Pour interpréter ce paradoxe de la démocratie qu’est l’exclusion des femmes, il faut aussi laisser de côté l’histoire morale, celle qui rend compte de l’exclusion par le préjugé, psychologique ou social, les mœurs d’un pays ou les aléas d’une révolution. (Geneviève Fraisse)
L’idée d’élite, sans revenir sur son acception et les débats d’école (Pareto, 1917 ; Weber, 1963 ; Bottomore, 1967 ; Bourdieu, 1989 ; Genieys, 2011 ; Mills, 2012), renvoie à cette catégorie d’individus dont la position et le statut confèrent un ensemble de capacités et d’habiletés opportunes pour gérer et régler, voire administrer les affaires politique et sociale dans l’espace local et influencer sur le destin des populations (Mills, 2012, xix). Qu’il s’agisse de la gent féminine ou de la gent masculine, le terme d’élite est approprié. Mais, dans l’histoire de l’évolution de ce concept, il faut dire que l’accès pour les femmes à ce statut et cette position est bien récent et ambigu.
En effet, la littérature existante sur la question des élites féminines tend à envisager la gent féminine essentiellement en rapport avec des dynamiques de militance1. L’exclusion de la femme est considérée comme une action réfléchie, une reconnaissance d’une décision politique puisque l’histoire morale ne suffit pas pour rendre compte de cette réalité misogyne (Fraisse, 1997). Cette discrimination repose sur une image sexiste donnée de la femme dans la société, malgré les mutations sociales observées quotidiennement. Cela explique l’attention rigoureuse des sciences sociales en Afrique sur le sexe, genre et société (Balandier, 1971 ; Bourdieu, 1994 ; 2002 ; Imam et al., 2004). Cette domination masculine de la scène politique jadis résulte d’une construction sociale des sexes liée à une intériorisation des structures objectives ainsi que des perceptions mentales sur le sexe et une extériorisation d’un rapport de force qui se caractérise par les rites d’institution, notamment la circoncision, les rites de passage, les grands concours, etc. (Bourdieu, 2002). Aussi, il y a une grammaire du corps qui est enseignée dans les groupes sociaux, incorporés et extériorisés comme valeurs, codes et conduites sociales. Cet habitus qui est pourtant générateur de pratiques sociales innovantes, tend à révéler une résistance sociale chez les hommes qui n’acceptent que difficilement une présence des femmes dans l’espace public, lequel (espace public) leur impose une certaine tenue, une certaine timidité, etc. Cela dit, leur insertion dans l’espace public au même titre que l’homme dévoierait la grammaire du corps, car je retiendrai seulement le rôle passif, celui qui est conféré à la femme dans cette logique et qui me semble être au fondement, encore aujourd’hui, du rapport que les femmes entretiennent avec leur corps et qui tient au fait que leur être social est un être-perçu, un percipi, un être pour le regard et, si je puis dire, par le regard et susceptible d’être utilisé, à ce titre, comme un capital symbolique. L’aliénation symbolique à laquelle elles sont condamnées du fait qu’elles sont vouées à être perçues et à se percevoir à travers les catégories dominantes, c’est-à-dire masculines, se retraduit dans l’expérience même que les femmes ont de leur corps et du regard des autres (Bourdieu, 2002, 233).
C’est suivant cette « philosophie dispositionnelle » (Bourdieu, 2002, 231) qu’Ada Djabou (2012) constate que la construction du statut politique de la femme dans le septentrion camerounais reste dominée par des facteurs d’ordre culturel, social et surtout scolaire. Même si les conquêtes coloniales et islamo-peules ont été très déterminantes dans construction de la diversité des élus, la période postcoloniale a connu une nette évolution du statut politique de la femme à la faveur de la montée des questions de genre. Cependant, cette approche historique a ignoré la logique sociologique qui voudrait que les rapports sociaux matrimoniaux et parentaux rendent compte d’une « flexibilité masculine » face à la « séduction féminine » dans le gouvernement domestique. C’est à ce registre que se soumettent les études de Moundounga Mouity (2012) au Gabon qui révèlent de nouveaux modes de dévolution du pouvoir qui empruntent des itinéraires filiaux et matrimoniaux. Cet argument ressort également dans les travaux de Sané et Angoula (2016) qui présentent la biographie familiale comme un capital fondamental en politique et même quand il s’agit des femmes.
À ce sujet, bien que l’accès des femmes dans la sphère politique connaisse des évolutions, la problématique de leur réelle participation à l’exercice du pouvoir reste posée. Magali Guaresi (2015) essaye de suivre l’itinéraire et le quotidien des élues en France sous la 5e république en s’intéressant aux stratégies et inventions féminines en politique. Elle décèle un monopole des instruments du champ politique par les hommes, contraintes que les femmes cherchent à dépasser malgré qu’elles restent cantonnées à un modèle de « parler féminin » stéréotypé et infrapolitique. Il y a aussi une évolution des rapports de genre avec des « transformations de féminités légitimes », mais surtout avec une division sexuelle, historique et hiérarchisée du travail politique.
Dans cette perspective, en convoquant la littérature sur les logiques de recrutement et d’entrée en politique, Daniel Gaxie (1980) et Michel Offerlé (1996) établissent une inconstance de ces facteurs en remarquant qu’ils semblent tous être conjoncturels et contextuels si l’on exclut les règles électorales2. Cela dit, le sexe ne constitue pas « un facteur dirimant » dans l’arène politique. Au contraire, il fait foi de soubassement aux stratégies conjoncturelles et symboliques que les femmes pourraient mettre en œuvre pour s’affirmer dans la société comme objet d’échange social. La figure d’une politique comme objet de rente et de prébende facilite encore plus l’accession des femmes à l’activité politique. Du coup, le sexe féminin apparaît comme un facteur de qualification et même un capital. Cet attribut va justement être utilisé parmi les mesures à mettre en œuvre pour entrer en politique ; cela est possible à travers les stratégies conjugales, matrimoniales, parentales… Bien que leur inclusion rentre a priori dans un système politique de parrainage, ce que démontrent d’ailleurs les travaux de Thomas Snégaroff (2014), les élites féminines parviennent à se forger un terrain politique. C’est le cas avec Émile Tozzo (2004, 89) qui révèle que « même si les femmes ne sont pas encore massivement présentes dans les instances de décision, leur engagement dans la vie politique ne se limite plus à un militantisme d’auxiliaires de la gent masculine ».
Ce qui précède permet de retenir deux défis liés : l’entrée en politique et l’exercice effectif du mandat. À ce sujet, la particularité et la pertinence de cette réflexion résident dans une triple compréhension : l’implication d’une démocratie municipale, ouverte aux candidatures féminines sur le régime autoritaire patriarcal et phallocratique des pouvoirs traditionnels incarnés par les laamiibé3 ; les nouvelles stratégies mises en place par les actrices politiques pour réduire la masculinisation du pouvoir et sa gestion ; et l’influence des laamiibé sur les structures sociales et les acteurs sociaux constitue une donnée première dans l’analyse des rapports élitaires à l’œuvre dans l’espace social.
Les données ont été collectées par le biais de l’entretien semi-directif qui a servi à déterminer les motivations ainsi que les manœuvres mises en œuvre pour fabriquer et insérer les élites féminines dans les municipalités et à travers l’exploitation des archives municipales et de la presse locale afin de mettre en exergue l’itinéraire politique des élues locales depuis 1996, leur niveau d’instruction et leur affiliation parentale. Les personnes à interviewer ont été choisies par la technique d’échantillonnage par choix raisonné qui repose sur la qualité d’élu(e) municipal(e), le sexe et la famille. Au total, 15 entretiens (2 mairesses, 1 députée, 2 maires, 4 conseillers municipaux, 6 conseillères municipales) ont été réalisés et soumis à l’analyse de contenu. L’étude couvre les communes de la Bénoué (Garoua I, II et III), les communes du Mayo-Louti (Figuil, Guider et Mayo-Oulo) et les communes du Mayo-Rey (Madingring, Rey-Bouba, Tcholliré et Touboro)4.
La logique sociologique s’appuie sur le paradigme du néo-lamidalisme5. En effet, l’idée de néo-lamidalisme part du paradigme du lamidalisme6 développé par le sociologue camerounais Motaze Akam (1984 ; 1990 ; 2009 ; 2016). Pour cet auteur, le lamidalisme comme approche de la réalité sociale conçoit le Nord du Cameroun7 comme un espace social structuré autour d’un système socio-idéologique qui est piloté d’un côté, par une instance infrastructurelle (le mode de production tributaire féodal et capitaliste) et de l’autre, par une instance superstructurelle (l’islam). Ces instances informent toute la structure sociale lamidale8, en termes de vision sociale, politique, économique et culturelle.
À supposer que les théories soient en retard sur les réalités sociales, il semble que cette approche réduise les rapports sociaux à la structure sociale que sont le lamidat et la cour9. Motaze Akam accorde plus de place aux structures sociales lamidales à tel point qu’il oublie que l’habitus10 forgé dans le lamidat et la cour a une dimension génératrice, c’est-à-dire cette capacité à inventer à partir des expériences de socialisation, des stratégies qui permettent d’anticiper et de produire l’action sociale. Cela dit, si le système lamidal, à l’issue de la conquête islamo-peule a inculqué aux populations autochtones un modèle d’organisation sociale basé sur la féodalité, l’idéologie islamique et une structure sociale hiérarchisée, il reste à constater que les dynamiques sociales actuelles aient permis aux agents sociaux de façonner un comportement social adapté et amélioré du système lamidal à saisir en dehors de la structure lamidale elle-même. C’est le but de ce dépassement paradigmatique, à savoir que les comportements des agents sociaux peuvent être transposés en dehors du lamidat, de la cour et des rapports sociaux seigneuriaux et vassaux.
À cet effet, le néo-lamidalisme voudrait que dans une perspective contemporaine, les agents sociaux soient porteurs de valeurs, de sens et de puissance d’action. En tant que tels, ils peuvent diffuser ces pratiques sociales, héritées du milieu féodal et islamique, dans un espace public. Du coup, les relations hiérarchiques de cadets à aînés sociaux gardent leur versant lamidal, c’est-à-dire phallocratique et patriarcale, doublé d’allégeance et de révérence face à tout pouvoir social. La culture politique lamidale11 est, à cet effet, intériorisée sous forme d’habitus et extériorisée sous forme d’un habitus générateur (Bourdieu, 1980). C’est donc le sens pratique des acteurs sociaux qui permet l’épanouissement de ce système lamidal dans tout l’univers social et donc municipal. Aussi, le caractère générateur de l’habitus lamidal a été cultivé en milieu municipal à la faveur du recrutement des laamiibé dans les conseils municipaux à cause de leur recrutement dans les partis politiques et leur capacité à structurer le jeu politique.
Appliqué à cette réflexion, il s’agit de voir comment l’espace municipal, qui est censé être démocratique, connaît la restauration des logiques sociales inspirées du système lamidal à travers une transmission matrimoniale et fratricide du pouvoir. En effet, l’évolution du phénomène municipal a élargi les postes politiques au niveau local : maire/mairesse, adjoint au maire, conseiller municipal/conseillère municipale, etc. La conquête de ces postes offre ainsi les lieux de lutte de positionnement qui laisse apprécier les logiques néo-lamidales, c’est-à-dire un habitus qui s’adosse sur les caractéristiques et les attributs du système lamidal pour faciliter l’insertion féminine en politique. C’est le cas de l’hérédité politique, la recommandation et la cooptation politique, etc. Ainsi, cet article privilégie d’abord l’analyse des facteurs et des stratégies qui concourent à faciliter l’entrée des femmes dans les municipalités au Nord-Cameroun avant de mettre en exergue le niveau de participation dans la prise des décisions politiques véritables.
I. La construction sociale et municipale autour des systèmes lamidal et patriarcal
Le système lamidal au Nord-Cameroun a informé l’économie du comportement municipal à travers ses logiques de production et de reproduction sociale.
I.1. Le social à l'épreuve du pouvoir lamidal à tendance phallocratique
Le pouvoir en Afrique, ainsi que le restitue Motaze Akam (2009), est relationnel et comme relation, il est une production du social. En effet, le système politique lamidal au Nord-Cameroun, véhicule un mode de « fonctionnement proto-bourgeois selon le modèle de la cour du laamiido » (Ibid., 166). En tant que tel, il dispose des réseaux et clientèles sociaux qui le prédisposent à avoir un potentat. Cela procède par un mode de production lui-même lamidal qui est adossé sur l’économie du coton, le pastoralisme et l’agriculture paysanne (vivrière). Le laamiido a mis en place dans son terroir un système de gestion féodale qui lui confère les attributs et le statut de chef politique et de chef religieux12. Ces positions hiérarchiques et hégémoniques permettent au laamiido de contrôler les structures sociales de l’économie, le foncier, le politique, le culturel, etc. Ces atouts façonnent un capital symbolique qui facilite l’insertion du laamiido dans les réseaux et clientèles de contrôle idéologique (Ibid.). Il tient les populations rurales à travers les activités agricoles, pastorales et piscicoles, desquelles il tire l’impôt agricole dit zakkât. Du fait de ces capitaux, le laamiido se construit avec ses sujets, des rapports de production notamment d’exploitation, de dépendance et de domination ; et à ce titre, ses sujets lui doivent allégeance en toute circonstance (entretien avec un informateur le 17 juin 2017 à Rey-Bouba).
Cette allégeance est aussi matérialisée dans le cadre de la vie quotidienne. La relation entre le laamiido et les hommes est marquée du sceau de la domination puisque le premier est doté de tous les capitaux alors que le second, ne dispose presque pas de capital face au laamiido qui possède les capitaux culturel, social, religieux et politique à tel point qu’il devient le faiseur de rois à travers son positionnement dans l’appareil politique et institutionnel. C’est ce qui explique que le pouvoir du laamiido constitue un phénomène polysémique qui décline les relations de domination, de distanciation, de sacralisation, de personnalisation, d’individuation, de classification, d’affirmation, d’élévation et de soumission (Ibid., 170). Donc, tout agent social, du fait de cette hiérarchie sociale, assume son rang et la gestion de la communauté revient au laamiido. La succession au trône est faite par voie héréditaire et elle est fondée sur le patriarcat. Ce qui maintient une logique de dévolution successorale masculinisée dans la transmission du pouvoir. À titre d’illustration, la désignation des laamiibé se fait parmi les membres de la famille royale (à l’exception des femmes). Le collège électoral a aussi les mêmes caractéristiques. À supposer que le politique soit déterminé par le social, ce modèle social se diffusera dans les formes sociales quotidiennes à travers les actions individuelles13.
En effet, cette logique de transmission du pouvoir s’est façonnée tout d’abord pendant le djihadisme islamo-peul au XIXe siècle (Eldridge, 1988) qui a conduit à l’établissement des lamidats dans les sociétés au Nord-Cameroun. C’est pourquoi, rappelle Hamadou Adama (2004, 28), l’islam fut « un islam élitiste qui chercha à convertir quelques chefs de clans à une promotion sociale. Adhérer à l’islam signifie en effet s’identifier à la puissance et à la magnificence du laamiido ». Mais, cet islam va se répandre avec les campagnes de « foulbéisation »14 et d’enseignement de la pratique du Coran, l’ouverture des écoles coraniques, etc. Il est de ce fait difficile de séparer l’islam au Nord-Cameroun du lamidalisme parce que l’un a préparé le terrain à l’autre et justifie l’état d’enracinement des lamidats qui constituent une invention du djihadisme islamo-peul dans les sociétés du Nord-Cameroun15.
Cette forme sociale et politique héritée ne va pas être remise en cause. Au contraire, elle est récupérée et instituée dans le patrimoine institutionnel des sociétés nord-camerounaises16. Ce processus s’est produit avec la complicité du pouvoir politique d’abord colonial et ensuite postcolonial. L’enquête socio-historique17 sur la question révèle que « l’administration a instrumentalisé les chefs d’obédience islamiste de par leurs connaissances des techniques de perpétuation du système d’avilissement, voire d’esclavagisme moderne » (Domo, 2010, 37-38). De là découle leur positionnement aux fonctions de présidents de section du fait de leur capacité de mobilisation et de structuration de la scène politique locale (Falna, 2011, 167-171). De ce fait, c’est le processus de construction territoriale et politique qui a servi à une mise au politique de certaines familles situées à la haute société locale notamment les laamiibé, les notables, etc.
Bref, le système lamidal (Motaze, 1990) a conduit à la naturalisation de l’usage de la ressource parentale et féodale dans la structuration du social et du politique. Il a servi une labélisation de la culture lamidale patriarcale, masculine et phallocratique adossée sur la religion islamique. De ce point de vue, le lamidat apparait comme une arène de légitimation d’une élite masculine et machiste, mais aussi un espace de réseaux et de clientèles. Il y a là une « invocation de la coutume pour légitimer tantôt le despotisme tantôt la démocratie » et cela « tient naturellement de l’artefact et de la stratégie politiques » (Bayart, 2009, 29).
I.2. La reproduction de l'éthos lamidal à tendance machiste dans l'espace municipal
Le fait lamidal ici renvoie aux systèmes de pensée, d’action et de représentation produites par les agents sociaux intégrés dans une société de cour où les rapports sont structurés autour des relations de pouvoir, de hiérarchisation, de sujétion, de vassalisation, de domination symbolique et de dépendance. En d’autres termes, il s’agit d’un ensemble de schèmes comportementaux, propres à la logique lamidale au Nord-Cameroun, qui ont influencé le comportement des élus locaux à un moment qui s’y prête notamment le contexte sociohistorique marqué par des frustrations, des crispations et des contentieux (Motaze, 2009, 166).
En effet, tout comme le pouvoir lamidal, il se développe un monopole du pouvoir municipal qui est entretenu par l’idéologie islamo-peule. Cette idéologie véhicule une tradition de rapport inégalitaire et hiérarchisé où le sang lamidal, et donc masculin, est légitimé dans la succession au pouvoir. Cette forme sociale implémente des réflexes successoraux aux héritiers des grandes familles de la région du Nord-Cameroun. Cela veut dire de plus en plus que les enfants et les frères d’une élite de la haute sphère locale (maire, adjoint au maire ou élu local) s’identifient à partir de la position et du statut de leur ascendant. Cette prédisposition prépare psychologiquement à accepter une succession au pouvoir dans la sphère locale. À ce moment se décline une transmission officieuse et conjoncturelle du pouvoir qui recourt à un effet d’entraînement prédisposant l’héritier à avoir un habitus accroché au patrimoine politique de son ascendant. En public, ces héritiers sont nommés par l’appellation qui est celle de leur parent. À ce sujet, le nom du père opère une sorte de magie dans la construction du capital politique chez l’enfant (Laurent, 1992). Cela se traduit par « des stratégies de particularisation marquées du sceau d’une omniprésente quête de notabilité sociale dans la socialité quotidienne » (Zambo, 2003, 574).
De ce fait, le positionnement politique dans ce cas de figure donne à voir un individu qui est agité devant les fidèles et les notables de la cour municipale comme un potentiel successeur. En ce sens, son anoblissement concourt à l’entretien d’un clientélisme où les natifs de la cour acceptent la conservation du champ municipal comme tel pour maintenir les logiques d’accumulation qui ont cours (Bach & Gazibo, 2011). À titre d’illustration, l’attribution des marchés publics locaux est l’un des privilèges qui obéissent à cette prescription sociale d’action politique. De ce point de vue, la politique devient une affaire de famille où le pouvoir municipal est en situation de monopole et de dynastie entre les mains des hommes.
L’intelligibilité de l’héritage municipal en contexte nord-camerounais passe par son accord avec la trajectoire biographique. Cela se dessine sous forme d’un itinéraire de succession patriarcale accroché à une forme lamidale où l’enfant est identifiée dans le destin politique du père. Il devient son remplaçant et entretient un mécanisme de récompense, mais aussi et surtout de reconnaissance et d’hommage familial. Il se crée une relation logique entre les enfants et l’univers municipal à travers l’organisation sociale. La municipalité au Nord-Cameroun est assise sur une forme lamidale qui donne à voir une domestication de l’espace communal matérialisée par le biais de ce qu’il convient d’appeler la cour municipale. En fait, adossée sur la conceptualisation que fait Motaze Akam (1990) de la cour, la cour municipale ici est une transposition du mode de fonctionnement du système lamidal dans le milieu municipal qui procède par une recréation de l’environnement municipal dans l’espace privé du maire. C’est généralement autour de cette cour mayorale que se prennent les grandes décisions importantes. Comme un espace public, la cour municipale se nourrit des rumeurs, des calomnies et des antijeux que les mouchards municipaux18 organisent à l’issue de la collecte informelle des informations sur certaines questions qui impliquent la gestion de la commune auprès des notables municipaux. Ainsi, les enjeux municipaux se jouent dans cette cour au moment du petit déjeuner et du dîner qui se prennent sur la natte19 devant l’appartement du maire ou du notable municipal. La natte prend les attributs d’un lieu d’échange, de discussion et de prise des décisions. Elle fait figure d’une coulisse – espace privé et officieux – où les décisions adoptées influencent les réalités sociales de la scène – espace public et officiel –. De toute évidence, cette domestication municipale engendre la patrimonialisation masculine assise sur les variables lamidales et facilite une socialisation des héritiers à l’action municipale.
Si le pouvoir municipal est assis sur les logiques lamidales, qui véhiculent ici une culture politique machiste et patriarcale, comment la femme parvient-elle à se construire un capital politique ?
II. Les stratégies féminines défiantes des systèmes sociaux au Nord-Cameroun
L’insertion de la femme dans l’espace public local suit un registre sociétal qui obéit aux logiques familiale, matrimoniale et conjoncturelle.
II.1. Les élites féminines accrochées à la biographie parentale et matrimoniale
Si le pouvoir dans les sociétés nord-camerounaises a une identité masculine, force est de constater qu’il y a une mutation au contact des facteurs conjoncturels de la société camerounaise. Dans l’itinéraire de construction du capital politique, il sied de rappeler, à la lumière du processus de socialisation sus-évoquée, que la proximité avec le pouvoir accorde à la femme une dignité politique qui l’élève comme une actrice politique légitime dans les manœuvres de succession enclenchée au lendemain de la révision des règles électorales20. Cela a participé à mieux réorganiser les marges féminines d’investissement de l’espace politique. Il y a là, a priori, « une volonté de promotion de femmes dans les structures qui les échappent » (Coulon, 1983, 172). Cette promotion se justifie d’un côté avec la prise en compte du genre dans la formation des listes de candidature aux élections municipales. De l’autre, il faut reconnaître le lobbying de l’association More women in Politics sous la coordination de l’ONU femmes et de Pr. Justine Diffo Tchukam, présidente du comité de pilotage du consortium « Démocratie au féminin ». Cette association mobilise les femmes à travers un coaching orienté vers une prise en compte du genre aux postes électifs. Cette initiative contribue « à l’émergence d’une génération de femmes maires outillées et capables de conduire un leadership local de qualité, avec l’humain au cœur des préoccupations de développement » (Cameroon Tribune, 2017, 4-5). Ainsi, les femmes gagnent du terrain et cherchent à glaner plus de 30 % de représentativité dans l’arène municipale.
Le cas de figure à convoquer ici est celui de la succession politique entre Mohammadou Ahidjo et Oumoul Koultchoumi à Garoua. De fait, la passation matrimoniale du pouvoir municipal entre Mohammadou Ahidjo et Oumoul Koultchoumi vise une protection d’une entreprise politique familiale des deux côtés. Ainsi que le restitue la somme des entretiens menés à ce sujet, les rapports conjugaux entre Oumoul Koultchoumi et Mohammadou Ahidjo datent des années 60 où les deux conjoints étaient respectivement élève en classe de 4e et élève de l’EMIA (École Militaire Inter-Armées). Fort des relations entre les deux parents (Ahidjo – Président de la République – et Moussa Yaya Sarkifada – vice-président de l’Assemblée nationale –), les deux enfants se sont fréquentés pour aboutir à l’union durant l’année 1972 à Garoua. Durant les années de braise au Cameroun (1984-1993)21, ce couple va séjourner à Kaduna (Nigéria) durant une décennie. C’est à la faveur des lois portant libertés d’association que le couple va décider de rentrer au pays à travers une action militante à l’UNDP (Union Nationale pour la Démocratie et le Progrès). À ce sujet, Oumoul Koultchoumi entre en politique en 1997 où elle parvient à être choisie comme vice-présidente de l’organisation des femmes de l’UNDP22. Pour expliquer son entrée en politique, cette élite féminine raconte :
« Deux principales raisons m’ont amenée à m’engager dans la politique. L’avènement du multipartisme et l’engagement de mon époux. Pour le premier point, c’est à partir de notre exil politique au Nigéria au début des années 90 que j’ai été amenée à m’engager pour la cause des populations et surtout pour l’épanouissement de la femme du Nord. Deuxièmement, il était question pour moi de soutenir mon mari qui avait un très grand rôle à jouer dans l’UNDP qui venait de voir le jour. Il s’est formé un groupe de femmes à la tête duquel je me suis retrouvé pour lui apporter tout le soutien nécessaire » (L’œil du sahel, 2013, 4).
Ces propos suggèrent que l’itinéraire d’union matrimoniale et d’entrée en politique est lié d’un côté à l’appartenance commune de leurs parents aux hautes sphères de l’État et de l’autre, à l’histoire de leur union et exil au Nigéria. Oumoul Koultchoumi est, à cet effet, loin d’être « une militante politique indépendante, et la matrice fondamentale de son nouvel engagement est la parenté [et l’alliance] » (Tozzo, 2004, 73). Elle bénéficie de trois capitaux notamment parental, conjugal et genré ou sexué qui déterminent son dynamisme dans sa profession politique (entretien avec une députée UNDP-Mayo-Louti le 12 mars 2016 à Yaoundé).
Oumoul Koultchoumi a été conseillère municipale (2002-2007), puis maire de la commune de Garoua II (2007-2013) et députée (depuis 2013). Elle bénéficie du capital politique de son père, Moussa Yaya Sarkifada qui fut un allié du président de la république Ahmadou Ahidjo et par ailleurs vice-président de l’Assemblée Nationale Fédérale. Cette proximité a beaucoup joué dans l’union avec Mohammadou Ahidjo. Elle compte aussi le capital politique de son époux, fils du président Ahidjo, président du conseil municipal de la communauté urbaine à régime spécial et communauté urbaine de Garoua (1996/2002 et 2002/2007), puis député (2007-2013) et ambassadeur depuis 2013. Cette proximité des arcanes du pouvoir politique l’a conduit à prétendre assumer un destin politique préprogrammé (entretiens réalisés avec le chef service adjoint des affaires générales de la commune de Garoua 1er et avec un agent de la Communauté urbaine de Garoua les 15, 16 et 17 juillet 2017 à Garoua). Ainsi, l’accès et la permanence d’Oumoul Koultchoumi en politique sont tributaires d’une logique de « transposition du modèle du couple sur la scène publique avec partage du travail politique entre les époux » (Tozzo, 2004, 73).
L’entrée des femmes en politique est aussi liée à une biographie parentale et cela s’inscrit par ricochet dans la perspective d’une restauration de la notoriété familiale comme le rapporte cette mairesse :
« Lorsque mon père est décédé, les conseillers municipaux n’ont pas cessé de m’appeler à me représenter aux élections municipales pour faire bonne figure et pérenniser l’héritage familial. Le deuil a été à la fois un moment de recueillement et surtout de campagne. C’est vrai que j’étais embêté au début, mais face aux différentes interpellations de la famille (biologique) et politique, j’ai cédé. J’ai même été à un moment très dubitatif » (une élite municipale ayant requis l’anonymat).
S’agissant de la commune de Madingring, une famille se retrouve depuis 1996 à l’exécutif municipal, notamment Nadjida Laoukoura (maire de 1996 à 2008), Gaule Gauthier Joseph (1er adjoint au maire 1996-2007), Seray Jean (2e adjoint au maire de 2002 à 2007, puis 1er adjoint au maire de 2007 à 2008) et Djenabou Mafing Marie (mairesse depuis 2009). Ces trois membres de l’exécutif ont des liens de filiation parentale. À la mort de Gaule Gauthier en 2007, il était question qu’il soit remplacé dans l’exécutif par un membre de sa famille et c’est bien l’actuelle mairesse qui a été choisie (entretien réalisé avec le secrétaire général de la commune de Madingring le 5 juin 2017). À l’issue du renouvellement de l’exécutif municipal en 2007, Nadjida Laoukoura garde son fauteuil de maire, Seray Jean passe 1er adjoint au maire et Djenabou Mafing Marie est désignée23 2e adjointe au maire. Vers la fin de l’année 2008, le maire et le 1er adjoint décèdent. Ces disparitions vont donner lieu à nouveau à l’élection de nouveaux membres de l’exécutif municipal. De cette investiture en mars 2009, Djenabou Mafing Marie devient mairesse, Gamanang Laobol 1er adjoint et Bessoum Daouda 2e adjoint. Ce jeu de positionnement accorde à la municipalité un attribut d’entreprise où la famille de la mairesse dispose des potentats à protéger, ce qui explique son entrée à la municipalité en 2008 aux fins de la restauration politique et la consolidation des positions rentières. À ce propos, Pierre Bourdieu écrit :
La distinction entre l’individu concret et l’individu construit, l’agent efficient, se double de la distinction entre l’agent, efficient dans un champ, et la personnalité, comme individualité biologique socialement instituée par la nomination et porteuse de propriétés et de pouvoirs qui lui assurent (en certains cas) une surface sociale, c’est-à-dire la capacité d’exister comme agent en différents champs (Bourdieu, 1986, 72).
L’entrée en politique véhicule une dynamique de composition et de recrutement dépendante des variables familiales. Cependant, l’identité biographique familiale seule ne réussit pas toujours, c’est pourquoi « faire l’école compte nettement pour les femmes » (entretien réalisé avec le maire de la commune de Figuil le 17 octobre 2017).
II.2. Le niveau d’instruction, facteur de qualification de l’élite féminine
Le recrutement politique des élites féminines, dans le site d’observation de l’étude, ne repose pas exclusivement sur une militance de recommandation et d’auxiliaire. Il peut aussi être lié à l’instruction. En effet, l’insertion timide de la femme dans l’arène municipale a longtemps été relative à la misogynie de la classe politique au Nord-Cameroun qui est caractérisée par une tradition de la structure sociale lamidale phallocratique. Ainsi que le fait remarquer G. P. Nkolo Asse (2015) dans ses travaux de thèse, l’insertion de la femme dans le système politique camerounais est estampée du sceau du patriarcat, qui lui-même est le résultat d’un ordre social et politique misogyne.
En plus, l’émergence des mouvements féministes et la longue littérature qui a suivi, se sont accoutumées aux politiques éducatives de l’alphabétisation de la jeune fille. Au Cameroun spécifiquement, plusieurs politiques sont mises en place : l’opération 100 000 femmes alphabétisées, la scolarisation de la jeune, notamment avec « une Nation favorisant l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives autant que leur égalité professionnelle » (Cameroun Vision 2035, 4). Ces logiques internes reposent sur les fondements internationaux comme ceux d’ONUFEMMES, « égalité des sexes et autonomisation de la femme ». L’on aura compris que cette dynamique d’insertion de la femme dans la sphère politique passe d’abord par la construction, au sens de Pierre Bourdieu, d’un capital culturel nécessaire pour faire d’elle une actrice et non une sujette agie par les faits politiques.
Tableau 1 : niveau d’instruction des élites municipales au Nord-Cameroun (2013-2018)
Niveau d’étude |
Conseillers municipaux |
Conseillères municipales |
Totaux |
|||
Effectif |
Pourcentage ( %) |
Effectif |
Pourcentage ( %) |
Effectif |
Pourcentage ( %) |
|
Néant |
370 |
61,35 % |
44 |
45,83 % |
414 |
59,23 % |
CEPE |
124 |
20,56 % |
37 |
38,54 % |
161 |
23,03 % |
BEPC |
64 |
10,61 % |
04 |
04,16 % |
68 |
09,72 % |
BACC |
26 |
06,34 % |
08 |
08,33 % |
34 |
04,86 % |
BACC et + |
19 |
04,31 % |
03 |
03,72 % |
22 |
03,14 % |
Total |
603 |
100,00 % |
96 |
100,00 % |
699 |
100,00 % |
Source : exploitation des déclarations de candidatures – Archives de la région du Nord.
Le tableau ci-dessus dresse la configuration des conseillers municipaux selon le niveau d’instruction. Il ressort que les femmes présentent un niveau d’instruction plus important que les hommes. Plus le niveau d’instruction est élevé, plus les femmes sont plus représentées et c’est le contraire pour les hommes. Cela laisse constater une surenchère de l’entrée en politique chez les femmes24. Cela conforte bien l’approche de M. Duverger (1955, 129) :
« La vieille théorie de l’incapacité féminine – de l’imbecillitas sexes - n’est plus guère alléguée officiellement, encore qu’elle conserve beaucoup d’adeptes, conscients ou inconscients. Le libre accès des femmes à l’instruction et à l’éducation supérieures, leurs succès dans les diverses carrières ne permettent plus facilement de soutenir qu’elles sont par nature inaptes à gérer convenablement les affaires publiques ; d’autre part, comme on l’a souvent fait remarquer, le bilan de la gestion masculine n’est pas tellement brillant en ce domaine que le sexe masculin puisse tirer ici une capacité indiscutable. Incontestablement, cette justification ancienne, tirée du droit romain et du droit canon, est en voie de disparition. »
Du fait de cette perspective prometteuse d’une citoyenneté exclusive, jusqu’ici, 3 femmes ont présidé à la tête des mairies au Nord-Cameroun et il s’agit de :
Tableau 2 : niveau de formation scolaire des mairesses au Nord-Cameroun (1996-2018)
N° |
Communes |
Noms et prénoms |
PP |
Niveau |
Profession |
Mandature |
1 |
Garoua II |
Oumoul Koultchoumi |
UNDP |
Secondaire |
// |
2007-2013 |
2 |
Mayo-Oulo |
Haoua Tizi |
RDPC |
Primaire |
Opératrice économique |
2013-2018 |
3 |
Madingring |
Djenabou Mafing Marie |
RDPC |
Secondaire |
Opératrice économique |
2009-2018 |
Source : Exploitation de l’Annuaire statistique du MINATD – 2016 et des entretiens individuels – 2017.
Ce tableau montre que les mairesses qui ont été investies au Nord-Cameroun jusqu’ici sont des opératrices économiques dont le niveau d’instruction relève du niveau de formation scolaire à leur entrée en politique. Mais actuellement, avec les formations et les séminaires complémentaires, ces mairesses disposent d’une capacité et d’une culture qui les érige en professionnelles de la politique. L’on comprend certes que l’entrée des femmes en politique dépend de la mise en valeur de leur biographie parentale et matrimoniale. Mais, il faudrait également compter avec le sexe qui leur donne un capital et constitue une ressource.
II.3. Le genre, un capital : entre activité politique et passe-droit
La prise en compte de l’aspect genre dans le processus de l’insertion en politique concède à la femme une place « négligée » qui rend compte d’une dynamique discriminatoire, militante et paternaliste. Bien que cette initiative facilite une insertion des femmes à des fonctions politiques, elle fait d’elles « des élites faibles », c’est-à-dire, « des sujets politiques mineurs » qui ne seraient pas considérés comme des acteurs politiques à part entière (Nkolo Asse, 2015).
Or, les inégalités de sexes dans le système politique relèvent d’une construction qui assignerait la femme dans une fonction domestique et l’homme dans une charge publique. Une lecture nord-camerounaise de Pierre Bourdieu permet de considérer qu’il existe jusqu’aujourd’hui des fonctions qui restent assumées exclusivement par les hommes, notamment la fonction de chef traditionnel et celle de chef de famille (qui est aussi consacrée par le Code civil). Ces constructions font que la société s’est arrangée à avoir par exemple des femmes au second plan de l’action sociale.
Dans les partis politiques qui constituent les sphères de base de fabrique des élites, il y a une discrimination de la femme à travers la création d’une organisation spécifique aux femmes. Cela est vrai à l’UNDP, au RDPC (Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais), etc. Cette forme organisationnelle cantonne et sous-traite la participation des femmes dans le parti politique (Duverger, 1955). Elle préfigure un faible taux de candidatures féminines aux postes électifs, lié à une sélection plus rude selon les critères de sexe et de genre. Par exemple, la détermination du taux de participation des femmes dans une liste, bien que cela participe d’un encouragement de la candidature féminine, contribue à la fabrique d’une identité de rejet et de résistance des candidatures féminines aux postes électifs. Autrement dit, lorsqu’il est demandé une représentation moyenne de 30 %, il y a un risque d’abstention chez les femmes. Alors, les acteurs et actrices politiques contentent les femmes et se contentent d’atteindre ce pourcentage sans aller bien au-delà. C’est dire que le quota est réducteur de la participation féminine à l’activité politique.
En outre, il faut se rendre compte que certaines élites féminines sont investies sans qu’elles soient militantes à la base. Voilà ce que restitue une adjointe au maire :
« Pour devenir maire, je peux dire que c’est un hasard parce qu’un soir, alors que j’étais assise devant mon bar, mon oncle qui est grand conseiller municipal [à la communauté urbaine de Garoua] est venu me proposer de devenir conseillère municipale. Je ne voulais pas, il m’a menacée et m’a fait comprendre que si je ne voulais pas, il allait me traîner devant mes clients qui buvaient là dans mon bar. Face à ce dilemme, je me suis résolue à le suivre. Il m’a demandé de lui fournir ma CNI, ce que j’ai fait ; il m’a conduit au commissariat pour commencer les procédures d’établissement des pièces de candidature. Avec ses relations, il m’a fait déposer le dossier à l’hôtel du chargé de mission vers 22 heures, c’est-à-dire 2 heures avant la date limite. » (entretien besoin de plus d’information pour cette source : note 31 de bas de page dans la version envoyée par l’auteur)
Ces propos suggèrent que les femmes seraient recrutées pour la validation ou la qualification des listes électorales. Comme le rapporte le 4e adjoint au maire de Guider : « quand ce fut le moment des investitures, on m’a approché parce que d’un, j’étais une femme et de deux, j’avais un background, puisque je suis institutrice. Je le dois au maire (Younoussa Bouba) » (entretien réalisé le 16 décembre 2017 à Guider). Un exemple comme celui-ci est légion, car la femme est considérée désormais comme un passe-droit pour les listes de candidature.
En même temps, « donner une place à une femme, c’est l’enlever à un homme : dans ces conditions, on réduit les places attribuées aux femmes au minimum exigé par la propagande » (Duverger, 1955, 128). D’où le régime des conflits incessants entre les hommes et les femmes. Dans ce cas de figure, l’activité politique prend les allures d’un champ de luttes où chaque faction cherche à garder un quota dans l’arène politique. Mais, le défi à relever reste la décolonisation de la pensée féminine modelée autour du complexe d’infériorité à l’égard de l’homme.
En fin de compte, il faut comprendre que l’insertion de la femme dans l’activité politique est relative à la biographie parentale et matrimoniale, à l’instruction, mais aussi et surtout au capital sexué. Si cette insertion est aidée, quelle est la réelle représentation des élites féminines dans le champ municipal au Nord-Cameroun ?
III. Le poids de l’élite féminine dans l’espace municipal au Nord-Cameroun
Le niveau d’expression de la femme dans l’espace municipal va être ici interrogé à partir de la configuration des conseils et exécutifs municipaux.
III.1. La démasculinisation municipale et citoyenneté féminine en émulation
Depuis les premières élections municipales sous l’ère de la restauration pluraliste le 31 janvier 1996, l’entrée de la femme a été influencée par des facteurs tels que sus cités. Et pour la décrypter, il est important de consulter le tableau suivant :
Tableau 3 : configuration sexuelle des conseils municipaux dans les communes de Garoua (I, II et III), du Mayo-Louti et du Mayo-Rey
Communes |
S.25 |
1996-2002 |
S. |
2002-2007 |
||||||||||
H |
% |
F |
% |
H |
% |
F |
% |
|||||||
Garoua I |
- |
- |
|
- |
|
- |
- |
|
- |
|
||||
Garoua II |
- |
- |
|
- |
|
- |
- |
|
- |
|
||||
Garoua III |
- |
- |
|
- |
|
- |
- |
|
- |
|
||||
Figuil |
25 |
22 |
88,00 |
3 |
12,00 |
25 |
24 |
96,00 |
1 |
4,00 |
||||
Guider |
41 |
39 |
95,12 |
2 |
4,88 |
45 |
41 |
91,11 |
4 |
9,76 |
||||
Mayo-Oulo |
35 |
32 |
91,43 |
3 |
8,57 |
41 |
38 |
92,68 |
3 |
7,32 |
||||
Madingring |
25 |
21 |
84,00 |
4 |
16,00 |
25 |
23 |
92,00 |
2 |
8,00 |
||||
Rey-Bouba |
41 |
35 |
85,37 |
6 |
14,63 |
41 |
39 |
95,12 |
2 |
4,88 |
||||
Tchollire |
35 |
32 |
91,43 |
3 |
8,57 |
35 |
29 |
82,86 |
6 |
17,14 |
||||
Touboro |
41 |
38 |
92,68 |
3 |
7,32 |
41 |
38 |
92,68 |
3 |
7,32 |
||||
Total |
243 |
219 |
90,12 |
24 |
9,88 |
253 |
232 |
91,70 |
21 |
8,30 |
||||
Communes |
S.26 |
S. |
2007-2013 |
2013-2018 |
||||||||||
H |
% |
F |
% |
H |
% |
F |
% |
|||||||
Garoua I |
- |
35 |
28 |
80,00 |
7 |
20,00 |
30 |
85,71 |
5 |
14,28 |
||||
Garoua II |
- |
35 |
29 |
82,86 |
6 |
17,14 |
27 |
77,14 |
8 |
22,86 |
||||
Garoua III |
- |
31 |
26 |
83,87 |
5 |
16,13 |
25 |
80,65 |
6 |
19,35 |
||||
Figuil |
25 |
31 |
26 |
83,87 |
5 |
16,13 |
27 |
87,10 |
4 |
12,90 |
||||
Guider |
41 |
45 |
42 |
93,33 |
3 |
6,67 |
37 |
82,22 |
8 |
17,78 |
||||
Mayo-Oulo |
35 |
41 |
40 |
97,56 |
1 |
2,44 |
35 |
85,37 |
6 |
14,63 |
||||
Madingring |
25 |
31 |
29 |
93,55 |
2 |
6,45 |
28 |
90,32 |
3 |
9,68 |
||||
Rey-Bouba |
41 |
41 |
39 |
95,12 |
2 |
4,88 |
37 |
90,24 |
4 |
9,76 |
||||
Tchollire |
35 |
35 |
28 |
80,00 |
7 |
20,00 |
30 |
85,71 |
5 |
14,29 |
||||
Touboro |
41 |
41 |
38 |
92,68 |
3 |
7,32 |
36 |
87,80 |
5 |
12,20 |
||||
Total |
243 |
366 |
325 |
88,80 |
41 |
11,20 |
312 |
85,25 |
54 |
14,75 |
S. : nombre de sièges ; H. : hommes ; F. : femmes ; % : pourcentage.
Source : exploitation des listes des conseillers municipaux par communes de 1996 à 2013 et des fiches de collecte des données individuelles.
Les données contenues dans ce tableau présentent l’état de composition des conseils municipaux selon le sexe à Garoua (I, II et III), dans le Mayo-Louti et le Mayo-Rey. Il revient que le taux d’évolution de l’entrée de la femme est relativement très faible avec 9,88 % en 1996, 8,30 % en 2002, 11,20 % en 2007 et 14,75 % en 2013.
Cette faible représentativité de la femme peut donc être liée en partie à la nature de la société nord-camerounaise qui repose sur une structure lamidale telle que développée plus haut. Mais, de plus en plus, il faut considérer que cette évolution de l’ordre de 2 % (2007) et de 5 % (2013) est facilitée par la montée des politiques de genre au Cameroun, politiques qui sont répercutées par le Code électoral en ces termes : « la constitution de chaque liste doit tenir compte […] du genre »27. Cette directive est reprise par l’ensemble des partis politiques, en particulier, les deux barons de l’espace municipal au Nord-Cameroun, notamment l’UNDP et le RDPC qui exigent une participation de 30 % des femmes lors de la formation des listes de candidature.
L’identité de l’élite municipale féminine est en construction et de plus en plus, se pose la question de sa réelle prise en compte dans les débats.
III.2. La subordination de l’élite féminine dans les exécutifs municipaux
Le poids des femmes sur les décisions municipales reste à démontrer. Le processus de prise des décisions est empreint des logiques de domination symbolique qui érigent l’espace municipal en une arène de luttes organisées autour des rapports de sexe et de quête de leadership. C’est pourquoi « la distinction entre gouverner et représenter sert à affiner la compréhension des mécanismes d’exclusion des femmes du pouvoir, mais aussi à comprendre le pouvoir lui-même » (Fraisse, 1997, 13).
Ainsi que le rapporte la 1ère adjointe de la commune de Touboro, « dans ce combat, le plus grand problème, c’est d’abord entre les femmes elles-mêmes. Elles se font de crises et des scènes de jalousie à tel point qu’elles se rangent derrière les hommes pour disqualifier leur congénère » (Entretien réalisé le 16 juin 2017 à Touboro). Cela véhicule une disparité des idéologies féministes dans l’espace municipal, à savoir que les femmes elles-mêmes ne sont pas organisées autour d’une même idéologie, celle de faire front aux hommes et avoir une importante place dans l’exercice du pouvoir. Cette compétition entre les femmes est relative à leur situation de minorité dans l’exécutif municipal qui oblige certaines à courir pour leur intérêt propre et à s’allier aux hommes pour mieux dominer les autres femmes. Le tableau suivant présente le classement des femmes dans les exécutifs municipaux :
Tableau 4 : classement des élites féminines dans les exécutifs municipaux de Garoua (I, II et III), du Mayo-Louti et du Mayo-Rey – 1996-2018
Communes |
Mandature |
Noms et prénoms |
Poste |
Partis politiques |
Garoua I |
2007-2013 |
Ai Tdjiani Epse Mamadou |
4e adjoint au maire |
RDPC |
2013-2018 |
Ndjoume Ateke |
4e adjoint au maire |
RDPC |
|
Garoua II |
2007-2013 |
Oumoul Koultchoumi |
Mairesse |
UNDP |
2013-2018 |
Didjatou Adama |
4e adjoint au maire |
UNDP |
|
Garoua III |
2007-2013 |
Roukayatou Youssou |
2e adjoint au maire |
RDPC |
2013-2018 |
Vederin Agnès |
2e adjoint au maire |
RDPC |
|
Figuil |
2013-2018 |
Maïmouna Bello |
2e adjoint au maire |
RDPC |
Guider |
1996-2002 |
Djanabou Yani |
3e adjoint au maire |
UNDP |
2002-2007 |
Asta Yvonne |
2e adjoint au maire |
RDPC |
|
2007-2013 |
Douvaouissa Aïssa H. |
1ère adjoint au maire |
UNDP |
|
2013-2018 |
Djanabou Aoudou |
4e adjoint au maire |
UNDP |
|
Mayo-Oulo |
2002-2013 |
Fanta Oumarou |
3e adjoint au maire |
UNDP |
2013-2018 |
Haoua Tizi |
Mairesse |
RDPC |
|
Madingring |
2007-2018 |
Djenabou Mafing Marie |
2e adjoint au maire puis mairesse depuis 2009 après le décès du Maire |
RDPC |
Rey-Bouba |
2002-2013 |
Fatime Abdou |
3e adjoint au maire |
RDPC |
2013-2018 |
Nezoumne Marceline |
3e adjoint au maire |
RDPC |
|
Tcholliré |
2002-2007 |
Mberea Véronique |
2e adjoint au maire |
RDPC |
2013-2018 |
Ndene Deo Madeleine |
4e adjoint au maire |
RDPC |
|
Touboro |
2013-2018 |
Yongba Rosa |
1ère adjoint au maire |
UNDP |
Source : fiches individuelles de collectes des données sur les membres des exécutifs municipaux – 2017.
Le tableau ci-dessus montre que depuis la restauration du multipartisme au Cameroun, les femmes ont occupé les postes de maire seulement trois fois, notamment à Garoua II (Oumoul Koultchoumi – 2007-2013), à Madingring (Djenabou Mafing Marie – 2009-2018) et à Mayo-Oulo (Haoua Tizi – 2013-2018). Le second constat est que l’occupation du poste d’adjoint au maire est très récurent par contre avec cette fois une régularité dans le poste de 4e adjoint et de 2e adjoint. Aussi, dans les communes de Figuil (1996 à 2013), Mayo-Oulo (1996 à 2002), Madingring (1996 à 2007), Rey-Bouba (1996 à 2002), Tcholliré (1996-2002) et Touboro (1996 à 2013), durant les mandats indiqués, les femmes ne figurent pas dans les exécutifs municipaux. La commune de Guider enregistre une constance dans l’insertion de l’élite féminine dans la municipalité depuis 1996.
Sans revenir ici sur les facteurs qui atténuent l’insertion de l’élite féminine dans l’exécutif municipal, il faut reconnaître que cette participation relève d’une démocratie d’affection dont la vocation est plus conformiste que participative (Sindjoun, 2000). Elle vise la « construction des intérêts des minorités » et une « implication différentielle » qui répond en fait de « l’association au pouvoir » que du « partage du pouvoir » (Ibid.). Pour tout dire, cette insertion de l’élite féminine dans les rangs de l’exécutif municipal se présente comme un « bricolage de la démocratie » qui sert un seul but, celui de désactiver les inégalités de genre dans la sphère politique et se conformer à l’ordre du jour politique, notamment axé sur le genre pour bénéficier des financements des institutions internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international, l’Union européenne …).
Ce modèle opportuniste d’insertion de la femme dans les exécutifs municipaux fait d’elle un « sujet politique mineur ». Et cela atténue son poids dans la prise des décisions. Non seulement elle est confrontée à une domination de l’ordre social lamidal et patriarcal, mais aussi à un monopole par le maire de l’entièreté du pouvoir municipal. En fait, le maire dispose de toutes les compétences dans l’exécutif municipal et à ce titre, puisqu’il le préside, il décide de la compétence à déléguer28. En pratique, l’exercice de la fonction de maire montre au Nord-Cameroun que le président de l’exécutif municipal est comme un monarque pour la simple raison qu’il est responsable de la mairie : ordonnancement des dépenses, représentation administrative, politique et judiciaire de la mairie, présidence du conseil municipal, etc. Bref, il dispose des moyens nécessaires pour soumettre ses pairs. Le maire est comme un laamiido, il exerce un pouvoir symbolique sur ses pairs parce qu’il les assujettit : « Ce qui est sûr, nous ne sommes pas impliqués dans l’élaboration de ces documents en tant que membres de l’exécutif » (entretien avec le 4e adjoint au maire de Guider le 14 décembre 2017). Même si le monopole n’est pas lié directement à la nature féminine des adjoints, le positionnement de la femme à ce poste participe d’une exclusion stratégique la reléguant à une fonction honorifique et de conformité politique. Par conséquent, elle ne peut pas véritablement influencer les décisions locales29.
Aussi, l’on peut considérer que cette faible part des femmes à la prise des décisions est renforcée par une faible dynamique féminine dans l’activité politique ou à une absence de cohérence. C’est pourquoi rapporte le 1er adjoint au maire de Figuil : « Le premier front, est la femme elle-même puisqu’elle développe des oppositions, des jalousies et des inconvenances qui font que leurs actions ne soient pas relayées. Elles s’affrontent entre elles avec force. Et pour réussir leurs actions, elles recourent à nous pour mieux s’affirmer dans l’espace local » (entretien avec le 1er adjoint au maire de Figuil, le 12 octobre 2017).
L’autre élément qui affaiblit la participation politique de la femme, c’est l’environnement social et familial. En effet, la femme reste encore dans certaines sociétés du site d’observation, soumise aux occupations fondamentalement domestiques et ceci, malgré la qualité et la nature de sa fonction. Alors, son accès aux charges politiques en plus, modifie un ordre social et familial qui peut engendrer des conséquences telles que le divorce, les luttes quotidiennes, les séparations, etc. Voilà le témoignage que restitue une mairesse :
« Lorsque je me suis engagée en politique, je disposais encore d’une famille, d’un mari, des enfants dont j’avais l’opportunité de serrer dans mes bras chaque soir après mon boulot d’enseignante. Aujourd’hui, parce que la fonction municipale m’exige de rentrer très tardivement à la maison (23 heures parfois quand on est en session ou en réunion), il m’est venu de faire un choix entre le mariage et ma carrière politique. J’ai perdu cette présence parce que mon homme ne doit pas devenir un obstacle entre moi et moi-même » (entretien réalisé le 13 octobre 2017).
Ces propos véhiculent la difficulté à laquelle font face les femmes dans une sphère où l’activité politique n’est pas encore professionnelle. Les hommes sont difficilement ouverts à cette perspective surtout lorsqu’ils ne sont pas intéressés par l’activité politique.
Conclusion
L’implication de la femme dans l’activité politique reste soumise à des variables d’ordre sociétal, familial et structurel qui ne permettent pas de se professionnaliser. Il existe toujours cette grande difficulté à concilier vie familiale et vie politique. Peu sont les hommes qui acceptent une militance féminine à cause des égos, des réflexes phallocratiques, du monopole du leadership social… Le problème peut aussi résider dans la manière dont les femmes constituent leur capital politique. Elles se résolvent plus à être accompagnées, cooptées, proposées sans jamais mettre en place une stratégie et un terrain politique propre. Le défi d’une activité politique en termes de rapport de force aux hommes est biaisé. Les femmes qui s’investissent en politique gagneraient à éviter un militantisme subjectiviste comme mode d’accès au pouvoir et viser plutôt une insertion intelligente dans l’activité politique, appuyée sur des profils et des compétences requises, car en vérité, le combat politique des femmes actuellement est un combat d’envergure. Il faudrait se fier à une conseillère municipale de la commune de Guider et député UNDP à l’Assemblée Nationale qui soulignait : « Je pense que je vais continuer et je ne m’arrêterai pas à la mairie. Je cherche parfois à intéresser les jeunes filles à ce grand combat que je mène, mais elles ne sont pas prêtes. Elles ont déjà à l’objectif des gains sans avoir même commencé. Or, en politique, on souffre et on investit d’abord avant de voir les fruits » (entretien avec Douvaouissa Aïssa Hamadi le 19 mars 2016 à Yaoundé).