La chanson est l’une de ces formes dont l’existence imprimée est presque intrinsèquement liée à la parution en recueil. C’est ce mode de publication qui permet le rassemblement et l’enregistrement, par l’écrit, des brefs morceaux poétiques se présentant comme destinés à être chantés. Entre la fin du xviᵉ et le début du xviiᵉ siècle en France, les recueils de chansons se multiplient avec l’accélération du rythme des presses, avec le goût croissant des contemporains pour les recueils quel que soit le genre compilé et, concernant ce domaine spécifique, avec le déploiement imprimé de l’air de cour par la famille Ballard. Les membres de cette maison, officiellement consacrés « imprimeur[s] de la musique du roi » depuis l’obtention de ce titre par Robert I Ballard en 1553 en même temps qu’Adrian Le Roy, firent paraître plusieurs dizaines de recueils d’airs de cour durant la première moitié du xviiᵉ siècle, et au-delà, occupant une position dominante, presque de monopole, pour l’impression de la musique notée en particulier1. Dans les marges de cette production musicale officielle et d’abord conçue pour le cercle restreint de la cour et de ses satellites, de nombreux recueils de chansons sans partitions paraissent chez d’autres éditeurs, y compris en dehors de Paris, souvent sous le nom d’« airs de cour ». Ce sont ces compilations imprimées qu’il s’agit de considérer en faisant l’hypothèse qu’elles offrent un terrain d’enquête privilégié pour examiner les dynamiques qui caractérisent la publication en recueil au tournant des xviᵉ et xviiᵉ siècles. Ces livres permettent d’observer plus spécifiquement des dynamiques de circulation, de conservation et d’agencement de textes préexistants parce qu’ils compilent des chansons, soit des formes théoriquement destinées à des performances orales et des contenus généralement considérés comme collectifs. À partir de ces recueils de chansons et de quelques exemples à valeur paradigmatique, il s’agit d’analyser comment le recueil est un mode de publication pleinement investi par certains éditeurs2 et adéquat pour la publication imprimée de certaines formes telles que les chansons en ce qu’il permet de travailler une matière partagée, c’est-à-dire un contenu commun et souvent connu qui trouve sa raison d’être dans une circulation accrue, potentiellement par le biais de plusieurs médias. Cet article, en étudiant les modes de transmission de la chanson à l’époque moderne, s’inscrit dans « un vaste courant […] de curiosité et de reconnaissance universitaire de la chanson3 » et propose d’en explorer le versant imprimé, via la question du recueil, encore peu pensée jusqu’à présent dans ce champ spécifique4.
Publier des recueils de chansons : usages éditoriaux d’une matière partagée
Même si l’on exclut les ouvrages de musique imprimés par la famille Ballard, qui constituent un cas particulier en raison de la position privilégiée des éditeurs et de la facture de leurs ouvrages souvent liée à l’impression des partitions, la publication des recueils de chansons au tournant des xviᵉ et xviiᵉ siècles est très abondante et constitue une véritable vogue jusque dans les années 16605. La majorité de ces compilations, imprimées à Paris comme dans d’autres villes françaises, se présente sous la forme de petits formats (in-8o ou in-12o) dont la mise en page est dense. Ils peuvent être assez volumineux et compiler plus de 300 chansons pour les recueils les plus imposants qui peuvent aller au-delà des 400 pages. Les titres de ces livres promettent des « chansons » ou, plus fréquemment encore, des « airs de cour ». S’ils regroupent principalement des morceaux liés à une thématique amoureuse, ces intitulés cachent un ensemble relativement peu homogène.
On peut illustrer cette diversité avec le Tresor des plus excellentes chansons amoureuses, et airs de court (fig. 1) publié à Rouen en 1614 chez Nicolas Angot6. Ce recueil, un in-12o d’un peu plus de 450 pages, comporte des centaines de pièces versifiées qu’il présente comme des « chansons amoureuses » et qui ressemblent à, ou sont parfois, des poésies présentées comme des chansons. La variété des morceaux choisis transparaît dans les modes d’énonciation adoptés puisque l’on trouve des chansons monologiques faisant entendre des voix masculines ou féminines, des chansons dialogiques où s’alternent les voix de l’amant et de l’amie, ou celles du berger et de la bergère, ou encore des chansons construites sur le modèle des questions/réponses. La diversité des tonalités est également très frappante, avec des pièces qui modulent l’amour sous toutes ses formes, mêlant des élocutions platoniques, pastorales, érotiques, etc. Le recueil s’ouvre par exemple sur une chanson d’inspiration courtoise où l’amant souffre le martyre d’amour (« Si le sort fatal te commande/ Belle de conspirer ma mort ») ; mais dès la seconde chanson, le ton est bien plus léger lorsqu’il s’agit de raconter comment un mari découvre l’adultère de sa femme (« Ma femme se leve au matin »). Chaque chant est en apparence distingué par un en-tête générique tel que « air de court », « chanson amoureuse », « chanson joyeuse », « chanson à dancer », mais ces désignations restent très floues et s’avèrent interchangeables7. Le fonctionnement et sans doute la réussite de ces recueils, reposent sur la variété et le mélange de ces poèmes musicaux dont les dénominations peuvent s’avérer trompeuses.
Réunissant des pièces versifiées, la plupart du temps sans noms d’auteurs, ces recueils de chansons s’apparentent aux recueils poétiques collectifs qui connaissent un grand succès sur le marché de la librairie au cours du siècle8. Comme ces derniers, leur composition repose sur la reprise de pièces privilégiées, qui peuvent être réemployées d’un ouvrage à l’autre parce que les éditeurs s’entre-pillent et/ou parce qu’ils ont des sources communes. Cette proximité des corpus est particulièrement visible si l’on met en regard les tables que comportent souvent ces livres, en début ou en fin de volume. Ainsi, sur la vingtaine de chansons que répertorient alphabétiquement les premières pages respectives des tables des Airs de Cour parus à Poitiers en 1607 et du Tresor des plus excellentes chansons paru à Rouen mentionné plus haut, douze chansons sont identiques. On pourrait multiplier les exemples mettant en valeur le retour des mêmes chansons entre différentes éditions, comme si ces poésies destinées à être chantées se transmettaient par ricochet de recueil en recueil. Dans le cas présent, l’intitulé « Tresor » souligne déjà la démarche de collection et de sélection réalisée à partir d’une matière préexistante, en l’occurrence celle des chansons9. Parfois, ce sont même des recueils entiers qui sont reproduits comme c’est le cas pour ces Airs de cour parus chez Brossart en 1607 qui reprennent, après expiration de son privilège, un recueil intitulé La Fleur des chansons amoureuses édité par Adrian de Launay à Rouen en 160010. La pagination change car le format de Poitiers est légèrement plus petit, mais la « table des chansons » est équivalente, hormis trois « Chansons de surplus adjoustées11 », reléguées à l’extrême fin du recueil. La proximité des titres des chansonniers12 publiés entre les xviᵉ et xviiᵉ siècles renforce les liens qui se tissent entre les différents avatars de ces recueils même s’ils proviennent de maisons et de villes variées. Un bref échantillon permet de l’illustrer plus clairement :
- La Fleur des chansons nouvelles. Traittans partie de l’amour, partie de la guerre, selon les occurrences du temps present. Composee sur chants modernes fort recreatifs, Lyon, Benoît Rigaud, 1586.
- La Fleur des chansons amoureuses, ou sont comprins tous les : Airs de Court. Recueillis aux Cabinets : des plus rares Poëtes de ce temps, Rouen, Adrian de Launay, 1600.
- Le Tresor des plus belles chansons amoureuses et recreatisves. Augmenté de plusieurs Airs nouveaux et autres chansons nouvelles non encore veuës…, Rouen, Pierre de La Motte, 1606.
- Airs de cour comprenans le tresor des tresors, la fleur des fleurs, & eslite des Chansons amoureuses. Extraites des œuvres non encor cy devant mises en lumiere des plus fameux & renommez Poëtes de ce siecle, Poitiers, Pierre Brossart, 1607.
Ces intitulés reprennent les mêmes mots-clés, voire les mêmes expressions, avec une surenchère dans les promesses de sélection, sans doute dans une perspective promotionnelle. Ils dessinent des sortes de strates éditoriales et sont des signes de la vogue de ce type de recueils au début du xviiᵉ siècle mais aussi, peut-être, de modes de circulation autres (oraux, manuscrits…) dont on aurait perdu la trace. Les recueils de chansons, comme les recueils poétiques de la même période, reposent ainsi sur des effets de collection, c’est-à-dire que les compilations organisent des réseaux de textes et d’ouvrages qu’entretiennent les acteurs de l’édition.
Toutefois, à la différence de beaucoup de recueils de poésies de la même période, les recueils de chansons, semblent peu se soucier de publier des auteurs singuliers ou des groupes d’auteurs13. Ce n’est visiblement pas la question de l’auctorialité qui est au cœur de ces compilations alors même qu’entre la fin du xviᵉ siècle et le courant du xviiᵉ siècle, un système de classement par auteur se met progressivement en place14. Le choix de l’anonymat caractérise la plupart des recueils de chansons parus sans partitions15, ce qui accentue la mobilité des textes recueillis, qui peuvent être connus, très connus ou nouveaux, mais qui sont présentés comme destinés à passer de bouche en bouche. Le caractère collectif des recueils est mis en avant dans les titres soit par l’absence de noms propres, soit par l’affirmation récurrente que les textes sont le fruit du travail « de plusieurs Autheurs16 ». De manière implicite, le caractère partagé des énoncés contenu dans ces livres se voit ainsi réaffirmé. L’anonymat reste cependant une convention qui peut être brisée par des lecteurs avertis ou par l’indication de noms d’auteurs ou de compositeurs dans certains recueils. La plupart des chansonniers sont ainsi construits à partir des poèmes amoureux composés par des auteurs anciens, parfois par des écrivains contemporains. On croise par exemple un poème de Malherbe, « Enfin ceste beauté m’a la place rendue17 » dans le Tresor des plus excellentes chansons amoureuses…, ou encore le fameux « Mignonne allons voir si la rose » de Ronsard dans Le Tresor des plus belles chansons amoureuses et recreatisves18. Ces emprunts à la poésie lyrique sont parfois affichés de manière typographique, par l’italique, comme le veut alors la présentation traditionnelle de ce type de poésie qui n’abandonnera cette convention que dans les années 165019. Dans ces deux mêmes recueils, le nom de l’auteur ou du compositeur d’une ou plusieurs chansons est parfois spécifié, à l’instar d’une mention de Tessier, l’un des musiciens et compositeurs du roi20.
Le caractère aléatoire des attributions souligne qu’elles ne sont pas essentielles à la bonne réception de ces chants sans musique. Ainsi le chant « Amans qui d’amour pipez », attribué à Tessier dans Le Tresor des plus belles chansons amoureuses et recreatisves, apparaît sans nom d’auteurs dans d’autres chansonniers21. Transformées en chansons une fois insérées dans des recueils qui en portent le nom, les poésies de Malherbe, de Ronsard, de Saint-Amant ou d’autres sont intégrées à un fonds réutilisable et considérées comme une matière collective, potentiellement orale et que les libraires-imprimeurs peuvent exploiter en tant que telle. En outre, ces mentions nominatives restent minoritaires comme s’il s’agissait seulement d’expliciter les emprunts de manière discrète ou comme si ces attributions n’avaient guère d’importance pour la lecture des textes répertoriés. À une époque où l’on attribue peu les textes imprimés en recueils, l’identification des auteurs n’est visiblement pas à l’ordre du jour, d’autant moins que les pratiques de citations ou de commentaires, qui brouillent les frontières de l’attribution des textes, sont alors généralisées22. Être attentif à ce phénomène engage à mesurer à quel point le caractère partagé de ces corpus de chansons favorise une production anonyme et collective dans laquelle les opérateurs de l’imprimé jouent un rôle crucial.
Plutôt qu’un ou plusieurs auteurs particuliers, ce qui est publié avec ces chansonniers parus au cours de la première modernité, ce sont visiblement avant tout des textes destinés à circuler, par écrit ou oralement, des pièces présentées selon un certain agencement qui les met en valeur et que s’attachent à mettre en œuvre des hommes du livre. Deux exemples qui condensent les enjeux liés à la mise en recueil des chansons ou airs de cour illustrent l’implication ainsi que le rôle clé joué par les éditeurs dans ces deux processus et dans la conception de ces objets imprimés.
Le recueil comme objet d’appropriation : Les Chansons amoureuses parues chez Adrian de Launay (1600-1602)
L’éditeur A. de Launay fait paraître en 1600 un recueil, déjà mentionné, intitulé La Fleur des Chansons amoureuses. Cette publication obtient sans doute un important succès puisqu’elle est suivie, dès 1602, d’une autre compilation de chansons chez le même éditeur et que celui-ci prend alors soin d’accompagner les textes d’un appareil liminaire conséquent. Le paratexte de cette édition aide à comprendre la construction et les principes de circulation des recueils de chansons à cette époque. Sa page de titre met d’emblée en scène la dimension anthologique que revendique ce nouveau recueil : Non le tresor ny le trias ne le cabinet moins la beauté mais plus la fleur ou l’eslite de toutes les chansons amoureuses et airs de court23. La dernière proposition de cet intitulé précise que les chansons et airs proposés sont « Tirez des œuvres et Manucripts des plus fameux Poëtes de ce temps », ce qui fait ressortir une sélection d’ordre qualitatif, un travail de recherche et de rassemblement d’un corpus d’« œuvres », qu’on peut présumer imprimées, et de textes manuscrits. Cette édition de 1602 est placée dans la lignée du recueil précédent puisqu’elle comporte un extrait du privilège de librairie, daté du 5 février 1600, qui y renvoie :
Par grace et privilege du Roy, il est permis à Adrian de Launay Imprimeur et Libraire : de nostre ville de Rouen, d’Imprimer ou de faire Imprimer un livre intitullé la Fleur des Chansons amoureuses, avec deffences tres-expresses à tous Libraires et Imprimeurs, ou gens de quelques Estats et qualité qu’ils soyent sujects à nostre Couronne d’Imprimer, ou faire Imprimer lesdits semblables Airs ou Chansons contenus en son dit livre, ny tirer hors aucunes y comprises, voire estant apportez hors de France, sous quelques pretexts que ce soit pendant le temps de trois ans24.
Avant que cela ne devienne obligatoire en 161825, la reproduction d’un tel extrait en début de livre vient affirmer la propriété, non d’un ou plusieurs auteurs, mais d’un éditeur qui s’arroge la possession des chansons qui ne pourraient plus être extraites de sa composition imprimée, du moins pour figurer dans un volume concurrent26. Au-delà de l’enjeu économique qu’il représente assurément, le recueil apparaît comme le fruit du travail d’un éditeur qui se présente comme l’initiateur d’un projet de collection et qui se voit glorifié dans un quatrain :
De Launay ton labeur avec ta diligence,
No’ fait veoir à veuë d’œil q[ue] malgré l’envieux
L’envie n’a eu pouvoir te faire resistence
Puis que ton labeur vainc l’envie et l’envieux27.
L’avis au lecteur qui précède immédiatement ce quatrain augmente cette affirmation de possession et met en lumière une autre facette de la circulation des recueils de chansons à cette époque, une circulation non contrôlée ou clandestine. A. de Launay y accuse des rivaux d’avoir repris et dénaturé son recueil :
Bien qu’ils ayent prins quelques feuilles de la Fleur pour enrichir et orner leurs Thresors et Cabinets, ce neantmoins elle est demourée en sa force, n’estant en leur puissance de la diminuer non plus de son cours que de son odeur.
Mais pensant en moy qu’une fleur effeuillée ne seroit digne d’estre veuê. Je l’ay bien voulu accompagner d’une Eslitte par le moyen d’une recherche exactement faicte dans les œuvres & Manuscrits des plus fameux Poëtes de ce temps, y apportant tout ce que j’ay trouvé de rare et digne d’estre veü, pour en faire une fleur d’Eslite, laquelle je vous presente amis Lecteurs : Vous priant qu’elle soit preferée à tout autre. Ce faisant me donnerez subject de continuer une suitte laquelle ne vous sera moins contemptible que agreable. Adieu28
Cette plainte d’être victime d’une usurpation est courante à l’époque mais elle peut sembler surprenante à l’ouverture d’un recueil de chansons quand on sait que la matière de ces livres est partagée ou semble considérée comme telle par les éditeurs, du moins si l’on en croit la densité de circulation de ce type de texte. Toutefois, à la différence des auteurs qui rédigent parfois un avis pour se plaindre du pillage dont leurs œuvres peuvent faire l’objet, cet éditeur ne condamne pas tant la reprise du contenu que l’acte d’extraction : autrement dit, la matière semble bien être considérée comme partagée et c’est l’art de composer celle-ci qui fait la valeur de la création dont il est question. Ce que l’éditeur A. de Launay défend dans son avis, à travers l’image topique du bouquet, c’est le fait même de recueillir, au sens fort et au sens propre du terme grâce à la métaphore florale, c’est son geste de conservation et de sélection par la composition d’une compilation imprimée. L’éditeur se positionne en acteur de la construction du livre lorsqu’il affiche le geste de recueillir plutôt que le contenu des pièces réunies depuis la surenchère du titre, qui comporte déjà des mots qui désignent l’action de rassembler et de sélectionner (de recueillir) accomplie par A. de Launay (le trésor, la fleur, l’eslite…), jusqu’à cet avis au lecteur qui les met en perspective avec la dénonciation d’imitations éditoriales.
Le cas des recueils de chansons amoureuses parus chez A. de Launay souligne la densité de circulation des chansons qui constituent une matière partagée idéale pour la mise en recueil : un éditeur comme ce Rouennais peut se saisir d’un tel corpus et l’accommoder en revendiquant son acte de composition comme ce qui fait la valeur de son ouvrage édité. Cet exemple souligne à quel point, pour les intermédiaires de l’édition comme pour les auteurs, la mise en recueil n’est pas seulement une affaire d’agencement ou de conservation mais aussi d’appropriation et ce quand bien même le contenu n’a rien de personnel et quand la production est elle-même le fruit d’une collaboration impliquant différents agents éditoriaux29.
Le recueil comme objet de composition et d’innovation éditoriales : les Chansons folastres et prologues parus chez Jean Petit (1610-1612)
Un autre recueil publié à Rouen quelques années après les chansonniers parus chez A. de Launay permet de mesurer combien la compilation est ce qui fait le prix de ces publications, mais de manière tout à fait différente puisqu’il n’y a pas de revendications directes de la part de l’éditeur sur la création proposée. Les Chansons folastres et prologues édités par Jean Petit entre 1610 et 161230, sont des recueils construits par l’entremêlement de textes préexistants, en l’occurrence des chansons et des prologues apparemment destinés à la représentation théâtrale. Les chansons reprises dans ces ouvrages sont de celles qui paraissent dans les chansonniers publiés en nombre dans la capitale normande entre la fin du xviᵉ et le début du xviiᵉ siècle, tandis que les prologues sont des monologues dramatiques parus dès 1609 à Paris et qui seront par la suite attribués au comédien Jean Gracieux, plus connu sous le nom de Bruscambille31.
Ces livres correspondent au modèle dominant des recueils parus au xviiᵉ siècle puisqu’ils se présentent comme des œuvres collectives mêlant des textes de différentes natures32. Ils trouvent leur unité dans l’omniprésence des marques d’oralité ainsi que dans la tonalité joyeuse de l’ensemble. Ces particularités sont illustrées par la première chanson du recueil des Chansons folastres de 1612, « Il estoit un bon homme33 », qui représente un coup de force à l’ouverture de ce chansonnier papier dans la mesure où elle est composée essentiellement d’onomatopées, comme s’il s’agissait d’exhiber la dimension orale de ces créations qui gagnent le domaine de l’imprimé. Les prologues sélectionnés mettent aussi en évidence cette dimension en étant sans cesse adressés aux « Messieurs » d’une assistance supposée et en abordant des thématiques en adéquation avec les airs recueillis qui racontent des affaires de cocuage, des rencontres amoureuses ou le partage d’une même boisson. Le contenu des chansons comme celui des prologues n’est pas modifié ou adapté en vue de ces impressions, notamment pour mieux correspondre au cadre de publication local qu’est la ville de Rouen34 : les Chansons folastres et prologues ainsi que leur suite ne sont que des republications et l’adaptation se situe bien, non au niveau des textes, mais au niveau des recueils, par leur assemblage inhabituel. Jean Petit, qui publie alors aussi bien du théâtre que des écrits de circonstance35, réalise en effet avec ces recueils mêlés une opération de compilation innovante : à la différence des autres recueils qui allient les prologues de Bruscambille à d’autres productions telles que des histoires facétieuses36, les créations sont ici alternées, une chanson succédant systématiquement à un prologue. Cet entrecroisement systématique accentue les échos thématiques et accroît l’importance de la dimension orale de ces différents morceaux qui se voient en partie réunis pour leur capacité à être dits ou entonnés en société.
On peut s’interroger sur les raisons de ce mélange. Ce choix ne paraît pas démontrer le besoin de mêler les prologues à d’autres textes puisque dès 1610, une autre édition rouennaise contenait uniquement les discours du farceur et que ceux-ci continueront à paraître dans cette ville sans le soutien d’autres textes37. En revanche, il est possible que cette disposition alternée ait servi à brouiller les pistes et à présenter des republications sous des airs de nouveauté, Petit rejoignant ainsi les pratiques d’impression libre et de piratage courantes dans la cité rouennaise à cette période38. En outre, compte tenu du milieu éditorial rouennais favorable aux publications dites « facétieuses39 » et même licencieuses, il est presque certain que cet entourage textuel a favorisé le lancement imprimé de ces prologues comiques à Rouen et qu’il s’agit là d’une opération éditoriale stratégique de la part de Petit. Celui-ci cherche probablement à faire un coup double en rassemblant deux formes à la mode : il récupère des prologues comiques imprimés, encore anonymes, qui ont du succès à Paris40 et les introduit dans des recueils de chansons déjà bien implantés dans le marché rouennais.
Un élément suggère que ce mélange participe au lancement de la publication de Bruscambille à Rouen : le réemploi par Petit de l’épître que Jean Millot, premier éditeur des prologues de Bruscambille à Paris, avait placé à l’ouverture du livre en 1609. Cette épître se termine par l’annonce suivante :
l’autheur qui n’adore autre profession [que celle d’égayer le lecteur] aura tracé une autre troupe de prologues qu’au mesme instant je mettray à la presse pour t’estre dedié de telle humilité que je fais ceux-cy41.
Le fait même que Petit reprenne cette épître, et donc fasse sienne la promesse de Millot, sous-entend qu’il espérait le succès de ce recueil mêlant prologues comiques et chansons folastres. L’engagement sera tenu dans le cas de Millot avec la parution des Prologues tant serieux que facecieux puis des Fantaisies de Bruscambille42, comme dans celui de Petit avec la republication des Chansons folastres et prologues et surtout l’extension de cette entreprise avec le Second livre des chansons folastres et prologues en 161243. Le réemploi de ce texte liminaire exogène, assure par ailleurs une connexion entre deux corpus initialement étrangers. Il avertit les lecteurs qu’ils seront contraints « d’ouvrir les dents de telle espace qu’on y pourroit facilement cacher une perdrix toute rostie44 », et donc que l’enjeu comique, qui était d’abord celui des prologues, devient celui des chansons choisies. En ce sens, ce sont bien les discours de Bruscambille qui dictent une sélection de chansons plaisantes, qui dirigent et planifient la réception de ces recueils mêlés.
On le voit avec le cas de ces Chansons folastres et prologues parus chez J. Petit, le recueil est une forme de publication qui trouve son intérêt et peut-être sa légitimité dans le travail de composition des opérateurs de l’imprimé qui réalisent sans doute un gain de temps, en reprenant des matières déjà parues, et un profit économique, en exploitant le succès de certaines publications dénuées de noms d’auteurs. Ces recueils mêlés n’affichent nullement le nom de Bruscambille et l’on mesure pleinement, à partir de ce second exemple, que leur fonctionnement repose davantage sur le partage des corpus que sur une notoriété d’auteur ou d’éditeur.
Des recueils imprimés aux usages partagés et oralisés
À partir de ces observations, que peut-on dire des usages et des publics de ces recueils de chansons (avec ou sans prologues), ou du moins de leur programmation par les recueils imprimés ? La nature orale affichée par ces pièces qui se donnent à lire comme des « chansons » ou des « airs » suppose presque de facto un potentiel de circulation que les poésies n’impliquent que de manière secondaire, leur statut n’impliquant pas nécessairement une énonciation à haute voix.
Les usages de ces livres sont peu programmés par des écrits liminaires tels que des « avis au lecteur » puisque rares sont ceux qui disposent de ce type de textes introductifs qui pourraient servir de modes d’emploi45. Reste les titres, qui peuvent fonctionner comme des programmes condensés de ces ouvrages et de leurs applications, en mettant souvent l’accent sur le divertissement et la forme des écrits rassemblés. Malgré le retour des appellations « airs de cour » ou « chansons », il n’est pas évident que ces écrits soient vraiment des paroles versifiées destinées à être chantées et il peut ne s’agir que de poésies rebaptisées comme l’ont montré certains emprunts. L’absence de partitions ou même parfois d’indications de timbres, c’est-à-dire d’un air connu qui peut servir de « moule » pour les nouvelles paroles proposées, va également dans ce sens et l’on est loin, avec ces recueils de chansons sans musique, des recueils d’airs notés imprimés chez Pierre Ballard à Paris46.
Pourtant, même si on ne peut affirmer avec certitude qu’ils aient fait l’objet d’une mise en voix, ces écrits adoptent le titre et la forme de « chansons » et correspondent au premier sens de ce mot que dégagera Furetière à la fin du siècle : « petite piece de vers aisez, simples, et naturels, que l’on chante sur quelque air47 ». Dans ce cadre, les recueils sont des objets imprimés fonctionnant comme des enregistrements, comme des répertoires de paroles qui pourront être chantées. Ces compilations sont des supports écrits vouées à des appropriations multiples et en particulier des appropriations oralisées. La présence, bien que non systématique, d’un timbre plus ancien ou connu accompagnant certaines chansons, semble d’ailleurs être la trace de ce phénomène. Ainsi, soit les recueils étaient destinés à des cercles ou des compagnies de personnes qui connaissaient déjà ces timbres et pouvaient les entonner comme ils devaient l’être ; soit on peut faire l’hypothèse que ces vers pouvaient s’adapter à différentes pratiques : être repris sur des airs connus choisis par les lecteurs-interprètes des recueils, être déclamés dans des compagnies ou encore être lus silencieusement. Ces petits ouvrages se présentent comme des catalogues maniables, à usage pratique, dans lesquels les lecteurs sont invités à circuler grâce à des tables des matières organisées de manière alphabétique à partir du premier vers des chansons. Ce système de classement diffère d’un agencement générique ou thématique et permet à l’utilisateur de retrouver rapidement une chanson particulière ou connue.
Si la programmation des usages ne prend que rarement l’allure d’« avis au lecteur » dans ces recueils de chansons, elle peut s’insinuer au cœur des ouvrages. Ainsi, au sein du livre Non le tresor ny le trias ne le cabinet…, on trouve à la fin, au sein d’une section intitulée « Chansons à danser », de brèves chansons à boire qui prescrivent des manières de chanter et de performer ces textes imprimés. Certains couplets ou refrains sont pour cela accompagnés de consignes qui distribuent gestes et paroles : « la compagnie doit chanter ensemblement », « L’un de la compagnie chantera seul ce couplet tena[n]t entre le verre à sa main le monstrant à celuy auquel il veut boire, puis le couplet achevé boira48 », ou encore « La compagnie chanteront ensemblement ce pendant qu’il boira ce qui ensuit, frappa[n]t des mains sur la table en faço[n] de tambour jusques à ce qu’il aye beu49 ». Ces chansons à boire mobilisent un imaginaire militaire de soldats en campagne plutôt qu’un seul imaginaire des tavernes : on y trouve notamment des chansons à la santé du roi, d’un capitaine, etc. Ces indications font office de protocoles de réception et mettent en place une fiction de partage, à la fois d’une parole et d’une boisson. Les instructions délivrées peuvent être plus ou moins complexes mais elles sont toujours tournées vers une réalisation orale et conviviale. La matérialité de ce volume irait d’ailleurs dans ce sens puisqu’il est caractérisé par une optimisation de l’espace de la page : les chants se suivent étroitement sans bandeaux d’ornementation ni de marges suffisamment larges pour faciliter une prise de notes ou des commentaires écrits.
L’esquisse de cette programmation orale et collective peut aussi prendre la forme d’une image, comme dans la page de titre des Airs de Cour publiés en 1607 chez Brossart50. Il s’agit d’une gravure sur bois qui illustre une mise en pratique du chansonnier en question, ou du moins une projection de cet usage, à savoir une lecture en réunion, peut-être chantée a capella, qui s’opère dans le cas présent dans une atmosphère détendue comme le suggère l’attitude des personnages dont l’un est assis sur la table. Cette image est en réalité tirée d’autres compilations publiées quelques décennies plus tôt à Lyon, par Benoît Rigaud, dans les Chansons nouvelles fort amoureuses, plaisantes & recreatives, non datées, ou dans L’Amoureux passetemps paru en 158251. Le fait même que cette figuration revienne en tête de différents recueils, parfois dans un autre contexte éditorial, sous-entend que les contemporains l’ont estimée opportune pour servir à l’accompagnement et à la promotion de chansonniers papiers. L’image proposée (fig. 2) met en évidence l’aspect musical de l’expérience puisque l’ouvrage ouvert sur la table semble bien plus grand que le recueil édité et paraît donc contenir des partitions. Que ce soit par une illustration ou par des prescriptions mêlant chant et boisson, ces éléments mobilisent des imaginaires divergeant de celui de la « cour » que les titres de ces recueils de chansons convoquent. La présente gravure médiatise la consommation d’un chansonnier comme une pratique sociale, apparemment plutôt masculine, le recueil servant de support à des festivités en réunion. Ainsi, les compilations imprimées ne programment pas tant – ou du moins pas seulement – des pratiques de lecture qu’une diffusion par d’autres biais que l’écrit et en l’occurrence plus spécifiquement par des pratiques orales collectives.
Parce qu’elles induisent une diffusion orale accrue, potentiellement collective, et que leur existence dépend d’une forme de répétition, les chansons constituent une matière partagée qui se prête idéalement à la mise en recueil, en particulier entre la fin et le début du xviiᵉ siècle, à une époque où ce mode d’impression se développe de manière exponentielle et où les « airs de cour » sont en vogue. Les compilations de chansons sans partitions parues au cours de cette période sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles affichent les dynamiques de circulation des textes et la valeur qu’acquiert l’acte de composer en recueil. Ce processus éditorial peut être qualifiant pour les opérateurs de l’imprimé comme l’ont mis en lumière les études de cas des recueils de chansons publiés par Adrien de Launay et Jean Petit. Les hommes du livre se saisissent des multiples possibilités offertes par la forme éditoriale du recueil pour manipuler les chansons, celles-ci constituant une matière privilégiée dans un cadre où la question de l’auctorialité paraît secondaire.
Les échanges soulignés entre les recueils dépassent les questions d’intertextualité : ils mettent en avant les usages en série de ces pièces aussi bien au niveau de la création des objets-livres que sont les recueils qu’au niveau de leur consommation par des lecteurs. En cela, les chansonniers s’inscrivent dans des pratiques de réemploi courantes à l’époque moderne dans le domaine de l’imprimé, qui peuvent être liées à des enjeux économiques, poétiques ou politiques52. Ces recueils de chansons présentent toutefois la particularité d’ouvrir, de manière peut-être plus directe que les recueils collectifs de poésies contemporains, vers des dynamiques de diffusion autres, et en particulier de programmer une oralisation qui oriente ces livres vers des pratiques orales et sociales potentiellement diversifiées. La charge orale de ces productions ainsi que l’affichage de leur caractère partagé qui suppose que les modalités de reprise liées à la mise en recueil marchent de façon particulièrement active, sont deux principes qui paraissent caractériser ces recueils de chansons par rapport aux recueils poétiques.