Classicisation et approche téléologique : les effets interprétatifs de l'anthologisation de Racine

DOI : 10.35562/pfl.230

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« Brusquement son index frappait la brochure : – Comprends pas. – Comment veux-tu comprendre ? Tu lis par dedans1 ». La réprimande de la grand-mère est claire et sans appel. Dans Les Mots, Poulou – futur Jean-Paul Sartre – mettra du temps à comprendre que son grand-père, en ouvrant ainsi en plein milieu les brochures de sa grand-mère ne peut en saisir le sens sans prendre du recul. Le lecteur par extrait serait, de la même façon, voué à l’éternelle méprise. « Lire par dedans ». C’est pourtant ainsi que les élèves s’initient à la lecture, c’est souvent comme cela qu’ils font leurs armes littéraires ; et c’est peut-être la seule chose qu’ils verront de ce champ de bataille tant la lecture effective d’œuvres intégrales devient une exception, parfois pour les professeurs eux-mêmes.

Mais ce qui nous intéresse ici n’est pas seulement la lecture d’extraits, mais plus précisément l’inscription de cette pratique dans le cadre d’une anthologie, où les habillages et appareils critiques sont, comme l’écrit Stéphane Zékian, « autant d’alentours où l’usage filtre ses objets pour mieux les réinventer2 ».

Réinventer l’œuvre de Racine. La tâche paraît ardue tant l’image de ce classique a été ancrée dans nos esprits à grands coups de parallèles avec Corneille. Et pourtant, cette image de Racine – le classique de l’époque classique, avec Boileau –, après avoir été d’abord patiemment élaborée dans la première partie du xixe siècle, comme l’a montré S. Zékian dans L’Invention des classiques, nous est parvenue grâce à une célèbre anthologie, qui en a cristallisé certains aspects bien précis ; le Lagarde et Michard (fig. 1) :

Au moment où il écrivait ses chefs-d’œuvre, Racine jeune, comblé de gloire, au milieu d’une cour galante, a éprouvé lui-même toute la gamme des sentiments qu’il a su peindre avec une connaissance si riche de l’âme humaine3.

Fig. 1. Couverture du tome III du Lagarde et Michard, xviie siècle. Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1970. Les Collections du musée national de l’Éducation (réseau Canopé)

Fig. 1. Couverture du tome III du Lagarde et Michard, xviie siècle. Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1970. Les Collections du musée national de l’Éducation (réseau Canopé)

La question que nous nous poserons au vu de cette citation éclairante est donc la suivante : en quoi le courant critique sur lequel se fondent les anthologies Lagarde et Michard – courant qui attache une grande importance à l’impact qu’ont eu la vie et le caractère de l’auteur sur son œuvre –, en quoi cette façon de penser la littérature a-t-elle eu des conséquences cruciales sur la façon dont est présentée l’œuvre de Racine dans les anthologies en question ? En quoi faire de Racine non plus une personne mais un personnage a-t-il eu une influence sur la transmission de l’œuvre elle-même ? Pourquoi faire de Racine un personnage a-t-il conduit à faire de Racine le parangon du classicisme.

La question est d’autant plus importante que cette anthologie a connu un grand succès dans la seconde moitié du xxe siècle et qu’elle reste encore aujourd’hui un repère important dans la conception scolaire de la littérature. De fait, nombre de professeurs actuels dans le secondaire ont été formés avec ce manuel, ou du moins l’ont utilisé comme complément de formation, à la faculté ou en classes préparatoires. Le nombre d’exemplaires publiés au fil des rééditions est difficile à estimer, mais il est certain que le tirage de la totalité des tomes de l’anthologie Lagarde et Michard représente un des records de l’édition pédagogique en France. Dans les années 1980, l’éditeur Bordas annonçait déjà avoir franchi le cap des vingt millions d’exemplaires. L’ouvrage n’est plus prescrit en tant que manuel dans le secondaire à partir de 1992 ; il demeure cependant un usuel de référence. Depuis 2003, une nouvelle édition, sous la forme d’un coffret de quatre volumes accompagnés d’un cédérom, fait l’objet de retirages réguliers.

En étudiant la notice et les extraits consacrés à Racine dans le volume sur le xviie siècle, nous entendons montrer le lien entre approche psychologique de l’auteur et conception téléologique de son œuvre, entre la critique beuvienne et l’adoubement décisif de Racine comme classique suprême. Une première étape de cette étude nous permettra d’observer que Racine est présenté dans le Lagarde et Michard comme l’auteur par excellence du « siècle de Louis XIV », institué par l’école comme siècle classique. Nous verrons ensuite que, dans la scénographie du siècle, la psychologisation des auteurs classiques érigés en personnages produit un effet d’adhésion à leur discours. Nous serons ainsi en mesure de comprendre comment cette parole de l’auteur prise au mot conduit à essentialiser son œuvre.

Racine, l’auteur par excellence du « siècle de Louis XIV »

Dès les premières lignes de l’anthologie, le ton est donné, le xviie siècle est le « siècle de Louis XIV4 ». Cette expression qui naît avec Voltaire a fait l’objet de vifs débats au début du xixe siècle. De fait, elle concentre de nombreuses problématiques, tant politiques qu’esthétiques. Par ailleurs, elle semble oblitérer toute une partie de la période, en ne mettant en lumière que le règne du Roi Soleil, lequel serait à la fois l’apogée et la nature ultime de ce siècle. Malgré l’ambition affichée des auteurs d’éviter de présenter une époque figée dans une image d’Épinal, on se retrouve in fine devant une représentation téléologique du siècle : tout mène au classicisme, apogée nécessaire.

L’illusion du mouvement

Dans l’introduction du volume, on peut en effet lire l’engagement à ne pas figer cette époque dans une « immobilité factice5 », le projet étant d’étudier « le xviie siècle dans son évolution6 ». De même, la section sur Racine invite à distinguer les différentes périodes de l’auteur et semble les replacer dans leur contexte et les expliquer par le prisme de ce qu’il vivait à ce moment précis. Les titres en sont donc : « le séjour à Uzès », « premiers succès, premières luttes », « d’Andromaque à Phèdre ». De même, les commentateurs ne manquent pas de remarquer dans La Thébaïde et Alexandre une influence du « romanesque de Corneille »7. Il s’agit alors avant tout d’inscrire les œuvres dans une continuité logique, qui se présente de fait comme un destin.

Dès l’introduction, malgré cette affirmation d’une approche dynamique de l’époque en question, on se rend compte que c’est l’illusion rétrospective, effet du rapport téléologique à l’œuvre de Racine, qui prévaut. Ainsi, dès la troisième phrase, les auteurs définissent de cette façon le xviie siècle : « c’est le siècle de Louis XIV et du classicisme8 ». On sait les biais qu’entraîne la périodisation en siècles9, et c’est un écueil auquel n’échappe pas cette anthologie qui, pour des raisons principalement pédagogiques, adopte ce découpage. In fine, la période louis-quatorzienne se présente comme l’apogée et la ligne de fuite naturelle du siècle.

Cette approche téléologique se met en place dans la façon de présenter l’histoire politique du xviie siècle : de la Fronde à Louis XIV puis à la vieillesse du Roi Soleil on assiste à une construction narrative topique : au chaos succède l’ordre (« après tant de troubles et d’incertitudes, les éléments les plus éclairés de la nation aspirent à un ordre rationnel et stable10 »), puis la décadence (« bien avant la disparition du Roi Soleil, maints signes révèlent qu’avec l’hégémonie politique et militaire de la France, le souverain équilibre classique se trouve lui aussi menacé11 »).

La monarchie absolue se trouvait alors préparée par Mazarin et Richelieu : « Richelieu, par la lucidité de son génie politique et l’intransigeance de son caractère, Mazarin, par sa diplomatie insinuante, préparent l’achèvement d’une œuvre séculaire, l’établissement de la monarchie absolue12 ».

Cette vision rétrospective triomphe dans la « Conclusion » de l’introduction :

Au terme de cette étude, c’est à VOLTAIRE, grand admirateur du siècle de Louis XIV, que nous emprunterons cet aperçu saisissant sur une époque qui fut peut-être la plus brillante de notre histoire : « C’était un temps digne de l’attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lulli et (puisque ne s’agit ici que des arts) les voix des Bossuet et Bourdaloue se faisaient entendre à Louis XIV, à Madame, si célèbre pour son goût, à un Condé, à un Turenne, à un Colbert et à cette foule d’hommes supérieurs qui parurent en tout genre »13.

Au fond, cette citation de Voltaire, empreinte d’une dimension fortement axiologique, dresse le tableau d’un âge d’or esthétique auquel succède une inévitable décadence. Elle se clôt d’ailleurs ainsi : « Ce temps ne se retrouvera plus, où un duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, au sortir de la conversation d’un Pascal ou d’un Arnauld, allait au théâtre de Corneille14 ». S’agit-il d’une référence au salon de Mme de Sablé, fréquenté par Pascal et La Rochefoucauld, ou d’un simple fantasme des anthologistes ? Quoi qu’il en soit, on assiste bien à une mise en scène de ces personnages dans la comédie humaine du siècle de Louis XIV.

C’est alors que l’anthologie intègre Racine dans ce processus téléologique : « la doctrine classique, lentement élaborée entre 1620 et 1660, trouve son expression la plus parfaite dans la tragédie racinienne. Racine a le privilège de respecter aisément les règles comme si elles avaient été faites pour lui15 ». L’esthétique classique de Racine devient alors « un sommet qui ne fut pas atteint sans lutte et sans tâtonnements16 » : c’est la mise en place d’une téléologie axiologique du siècle, une direction vers le Beau et le Bien. L’œuvre du dramaturge va alors subir le même sort : elle est soumise à une logique aristotélicienne selon laquelle les premières œuvres portent en elles toutes les potentialités de la suite, nécessairement parfaite et géniale. Le manuel semble s’efforcer d’esquisser, dès les sections sur La Thébaïde et Alexandre, l’image de Racine telle qu’elle s’est cristallisée par la suite, celle d’un peintre de la tragédie intérieure. On peut ainsi lire juste après l’affirmation d’une influence cornélienne : « l’amour occupe déjà une place de choix17 ».

Enfin, les choix iconographiques viennent figer l’auteur dans un imaginaire essentialisant : le portrait en pied de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud est choisi comme illustration du chapitre sur Racine. Cette illustration grandiose (fig. 2) participe de l’élaboration d’une image canonique du dramaturge au cœur du « Siècle de Louis XIV » : une époque de grandeur et de fastes, une époque inégalée, inégalable.

Fig. 2. Portrait de Louis XIV choisi pour illustrer le chapitre sur Racine dans le Lagarde et Michard de 1970. Les Collections du musée national de l’Éducation (réseau Canopé)

Fig. 2. Portrait de Louis XIV choisi pour illustrer le chapitre sur Racine dans le Lagarde et Michard de 1970. Les Collections du musée national de l’Éducation (réseau Canopé)

Malgré la volonté affichée de restituer un mouvement, c’est bien une essentialisation du siècle et de l’auteur qui se joue ici. Au sein d’un siècle de Louis XIV figé dans une structure narrative topique, Racine occupe une place privilégiée, celle de l’auteur destiné à être « le classique par excellence18 ».

Un siècle de Louis XIV au prisme du xixe siècle ?

L’image de Racine, classique indétrônable, maître de la règle et de la pureté du verbe, s’est surtout forgée au début du xixe siècle. La vision romantique de Racine affleure au fil les sections découpées par Lagarde et Michard, tout particulièrement dans celle qui propose une analyse de sa poésie. Il ne s’agit pas d’une lecture des poèmes de jeunesse, qui n’ont droit qu’à un court paragraphe, mais bien d’une étude transversale prélevant dans les ouvrages dramatiques des passages décrétés poétiques.

C’est une citation de Chateaubriand qui ouvre cette section. La notion charnière qui permet de joindre poésie et tragédie est alors – à demi-mot – la catharsis : « Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie ; il faut qu’il s’y mêle autant d’admiration que de douleur19 ». L’anthologie est ainsi par moments piégée entre les deux visions des classiques élaborées au début du xixe siècle et mises au jour par S. Zékian dans L’Invention des classiques. D’un côté, on montre la supériorité du naturel de Racine, qui, par le moyen du vers, construit une tragédie simple et sans détour : Racine serait par-là supérieur à La Bruyère20, qui se voit attribuer la dénomination péjorative de « styliste », « plus artificiel » ; mais aussi supérieur à Marivaux, qui s’attarde trop à l’éveil des sentiments21, et aux romantiques mêmes. De l’autre côté, le dramaturge apparaît comme un auteur qui n’est pas esclave des règles et qui déchaîne les passions de ses personnages quand cela lui semble juste : il « n’a pas la superstition des règles22 ». Dans cette perspective, l’anthologie reprend la défense de Racine dans sa préface de Britannicus.

Psychologie des auteurs ou stratagèmes rhétoriques ?

L’essentialisation de la période et la fixation de Racine dans une destinée classique semblent prendre sa source dans une méprise : les auteurs du Lagarde et Michard intègrent les considérations de Racine dans ses préfaces comme des éléments de sa psychologie alors que celles-ci s’inscrivent avant tout dans un dessein rhétorique.

L’anthologie en quête du vrai Racine

L’enseignement de la littérature et de l’histoire assume clairement, à l’époque de l’élaboration de ces anthologies, une visée morale. C’est pourquoi la psychologie des grands hommes occupe une place de choix dans ces manuels : les personnes tendent à être traitées comme des personnages. La dimension psychologique se dévoile alors dans l’évocation de leur caractère. Aussi leurs actions sont-elles rarement intégrées dans leur horizon contemporain ; elles sont toujours ramenées à une dimension essentielle. L’ancrage axiologique se trouve, en outre, incessamment rappelé : Racine est « raisonnable », « libre », plein de « bon sens »23, ses détracteurs sont des « jaloux24 ». Ces portraits topiques trouvent leur source dans les textes de Racine lui-même. C’est du moins ce que semble nous indiquer l’importance accordée à ses détracteurs réputés jaloux dans le chapitre qui lui est consacré.

Quand l’anthologie prend l’ethos pour l’auteur

C’est en effet dans les préfaces autographes que l’on trouve initialement ce motif des jaloux qui s’opposent à l’humble Racine. Cette dimension de l’ethos du dramaturge est élaborée tardivement puisque le dramaturge a dû supprimer les envolées trop polémiques des préfaces des premières éditions pour dresser un autoportrait sage et modeste dans les Œuvres de 1676. La préface de Bérénice est, à ce titre, parlante : le dramaturge, après avoir déconstruit les arguments de ses adversaires, les attaque personnellement en ne questionnant plus les arguments invoqués mais les intentions qui les sous-tendent. Il réinvestit ainsi à des fins rhétoriques la critique moraliste de l’amour-propre :

Toutes ces Critiques sont le partage de quatre ou cinq petits Auteurs infortunés, qui n’ont jamais pu par eux-mêmes exciter la curiosité du Public. Ils attendent toujours l’occasion de quelque Ouvrage qui réussisse, pour l’attaquer. Non point par jalousie. Car sur quel fondement seraient-ils jaloux ? Mais dans l’espérance qu’on donnera la peine de leur répondre, et qu’on les tirera de leur obscurité où leurs propres Ouvrages les auraient laissés toute leur vie25.

Mais l’anthologie ne s’arrête pas là dans sa reprise de la rhétorique racinienne. Ce qui est loué dans cet âge d’or, c’est non seulement le créateur, mais aussi le public. Celui-ci rehausse, pour ainsi dire, la valeur de l’œuvre et se fait classique à son tour, digne de devenir un modèle. Initialement, la mention du public par Racine prend place dans une stratégie rhétorique de défense contre les détracteurs et de légitimation dans le champ culturel. Cet ethos du dédicataire qui en fait un argument d’autorité pour Lagarde et Michard était construit par l’artiste lui-même. Autrement dit, quand le manuel évoque le goût raffiné du public, il prend au mot le dramaturge, qui avait tout intérêt à ce que ce public constitue une solide preuve éthique.

Le premier public, garant de la qualité de la pièce, c’est le dédicataire : le duc de Chevreuse, Colbert, Madame (c’est-à-dire Henriette d’Angleterre, l’épouse de Monsieur), le roi lui-même. Tous ces personnages sont autant de garants que l’auteur met en scène dans une stratégie rhétorique que l’anthologie, en quête de marques psychologiques, ne manque pas de reprendre à son compte. Ainsi le Lagarde et Michard fait mention d’abondantes larmes versées lors des représentations d’Andromaque et Iphigénie.

En somme, dans l’anthologie, par la prééminence de la psychologie, la stratégie rhétorique devient anecdote historique. L’appétence du Lagarde et Michard pour les caractères des personnages classiques, qu’il s’agisse des auteurs, des hommes politiques ou même parfois du public, l’a conduit à manquer par endroits la dimension éminemment rhétorique des discours tenus. À l’arrivée, l’œuvre de Racine, telle qu’elle est présentée dans cette anthologie, oblitère de nombreuses zones de la création effective de l’auteur.

Un Racine fantasmé par morceaux

Au-delà des passages de leçons et de commentaires, les extraits proposés contribuent à transmettre une image figée du classicisme ; et, paradoxalement, le premier instigateur de cette manipulation c’est Racine lui-même. Il ne s’agit pas de dire qu’il a construit son image de classique – ce qui serait évidemment anachronique –, mais plutôt qu’il a savamment travaillé à la consolidation et à la fixation de son image de régulateur du théâtre.

Racine relit son œuvre par le paratexte : les préfaces des éditions collectives

Lors de l’édition de ses Œuvres, Racine relit son texte dans ses préfaces et impose la vision d’une élaboration téléologique de son œuvre, qui sera d’abord transmise par son fils puis s’imposera définitivement dans l’imaginaire collectif via les anthologies.

La réédition des tragédies dans le cadre d’éditions collectives en 1676, 1687 et 1697 est l’occasion pour Racine de supprimer certains passages et d’en réécrire d’autres dans une perspective d’unification de son œuvre. Les préfaces jouent alors un rôle décisif dans cette théorisation et cette autocélébration de sa production : le projet racinien de régulation du théâtre est, selon l’auteur, présent depuis ses premières pièces. On assiste ainsi à une minimisation de sa comédie, Les Plaideurs, qui est rejetée à la fin du volume, de sorte que Britannicus suit directement Andromaque. C’est alors un mythe qui se constitue au fil de ces rééditions : celui d’un travail d’écriture visant dès l’origine la pureté et la simplicité dramatiques. Ce mythe est celui que reprennent à leur compte les auteurs du Lagarde et Michard.

Racine remanie ainsi son texte à l’occasion de cette réédition, et parfois de façon importante : c’est notamment le cas pour La Thébaïde (sa première tragédie publiée), mais surtout pour Alexandre et pour Andromaque. Dans ce travail de redéfinition de son œuvre, son attention se porte tout spécialement sur les préfaces : le texte est donc à la fois modifié et sa lecture est réorientée. Il en compose une pour sa première pièce (La Thébaïde), qui en était dépourvue. Le dramaturge en écrit de nouvelles pour Alexandre, Andromaque, Britannicus et Bajazet ; celles des autres pièces sont conservées mais revues.

Dans la préface de La Thébaïde Racine va jusqu’à retourner en sa faveur le problème de la violence de la pièce :

La Catastrophe de ma Pièce est peut-être un peu trop sanglante. En effet il n’y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin. Mais aussi c’est la Thébaïde. C’est-à-dire le sujet le plus tragique de l’Antiquité. L’amour qui a d’ordinaire tant de part dans les Tragédies n’en a presque point ici. Et je doute que je lui en donnasse davantage si c’était à recommencer. Car il faudrait ou que l’un des deux Frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d’autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers ? Ou bien il faut jeter l’amour sur un des seconds personnages comme je l’ai fait. Et alors cette passion qui devient étrangère au sujet ne peut produire que de médiocres effets. En un mot je suis persuadé que les tendresses et les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides et toutes les autres horreurs qui composent l’Histoire d’Œdipe et de sa malheureuse Famille26.

Cette argumentation permet in fine de rejeter la responsabilité du défaut principal de la pièce sur le sujet lui-même et d’inscrire en même temps cette tragédie dans l’œuvre générale. L’imperfection de La Thébaïde, son caractère sanglant, vient du fait qu’elle annonçait déjà en partie les autres pièces de Racine en privilégiant la simplicité de l’action. La violence de l’action devient un double argument en faveur de la pièce : à la fois signe que Racine à ses débuts privilégiait déjà la simplicité de l’action et qu’il respectait les Anciens.

L’anthologie va alors, dans son appareil critique, reprendre le propos de Racine sans en reconduire l’argument principal : La Thébaïde ne porte pas en germes le Racine à venir par la simplicité de son action, elle est en effet pour le Lagarde et Michard influencée par « le romanesque de Corneille ». Mais sa qualité toute racinienne vient du fait que l’amour y tient une place privilégiée. C’est un des rares endroits où l’anthologie ne reprend pas à la lettre les arguments de l’auteur : elle en conserve tout de même l’esprit.

Cette analyse se confirme encore avec l’étude des préfaces d’Andromaque. Celle qui précède la pièce dans les Œuvres de 1675 et 1697 ne porte pas plus que la première le titre « préface » et commence de la même façon par une longue citation de Virgile. Elle se poursuit avec un court commentaire soulignant la simplicité d’un sujet pouvant être résumé en quelques vers et puisant dans une source reconnue. Mais le second texte diffère à partir du paragraphe qui suit. Dans la première préface, Racine exaltait la renommée des personnages convoqués sur scène, soulignait leurs caractères inchangés et se défendait sur la question du vraisemblable en alléguant le respect des anciens. La préface des Œuvres, en revanche, exhibe la distance prise vis-à-vis d’Euripide pour respecter la vraisemblance, qui est replacée en haut de la hiérarchie esthétique, dans la perspective du decet.

Mais ici il ne s’agit point de Molossus. Andromaque ne connaît point d’autre Mari qu’Hector ni d’autre Fils qu’Astyanax. J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette Princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connaissent guère que pour la veuve d’Hector et pour la Mère d’Astyanax. On ne croit point qu’elle doive aimer ni un autre Mari, ni un autre Fils. Et je doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes Spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre Fils que celui qu’elle avait d’Hector27.

Pour paraphraser, Racine ne dit plus seulement qu’il est respectueux du texte antique, mais que les éléments des textes des Anciens qu’il a choisi de suivre lui permettent de produire un texte vraisemblable – dans la mesure où l’aptum est observé –, qui dès lors est capable d’avoir un effet cathartique lors de sa mise en scène. Ainsi la préface des Œuvres devient le lieu d’une architecture esthétique, si l’on peut dire, réagencée et optimisée. La seconde préface pousse plus loin la mise en relation entre le respect des hypotextes, la nature du texte actuel et son effet sur les spectateurs : elle donne à voir une esthétique que l’on peut dire classique, en germe dans la première préface. C’est sans doute pourquoi Racine ne reprend pas comme exemple la question du caractère de Pyrrhus, problématique dans la mesure où il exhibe un paradoxe : les anciens le décrivent comme violent. Il convient donc, il est vraisemblable qu’il le soit ; pourtant, puisqu’il est noble, la violence de sa part envers une femme n’est pas convenable. Prendre pour exemple le cas d’Astyanax paraît dès lors plus approprié pour éclairer la logique de la réécriture. Et c’est cette persona d’un Racine plus respectueux des règles tragiques que les Anciens eux-mêmes que l’anthologie convoque lorsqu’elle développe dans un long paragraphe l’idée de « vérité artistique » propre à la dramaturgie racinienne :

La vérité de la tragédie racinienne ne réside donc pas dans une fidélité étroite aux moindres détails de l’histoire ; c’est une vérité artistique. Le poète se préoccupe avant tout de respecter le tempérament d’un personnage, les mœurs d’un peuple, la couleur d’une époque28.

L’imprécision historique, qui pour plusieurs pièces, comme Andromaque, se traduit tout bonnement par une modification de la trame des auteurs antiques, devient une qualité esthétique. La promotion d’un auteur qui incarne la droiture classique jusque dans ce qui pourrait sembler s’en écarter s’inscrit alors parfaitement dans la défense que fait Racine de sa propre œuvre dans ses préfaces.

Une réécriture totalement investie par l’anthologie

L’anthologie Lagarde et Michard fonde visiblement sa présentation de Racine et de ses textes sur la relecture que l’auteur fait de son œuvre dans les éditions collectives. La comédie des Plaideurs n’est ainsi évoquée que très rapidement, à la page 285, non comme une pièce en tant que telle mais avant tout comme un moyen de riposter aux attaques des partisans de Corneille. De même, l’approche téléologique, évoquée plus haut, qui voit dans le style du jeune dramaturge les prémices de la régulation et de la pureté à venir, se poursuit. L’anthologie va alors mettre en place un effet de lissage des contradictions de l’auteur, en reprenant toujours ses propres justifications.

L’explication épouse complètement les contradictions dans les stratégies de défenses de l’auteur (défense d’un texte qui à l'époque subissait de violentes attaques) pour lui donner une unité. Certes, l’anthologie note que les règles classiques ont été comme élaborées pour Racine. Cependant, dès que les problématiques relatives, notamment, à la bienséance sont évoquées, les auteurs affirment : « mais Racine n’a pas la superstition des règles, et s’il se heurte aux “subtilités” de la critique, il est prêt à en appeler au “cœur” de ses spectateurs » (Dédicace d’Andromaque). S’avise-t-on de lui dire que sa pièce devrait se terminer à la mort de Britannicus et que « l’on ne devrait point écouter le reste », il réplique, avec une ironie narquoise : « on l’écoute pourtant, et même avec autant d’attention qu’aucune fin de tragédie » (première préface de Britannicus). Citant le célèbre passage de la préface de Bérénice (« la principale règle est de plaire et de toucher »), les auteurs oublient de mentionner que Racine ajuste ce qu’il nomme « le public » en fonction de ses besoins, et qu’il ne le place d’ailleurs pas partout au sommet de sa hiérarchie des preuves de qualité.

Dès lors, cette lecture des préfaces – que l’on pourrait qualifier d’empathique – par les auteurs de l’anthologie a non seulement un impact sur l’appareil critique, mais sur les extraits eux-mêmes.

Impact sur les textes présentés et sur leur découpage

L’anthologie ici analysée reprend les textes choisis par Racine ; aussi valide-t-elle le portrait de Racine maître naturel de la régulation du théâtre et de la langue.

Ainsi dans les textes étudiés on ne trouve pas trace de La Thébaïde, d’Alexandre – tragédies jugées trop cornéliennes –, d’Esther ou des Plaideurs – qui n’ont pas le statut de tragédie. Pourtant les auteurs affirmaient ceci dans l’avant-propos :

Nous avons volontairement centré nos études littéraires sur ces œuvres maîtresses pour aider les candidats à les mieux comprendre et leur remettre en mémoire, à la veille de l’examen, les pièces étudiées au cours de leur scolarité. Au contraire, nous avons choisi nos extraits dans des œuvres moins familières aux élèves afin d’élargir leur connaissance du théâtre classique.

L’impératif institutionnel est prétendument dépassé par une volonté d’élargir la connaissance du théâtre classique, mais ce choix ne fait que renforcer la fixité de l’imaginaire classique. Les extraits qui font l’objet de questions sont les suivants :

  • Phèdre II, 5 : « Aveux à Hippolyte » ; IV, 6 : « La jalousie de Phèdre » ;
  • Mithridate III, 5 : « La ruse de Mithridate » ;
  • Bajazet, V, 4 : « La “dernière chance” de Bajazet » ;
  • Bérénice, IV, 5 : « Bérénice renoncera-t-elle à Titus ? ».

On remarque la prédominance de Phèdre, qui se confirme immédiatement lorsqu’on regarde les citations que l’anthologie intègre à son appareil critique : sur dix-neuf courts extraits, un tiers est tiré de Phèdre et près de la moitié provient d’Andromaque. Polarisée par les textes décrétés les plus conformes au dessein de l’auteur, l’anthologie dirige la lecture. Plus encore, par moments, elle la contraint. On note par exemple que, parmi ces extraits, celui de Mithridate est centré autour de thèmes raciniens alors même que, selon les auteurs de l’anthologie, il s’agit de « la plus “cornélienne” de ses tragédies29 ». Le lecteur est ainsi invité à voir en quoi l’ouvrage correspond bien au schéma de la tragédie racinienne, qui elle-même correspond bien à l’idée que l’on doit se faire de l’auteur classique. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les questions posées pour éclairer le texte : « Étudier les sentiments successifs de Monime jusqu’à l’aveu de son amour30 » ; « à quoi reconnaît-on la torture morale de Mithridate ?31 ». Tout est fait pour que l’élève voie dans cette pièce une manifestation du Racine qu’on lui présente. L’extrait est présenté de façon à correspondre parfaitement au titre de la section : « La fureur jalouse ».

Et c’est justement à ces sections, dans lesquelles sont répartis les extraits, que nous pouvons réfléchir à présent : « la passion racinienne32 », illustrée par l’aveu de Phèdre, « l’égoïsme de la passion », illustré par la jalousie de Phèdre, « la fureur jalouse33 », illustrée par Mithridate, « le conflit racinien34 », illustré par un texte intitulé « la dernière chance de Bajazet », la tendresse racinienne illustrée par le dilemme de Bérénice. Tout se passe comme si l’anthologie, à travers ces différents extraits qui se veulent typiques, tâchait de reconstruire la pièce racinienne par excellence. Comme l’Hélène de Zeuxis, le Racine idéal du Lagarde et Michard est un Racine en patchwork. Dans ces anthologies pédagogiques, la lecture du texte est si dirigée qu’il semble que le paratexte devienne le texte et le texte le paratexte : les extraits de l’œuvre deviennent l’illustration et le commentaire du roman du siècle de Louis XIV et du classicisme.

Dès lors, l’anthologie, dans sa visée pédagogique joue parfaitement son rôle d’instance de patrimonialisation : on retrouve d’ailleurs très souvent ces textes à l’oral du baccalauréat de français. Des efforts de diversification du corpus semblent cependant avoir été accomplis afin de redécouvrir d’autres facettes de Racine : sur les huit sujets consacrés à Racine au baccalauréat depuis 2002, deux seulement concernaient des extraits communs à l’anthologie Lagarde et Michard.

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Certes, l’attrait pour la psychologie des grands écrivains dans le Lagarde et Michard s’inscrit dans une école de pensée que l’on pourrait qualifier de beuvienne : l’homme est l’œuvre. Mais plus profondément, il s’agit aussi d’une posture pédagogique : écrire le roman du xviie siècle, c’est fournir au critique débutant qu’est l’élève des clefs pour plus rapidement embrasser l’état d’esprit de cette époque et lui donner des exemples de grandeur morale. En somme, la métamorphose de la personne réelle en personnage, en héros moral, est utile à la mémorisation et à l’implication de l’élève. Mais ce principe s’est finalement révélé un écueil, puisqu’en voulant être au plus près des auteurs classiques, Lagarde et Michard sont surtout restés prisonniers de leur propre discours dans la confusion du rhétorique et du psychologique : cette approche que l’on pourrait qualifier de romantique fait finalement manquer à l’élève la contingence de la condition classique en le plongeant dans le roman du siècle de Louis XIV.

« Comment veux-tu comprendre ? Tu lis par dedans ! » La remontrance de la grand-mère de Poulou nous touche plus que jamais alors que les réformes de ces dernières années invitent les professeurs du secondaire à proposer davantage de groupements de textes à leurs élèves : comment retrouver dans l’extrait la vitalité et la contingence de l’œuvre tout en leur tenant un propos intéressant et mémorisable ?

Notes

1 Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 37.

2 Stéphane Zékian, L’Invention des classiques. Le « siècle de Louis XIV » existe-t-il ?, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 13.

3 André Lagarde et Laurent Michard, Les Grands auteurs français du programme, xviie siècle, t. III, Paris, Bordas, 1970, « Textes et littérature », p. 285.

4 Ibid. p. 6.

5 Ibid., p. 7.

6 Ibid.

7 Ibid., p. 284.

8 Ibid., p. 6.

9 Voir Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’Histoire en tranches ?, Paris, Seuil, 2014.

10 A. Lagarde et L. Michard, op. cit., p. 7.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 10.

14 Ibid.

15 Ibid., p. 286.

16 Ibid., p. 8.

17 Ibid., p. 284.

18 Voir P. Fontanier, préface des Études de la langue française sur Racine, Paris, Belin-Le Prieur, 1818.

19 Cité par A. Lagarde et L. Michard, op. cit., p. 295.

20 Ibid., p. 13.

21 Ibid., p. 289.

22 Ibid., p. 286.

23 Ibid., p. 283.

24 Ibid., p. 285.

25 Jean Racine, Œuvres complètes I. Théâtre-poésie, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1999, p. 453.

26 Ibid., p. 119-120.

27 Ibid., p. 298.

28 Cité par A. Lagarde et L. Michard, op. cit., p. 288.

29 Ibid., p. 299.

30 Ibid., p. 300.

31 Ibid.

32 Ibid., p. 298.

33 Ibid., p. 300

34 Ibid., p. 297.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Nicolas Réquédat, « Classicisation et approche téléologique : les effets interprétatifs de l'anthologisation de Racine », Pratiques et formes littéraires [En ligne], 17 | 2020, mis en ligne le 20 janvier 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=230

Auteur

Nicolas Réquédat

Université Jean Moulin Lyon 3, IHRIM UMR 5317

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