La participation de la société civile à une réforme administrative : l’expérience du Programme de Modernisation de l’État PME-2023 en cours en Haïti

DOI : 10.35562/rif.903

Résumés

Les relations entre la société civile et l’Etat dans le monde oscillent entre le pôle anglo-saxon où la société civile prédomine par rapport à un Etat qui doit justifier son rôle en permanence, et celui des Etats-Nations qui ont façonné le sentiment national dans des pays du continent européen.

Cependant, au fil de l’histoire contemporaine des convergences se dessinent entre ces deux modèles, d’abord dans les relations entre les administrations et les administrés, ensuite lorsque la société civile participe à des politiques publiques sensibles, par exemple la protection de l’environnement.

En premier lieu, la reconnaissance des droits de l’usager-client-citoyen a inspiré en réponse des dispositifs préventifs de contentieux mis en place par la plupart des administrations publiques : une codification des règles opposables, des simplifications, des informations ciblées et individualisées, l’institution de médiateurs.

S’inscrivant dans cette orientation, Haïti a institué dans sa Constitution l’Office de Protection du Citoyen(OPC) après la chute de la dictature Duvalier.

En second lieu, à la fin du XXème siècle et au début du XXIème siècle, la société civile a apporté sa valeur ajoutée à la mise en œuvre, ou à la critique, de politiques publiques dans des domaines spécifiques, par exemple l’aide au développement, la protection de l’environnement, le partenariat public-privé, des transitions politiques post-conflits.

Haïti est également partie prenante de ce mouvement historique transnational.

Cependant, l’insuffisance des ressources humaines et des moyens financiers dans l’un des pays les plus pauvres du monde périodiquement victime de catastrophes naturelles, a incité les responsables administratifs à aller au-delà, en associant la société civile haïtienne de l’élaboration du Programme de Modernisation de l’Etat PME-2023 à sa mise en œuvre alors que jusqu’à présent, la société civile était écartée des plans de réforme administrative qui se sont succédés en Haïti.

Au-delà des procédures, au-delà des contributions ponctuelles à telle ou telle action ou politique publique, cette participation active de la société civile à la modernisation de l’État est une innovation en termes de méthode. La société civile exerce ainsi un droit de regard, juridiquement fondé par des arrêtés du Premier ministre, sur les activités des administrations, en particulier leurs fonctions d’accueil du public. Ce positionnement nouveau de la société civile incite à l’émulation entre services pour améliorer leurs prestations respectives.

Les responsables haïtiens de la société civile et de la fonction publique sont disponibles pour échanger avec leurs homologues d’autres pays des retours d’expériences comparables.

The relationship between the public administrations and the civil society is a tricky issue all over the world.

A huge difference separate on one hand the countries anchored in the anglo saxon area which value the role of the civil society and, on the other hand, most of the European States being reluctant, in behalf the general interest, to consider the civil society as an official stakeholder.

However some common features are shared by both sides.

Firstly, the situation of the customer or the citizen vis à vis the public services has been smoothly changing. The customer or the citizen is currently more and more considered by the public administrations. Better regulation and tailored information, such as those delivered by the Citizen Bureau in UK, are high in the political agenda. The Ombusman institution has been set up as an institutional Mediator between customers and administrations in 63 countries.

Among them Haiti has established in its Constitution itself the Office of the Protection of the citizens. However the weak national resources are unable to provide robust means to launch a high level of services to customers in the public services, whatever are the works in progress.

Secondly the relationship between the civil society and the public administrations has been changing since the end of XXème century, by taking into account the contributions of the civil society to the design of public policies. This « new deal » has been induced partly by the unabilities of the national civil servants to adress only by themselves new economic, social and environmental difficult issues. The civil society became therefore a relevant stakeholder to influence sensitive public policies such as the protection of environment, Public/private partnerships or post-conflicts transitions. Aid development public policies changed altogether in the same way. The World Bank, UN, UNDP has been wishing a better integrity in dispatching the grants, loans and others financial supports to countries in development. International institutions and NGO therefore aimed a higher commitment of the civil society vis a vis the national budget channels in charge of receiving the international aids. Simultaneously OECD set up a definition of the « open government » and subsequently has been implementing multi level open governances in cooperating with national public administrations.

Beyond a better legal protection of the citizens, beyond the participation of the civil society in some sensitive public policies, Haiti decided to pave the way towards a third step, by involving the social society within the process of the reform of public administrations itself.

Works are currently in progress. Haitian conterparts are available to share returns from experiences with colleagues managing such deep innovation in others countries.

Index

Mots-clés

Usagers, société civile, réforme administrative

Keywords

customers, civil society, administrative changes

Plan

Texte

L’interaction entre la société civile et l’administration publique de l’État est un enjeu universel.

S’intéresser aux relations individualisées des administrations avec leurs usagers est une première approche. Ces interactions du public avec des décisions administratives qui lui sont opposées expliquent des dispositifs qui se veulent préventifs de contentieux de l’administration avec les usagers : codifier des textes épars pour améliorer leur accessibilité aux usagers ; simplifier, améliorer la qualité du droit ; diffuser l’information administrative ; instituer une médiation pour résoudre à l’amiable des réclamations.

Une seconde approche s’attache à comprendre la raison d’être et les modalités de participations de la société civile à l’élaboration ou/et l’application de politiques publiques, par exemple pour contribuer à la protection de l’environnement.

Dans ces deux approches, le public - usagers ou société civile - interviennent en aval de décisions ou de politiques publiques qui sont opposables ou proposées pour avis.

L’originalité du Programme de modernisation de l’État PME- 2023 en Haïti est d’associer des membres de la société civile en amont de son élaboration et de sa mise en œuvre. Qui aurait imaginé qu’un jour Haïti, longtemps pays de Duvalier, place l’usager au cœur de son Programme de Modernisation de l’État PME-2023 ?

Même si comparaison n’est pas raison, la concomitance, en Haïti et en France, entre des mouvements sociaux et un processus de réforme administrative prête à réflexions.

Les événements peuvent partout précipiter ou infléchir le cours des choses. En juillet 2018 en France, la réforme administrative de l’État « Agenda 2022 » a été lancée avec une consultation pour avis du Conseil économique, social et environnemental sur l'évolution des métiers de la fonction publique et deux circulaires du Premier ministre, l’une aux ministres et l’autre aux préfets, leur demandant des propositions. En décembre 2018, le prix du diesel suscite le mouvement des « gilets jaunes » dont les mots d’ordre évoluent vite vers des revendications beaucoup plus larges. Or, l’une des réponses du gouvernement est d’inscrire la réforme administrative-au même titre que la fiscalité, l’environnement et la réforme des institutions démocratiques- dans l’agenda d’un Débat national sans précédent. L’État s’engage ainsi « à chaud » dans une recherche de participation à sa réforme administrative beaucoup plus large que celle prévue initialement.

En Haïti en juillet 2018, un mouvement populaire proteste d’abord contre une hausse du prix du carburant puis dénonce le scandale « Petro caribe » du détournement de l’argent issu des livraisons à crédit, accordées par Hugo Chavez, du pétrole vénézuélien à Haïti. Ce mouvement social exige au fond davantage de transparence, d’intégrité et d’efficacité de l’administration de l’État. Il conforte ainsi l’Office du management et des ressources humaines (OMRH) qui, avant le Forum international sur la réforme de l’État organisé en mars 2018, avait décidé de mobiliser la société civile volontaire pour influencer la transformation publique. Ce partenariat est en lui-même une rupture avec l’héritage d’une histoire nationale qui n’a cessé de creuser un profond fossé entre l’État et les citoyens.

Au-delà de telle ou telle culture nationale, l’interaction entre usagers, société civile et administrations publiques est universelle.

Dans la plupart des pays, l’État reconnaît à l’usager du service public le droit de contester la décision administrative après sa mise en œuvre.

Des États vont plus loin en associant la société civile à des politiques publiques.

Reconnaître le rôle de la société civile dans l’élaboration et la mise en œuvre de la réforme administrative de l’État lui-même, innove par rapport à la division traditionnelle des fonctions de la société politique et de la société civile.

I. Société politique et société civile

« Les mots n’ont pas de sens, ils n’ont que des valeurs » (Ferdinand de Saussure).

Le concept et les notions respectives de société civile et de société politique se sont développées au fil d’une histoire complexe qui tantôt montre des différences fondamentales entre deux instances cloisonnées l’une par rapport à l’autre tantôt révèle des interconnexions et des « porosités » entre deux sphères d’influences qui ne peuvent, en tout état de cause, se concevoir l’une sans l’autre (Ghils,1994).

Au XVIIème et XVIIIème siècles, « societas civilis » est en fait l'équivalent de « res publica », ces derniers termes étant adaptés du grec « polis » (qu'on peut traduire par « Cité » ou « État ») avec un sens qui désigne tantôt l'ensemble des citoyens, tantôt la communauté politique ; ces deux expressions ne s’opposaient donc pas entre elles mais se différenciaient toutes deux de l’état de nature. Chez Hobbes, l’État, symbolisé par le Léviathan, ou l’état civil, doit rompre (Gervais, 1989) de façon absolue-ce qui ne signifie pas de façon arbitraire- avec l’état naturel dans lequel « l’homme est un loup pour l’homme ». Pour sa part, Spinoza discerne une continuité entre le droit naturel et le droit public, par exemple la liberté d’opinion est naturelle et sa reconnaissance, parmi les libertés publiques, doit contribuer à préserver la Cité de la tentation absolutiste.

La différenciation contemporaine entre la société civile et la société politique commence véritablement (Louis-Juste, 2005) avec Hegel qui retrace le mouvement de la raison réalisant la liberté à travers une succession de moments historiques, d’abord celui des familles atomisées, puis celui de la société civile qui élargit le système des échanges familiaux, sans dépasser cependant les limites des intérêts particuliers, enfin le moment de l’apparition de l’État qui rend le réel rationnel en lui donnant un contenu éthique au nom de l’intérêt général. Tout en conservant le schéma hégélien, Marx le renverse en faisant de l’État le représentant et le porte-parole de la classe dominante dans la société civile. Fidèle davantage à Marx qu’à Hegel, Gramsci éclaire la nature de l’interaction entre la société civile et l’État par « l’hégémonie » grâce à laquelle l’État impose, non seulement par autorité institutionnelle mais aussi en exerçant son ascendant sur les esprits, un système de coercition et d’influence dont la lutte des classes est le moteur.

Les représentations de cette « porosité » réciproque entre la société civile et l’État sont donc sous-tendues, au XIXème siècle et aux débuts du XXème, par des conceptions idéologiques très cohérentes. Au cours de la seconde moitié du XXème siècle, des définitions moins idéologiques, plus techniques et descriptives, de la société civile et de l’État les rendent plus « étanches » l’une par rapport à l’autre, à partir d’approches internationales comparatives.

Une définition spécifique de la société civile est en effet explicitée dans la lettre du 7 juin 2004 adressée au Secrétaire général de l’ONU par Mr. Cardoso Président du groupe de personnalités chargées de présenter un rapport sur les relations entre l’ONU et la société civile :

« On entend par là les associations de citoyens (autres que celles qui concernent leurs familles, leurs amis et leurs activités professionnelles) auxquelles ceux-ci ont décidé d’adhérer pour promouvoir leurs intérêts, leurs idées et leurs idéologies. Ce terme ne renvoie pas aux activités à but lucratif (secteur privé) non plus qu’à l’action des pouvoirs publics (secteur public). Présentent un intérêt particulier pour l’ONU les organisations de masse (telles que les organisations de paysans, de femmes ou de retraités), les syndicats, les associations professionnelles, les mouvements sociaux, les organisations de peuples autochtones, les organisations religieuses et spirituelles, les associations d’universitaires et les organisations non gouvernementales d’intérêt public » (Cardoso et al., 2004)

Au-delà de la recherche d’une hypothétique société civile internationale qui intéresse l’ONU, Berger propose une définition proche et plus générale :

« la société civile, c’est la vie économique, sociale et culturelle des individus, des familles, des entreprises et des associations dans la mesure où elle se déroule en dehors de l’État et sans visée politique, en ignorant la double logique, idéologique et de souveraineté, de la vie politique, en recherchant, par contre, soit la satisfaction des besoins ou des intérêts matériels, soit le soin des autres, la convivialité, le bonheur privé, l’épanouissement intellectuel ou spirituel » (Berger, 1989-1990).

L’État ? Fonctionnellement, la production normative demeure le monopole de la société politique dont les États, y compris celui d’Haïti, constituent le socle. Il s’agit donc pour ce pays d’une part de dépasser l’héritage du passé colonial puis dictatorial et d’autre part d’assumer une conséquence classique de la démocratie politique représentative qu’Haïti est devenue après l’ère Duvalier. Le politique produit la norme ; l’administration, comme l’a montré Max Weber, est un outil au service du pouvoir politique, qui aide le politique dans sa production normative et applique les décisions du politique. Dans cette conception régalienne, la pente d’une vision de la prééminence de l’État peut inspirer, à l’extrême, un absolutisme aux yeux duquel « la société civile est posée comme insuffisante, insignifiante, indigne au regard d’une société idéale, suprasensible, fin de l’histoire » (Colas, 1992).

Au fil de la longue histoire de l’interaction entre la société civile et l’État, celui-ci reconnaît progressivement :

  • l’individu/citoyen/ usager vers lequel l’Administration se dirige directement;

  • la valeur de principes universels (droits de l’usager, droit à un bon service public…);

  • et l’autonomie de la société civile, tout en souhaitant parfois la faire participer à des politiques publiques.

D’où de nombreuses questions problématiques :

  • Dans quelle mesure faut-il accorder une valeur à la représentativité des organisations de la société civile ? pourquoi et comment la mesurer ?

  • Convient-il d'associer la société civile à des enjeux ponctuels, par exemple l’organisation d’élections politiques ? Dans ce sens, l’organisation internationale non gouvernementale Democracy Reporting International (DRI) a organisé en 2012 :

« un cycle de formation portant sur la réforme électorale à l’intention des principales associations et plateformes d’organisations de la société civile tunisienne dans le cadre du débat constitutionnel … Cette formation s’est donnée pour objectif de renforcer les compétences des organisations de la société civile sur les caractéristiques et prérogatives des instances de gestion des élections » (DRI bureau de Tunis communiqué du 29 mai 2012).

  • Au-delà d’enjeux politiques cruciaux, faut-il associer la société civile à des politiques publiques bien délimitées, par exemple celle qui vise à la protection de l’environnement, ou bien lui ouvrir largement tous les chantiers des politiques publiques ?

  • Faut-il formaliser juridiquement le dialogue de la société civile avec les administrations publiques, dans le cadre par exemple d’un Conseil économique, social et environnemental à la française, ou bien le laisser se développer informellement comme l’a fait le Président Obama au cours de ses campagnes électorales et même dans l’exercice du mandat de Président des États-Unis (Obama, 2014) ?

À toutes ces questions, aucun modèle, aucune réponse uniforme déconnectée des traditions territoriales ne s’impose. Selon les contrées et les époques, les régimes et les systèmes politiques, les choix varient.

Le Commonwealth, par exemple, se veut interétatique et se présente volontiers comme appartenant non seulement à ses gouvernements membres, mais aussi aux peuples qui l'intègrent. Le Commonwealth se positionne ainsi comme une organisation dont l'infrastructure véritable est composée des réseaux de ses associations internationales ; sa fonction est donc, au-delà du Secrétariat international, de préserver la cohérence, et surtout la substance de l'Organisation (Scarlett, 1991). Le Commonwealth repose sur la reconnaissance de l'engagement mutuel de ses membres de défendre la constitutionnalité des gouvernements. Cependant, aucun arrangement institutionnel propre à capter les aspirations des sociétés civiles n’est prévu, comme le serait par exemple un organe chargé de surveiller l'application des droits de l'Homme (May All., 1991).

Dans le droit européen domine une tradition de droit écrit très différente de la tradition coutumière anglo-saxonne qui imprègne les pays membres du Commonwealth. La Cour de Justice de l’Union européenne qui siège à Luxembourg peut être saisie par des particuliers s’estimant lésés par des décisions communautaires. Quant à la Cour européenne des droits de l’Homme instituée sous l’égide de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), elle peut être saisie d’un recours individuel formé par toute personne s’estimant victime de la violation d’un des droits garantis par la CEDH, par l’un des 47 États membres.

Les relations entre les représentants de la société civile et ceux de l’État sont elles-mêmes tributaires de traditions et de rapports de force locaux.

Au Canada ou aux États-Unis, l’État central n’occupe pas une position hégémonique dans les institutions publiques d’États constitutionnellement fédéraux. Des organisations privées qui rassemblent des dizaines de milliers d’adhérents s’y expriment donc au nom de la société civile dans son ensemble en veillant jalousement à leur autonomie par rapport au pouvoir fédéral qu’il s’agit d’influencer sans le laisser diviser ou influencer les associations et les organismes issus de la société civile.

En Europe continentale, c’est au contraire l’État qui, souvent à l’épreuve des guerres, a inspiré le sentiment national et forgé les institutions publiques. Ce contexte historique explique souvent pourquoi des « personnalités qualifiées », d’influences et de représentativités très inégales au sein de la société civile, sont souvent choisies par l’État lui-même pour devenir des interlocuteurs quasi-institutionnels d’administrations publiques.

Entre le « modèle anglo-saxon » et le « modèle de l’Europe continentale », des convergences sont cependant notables. De part et d’autre, l’État ne prétend pas incarner tout seul l’intérêt général ni les valeurs fondamentales de la nation. La valeur universelle du service public et des droits des usagers est aussi largement reconnue dans le monde d’aujourd’hui quel que soit la nature des systèmes administratifs.

Que ce soit en effet dans le droit coutumier anglais hérité de la grande Charte et de l’Habeas Corpus, la jurisprudence de la Constitution américaine ou encore la Déclaration française des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 dont l’ambition internationale inspira la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU en 1948, la société civile est au cœur des deux premières « générations » des droits de l'Homme contemporains, d’abord les droits à la liberté individuelle opposables à l'État, puis les droits économiques, sociaux et culturels qui constituent une créance sur la collectivité nationale et internationale organisée (Vasak, 1990). La société civile contemporaine dans son ensemble est ainsi l’héritière d’aspirations des sentiments nationaux qui se sont fait jour entre le XVIe et le XVIIIe siècles, celles qui défendent la souveraineté de droit, en amalgament des savoirs et des affects sublimés par des mythes nationaux fondateurs et empreints de sacralité (Wunenburger, 1990). Le caractère informel et protéiforme de la société civile est, au-delà de ses faiblesses apparentes, en soi une force qui s'apparente à celle de la nation par son caractère évolutif sans contenu clairement défini ; constituée de corps intermédiaires liant l'individu, les groupes sociaux et l'État, la société civile se veut médiatrice entre les idéaux et les intérêts des uns, la rationalité identitaire de l'autre.

C’est en effet dans le terreau national que la société civile s’enracine, beaucoup plus facilement qu’au niveau international, en ancrant dans la notion de « patrie » son positionnement de collectivité humaine critique qui s’exprime, dans son unité et sa diversité, face à l’État. Que ce soit dans sa configuration anglo-saxonne ou continentale, la société civile peut donc exprimer, au nom de la patrie, l’exigence de justice, la liberté de pensée associée au mouvement des Lumières du XVIIIe siècle, la reconnaissance du citoyen.

Son interface, l’État, aussi bien sous ses formes anglo-saxonnes qu’européennes, reconnaît désormais la valeur universelle du service public et des droits des usagers. Au-delà des différences juridiques et politiques entre pays, les droits des usagers à contester une décision administrative opposable est très largement reconnu dans l’esprit de l’article XVII de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 qui dispose que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

Afin de limiter la multiplication des litiges devant les tribunaux qui découlent de ce principe, les administrations publiques ont même cherché à prévenir les contentieux individuels ou collectifs avec l’usager/client/citoyen, en mobilisant plusieurs moyens :

  • codifier et rendre plus accessibles les textes opposables aux usagers : la codification qui correspond au grand mouvement des réformes administratives des années 70 dans les pays de l’OCDE améliore en effet l’accès à des textes épars ; par exemple en France, pays de droit écrit, un code des relations des usagers avec les administrations y édicte depuis le 1er janvier 2016 des règles transversales régissant les rapports du public avec l'administration ;

  • simplifier les procédures et améliorer la qualité du droit est un autre axe de progrès ; l’OCDE développe depuis 1997 un programme pour la qualité réglementaire. Dans l’Union européenne, un accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » a été convenu le 13 avril 2016 entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission européenne ;

  • mieux informer et accompagner individuellement les démarches des usagers ; par exemple les Bureaux britanniques de conseils aux citoyens (« Citizen Advice ») dispensent aujourd’hui des conseils à deux millions de personnes, et 12 millions de personnes via internet, par an ;

  • instituer un Médiateur ou Ombudsman afin de résoudre à l’amiable des litiges entre les administrés et l’administration. Aujourd’hui, 63 États disposent d’un Ombudsman qui place l’administration en situation de dialogue obligé avec ses usagers ; Haïti, après la dictature des Duvalier, a créé dans le texte même de sa Constitution, l'Office de Protection du Citoyen (OPC).

Cependant, la question clé pour mettre en place et faire fonctionner ces mécanismes de médiation entre administrés et administrations est évidemment celle des moyens. Haïti, l’un des pays les plus pauvres du monde où les ONG internationales agissent en « État par défaut » (Émile, 2017), le manque de ressources humaines et de moyens financiers nécessaires est criant pour organiser convenablement des bureaux d’informations à la fois polyvalents et efficaces ou bien fortifier l’arsenal juridique et le simplifier en même temps.

Haïti a donc l’obligation d’innover en co-produisant avec la société civile de nouvelles relations d’autant plus que les politiques d’aide au développement donnent désormais à la société civile une place sans précédent.

II. Les relations de l’administration d’Haïti avec la société civile s’inscrivent dans un contexte transnational

À partir de la fin du XXème siècle, un mouvement nouveau fait en effet interagir fortement plusieurs facteurs :

  • des crises économiques, sociales et environnementales sans précédent ;

  • une prise de consciences par les administrations elles-mêmes des limites de la seule action publique ;

  • une attente forte de réformes de la part de l’opinion publique ;

  • la pression de la communauté internationale qui s’intéresse de plus en plus à la gouvernance des aides financières par les pays bénéficiaires ainsi qu’ aux voies et moyens de limiter la corruption et le détournement des aides de leurs destinations économiques et sociales.

Cet ensemble de facteurs interdépendants a logiquement entraîné une montée en puissance de l’influence des acteurs de la société civile par rapport à l’État.

Les acteurs locaux, associations et collectivités locales, inspirent davantage de confiance que l’État central. Associée à des réformes, la société civile joue alors un rôle d’aiguillon ou d’accélérateur et pousse de nouveau à d’autres réformes.

De nouvelles lignes de force internationales ont ainsi convergé pour valoriser le rôle de la société civile dans un processus associant l’apparition du multipartisme, la libéralisation et l’officialisation de la lutte contre la corruption (Cartier-Bresson, 2008). Les politiques d’aide au développement qui étaient strictement financières à leurs origines ont ensuite mis en lumière l’exigence d’une meilleure gouvernance des financements (Bellina et alii, 2008). Les acteurs de la société civile sont ainsi devenus, au même titre que les autorités locales, des acteurs de terrain dont l’action est, dans son ensemble, jugée positivement par les bailleurs internationaux afin de lutter contre la corruption et le gaspillage de l’argent public.

Longtemps prudente et réservée dans les limites des métiers de sa fonction bancaire, la Banque Mondiale infléchit son approche à partir de son vingtième rapport annuel qui appelle en termes incisifs à repenser le rôle de l’État dans le développement : » Dans certains pays, les choses se sont à peu près passées comme les technocrates l'avaient prévu. Mais, dans beaucoup d'autres, l'issue a été beaucoup moins heureuse. Les gouvernements ont entrepris des projets fantaisistes. Ne pouvant se fier aux politiques menées, ni compter sur la constance des dirigeants, les investisseurs se sont tenus à l'écart. Des gouvernants puissants ont exercé une autorité arbitraire. La corruption est devenue endémique, le développement s'est trouvé compromis et la pauvreté a perduré » (Banque mondiale, 1997).

Depuis lors, la relation entre le développement, la démocratie et le rôle de la société civile a été entièrement repensée alors qu’auparavant la gouvernance d’un régime politique était considéré, au nom du principe de non-ingérence, comme un enjeu secondaire par rapport aux objectifs de la croissance économique sous l’égide de l’État (Banque mondiale et IEG Groupe Indépendant d’Evaluation, 2008).

En 2012 le Programme d’aide au développement de l’ONU (PNUD) s’engage dans le même sens que la Banque mondiale et va même plus loin en développant une stratégie volontariste à l’égard de la société civile : » Pourquoi le PNUD et la société civile doivent travailler ensemble . … La société civile compte autant dans la gouvernance mondiale actuelle que les gouvernements …La collaboration avec la société civile ne doit plus être considérée comme distincte, ainsi qu’on a tendance à le faire aujourd’hui, mais comme partie intégrante d’une approche globale, intrinsèque au développement humain, destinée à réunir l’État et la société. Il convient d’éviter de dissocier les efforts visant à soutenir les organisations de la société civile partenaires et les institutions étatiques, et d’investir plutôt dans l’amélioration des interactions entre ces deux composantes ». (PNUD, 2012).

Dans la même ligne que la Banque mondiale et le PNUD, l’objectif d’un « gouvernement ouvert » à l’échelle mondiale est formalisé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2010). Sa Recommandation du Conseil sur le Gouvernement ouvert adoptée le 14 décembre 2017 fait date en définissant officiellement le gouvernement ouvert : « une culture de gouvernance qui promeut les principes de transparence, d’intégrité, de redevabilité et de participation des parties prenantes, au service de la démocratie et de la croissance inclusive » (OCDE, 2017).

En déclinant cette définition politique et sociale sur le terrain au-delà de ses État -membres, l’OCDE développe sa mise en œuvre en Afrique, en Amérique latine et aux Caraïbes au niveau national et infra national. À l’échelle mondiale, l’OCDE réussit ainsi à construire de façon innovante un Partenariat pour un Gouvernement Ouvert (PGO) qui regroupe 80 pays membres, ainsi que des ONG et des représentants de la société civile. Ce Partenariat international s’attache à promouvoir la transparence de l’action publique et son ouverture à de nouvelles formes de concertation, de participation et de collaboration avec la société civile. La gouvernance du Partenariat est collégiale, associant États et organisations de la société civile : un Comité Directeur rassemble 11 représentants des gouvernements nationaux et 11 représentants de la société civile et fixe les grandes orientations du Partenariat. Haïti s’intéresse à cette stratégie de long terme pour construire un partenariat durable entre la société civile et l’État.

C’est en effet au niveau du terrain et dans le respect des spécificités nationales que se nouent de véritables relations opérationnelles entre sociétés civiles et États. À l’épreuve de graves difficultés économiques, sociales et environnementales, les points de vue évoluent au sein même des administrations publiques nationales si bien que l’État ne prétend plus aujourd’hui incarner seul l’intérêt général. La méfiance initiale des États vis-à-vis des organisations de la société civile (OSC) s’estompe peu à peu, laissant place à des ouvertures multiples à l’échelon national et local où les OSC sont souvent bien implantées. Dans de nombreux pays dépourvus de tradition étatique forte, la société civile est allée jusqu’à exercer une influence décisive dans des processus de transition politique, par exemple au Mali (Thiriot, 2002).

Le Centre Africain de Formation et de Recherche Administratives pour le Développement (CAFRAD) est l’un des acteurs-témoins de ces ouvertures administrative nationales nouvelles. Les 36 États de cette organisation intergouvernementale panafricaine partagent en effet une vision commune : « soutenir des politiques de développement participatives et équitables …et faire prendre conscience de la gouvernance humaine aux gouvernements pour les sensibiliser davantage aux besoins des populations » (CAFRAD site internet). Les États du CAFRAD adoptent, sous l’égide des Nations Unies, une Charte de la Fonction Publique dont l’un des volets est entièrement consacré aux relations avec les usagers (CAFRAD, 2001).

Dans ce contexte international favorable sans précédent, les acteurs de la société civile se sont de mieux en mieux organisés afin d’accroitre leur influence dans la vie publique. Condition nécessaire mais non suffisante, la fin des régimes dictatoriaux est évidemment une exigence préalable à l’émergence d’une société civile autonome et reconnue. Après la chute de la dictature des Duvalier, l’expérience haïtienne de la modernisation administrative s’inscrit dans ces problématiques universelles, tout en étant spécifique.

En Haïti une longue tradition politique héritée de l’esclavage, de la colonisation et d’une instabilité politique chronique valorise, d’une façon particulièrement marquée par rapport à d’autres pays, l’Autorité absolue et dévalorise la division du travail et des fonctions techniques de l’administration hors du seul Pouvoir politique (Vincent 2017).

Au temps de la dictature de la famille Duvalier, l’État s’était doté d’instruments apparemment modernisateurs : des codes de procédures, l’institution de préfets, un statut de la fonction publique. Cependant ces dispositions sont restées lettres mortes faute d’une appropriation collective de ces outils par les administrations publiques et surtout l’absence de considération à l’égard des usagers et de leurs droits.

En rupture avec une tradition bien ancrée faisant de l’usager un assujetti soumis à un système administratif souvent prédateur, le Programme de Modernisation de l’État (PME-2023) a été enclenché à partir du début de l’année 2018 en mettant au contraire l’usager au cœur du service public.

Plusieurs étapes-clés ont ponctué dans cet esprit la genèse du PME-2023.

  • En mars 2018, l’organisation d’un Forum international sur la réforme de l’État a permis de comparer de nombreuses bonnes pratiques de pays proches par le niveau de développement ou en raison de l’histoire et de la géographie (par exemple, le Niger et Saint-Domingue) mais aussi de pays plus avancés qu’Haïti (le Canada, la France, le Chili) sans oublier les apports d’organisations internationales telles que l’OCDE.

  • En juin 2018, l’élaboration essentiellement haïtienne du programme de réforme administrative a été ensuite enclenchée. Il s’agissait en effet de prévenir la répétition de processus de réformes précédents qui donnaient lieu à des plans stratégiques conçus, parfois rapidement, par des bailleurs étrangers et leurs experts qui, ensuite, ne s’impliquaient nullement dans la mise en œuvre des réformes. Avec le PME-2023, le schéma est inversé : l’élaboration du programme est le fruit d’un travail collectif essentiellement haïtien et les bailleurs internationaux sont invités à participer à la mise en œuvre du PME-2023. Cela oblige certes les responsables haïtiens à faire preuve d’une patiente pédagogie à l’égard de partenaires techniques et financiers internationaux dont les habitudes, les procédures et les approches conceptuelles évoluent lentement.

  • Le 11 octobre 2018, le Chef de l’État a officiellement validé le PME-2023. Ce moment solennel fut essentiel d’abord parce que le Président de la République d’Haïti, Moïse Jovenel, a fait de la modernisation de l’État la première priorité de son mandat présidentiel. Ensuite les fonctionnaires, surtout les fonctionnaires de carrière, ont besoin de savoir que l’autorité politique demande effectivement une réforme administrative alors que les plans précédents étaient restés au stade de documents informels sans édiction de textes normatifs.

  • Le Premier ministre, qui assure donc le pilotage politique de la réforme, a diffusé aux ministres une circulaire de cadrage. Le pilotage opérationnel est assuré par un Comité de suivi, présidé par le Coordonnateur général de l’Office du management et des ressources humaines (OMRH), qui associe officiellement des fonctionnaires et des représentants de la société civile.

  • Chaque ministère est chargé de mettre en œuvre le PME-2023 sous l’impulsion d’un comité de suivi piloté par son Directeur général.

  • L’évaluation d’une réforme administrative demande dans tous les pays en même temps une méthodologie et un recul dans le temps. Afin que soient suivies, de façon extérieure, les avancées, les difficultés et les progrès de la réforme un Centre d’Analyse, extérieur à l’administration, a été institué. Le Centre d’Analyses est un Observatoire qui a précisément pour mission d’évaluer périodiquement de façon autonome le degré de réalisation des piliers du PME-2023 : l’amélioration des prestations de services au public, la gestion axée sur les résultats de la fonction publique, la gouvernance électronique, la gouvernance territoriale et la modernisation des finances publiques.

  • Un représentant de la société civile pilote un groupe chargé de préparer un consensus politique autour des enjeux clés de la décentralisation.

De façon pluraliste, les représentants de la société civile participent de façon active en effet à ce processus modernisateur dans le respect de leurs diversités.

Parmi ces associations, l’« Initiative de la Société Civile » (ISC) tient ainsi parmi d’autres organisations de la société civile( OSC), sa place :

« l’Initiative de la Société Civile, constituée par des organisations, des regroupements d'associations, des institutions à caractère national et appartenant à différents1 secteurs.de la société civile, s'est fixée comme mission de contribuer à la structuration et au renforcement de la société civile haïtienne, de faciliter le dialogue entre les acteurs économiques et sociaux, exercer une influence positive et une certaine vigilance sur les questions relatives à la vie politique, économique et sociale du pays » (Le Nouvelliste, 2010).

Cette démarche volontariste est en elle-même innovante dans un pays où la tendance à la résignation est coutumière face aux multiples obstacles économiques, sociaux et culturels qui entravent le développement d’Haïti (Émile, 2017).

L’Initiative de la Société Civile entretient un réseau de plus de 500 associations présentes dans les 140 communes du pays. Ses objectifs sont très larges : construire un consensus politique autour de la décentralisation, participer à l'amélioration de la Gouvernance économique et budgétaire du pays, veiller à l’intégrité des opérations électorales, dialoguer avec les partis politiques. Ainsi la société civile prend son envol en-dehors des terrains balisés de la contestation de décisions administratives déjà prises et du champ de politiques publiques particulières où elle était parfois confinée (la protection de l’environnement, l’aide au développement, le partenariat public-privé…) vers une approche beaucoup plus générale.

Lorsque le droit de regard de la société civile s’exerce-au-delà de telle ou telle politique publique au nom par exemple de la défense de l’environnement (Schneider et Dufour, 2015) - sur le fonctionnement même de l’administration de l’État, celui-ci a le choix politique de refuser ou bien d’accepter - voire de souhaiter - que la société civile participe à sa modernisation. En 2018, l’Office du management et des ressources humaines (OMRH) d’Haïti a donc fait le choix volontariste de l’ouverture de la réforme administrative à la société civile.

III. Les États innovent en reconnaissant que la société civile soit au cœur de la modernisation publique

Les États agissent d’une part selon l’agenda politique qu’ils ont prévu, et d’autre part pragmatiquement, en fonction des évolutions économiques, sociales et politiques qu’ils vivent, éprouvent, subissent et s’efforcent d’accompagner en temps réel, faute de pouvoir toujours les anticiper.

Par exemple en France, le programme de réforme de l’État « Agenda 2022 » avait été lancé en juillet 2018 à partir d’outils bien rodés, notamment deux circulaires du Premier ministre. La faculté de proposer fut initialement ouverte au Conseil économique, social et environnemental, aux ministres et aux préfets. Le « mouvement des gilets jaunes » a suscité un élargissement sensible de ce périmètre de concertations autour de la réforme administrative puisque celle-ci est ensuite inscrite dans l’agenda des thèmes officiels du Débat national sans précédent organisé du 15 janvier au 15 mars 2019.

En Haïti, face au fossé historique séparant le système politico-administratif du public, l’Office du management et des ressources humaines (OMRH) de l’État a décidé en 2018 d’associer des organisations de la société civile dans les travaux d’élaboration et la mise en œuvre de la future réforme administrative de l’État.

Pourquoi et surtout comment s’y prendre dans une démarche aussi nouvelle ? Telles sont, au-delà des positions de principes, les questions clés.

Pourquoi ? C’est la question cruciale pour donner à toute action un sens susceptible de mobiliser. Le PME-2023 mobilise la société civile pour plusieurs raisons que les OSC se sont bien appropriées et que les administrations publiques comprennent de mieux en mieux.

  • faire valoir l’intérêt général en ne laissant pas les enjeux de la réforme administrative exclusivement aux mains des « techniciens » ;

  • mettre l’usager au cœur de la réforme de l’État pour donner leur sens aux procédures administratives ;

  • tenir compte du retour d’expérience des précédents programmes-cadres de réforme de l’État (PCRE) en bâtissant un Programme d’inspiration haïtienne mobilisant, pour sa mise en œuvre, un soutien de bailleur internationaux ;

  • décliner la réforme administrative en première priorité nationale pour faire d’Haïti un pays émergent à l’horizon 2030 ;

  • inclure la société civile aussi bien dans l’élaboration du PME-2023 que dans sa mise en œuvre ;

  • inscrire la participation de la société civile au PME-2023 dans une formalisation juridique officielle précise afin qu’elle ne soit pas facilement remise en cause ;

tels sont les fondements de la participation de la société civile haïtienne au PME-2023.

Comment s’y prendre ? Sans méthode, la participation de la société civile risque en effet de se réduire à n’être qu’un effet d’annonce dénué d’effets. Réconcilier l’État haïtien et la société civile est une œuvre de très longue haleine faite de « petits pas ». Parmi ceux-ci :

  • la relance en avril 2017 du Conseil supérieur de l’administration et de la fonction publique (CSAFP) implique la société civile dans des mesures stratégiques de modernisation de l’État, par exemple l’organisation récente de concours de recrutements dans la fonction publique-un gage de crédibilité sur le long terme au lieu des traditionnelles nominations par cooptations ou faveurs clientélistes ;

  • la société civile, avec ses multiples antennes départementales, aiguillonne les ministères pour améliorer la gouvernance territoriale, décentralisée et déconcentrée ;

  • les personnalités qualifiées qui ont été choisies proviennent d’un échantillon pluraliste de composantes de la société civile : la presse, les entreprises, les associations féministes, les organisations de défense des droits de l’Homme et les associations de consommateurs ;

  • Un arrêté du Premier ministre institutionnalise officiellement la place de la société civile au cœur du dispositif institutionnel du PME-2023.

La société civile a librement exprimé des idées-forces lors du Forum international sur la réforme de l’État organisé en Haïti en mars 2018 :

  • l’interaction entre la vie économique et l’activité administrative est cruciale ; le chômage massif incite au clientélisme pour des emplois publics ; si l’État n’est pas intéressé par les enjeux économiques, il ne pourra jamais fonctionner convenablement ;

  • la réforme administrative doit être un processus haïtien endogène sans greffer des pratiques étrangères non transférables ;

  • le troisième message de la société civile n’est pas le moindre : face à un pouvoir centralisé, l’administration proche de l’usager est une priorité ; les représentants de la société civile pointent ainsi le « calvaire du contribuable » pour obtenir le moindre récépissé dans les guichets de la Direction Générale des Impôts, les pérégrinations pour l’émission d’un passeport, dédouaner des marchandises, payer une contravention de la circulation , faire légaliser un document, obtenir sa carte d'identification nationale ; déconcentrer afin que le contribuable ne soit pas obligé pour la moindre formalité administrative de faire le voyage de son lieu de résidence en province jusqu’à Port-au-Prince, tel est l’objectif.

Ces prises de positions ont été suivies d’engagements de la société civile dans le processus de transformations publiques.

  • Après sa participation au Forum international sur la réforme de l’État en mars 2018, la société civile s’est activement engagée en juin 2018 aux côtés des fonctionnaires haïtiens et de représentants des bailleurs internationaux, dans l’élaboration du Programme de Modernisation de l’État (PME-2023).

  • Une fois le PME-2023 validé par le Chef de l’État le 11 octobre 2018, la société civile participe désormais à sa mise en œuvre.

  • Le groupe, présidé par un membre de la société civile, qui prépare le Forum sur la décentralisation, et le nécessaire consensus politique autour de cet enjeu, a déjà élaboré des éléments fédérateurs.

  • Des représentants de la société civile sont également très impliqués dans le comité qui travaille à l’amélioration de prestations au public, particuliers et entreprises, et coopèrent très pratiquement avec des administrations-pilotes.

  • Les organisations de la société civile ont vocation à participer à une session de conscientisation à la fonction d’accueil aux côtés de fonctionnaires de tous niveaux responsables, directement et indirectement, de l’accueil du public. Sont également invités les partenaires techniques et financiers internationaux qui interviennent afin d’améliorer des processus internes de ministères, sans prendre toujours la mesure des besoins transversaux des usagers haïtiens du service public quel que soit le ministère.

Conclusion

L’expérience haïtienne de participation de la société civile à la réforme et la modernisation administratives de l’État ne prétend pas être conceptuellement originale. Elle s’inscrit en effet dans un mouvement historique international qui reconnaît de façon complémentaire- à l’usager-citoyen et à la société civile- un droit de regard et de contestation des décisions administratives individuelles en même temps que des politiques publiques d’intérêt général.

La valeur ajoutée de l’expérience haïtienne en cours est de positionner en amont d’un processus pluriannuel de modernisations administratives, la société civile qui devient ainsi co-auteur de la modernisation de l’administration publique de l’État. La société civile exerce ensuite au plus près des services un droit de regard, juridiquement fondé par des arrêtés du Premier ministre, sur les activités des administrations, en particulier dans leurs fonctions d’accueil du public. Dans cette démarche partenariale pragmatique, la société civile prend elle-même mieux conscience des améliorations réalisées, des difficultés rencontrées et des marges de progrès des administrations. La société civile incite donc à une forme d’émulation entre services publics pour améliorer leurs prestations.

Le chemin suivi est souvent plus important que le résultat à atteindre. La participation de la société civile à la réforme de l’administration de l’État est un enjeu majeur d’intérêt général au moment où le consentement à l’impôt, le respect de la légalité et la cohésion sociale sont en grave souffrance dans de nombreux pays qu’ils soient développés, émergents ou en voie de l’être.

1 1. Association des Assureurs d'Haïti 2. Association des Industries d'Haïti 3. Association des Entrepreneurs de l'Artibonite 4. Association Haïtienne

Bibliographie

Auroux S. (dir.) (1997), Encyclopédie philosophique universelle, Tome 2 : Les notions philosophiques, Paris, Presses universitaires de France.

Banque mondiale (1997), L’État dans un monde en mutation. Rapport sur le développement dans le monde, p. 14.

Berger G. (1989-1990), « La société civile et son discours », Commentaires, p. 136 (46-47-48-49-50-51).

Cartier-Bresson J. (2000), « Corruption, libéralisation et démocratisation », Tiers-Monde, tome 41, n° 161, p.  9-22.

Colas D. (1992), Le Glaive et le Fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Paris, Grasset, p. 16-17.

Conrad (F.) et al. (1990), L'idée de nation, actes du colloque organisé à Dijon les 13 et 14 novembre 1986, Dijon, Éditions universitaires de Dijon.

Emile E. (217), Haïti a choisi de devenir un pays pauvre : les vingt raisons qui le prouvent, Haïti, Presses de l’Université Quisqueya, p. 40.

Bellina S., Magro, H., De Villemeur, V. (2008). « La gouvernance démocratique : Un nouveau paradigme pour le développement ? ». Paris, Karthala.

Gervais R. (1989), « Société civile », dans Auroux S. (dir.) (1997), Encyclopédie philosophique universelle, Tome 2 : Les notions philosophiques, Paris, Presses universitaires de France, p.  325-326.

Ghils P (1994), « Le concept et les notions de société civile », Equivalences, 24e année-n° 2; 25e année-n° 1-2, p. 119-152.

May All J. (1991), « The Commonwealth in Harare », The World Today, décembre, p. 201-203

OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) (2010), Société civile et efficacité de l'aide : enseignements, recommandations et bonnes pratiques, Pour une meilleure aide au développement, Paris, OCDE, disponible sur : https://doi.org/10.1787/9789264062672-fr 2010, consulté le 11/02/2019.

Scarlett (P.) (1991), « The Unofficial Commonwealth », dans The Commonwealth Ministers Reference Book 1991/92, Londres, Kensington Publications Ltd, p. 54-56.

Schneider F. et Dufour A. (2015), « La société civile se mobilise autour de la COP21 », La Croix, 03/12/2015, disponible sur : https://www.la-croix.com/Actualite/France/La-societe-civile-se-mobilise-en-marge-de-la-COP21-2015-12-03-1388388, consulté le 07/06/2019.

Thiriot C. (2002), « Rôle de la société civile dans la transition et la consolidation démocratique en Afrique : éléments de réflexion à partir du cas du Mali », Revue internationale de politique comparée, vol.9, n° 2, p. 295.

Vasak K. (1990), « Les différentes catégories des droits de l'Homme », dans Lapeyre A. et al. (éds.), Les dimensions universelles des droits de l'Homme, Bruxelles, Bruylant.

Vincent S. (2017), « Le glissement de la nation (1939) », s;l;, C3Haïti, p. 59.

Wunenburger J.-J. (1990), « Raison et déraison de l'idée de nation : le clair-obscur du politique », dans Conrad (F.) et al., L'idée de nation, actes du colloque organisé à Dijon les 13 et 14 novembre 1986, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, p. 9.

Webographie

Banque Mondiale (2008), Réforme du secteur public : qu’est-ce qui fonctionne et pour quelles raisons ? Une évaluation de l’aide de la Banque Mondiale par l’IEG, Le Groupe Indépendant d’Evaluation, disponible sur : http://siteresources.worldbank.org/EXTPUBSECREF/Resources/exec_summary_fr, consulté le 12/02/2019.

CAFRAD (2001), Charte de la Fonction Publique en Afrique adoptée par la 3ème Conférence Biennale Panafricaine des Ministres de la Fonction Publique. Windhoek (Namibie), 5 février, p. 6-8, disponible sur :

www.droit-afrique.com/upload/doc/autres-organisations-africaines/Afrique-Charte-fonction-publique-Africaine.pdf, consulté le 17/02/2019.

Democracy Reporting International(DRI), Le cadre juridique des élections en Tunisie en 2017, disponible sur

http://democracy-reporting.org/wp-content/uploads/2018/01/DRI-TN-Le-cadre-juridique-des-élections-en-Tunisie-en-2017_V1_2018-01-03_fr_vr.pdf, consulté le 12/02/2019.

Direct Info (2016), « La société civile tunisienne, meilleur défenseur de la révolution », mars, disponible sur ; https://directinfo.webmanagercenter.com/2016/03/18/jean-marc-ayrault-la-societe-civile-tunisienne-meilleur-defenseur-de-la-revolution, consulté le 14/02/2019.

Le Nouvelliste (2010), « L'initiative de la Société Civile », Le Nouvelliste, 08/07/2010, disponible sur : https://lenouvelliste.com/article/81171/linitiative-de-la-societe-civile, consulté le 07/06/2019.

Louis-Juste A. (2006), « Hegel, Marx et la "société civile" », Alter Presse, 16 janvier, disponible sur ; http://www.alterpresse.org/spip.php?article3939#.XPqrb9LLiUk, consulté le 10/05/2019.

Obama B. (2014), « President Obama speaks after a Civil Society Roundtable in Burma November 14, 2014 », disponible sur https://www.bing.com/search?q=President+Obama+speaks+after+a+Civil+Society+Roundtable+in+Burma+November+14,+2014&FORM=EDGNCT&PC=ASTS&refig=20ff4c2b91c6459cf21b340ca03277c5z, consulté le 15/02/2019.

OCDE, Recommandation du Conseil sur le Gouvernement Ouvert du 14 décembre 2017, OECD/LEGAL/0438, p. 1, disponible sur https://legalinstruments.oecd.org/public/doc/359/359.fr.pdf, consulté le 20/02/2019.

ONU, Cardoso et al. (2014); Lettre au Secrétaire général de l’ONU sur les relations entre la société civile et l’ONU, p. 16, disponible sur https://www.unog.ch/80256EDD006B8954/(httpAssets)/935CCEC1C96A37D8C1256F5D003C9381/$file/A-58-817F.pdf, consulté le 12/02/2019.

PNUD (2012), Stratégie du PNUD pour la société civile et l’engagement civique, p. 14, disponible sur : www.undp.org/content/dam/undp/documents/partners/civil_society/publications/2012, consulté le 16/02/2019.

Notes

1 1. Association des Assureurs d'Haïti 2. Association des Industries d'Haïti 3. Association des Entrepreneurs de l'Artibonite 4. Association Haïtienne des Agences de voyage 5. Association Touristique d'Haïti 6. Association Nationale des Distributeurs de Produits Pétroliers 7. Chambre de Commerce et d'Industrie d'Haïti 8. Chambre de Commerce et d'Industrie du Bas-Artibonite 9. Chambre de Commerce, d'Industrie et des Professions du Sud-Est 10. Chambre Franco-Haïtienne de Commerce et d'Industrie 11. Centre pour la Libre Entreprise et la Démocratie 12. Confédération Nationale des Educateurs Haïtiens 13. Comité d'Initiative Patriotique 14. Fédération des Amis de la Nature 15. Fédération Protestante d'Haïti 16. Fondation Haïtienne de l'enseignement Privé 17. Fondation Nouvelle Haïti 18. Initiatives Démocratiques 19. Ordre des Avocats de Port-au-Prince 20. Organisation des travailleurs Haïtiens Membres Observateurs 1. Conférence Episcopale d'Haïti 2. Femmes en Démocratie 3. Coordination Syndicale Haïtienne 4. Association Médicale Haïtienne 5. Association des Œuvres Privées de Santé 6. Organisme Communautaire pour le Développement Rural

Citer cet article

Référence électronique

Josué Pierre-Louis, « La participation de la société civile à une réforme administrative : l’expérience du Programme de Modernisation de l’État PME-2023 en cours en Haïti », Revue internationale des francophonies [En ligne], 5 | 2019, mis en ligne le 14 juin 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/rif/index.php?id=903

Auteur

Josué Pierre-Louis

Josué Pierre-Louis est Docteur en droit, Professeur de droit public et de criminologie à l’Université d’État d’Haïti, Directeur général de l’Ecole Nationale de la Magistrature, Procureur de la République près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince, ministre de la Justice, Secrétaire général de la Présidence, Secrétaire général du gouvernement, actuellement Coordonnateur Général de l’Office du Management et des Ressources Humaines d'Haïti (OMRH).

Autres ressources du même auteur

Droits d'auteur

CC BY