work,
    Stepping with my horse
             On vein-roots of ever-green trees
                    At twilight!

    How nice to play with a child once a month
    In the square by the Sevres Babylone,
    Fizzing with bored mothers’ talks.

    How nice to go with a child for a long walk
    In the bois de Boulogne
    Slipping over the roses’ petals
    Covering the sol.

    How nice to live without love,
    Only sometimes to meet the one
    Who would ignite the heart a bit,
    Like a memory of fire that once made it hot!

    How nice to escape from flames of the ignited heart,
    To do it fast and on time.
    How nice to run toward the new
    Which has no fire,
    A still lake in the middle of nowhere
    Whose translucid swampy waters call,
    Promising the quiet and no pain.

    Is it an escape,
    When feelings are lazy,
    And we want to believe this is
    A wisdom,
    A colorless glass filled with the juice
    Lacking taste,
    That keeps us away
    From swimming in the raging waters of a lake?

    Le poète y parle de notre perception du temps qui évolue et change. Les choses qui nous séduisent au début de la vie effraient plus tard. La quête de la sérénité et de la quiétude l’emporte sur le reste. Le sujet lyrique demande si ce désir de vivre moins intensément résulte de la paresse émotionnelle, si la prétendue « sagesse » des vieillards n’est pas une excuse facile pour leur apathie ? Le poète qualifie cette sagesse de « verre décoloré rempli de jus sans goût » (« A colorless glass filled with the juice/ Lacking taste »). Il n’en reste pas moins que l’interrogation majeure du poème rejoint le motif du temps dans l’interprétation de Momot.

    Les deux artistes ont consacré leurs œuvres au personnage de Salomé. Lyubov Momot a une toile qui s’intitule Salomé (ill. 10). Le poème bilingue de Rosina Neginsky Salomé est antérieur à ce tableau, aussi bien que son ouvrage Salomé : l’image de la femme qui n’a jamais existé [Neginsky, 2013] que Lyubov Momot a lu en russe [Нежинская, 2018]. Le poème, l’ouvrage et la peinture tirent leur inspiration du célèbre épisode évangélique (Marc 6, 14-29 ; Matth. 14, 1-12) relatant la danse de Salomé devant Hérode Antipas. L’histoire de la décollation de saint Jean-Baptiste et de la présentation de sa tête tranchée à Hérodiade a toujours joui d’une grande popularité dans les lettres et les arts plastiques. En France, Salomé a inspiré 2789 représentations littéraires ou picturales rien que dans la seconde moitié du XIXe siècle (Gustave Moreau, Stéphane Mallarmé, Oscar Wilde pour ne citer que ces trois noms). Les vers de Neginsky et la peinture de Momot rejoignent cette chaîne archétypale, en lui attribuant un sens nouveau.

    Ill. 10. Lyubov Momot, Salomé. Huile, 2019.

    Ill. 10. Lyubov Momot, Salomé. Huile, 2019.

    Dans son ouvrage, Neginsky décrit les manipulations idéologiques, historiographiques, théologiques et littéraires qui ont fini par transformer la Salomé-victime en bourreau. Le personnage principal du poème de Neginsky est Salomé elle-même : elle demande au narrateur, son partenaire de danse, de la préserver de la partialité des interprètes. En faisant allusion à la pièce de Wilde Salomé (1893), elle déplore qu’à l’âge de deux mille ans on la fait encore exécuter la danse des sept voiles.

    Today I am two thousand years old.
    I’m ancient.
    But they still force me to dance,
    The Dance of Seven Veils.

    My friend,
    Who haven’t I been?

    Сегодня мне две тысячи лет.
    Я очень стара.
    Но танец семи вуалей все еще танцую я!

    Мой друг,
    Кем только я ни была!
    Мой друг,
    Спасите меня!

    En ce qui concerne la Salomé picturale, Lyubov Momot renouvelle et remanie par son biais son approche du péché originel. Du point de vue thématique nous voyons bel et bien Salomé en train de danser, alors que du point de vue stylistique et métaphorique, Momot renoue avec les représentations de la tentation dont nous avons parlé plus haut. L’innocence de la jeune princesse, belle et fragile, s’exprime dans son visage et s’accentue grâce aux mêmes couleurs et lumières dorées qui illuminent l’Ève encore paradisiaque dans Les chuchotements délicieux. Les habits de Salomé sont délicatement élaborés, à la manière de Gustave Moreau, sa danse évolue dans les airs, elle est toute finesse et élévation. Autour d’elle se remue le serpent qui, d’après l’artiste elle-même, personnifie Hérodiade, instigatrice du crime ; la couronne du serpent renvoie précisément à la royauté de la mère de Salomé. La culpabilité de celle-ci est soulignée par le venin que le serpent crache sur le fruit de grenade, mure, regorgeant de jus et disposé sur un plat doré, telle la tête saignante de saint Jean-Baptiste. La douceur du fruit attire le serpent, dont la tête couronnée s’approche du plat. Une sorte d’échange ou de jeu de miroirs réunit le serpent-Hérodiade et la tête de sa sainte proie. Salomé est victime de sa mère-serpente, tout comme Ève est une victime du serpent et non la séductrice d’Adam. Les chuchotements délicieux et Salomé réunissent les deux femmes-victimes et font d’Ève une aïeule de la jeune danseuse. La généalogie d’Hérodiade remonte alors au serpent-séducteur de la Genèse. La peinture de Momot et les écrits de Neginsky transforment les interprétations traditionnelles, et par association d’Ève et des femmes qui perpétuent sa lignée, réhabilitent Salomé.

    En tant que sensibilité spécifique, le symbolisme dépasse le cadre chronologique qui lui est habituellement réservé, il se manifeste dans l’écriture poétique et visuelle tendant à mettre en paroles ou en images l’invisible. En témoigne l’œuvre de Lyubov Momot et de Rosina Neginsky, notamment là où un dialogue créateur s’engage entre les deux artistes. Nous avons essayé de mettre en parallèle le langage visuel de Lyubov Momot et le langage poétique de Rosina Neginsky et d’en dégager une réflexion méta-poétique. Nous avons vu que plusieurs poèmes de Neginsky, se distinguant ou non par leur nature ekphrastique, correspondent aux tableaux précis de Momot. Nous avons pu constater que la similarité des sources d’inspiration, des sujets et des connotations culturelles ne relèvent pas des fameuses influences, mais de la reconnaissance du soi dans l’autre et de la parenté spirituelle antérieure à la création. La peinture et la littérature s’entretiennent à travers les siècles et les frontières, mais aussi poètes, peintres, musiciens contemporains se rencontrent et se côtoient, ce qui permet, d’une part, de découvrir les aspects universels et immuables de leur moi créateur, et, d’autre part, constitue un fondement précieux du travail interprétatif.

    Bibliographie

    Aurier G.-A., 1995, Textes critiques, 1889-1892. De l’impressionnisme au symbolisme, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts.

    Nezhinskaya R., 2002, Under the Light of the Moon, New York, Slovo-Word.

    Neginsky R., 2009, Salome, Juggler, New Orleans, University Press of the South.

    Neginsky R., 2013, Salome : The Image of a woman who never was, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing.

    Neginsky R., 2021, Longings, New York, Austin Macauley Publishers.

    Венгерова З., 1914, Автобиографическая справка, Русская литература XX века: 1890-1910. Под ред. С. А. Венгерова. Т. I. Кн. 2, Москва, изд. товарищества « Мир », с. 135-138.

    Нежинская Р., 2018, Саломея. Образ роковой женщины, которой не было, Москва, Новое литературное обозрение.

    Примечания

    1 Son visage ressemble beaucoup à celui du peintre.

    2 Rappelons-nous à ce propos le poème de Brodsky Papillon (1972) : le papillon est plus impalpable que le temps («Бесплотнее, чем время,   беззвучней ты»), sa vie éphémère « dure » une journée (единство даты рожденья, / и, когда ты /в моей горсти / рассыпалась) en faisant coexister l’être et le non-être. Cf. le troisième huitain de Mandel’štam : «Жизняночка и умиранка» (О бабочка, о мусульманка, 1933).

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    Rosina Neginsky, « Le langage visuel dans la peinture symboliste de Lyubov Momot: un dialogue avec la poésie contemporaine », Modernités russes [Онлайн], 19 | 2020, Опубликовано в сети 17 mai 2021, Дата обращения 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/modernites-russes/index.php?id=419

    Автор

    Rosina Neginsky

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