Introduction
Les recueils de fictions narratives facétieuses bénéficient aujourd’hui d’une longue tradition d’études et d’éditions savantes remontant au moins au xixe siècle. Pourtant, je ne connais pas de travaux qui se soient efforcés de cerner cet objet et de le définir de manière satisfaisante, étayés sur un large corpus, c’est-à-dire une part importante de la production.
Il faut dire que les difficultés sont nombreuses. La grande majorité des recueils narratifs du xve et du début du xvie siècle sont par exemple mélangés, en général à dominante comique, mais comportant souvent quelques histoires tragiques ou prodigieuses. C’est le cas du Decameron, des Cent nouvelles nouvelles, de L’Heptameron et de bien d’autres qui annoncent parfois clairement ce mélange des « genres » dans leur titre : Nouvelles histoires tant tragiques que comiques de Verité Habanc.
Quelques textes se spécialisent et permettent de dessiner les premiers contours de ce que seront des recueils non facétieux, comme les Comptes amoureux par Madame Jeanne Flore (ca. 1537) avant que Pierre de Boaistuau ne crée, vers 1560, des histoires tragiques et des histoires prodigieuses qui vont constituer deux lignées distinctes de recueils narratifs. Il existe aussi des textes facétieux qui tournent autour des faits et gestes d’un seul et même personnage. Ce sont Le recueil des repues franches de maistre Francoys villon (voir en annexe le no 6 du corpus), le Ulenspiegel (corpus no 15), La legende de Maistre Pierre Faifeu (corpus no 17), Les Contes facetieux du sieur Gaulard (corpus no 44) ou les tours d’Arlotto1. Malgré une apparente unité, ces textes sont tous structurés comme des recueils en micro-récits totalement indépendants. Ils ne constituent donc pas à proprement parler des biographies et semblent participer pleinement au genre du recueil facétieux. L’appellation « recueils facétieux » est également à préciser, car un certain nombre2 de textes propose un mélange de dialogue et de narrations que l’on qualifie aujourd’hui plutôt de discours bigarrés3. Ce type de textes, qu’il est difficile de considérer comme des recueils, n’entrent en tout cas pas dans ceux que je décris. Enfin, si la facétie n’est pas toujours narrative, elle n’est pas non plus toujours en prose ou en recueil. La très grande majorité de la production facétieuse se publie sous la forme de brochures d’un ou deux cahiers comme le décrit très précisément Alain Mercier dans sa thèse Le Tombeau de la mélancolie4. La séparation prose/vers ne semble pas non plus très nette, puisque se publient des recueils versifiés dès la fin du xve siècle5 et que cette forme connaît un regain d’intérêt avec la publication des Contes et nouvelles en vers de La Fontaine et de tous ses suiveurs à partir de 1665.
De quoi parle-t-on ?
Le recueil narratif facétieux est un phénomène littéraire et éditorial. La quantité d’œuvres produites n’est pas énorme, moins d’une centaine de titres (les plus connus : Le Decameron de Boccace, L’Heptameron de Marguerite de Navarre, les anonymes Cent nouvelles nouvelles ou les Faceties du Pogge), mais le nombre de rééditions est parfois grand. Ainsi, les Nouvelles recreations de Bonaventure des Periers connaissent une trentaine d’éditions entre les xvie et xviiie siècles. Et on observe parfois d’importantes modifications d’une édition à l’autre.
La diffusion de ces textes a été grande également, probablement grâce à leur tirage. On en retrouve partout dans les bibliothèques de fonds anciens d’Europe et des Amériques, on en retrouve aussi dans un nombre impressionnant de catalogues de vente de bibliothèques privées dès le xviiie siècle.
Le recueil narratif facétieux a une très longue vie (plus de 400 ans), depuis l’adaptation en français du Decameron au début du xve siècle jusqu’à la fin du xixe siècle où, en plus des bibliophiles qui publient à peu près tout ce qu’ils trouvent en la matière, des éditeurs continuent à recycler une partie de ces recueils (fig. 1) pour leur efficacité immédiate, sans volonté de faire œuvre d’érudition6.
C’est par ailleurs un phénomène qui n’est pas exclusivement français puisque la production en France est aussi alimentée par des traductions de recueils italiens, latins, allemands, espagnols…
Mise en avant de la nouvelle plutôt que du recueil
Le recueil, en tant que tel, est le grand oublié de la critique qui depuis un siècle au moins, ne l’a lu, étudié ou publié, essentiellement que du point de vue des parties qui le composent : le conte et la nouvelle (je les mets volontairement au singulier). On le voit au recensement des principales études ou anthologies le concernant7. Toutes mettent en avant dès leur titre le terme « conteur » (non une instance de production narrative, mais un générique vague pour narration courte) et le terme « nouvelle » qui ne va acquérir de pluriel qu’en 1977 avec la thèse de G.-A. Pérouse : Nouvelles françaises du xvie siècle. Dans un cas comme dans l’autre, ce n’est pas le recueil en tant qu’objet textuel, tel qu’il a été composé et lu qui retient l’attention des critiques. Pire, en 1970, dans sa thèse sur la nouvelle des xviie et xviiie siècles, René Godenne affirme la quasi-disparition du genre durant un demi-siècle : « Si la nouvelle connaît un prodigieux succès à la Renaissance, il n’en va plus de même dans la première moitié du xviie siècle : deux recueils, en tout et pour tout, voient le jour ! L’éclipse est presque totale8. » Et lorsqu’elle réapparait, continue-t-il, celle-ci ne se présente bien souvent plus sous forme de recueil, mais sous celle de « petit-roman ». Cette chronique d’une mort annoncée de la nouvelle eut une grande influence : nous la trouvons fréquemment reprise jusqu’à aujourd’hui. Elle a orienté les recherches vers une voie sans issue, d’autant plus étrange qu’un rapide coup d’œil bibliographique fait apparaître de très nombreux recueils narratifs durant toute la période. Il n’y a qu’à voir le corpus sur lequel je me suis appuyé qui est loin d’être exhaustif et ne s’intéresse, de plus, qu’à la partie facétieuse de la production. Nous sommes face à un véritable obstacle épistémologique. L’approche générique de la nouvelle telle que nous l’ont transmis les xixe et xxe siècles ne permet pas d’appréhender la production des recueils de la période : sous cet angle, ils disparaissent à notre vue. Les textes étaient là, mais invisibles en tant que nouvelle. Au tournant du xxe siècle, la problématique du recueil est enfin explorée par quelques chercheurs comme René Audet9, mais selon un point de vue purement théorique, sans attention particulière aux pratiques éditoriales des xve-xviie siècles et sans influence, à ma connaissance, sur les études les concernant.
Recueil et brièveté
Ainsi, étudier le recueil sous l’angle de « l’histoire courte », de « la forme brève », c’est se heurter à de nombreux obstacles. Car il est compliqué de comparer les tailles des nouvelles à partir de leur nombre de pages, puisque la quantité de caractères par page varie considérablement d’un texte et d’une édition à l’autre. Comment ensuite définir les limites d’un texte bref, notion par définition non quantifiable. Enfin, la nouvelle, cette partie de recueil, n’a jamais été publiée sous une forme séparée, donc sous forme de texte court. Pourtant, à la période qui nous intéresse, publier un texte d’un ou deux cahiers était une formule éditoriale tout à fait viable. Le monde de la brochure est un univers gigantesque durant tout l’Ancien Régime. Ce sont des milliers de textes qui ont été imprimés et vendus sous cette forme : poèmes, pamphlets, almanachs, actes royaux… En observant cette production, on trouve facilement des occasionnels tragiques ou prodigieux, mais presque rien de narratif et de facétieux10. Et ces occasionnels narratifs obéissent à des codes spécifiques, ce ne sont jamais des extraits de nos recueils. Nous sommes face à une formule, publier et vendre séparément des nouvelles extraites de recueils, qui était éditorialement possible, mais qui dans les faits n’a jamais été exploitée.
Envisager le recueil du point de vue de la nouvelle ou du conte, c’est prendre l’étude de la partie pour celle du tout. C’est également oublier que le recueil est parfois constitué d’un encadrement et en général de paratextes (pièces liminaires, table des histoires…) pouvant être importants en nombre comme en quantité de pages imprimées. C’est donc rater l’ensemble textuel tel qu’il a été conçu par ses créateurs (auteurs ou imprimeurs-libraires que j’appellerai par la suite éditeurs) et tel qu’il a été effectivement acheté ou lu par son public. Ainsi, la plupart des anthologies modernes ayant réédité ces textes ont sorti une ou plusieurs histoires d’un ensemble sans resituer ces bribes dans leur contexte, c’est-à-dire sans donner au moins un aperçu des autres histoires, de l’encadrement et du paratexte.
J’irais même plus loin : « la nouvelle » facétieuse n’existe pas à cette période, car elle n’a pas d’existence concrète, physique. Elle n’est pas un objet éditorial puisqu’elle n’est jamais écrite et publiée seule, achetée ou tenue en main seule par un lecteur. Les contes et les nouvelles des périodes Renaissance et Baroque ne sont donc pas des formes courtes, elles n’ont d’existence, paradoxalement, que sous la forme de vastes ensembles.
Recueil et tradition
Il faut penser aussi qu’on lisait rarement une nouvelle toute seule, mais à l’intérieur d’une tradition, les recueils s’empruntant des thèmes, des histoires et se répondant les uns les autres. Aussi, on peut penser qu’à l’époque il y avait peu de lectures neuves de ces textes qui étaient contaminés par ce que l’on avait déjà lu ou entendu du traitement de tel motif, de tel récit ou personnage. Ces textes s’inscrivaient dans des attentes du public. On lisait ou riait aussi de la manière dont l’écrivain se positionnait par rapport à la tradition, de la manière dont il l’infléchissait, adaptait un thème, brodait, etc.
Spécificité des recueils narratifs
Je vais donc proposer des réflexions autour de la notion de recueil facétieux, non pas à partir de ce que l’histoire littéraire nous enseigne des genres conte ou nouvelle, mais telle que cette notion se dégage de l’analyse d’un ample corpus (manuscrit et imprimé) allant du début xve à la moitié du xviie siècle. Je m’appuie sur le fait que durant cette période, l’acheteur de livres ne disposait que de très peu d’informations concernant le contenu des ouvrages qui lui passaient entre les mains. Nous sommes avant la naissance ou le développement de l’histoire littéraire, de la critique, des bibliographies et avant la constitution des bibliothèques publiques et de leurs catalogues. Ainsi, les textes contiennent très souvent en eux-mêmes des éléments suffisamment explicites pour faire connaître à l’acheteur potentiel leur contenu, ce qui explique par exemple la présence fréquente de mentions génériques en page de titre : comédie, tragédie, dialogue, discours… Mentions génériques et autres indications qu’il faut apprendre à décrypter pour les textes qui nous occupent.
J’ai analysé un grand nombre de recueils pour y débusquer des dispositifs éditoriaux facilement visibles, spécifiques, aux caractères récurrents qui pouvaient permettre à l’acheteur de se faire rapidement une idée du contenu d’un livre. Ce sont bien sûr toutes les données réunies sur la page de titre lorsque celle-ci a été codifiée. Le titre, son élément principal, souvent très long, programmatique, renfermant de nombreuses informations sur le texte. Ce sont aussi les titres des histoires que contiennent les recueils, les titres supra-paginaux ou titres courants, les tables des matières. D’autres éléments sont repérables sans longue lecture, ce sont dans le désordre, les péritextes, les numérotations, les sauts de ligne, les pieds de mouche, les changements de types de caractères (romain, italique), les ornements, les illustrations, etc. Tous ces éléments permettent à l’acheteur de repérer sur l’étal du libraire ou dans le panier du colporteur, le type de texte qu’il désire et d’identifier rapidement, de catégoriser un texte qu’il a sous les yeux. Pour les recueils narratifs facétieux de quoi dispose-t-il ?
Les titres
Il faut se souvenir qu’il n’y a pas toujours eu une page de titre pour rassembler toutes les informations concernant le texte, son auteur, son éditeur, son adresse, sa date de publication, son autorisation… et le distinguer des autres livres. Pour le lecteur, pour son éditeur même au cours de son travail et pour la gestion de ses stocks imprimés, le titre doit être discriminant. Il s’est imposé également dans une perspective publicitaire et commerciale : donner envie d’acheter le livre, être évocateur. Il doit donc informer sur le contenu du texte, sur le ou les sujets traités, sur la manière dont cela est fait et éventuellement le résumer. Il prend également en charge, par les dédicaces, les fonctions, les titulatures, le champ social dans lequel le texte a trouvé naissance ou celui dans lequel il espère évoluer.
Les titres de « romans »
Les titres des fictions narratives qui ne se présentent pas sous forme de recueil (qu’on appellerait aujourd’hui des romans) sont souvent au singulier. Ils font référence à des éléments-clefs de la narration, des lieux, des personnages ou des événements, leur unité étant affirmée par le ou les noms propres des principaux protagonistes11, élément pertinent pour la totalité de l’ouvrage. Entre 1585 et 1623 on trouve ainsi une trentaine de romans dont le titre contient ces noms propres précédés de « Les amours de…12 ».
Les titres de recueils
Les recueils narratifs sont eux toujours constitués d’un nombre important d’histoires autonomes et sans lien entre elles. Il est donc impossible de mettre dans leur titre des éléments spécifiques à chacune de ces histoires. Et le principe moderne consistant à donner au recueil le titre de la principale nouvelle ne se rencontre jamais.
Référence au cadre
Ces titres de recueils vont donc puiser ailleurs leurs éléments constitutifs. Tout d’abord, ils vont faire référence au cadre qui structure le recueil lorsqu’il y en a un, puisque ce cadre s’applique à toutes les histoires, comme les 10 journées du Decameron (corpus nos 1, 2, 4, 19 et 22), les sept journées de L’Heptameron (corpus no 29), Les Facecieuses nuictz de Straparole (corpus no 30) ou Les Facetieuses journées de Gabriel Chappuy (corpus no 35).
Référence aux mentions génériques
Ensuite, même si aucun titre ne comporte de sous-titre générique typographiquement bien détaché, des mentions de genre se trouvent en général intégrées au titre des recueils. Ainsi, le lecteur du Decameron est prévenu qu’il « contient cent nouvelles racomptees en dix jours » (corpus nos 1 et 2). La mention générique du roman, quant à elle, ne semble apparaître qu’au milieu du xviie siècle sous l’appellation trompeuse (pour nous, lecteurs du xxie siècle) de « nouvelle » au singulier, mise en exergue sous forme de sous-titre : Alfrede, reyne d’Angleterre. Nouvelle historique, ou Le Chien de Boulogne, […] Nouvelle galante (fig. 2).
Contrairement au roman d’avant cette période, donc, une grande majorité de nos recueils porte une mention générique. Les principaux termes utilisés sont : « histoires », « nouvelles », « contes », « narrations », « discours », « devis », « chapitres », « rencontres », tous plus ou moins synonymes. Sur 61 recueils de mon corpus, 43 en contiennent une. Nous avons, bien sûr, Les Cent nouvelles (corpus nos 3, 5, 7, 8, 10, 11, 14) dont le titre est tout entier une mention générique, mais aussi Les Fascetieux devitz (corpus no 21), Les Comptes du Monde adventureux (corpus no 23), les Discours facetieux (corpus no 39), etc. Ces mentions sont également reprises et diversifiées à l’intérieur des textes eux-mêmes, ce qui confirme éventuellement le lecteur sur leur statut. On en trouve des rappels dans les épîtres « Aux lecteurs », dans les tables, les titres courants et les titres des histoires.
Titres au pluriel
De plus, il est à noter que cette forme générique est toujours mentionnée au pluriel dans le titre des recueils. Elle peut être associée à un nombre, 100 est traditionnel, ou au mot « plusieurs » (9 occurrences), comme « plusieurs belles Histoires memorables » (corpus no 23) ou « Augmenté de plusieurs autres nouvelles » (corpus no 24) ou « Contenant plusieurs Rencontres facetieuses » (corpus no 59). Il s’agit de faire comprendre au lecteur qu’il est face non pas à un texte unique et continu, mais à une profusion de textes autonomes. L’Heptameron constitue un bon exemple de ratage dans ce domaine. Sa première édition est en effet sortie sous le titre : Histoires des amans fortunez…, A Paris, Par Gilles Gilles, 1558 (fig. 3).
Le pluriel est bien là, mais il semble faire référence aux personnages d’une seule narration et ne permet donc pas de comprendre qu’il s’agit d’un recueil. Il sera pour toutes les autres éditions rebaptisé : L’Heptameron des nouvelles sur le modèle explicite du Decameron avec le mot « nouvelles » écrit en très gros sur la page de titre. Il est précisé également que le texte a été « remis en son vray ordre, confus au paravant en sa première impression ». Il y a bien eu des modifications dans le corps du texte, mais je pense que cette phrase peut aussi se lire : « remis en son vrai genre, confus auparavant en sa première impression ».
Les qualités du recueil
Les qualités du recueil et celles des textes qu’il contient sont aussi régulièrement mises en avant dans son titre. Les contes sont « plaisans et recreatiz » (corpus no 10), les nouvelles « honnestes & deletables » (corpus no 16) ou « certaines & agreables » (corpus no 35), les histoires sont « facetieuses » (corpus nos 41 et 61) et les devis « joyeux » (corpus nos 28 et 31). La référence au plaisir procuré et à la véracité des événements différenciant très nettement les recueils facétieux des tragiques ou prodigieux d’un côté et des romans de l’autre.
L’origine des textes compilés
Il peut être fait référence à l’origine des textes compilés ou adaptés par la mention plus ou moins vague de sources : « recueillies de plusieurs auteurs » (corpus nos 25 et 26), « choisies de tous les plus excellents autheurs estrangers qui en ont escrit » (corpus no 35), « Le tout tiré de divers Auteurs trop fameux » (corpus no 41), « Recueillis de plusieurs Autheurs, tant François qu’Italiens » (corpus no 39), etc. Le livre perd alors en originalité, mais se situe dans une tradition afin de rassurer sur son contenu et d’établir une filiation.
L’usage et le profit que doit en tirer le lecteur
On trouve couramment dans les titres des allusions au type de lecteur visé : pour « ceux qui desirent savoir choses honnestes » (corpus nos 16, 27), au « vray amateur des bons ppos [propos] & plaisants passetemps » (corpus no 16), aux « esprits melancoliques » (corpus nos 24, 46, 48, 56). Les titres explicitent aussi le profit que le lecteur peut tirer de sa lecture : « veoir & ouyr choses nouvelles & recreatives » (corpus no 16), « oster des esprits d’un chacun tout ennui » (corpus nos 39 et 45), « resjouïr » (corpus no 23, 24, 48, 56) et dissiper la « fascheuse humeur » (corpus no 46).
Nous trouvons également des informations sur l’usage social qu’il peut être fait de ces textes : « pour deviser en toutes compaignies » (corpus nos 10 et 14), « pour racompter en toutes bonnes compaignies » (corpus no 13), pour « L’honneste entretien des bonnes Compagnies » (corpus nos 50 et 51) ou « pour le divertissement du monde » (corpus no 57), etc.
Référence au moment de leur création
Enfin, le titre peut aussi faire appel à des éléments ayant présidé à la création du texte : Les Heures de recreation et apres-disnées de Guicciardini (corpus no 33), Les Heures perdues de R. D. M. Cavalier François (corpus no 46) ou Les Contes aux heures perdües d’Antoine d’Ouville (corpus no 55). Ce qui donne au lecteur des informations sur l’état d’esprit de l’auteur ou du compilateur, sur la manière dont le texte peut être lu ou utilisé, l’usage qu’il peut en faire, ce qui est semble-t-il, une spécificité du recueil facétieux, être un réservoir de récits de bonne humeur pour alimenter la conversation.
Un titre pour chaque histoire
Pour finir avec les titres, je dois préciser que toutes les histoires des recueils possèdent un titre propre, relativement long, qui résume l’action et donne donc un aperçu du contenu, du ton et individualise les récits : « D’un jeune compaignon, qui se donna au diable pour avoir une jeune fille en mariage, moyennant qu’il luy monstrat une beste, qu’il ne congneust point, et seroit quitte ; laquelle chose il fit à l’adveu de sa femme. » (corpus no 18) ou bien « Du moyne qui respondait tout par monosyllabes rymez » (corpus no 28).
Les structures des recueils narratifs
Beaucoup de ces recueils sont très volumineux et présentent un grand nombre d’histoires. Sur les 47 œuvres de mon corpus (sans compter les rééditions, donc), 32, c’est-à-dire 68 %, ont plus de 49 histoires, 15 en ont moins de 50 et 5 seulement sont au-dessous des 25 histoires, la médiane étant au alentours 120. Pour ce qui est des plus vastes, nous avons 10 recueils comprenant entre 170 et 1 000 histoires. On comprend pourquoi ces textes sont également dotés d’un ensemble d’éléments, de codes graphiques, permettant d’appréhender leur contenu. Ce sont une pagination ou foliotation, des tables, des titres courants, parfois une numérotation des histoires doublant la pagination, des ornements (frises, bandeaux, lettrines), des gravures, des sauts de lignes, etc.
Les romans sont par comparaison souvent peu structurés ou avec des intitulés de parties ne donnant pas d’indication véritable sur leur contenu. Il est alors difficile de se repérer dans leur structure et d’en faire une lecture qui ne soit pas linéaire. Deux exemples de textes monolithiques qui permettent en creux de mieux comprendre comment se présentent nos recueils : la Caritee dont les 514 pages ne possèdent que trois parties portant chacune le nom d’une des trois Grâces et Les Bergeries de Juliette dont les 3 000 pages ne sont divisées qu’en cinq livres eux-mêmes divisés en journées sans intitulé spécifique13.
Outils de navigation dans l’espace du livre
La numérotation des feuillets se met en place à la fin du xve siècle et se généralise au siècle suivant. La foliotation, plus économique en caractères, mais moins précise est peu utilisée dans des recueils narratifs (25 % de ceux qui sont numérotés). Sur les 61 éditions examinées, 46 (75 %) sont foliotées ou paginées. Les 15 qui n’ont aucune numérotation sont des volumes datant d’avant 1525, exceptés trois textes : deux des années 1550 et un de 1612, mais qui ne possède que 9 histoires, les Histoires comiques de Du Souhait (corpus no 43). De rapides sondages pour les romans de la période 1500-1610 semblent montrer une nette tendance à la foliotation, c’est-à-dire à une numérotation moins précise que dans le recueil.
La grande majorité des textes utilisent les titres courants puisque je n’en ai trouvé que 6 qui ne les utilisent pas. 26 n’utilisent le titre courant que pour rappeler celui du recueil, mais trois d’entre eux, rappellent aussi la position de l’histoire dans le cadre (la journée, la nuit…). 12 utilisent les titres courants pour noter le numéro de l’histoire, parfois accompagné du cadre. Ce qui fait tout de même 11 publications qui rappellent grâce aux titres courants où l’on se situe dans le cadre du recueil (fig. 4).
Les autres principaux outils de structuration des recueils sont, des lignes blanches sautées, des lignes horizontales, des frises, des lettrines, des pieds de mouche (pour les textes gothiques) et parfois des gravures pour repérer le début de chaque histoire. Lorsqu’il n’y a pas d’ornement, le titre composé dans un caractère différent du corps du texte (bien souvent en italique) et en retrait ou centré est bien visible.
Numérotation des histoires dans le corps
La page ou la feuille qui est bien l’unité matérielle de l’objet livre ne dit rien de la structure du recueil. Cette numérotation est entièrement de la responsabilité de l’éditeur, mais n’est d’aucune utilité pour retrouver une même histoire d’une édition à l’autre ou pour mémoriser la place d’une histoire dans l’ensemble. Aussi, existe-t-il la plupart du temps une seconde division des recueils en histoires. Cette division n’est plus éditoriale, mais narrative puisqu’elle dépend de l’œuvre et non de sa manifestation matérielle. Cette unité, moins fine, mais plus pertinente se calque sur la structure du texte, elle est de la responsabilité de l’auteur et secondairement de l’éditeur qui peut décider de la transcrire ou non. On rencontre donc pour 30 recueils, un système de numérotation des histoires qui double celle des pages. Il s’agit d’un outil d’orientation dans le texte, mais qui augmente en complexité et doit être fiable, au risque de devenir inutile, sinon nuisible. Voici un exemple de numérotation ratée de La Gibeciere de Mome (corpus no 57). Les histoires étant d’abord numérotées en chiffres romains, des erreurs sont introduites dès le numéro 29 qui est marqué 30. Puis les 42-43-44 sont marqués : xlxxv-xlxxix-xlxxx (fig. 5). À partir de la page 39, le numéro d’histoire est remplacé par la lettre N (numéro ?), qui disparaît complètement à la 65.
Les tables des histoires
Le dernier outil éditorial structurant le recueil, dont je n’ai pas encore parlé, est la table. Elle peut donner diverses informations comme la liste des histoires, leur titre, leur numérotation, les différents éléments du cadre s’il y en a un, une division en journées et les numéros de pages de renvoi dans le corps du texte. La « table des histoires » est un tableau synoptique qui met en évidence l’organisation du livre suivant celle du texte. Ces tables se rencontrent dans une très grande majorité de cas, 76 %, imprimés comme manuscrits (fig. 6) et parmi les 12 qui n’en possèdent pas, 3 connaissent d’autres éditions qui en proposent tout de même une14.
Ce manque de table se rencontre dans 5 cas pour des recueils de moins de 28 histoires et à l’inverse pour des recueils ayant un grand nombre d’histoires, mais un relativement petit nombre de pages. Le Thresor des recreations (corpus no 41) 205 histoires pour 311 pages, Le Tombeau de la melancolie (corpus nos 53, 54) 140 histoires pour 120 pages et La Gibeciere de Mome (corpus no 57) peut être 400 histoires (je ne les ai pas comptées) sur 479 pages. On comprend bien que, plus il y a d’histoires, plus la table est utile, mais plus elle est volumineuse donc coûteuse et qu’à l’inverse moins il y a d’histoires, moins elle est coûteuse, mais moins elle est utile. Mes 3 exemples comportant beaucoup de petites histoires sans table relèvent d’un véritable choix économique : économie de papier, de caractères, d’encre, de travail de composition. Car, ces tables peuvent s’avérer très amples : 19 recueils ont plus de 10 pages de table, le Chasse-ennuy (corpus no 51) de Louis Garon totalisant 81 pages de table pour ses 2 volumes.
Enfin, je ne trouve aucune table ne rappelant que la structure du cadre ou ne renvoyant qu’à une numérotation d’histoire sans détail des titres d’histoires. Cela montre que ces tables ont une double fonction, d’orientation dans le texte, mais aussi de publicité, en proposant toujours le contenu détaillé du recueil. À l’inverse, il y a assez peu de tables sans renvoi au corps, bien que cela nécessite pour l’éditeur un travail d’indexation supplémentaire, une fois le corps imprimé, quelle que soit la position de la table, en début ou en fin d’ouvrage.
D’autres solutions sont possibles pour naviguer dans le recueil, comme les titres courants qui permettent d’indiquer en haut de chaque page le numéro de l’histoire et même le cadre. Je n’ai trouvé qu’un seul recueil qui fasse l’économie de la table et utilise uniquement les titres courants, ce sont Les Facecieuses nuictz de Straparole (corpus no 30). On comprend bien que ce mode de repérage dans le livre est moins pratique qu’une table pour le lecteur et qu’il n’a pas de valeur informative sur le contenu global du texte, il est donc moins vendeur sur l’étal du libraire. L’espace réservé au titre courant est par ailleurs trop restreint pour qu’on puisse reprendre le titre de chaque histoire, qui se résume donc à un numéro, ce qui n’est pas parlant.
Les fonctions des tables et des titres des histoires sont explicitées dans plusieurs textes. La Motte Roullant (corpus no 21) précise les relations entre le corps et la table où « est declaire amplement ce qui est traicté au contenu du present opuscule, & le tout selon lintitulation des chapitres. » Nicolas de Troyes (corpus no 18) rappelle son utilité : « Et pour plus facillement trouver les nouvelles lesquelles voudrés lire, cerchés en la table dud livre. » Jean Saulnier (corpus no 39) trouve utile, encore en 1608, d’expliciter son usage : « S’ensuit la table du present livre par le moyen de laquelle on pourra plus aisément trouver chaque histoire, sçachant l’intitulation d’icelle. » Mise en exergue des contenus et facilitation des recherches d’histoires : il s’agit donc de dispositifs permettant un mode spécifique de lecture et d’accès au texte. Là encore, la table en plus d’un outil de circulation au sein du livre se révèle être un puissant élément d’identification générique pour l’acheteur potentiel. Multiplicité d’usages qui peut également expliquer sa présence quasi systématique dans les recueils facétieux.
Divisions thématiques rares
On aurait pu imaginer également trouver une organisation thématique de la matière des recueils : il n’en est rien. Deux exceptions pourtant, La Floresta spagnola15 publiée en 1600, mais qui est plus un recueil d’apophtegmes que de narrations et qui se voulait aussi comme un outil d’apprentissage de l’espagnol. Et Les Contes aux heures perdües d’Antoine d’Ouville (corpus no 55) qui produit une sorte de grand recueil terminal en quatre gros volumes et 1 950 pages. Ce recueil innove en ce domaine justement par une organisation en chapitres thématiques de ses histoires : « des naïvetés », « des équivoques », « gasconades », « normands », « promptes réparties »… (fig. 7)
S’il parvient à maintenir une taille raisonnable de sa table, 27 pages tout de même pour le seul premier volume, c’est au prix de l’abandon des titres descriptifs qui s’uniformisent et se réduisent à quelques mots : « D’un plaideur », « De deux gascons » ou à une litanie de « Autre » ou de « Sur le même sujet ». Son organisation thématique apporte bien de la nouveauté, une petite dose de structuration et d’unité entre les histoires, mais la table perd une partie de sa fonction de repérage fin par souci d’économie.
Ce que l’on ne trouve pas
Il est des éléments que je n’ai trouvés dans aucun recueil : les manchettes ou notes marginales qui sont surtout réservées aux textes sérieux, aux traités, aux essais ou à la théologie. On ne trouve pas non plus d’index, sauf dans le cas du Formulaire fort recreatif (corpus no 40) qui est une parodie de traité. Ouvrez donc un volume. Si vous y trouvez des manchettes ou un index : vous savez que vous n’avez pas en main un recueil narratif facétieux.
Les fonctions du recueil et de la mise en recueil
Pour l’éditeur et pour l’auteur
Cette structure constituée d’un ensemble de récits autonomes permet de créer facilement de nouveaux textes par simple compilation d’histoires prélevées dans d’autres recueils. Parfois, l’élément créateur se résume à un choix d’histoire et à un titre original, les textes liminaires pouvant également être copiés comme c’est le cas de l’épître de La Motte Roullant (corpus no 21) qui se retrouve soixante ans plus tard sous la plume de Jean Saulnier (corpus no 39). Ainsi sont nés de nombreux volumes. Si les éléments comme les cadres demandent un travail d’écriture, les thématiques et les classements complexifient également, toutes proportions gardées, le choix des histoires à retenir. Cela peut expliquer qu’ils sont peu fréquents et que lorsqu’un éditeur décide de recourir à la compilation, ce sont parfois des pans entiers qu’il emprunte sans prendre le soin de les réorganiser. C’est le cas des Facecieux devis de Du Moulinet (corpus no 42) qui prend sans le dire et souvent dans l’ordre, une cinquantaine d’histoires à La Nouvelle fabrique de Philippe d’Alcripe (corpus no 36).
Les rééditions de recueils sans cadre et sans nombre fixe d’histoires comme Les Cent nouvelles… sont très fréquentes aussi, semble-t-il, parce qu’elles permettent la production facile d’éditions dites « augmentées ». Le même Du Moulinet, précise ainsi dans son avertissement « Au lecteur » son intention, si le texte plait, de l’augmenter aux autres éditions. Cette mention publicitaire dans le titre du recueil va s’avérer très courante et, puisqu’il ne s’agit pas de vanter des textes entièrement nouveaux, résulter directement de la facilité éditoriale que permet la structure spécifique du recueil narratif16. On peut trouver également des recueils augmentés non de quelques histoires, mais d’une œuvre supplémentaire pouvant appartenir à un autre genre que le recueil narratif facétieux, comme Les Escraignes dijonnoises dont l’édition Thomas Soubron de 1592 offre en bonus 26 pages du Compseutique d’Antoine du Verdier annoncé dès le titre : « Plus quelques petits Contes facecieus, tirez du Compseutique de A. D. V. Non encore veus pas cy devant17. »
On le voit, cette activité de compilation n’est pas honteuse, c’est un de ces traits spécifiques de la Renaissance : on compile, recopie, rassemble dans des cahiers de lieux communs, on développe des index et des tables des matières. Parfois au contraire, les éditeurs s’enorgueillissent dans leurs pièces liminaires ou dans leurs titres du choix de leur compilation et de son excellence18, de sa correction19, de la traduction proposée20. Compiler, c’est prescrire activement, c’est guider le lecteur, c’est avoir lu pour lui et lui épargner un long travail de recherche et de sélection des sources. C’est enfin, lui permettre d’accéder à des textes qu’il ne peut se procurer autrement.
La diversité
Dernier élément, la diversité est un des maîtres mots du recueil. Le terme se retrouve dans des titres : Les Joyeuses narrations […] contenant choses diverses (corpus no 27)21 et dans des paratextes : « Comme les hommes se plaisent à la diversité, je les entretiens de divers discours, pour être complaisant à leur humeur » (corpus no 42). Dans les faits, elle révèle l’absence de volonté d’uniformité des histoires. Au sein de nombreux recueils on trouve une grande disparité de taille22, quelques tragiques au milieu d’un ensemble facétieux, une versifiée quand les autres sont en prose23, des apophtegmes, des énigmes mêlées aux narrations. Cette hétérogénéité n’est pas obligatoire, mais demeure une des principales possibilités des recueils facétieux. Pour l’auteur-éditeur, elle est une précieuse aide à la composition. Pour le lecteur, c’est la proposition d’un large choix de textes lui donnant l’assurance qu’il trouvera des histoires répondant à ses besoins ou à son goût comme le propose Des Periers dans sa « Premiere nouvelle en forme de Preambule » : « Ouvrez le livre : si un compte ne vous plaist, hay à l’autre. Il y en ha de tous bois : de toutes tailles, de tous estocz, à tous pris & à toutes mesures, fors que pour plorer » (corpus no 29). Cela donne au recueil narratif une fonction de répertoire, de bibliothèque portative24 où puiser à loisir, chaque histoire étant parfaitement repérée et autonome. Ce que traduit également la présence récurrente dans les titres des termes « recueil », « thresor », « inventaire ».
Un mode de lecture non imposé
Le principe du recueil est de proposer une multiplicité d’histoires qui conservent leur autonomie bien que réunies sous un même titre et dans un même objet livre. Ainsi, je constate qu’il n’y a jamais de lien, d’ordre ou d’évolution d’une histoire à l’autre. Des Periers aborde la question, toujours dans sa « Premere nouvelle en forme de Preambule » : « Et ne me venez point demander quelle ordonnance j’ay tenue. Car quel ordre fault il garder quand il est question de rire ? » (corpus no 31). Toutes sont écrites et présentées pour pouvoir être lues séparément, sans ordre préétabli. La présence d’un cadre, dans lequel des narrateurs sont bien caractérisés ne change rien. Les histoires encadrées demeurent autonomes, individualisées par un titre propre et accessibles chacune grâce à l’ensemble des éléments éditoriaux dont j’ai parlé. Il arrive d’ailleurs que certains recueils fassent l’économie de la mise en avant de leur cadre, mais jamais de celle de leurs histoires. Ainsi, dans toutes les éditions que j’ai consultées, la table de L’Heptameron ne mentionne jamais la structure de l’encadrement, tout juste la division en journées, mais rien qui permette de retrouver les différentes pages du cadre pour le lire en continu. Ce qui est mis en avant, c’est la discontinuité, le contenu et l’autonomie des histoires encadrés. Un texte comme Les Bergeries de Juliette25 pourrait presque passer pour un recueil narratif, puisqu’il annonce dans son titre « cinq histoires Comiques, racontées en cinq Journées, par cinq Bergeres », mais aucun dispositif éditorial ne permet de repérer et de lire ces « histoires comiques » séparément. Ce texte a donc volontairement été maintenu sous la forme de roman.
Ce qui différencie le roman de « la nouvelle » ce n’est pas la taille des textes, les recueils pouvant être également très importants, mais la linéarité de lecture imposée d’un côté et la discontinuité de l’autre. C’est-à-dire l’intégration, dans leur composition, dans leur forme graphique, de la manière dont ils doivent être lus.
J’entrevois un type de lecture s’en rapprochant dans certains romans, lorsqu’est proposée une table aussi détaillée que celle de l’Histoire Æthiopique d’Heliodorus26 permettant de trouver un passage remarquable et donc incitant à une lecture (probablement une seconde lecture) non linéaire. Elle met en évidence le contenu du texte et aiguise la curiosité : elle a donc une fonction de publicité évidente. Ce qui n’est pas le cas du Thresor des Amadis qui compile des centaines de pages de l’Amadis de Gaule « Contenant les Harangues, Epistres, Concions, Lettres missives, Demandes, Responses, Repliques, Sentences, Cartels, Complaintes, & autres choses plus excellentes. Tres-utile pour instruire la Noblesse Françoise à l’eloquence, grace, vertu & generosité27. » Et le succès est au rendez-vous : je compte, sur l’USTC, 27 éditions de 1559 à 1575, plus deux autres au début du xviie siècle (fig. 8). Il s’agit là encore d’une publication qui propose une approche différente d’un texte romanesque : didactique, morale ou rhétorique qui révèle, en supprimant la continuité narrative du texte, un besoin de lecture ou de relecture non linéaire proche de celle de nos recueils facétieux.
Usage des recueils
De nombreux paratextes décrivent les usages de ces recueils. Leur utilité d’abord : le plus fréquemment, ils se présentent comme des « recreations » ou des « divertissemens »28, remèdes à l’ennui et à la mélancolie29. Ensuite, ils proposent parfois un enseignement30, en général la découverte d’un arsenal de ruses permettant au lecteur de ne pas y succomber et exceptionnellement de s’en servir à son profit31. Ils se font parfois aussi l’écho de leur lecture à haute voix32 ou d’un apprentissage par cœur. La Motte Roullant mentionne par deux fois l’exercice de mémoire que son texte demande : « Doncques, tresdebonnaires, je vous supplie que ces fascetieux devitz vous lisiez & iceulx retenez de bonne affection, au travail de vostre corps en vostre noble memoire » (corpus no 21). La mémorisation et la lecture à haute voix s’appuient probablement sur la présence d’outils, tels la table et les titres courants que j’ai analysés plus haut, afin de retrouver rapidement l’histoire recherchée ou en cours d’apprentissage. L’une et l’autre sont les signes d’un usage social de ces textes, usage explicité dans un grand nombre de liminaires telle l’épître des Recreations françoises33 adressée à ceux qui sont « conviez à quelque Assemblée dont ils ne peuvent honnestement se dispenser, & où voyant chacun dire le mot pour rire, ils puissent aussi faire choix de quelques uns de ce Livre ». L’épître « Aux lecteurs de bonne volonté » de La Motte Roullant (corpus no 21) détaille un certain nombre de ces usages sociaux. Il sert aux galants « pour tousjours augmenter voz creditz & gaillardisses, & pour allonger les beaulx propos qu’avez accoustumé tenir avecques voz mignonnes, & gorgiases valentines », aux « beaulx mignõs parasites, ecornifleurs » à payer d’histoires ceux qui les reçoivent à leur table. Enfin il aide à instaurer la paix sociale, en permettant d’« oublier toutes rencunes, maledictions & injures » et faisant « passer le temps & rire, / Sans blasonner, ou mocquer, ne mesdire ».
La réception
Je n’ai malheureusement trouvé que très peu de traces pertinentes d’usages de nos recueils. Trois cas tout de même. Dans l’exemplaire de la BnF du Parangon (corpus no 16), la correction du numéro d’une nouvelle par une plume ancienne qui raye la mention erronée « douziesme » pour réécrire « treziesme » et la numérotation manuelle des histoires de l’Honneste Passe-Temps34 de l’exemplaire de la bibliothèque Méjanes (fig. 9).
Dans ces deux cas, un ancien possesseur a éprouvé le besoin de corriger ou d’ajouter des informations, insuffisantes à son usage. Enfin, sur le même exemplaire BnF du Parangon, une autre plume ancienne a écrit un titre aux 26 premières histoires, sur 47, que contient le recueil. On y lit par exemple à la suite de la mention « La quatorziesme nouvelle » cette note manuscrite : « de deux hões [hommes] mal vestus » (fig. 10). Dans ces trois cas, un lecteur a donc ressenti un manque. Des romans sans titres de chapitres, des erreurs de numérotation ou l’absence de pagination sont pourtant fréquentes dans des imprimés de la période. Ils ne donnent pas lieu à ce type d’interventions manuscrites. Ces manifestations confirment l’usage effectif des outils de repérage et de circulation de nos recueils narratifs. Ils sont le signe de lectures non linéaires telles que nous les décrivent les paratextes.
Conclusion
Un ensemble de critères assez stables sur la longue durée permettent donc de caractériser ce qu’est le recueil narratif facétieux et d’esquisser jusqu’à ses marges, comme les discours bigarrés dotés de tables de chapitres plutôt que d’histoires, etc. Ces critères ne proviennent pas d’une définition générique de la nouvelle ou de l’analyse de quelques textes-clefs. Ils se basent sur l’étude d’un corpus embrassant une bonne partie de la production et sur la manière dont le lecteur de l’époque a pu les catégoriser.
Ces recueils sont des bibliothèques portatives, constituées d’un large choix d’histoires parfaitement autonomes. Pour l’auteur, cette construction volontairement relâchée facilite sa composition. Pour l’éditeur, elle permet un recours étendu à la compilation et donc, offre la possibilité de réaliser de nouvelles publications à moindre coût. Des dispositifs éditoriaux (appareil titulaire, titres d’histoires, tables, etc.) se sont vite imposés par leurs fonctions publicitaires et parce qu’ils permettent également à l’acheteur potentiel d’identifier un volume, d’avoir une idée rapide de son contenu, des publics visés, du type de lecture et des usages sociaux qu’il peut en faire.