Dans son introduction à l’important volume collectif Transactions photolittéraires (2015), Jean-Pierre Montier ouvre la réflexion à de nouveaux chantiers :
Cette ouverture finale en direction du numérique, sans effacer loin s’en faut la tradition argentique, remet en perspective les questions fondamentales soulevées par la photolittérature, tout en pointant les ouvertures qui s’offrent grâce aux nouvelles technologies de l’image et du texte, lesquelles n’oblitèrent pas le livre classique, mais l’enrichissent en en modifiant les usages, en frayant des transactions ou (re)conversions potentielles, imprévisiblement.1
C’est à cette généreuse injonction que ce volume souhaite tenter de répondre, en prenant pour socle de ses réflexions, la notion de photolittérature, ainsi définie :
Le concept « photolittérature » désignera l’ensemble des conjonctions qui, des années 1840 à aujourd’hui, ont noué la production littéraire avec l’image photographique, les processus de fabrication spécifiques qui la caractérisent et les valeurs (sémiotiques, esthétiques, etc.) qu’elle infère. Il s’agit matériellement de productions éditoriales illustrées de photographies, mais aussi d’œuvres dans lesquelles le procédé et l’imaginaire qui lui est associé (l’exploitation de l’idée de « révélation », la rhétorique de l’inversion en positif/négatif, ou noir/blanc, ou bien encore la décomposition de descriptions en équivalents d’instantanés, etc.) jouent un rôle structurant.2
Or, dans le sillage du visual turn caractéristique du dernier quart du vingtième siècle, les interactions entre image et texte se sont intensifiées, rendant bien souvent caducs les anciens rapports d’illustration ou de simple documentation dans un sens, d’ekphrasis ou de glose dans l’autre. De plus, la transition numérique, si elle fut à l’origine de riches controverses sur la perte éventuelle de l’indicialité comme caractéristique ontologique centrale de la photographie, eut également pour conséquence de démultiplier et de diversifier encore les compagnonnages iconotextuels au point d’exiger des approches critiques et théoriques ouvertes à ces systèmes d’une complexité sémiotique neuve. La circulation massive des images sur le Web 2.0 ne se contente pas d’élargir l’audience des clichés postés sur un blog ou un réseau social, mais tisse des liens à la fois vers des pratiques préexistantes, comme le collage ou le calligramme, le ready-made ou le montage, voire invente de nouvelles formes de coprésence du texte et de l’image.
L’avènement de la photographie numérique se traduit en effet par au moins deux évolutions majeures, quantitative et qualitative :
Quantitative : le passage de la photographie de l’argentique au numérique a entraîné sans conteste une prolifération des images. « La disponibilité d’appareils photo aux innombrables modèles stimule outre mesure la production et l’usage d’images et de films », constate Raffaele Simone, « et, de manière générale, transforme le monde en objet à photographier (c’est-à-dire à faire voir plutôt qu’à connaître et expérimenter) »3. Le développement de la photophonie, d’abord cantonnée au moblogging (mobile blogging), puis encouragée par l’apparition de plateformes dédiées à la publication en ligne de clichés, constitue probablement l’un des faits culturels et esthétiques les plus marquants de la décennie 2010 en train de s’achever. Selon la CNIL, environ 300 millions de photos sont ainsi partagées chaque jour sur les réseaux sociaux. En 2017, 72 milliards de photos auront été publiées sur FaceBook4… Au point, écrivait dès 2006 Régis Durand, que « tout semble destiné à devenir visible, à devenir image, [et] il est impossible de dire avec certitude s’il existe encore de l’invisible »5. Le fameux slogan « Tous photographes » induit deux réceptions antithétiques : l’une se félicitant d’une démocratisation horizontale de l’activité photographique, qui renouerait avec l’utopie démocratique des pionniers californiens de l’internet et qui verrait dans les immenses silos de clichés flottant dans le cloud actuellement un avatar de ce commun originellement proposé comme horizon au Web6, l’autre pointant d’un doigt accusateur cette figure de l’amateur, que les réseaux sociaux avides d’images et fonctionnant sur le mode de l’autopublication (FlickR, Instagram, Tumblr, Pinterest, Snapchat…) accueillent voire suscitent, afin d’alimenter des bases de données ensuite revendues aux publicitaires les plus offrants. Que peut encore le verbe face à ce déferlement d’images ? Plutôt que de renouer avec les craintes et les plaintes formulées dès Baudelaire et régulièrement ravivées au siècle qui vit l’invention du daguerréotype, il semble que nombre d’écrivains contemporains choisissent de prendre en compte une telle prolifération pour inventer des poétiques neuves. La prolifération des logiciels cartographiques qui prétendent épuiser la représentation du monde dans une saisie tendue vers l’exhaustivité en viennent paradoxalement, note Servanne Monjour, à fonctionner comme des « passerelles vers l’imagination et la fiction », qui tentent de contrecarrer l’inquiétante monstruosité du panoptisme7. Des projets tels que Traque Traces de Cécile Portier visent à interroger au nom de l’habiter cette réduction photographique du monde à une masse de données – cette « datafication » que dénonce Éric Sadin8 : « Cette fiction, écrit C. Portier, a ce but. Jouer avec les données au petit jeu de l'arroseur arrosé. Écrire les données qui nous écrivent. Refaire pour de faux leur grand travail sérieux d'analyse et d'objectivation. »9 Des grains de sable dans l’algorithme. Le site GeoGreeting quant à lui, propose une telle réappropriation, d’ailleurs ludique, combinée à une exploration neuve des rapports entre texte et image : la surface de la terre y devient stock de hiéroglyphes, que tout usager peut combiner à sa guise, pour littéralement, écrire un texte d’images10. Si elle dit son « étourdissement devant l’énormité du matériau accessible », documentation apparemment sans bornes distribuée en ligne, Christine Montalbetti, elle, raconte également les transformations induites sur son écriture qui a pu symétriquement « réinjecter de la fantaisie » dans le texte littéraire11, en exagérant sciemment par exemple la précision des détails évoqués dans son roman La Vie est faite de ces toutes petites choses.
Qualitative : de fait, l’image numérique propose une échelle ouverte : du grain de sable, petite chose qui rencontre comme par familiarité, le pixel, au cliché cosmique (ceux dont nous a récemment abreuvé l’astronaute Thomas Pesquet) ou à la prise de vue à 360 degrés. De plus, la photographie numérique peut être aisément retouchée a posteriori grâce à des logiciels dont l’usage se simplifie de jour en jour. S’accentue dès lors notre capacité d’intervention sur le matériau photographique, intervention que Jonathan Lipkin, dès 2006, identifiait comme l’un des traits saillants « d’une civilisation qui nous incite à considérer notre être comme une entité aux formes changeantes, où les gens célèbres changent fréquemment l’apparence sur laquelle est construite leur réputation »12. L’image numérique en réseau peut être récupérée, remixée, pour donner lieu à des exercices de variations, qui entraîneraient les clichés, puisés sur Instagram ou Flickr, vers ce statut d’« images métamorphiques », jouant avec l’imagerie médiatique existante, et dont Jacques Rancière fait l’emblème d’une modernité esthétique13. Ces appropriations, typiques de notre culture numérique contemporaine friande de remixes et de détournements, sont dans le même temps encouragées par la participation de la photographie numérique diffusée sur internet à l’économie des données qui domine nos pratiques et usages en ligne. Stockée dans d’énormes bases de données – ces nouvelles iconothèques – la photographie, une fois taguée, indexée, souvent constituée en série anthologique, constitue elle-même un objet de glanage, de collecte et donc d’appropriation au risque d’une banalité universalisée du mème photographique. Si le photographe de l’ère argentique pouvait à bon droit prétendre au statut de « chasseur » qu’un Vilém Flusser lui attribuait14, c’est désormais tout internaute, et a fortiori tout écranvain15 que l’on pourrait désigner ainsi dans sa pratique préhensive, parfois citationnelle.
Au croisement de ces deux régimes de la transition numérique qui touchent la photographie et en remodèlent les enjeux éthiques et esthétiques, apparaît cette caractéristique majeure qui fait le lien entre ces deux pans, qualitatif et quantitatif : la circulation rapide, sur de multiples supports connectés, de l’image numérique, inscrite dans une culture du partage et caractérisée par sa fluidité, dont André Gunthert16 fait une nouvelle étape succédant à la reproductibilité mise au jour par Walter Benjamin.
Il nous a semblé dès lors nécessaire d’appréhender à nouveaux frais les rapports entre texte littéraire et image photographique dans le cadre d’une littérature numérique, entendue au sens d’écosystème de productions littéraires nativement numériques, accueillies par de si nombreux blogs et sites, ou construites sur des plateformes dédiées (Wattpad, Storify), et diffractées sur des réseaux sociaux. Parce que le texte sur internet s’accompagne quasi systématiquement d’images, ces créations proposent dans la plupart des cas d’exploiter les ressources techniques des machines comme du réseau, en s’ouvrant à des formes polysémiotiques. Les blogs et sites d’écrivains en sont friands, et en proposent des emplois divers, qui se déploient à une échelle vertigineuse désormais sur les réseaux sociaux. Que l’image accompagne une note de journal personnel en ligne, ou qu’elle témoigne d’un instant saisi par un smartphone, elle semble contribuer au développement d’une écriture de la notation17, tout en rejouant la partition du hasard de la rencontre, inhérente, écrit Yves Bonnefoy, à la photographie même18. Instagram, « une nouvelle façon de voir le monde »19 et de l’écrire ?
C’est aussi par le prisme de la dynamique production/réception qu’il importe d’aborder ces relations iconotextuelles connectées de matériaux originellement numériques. Andy Stafford a ainsi proposé une typologie ternaire destinée à encadrer la production de « photo-texts » : collaboration entre un écrivain et un photographe, rétrospection (un écrivain exhume des photos anciennes) et self-collaboration (l’écrivain et le photographe sont une même personne)20. Si cette tripartition s’avère efficiente, elle peut s’enrichir des éléments constitutifs de notre culture numérique, voire d’une poétique des œuvres numériques, comme la vitesse d’écriture comme de propulsion sur le Web, que cette quasi instantanéité induise et permette une nouvelle écriture diaristique, ouverte également sur une saisie du quotidien et du modeste, dont Georges Perec et Antoine Emaz pourraient être deux figures tutélaires dans la galaxie Gutenberg, ou qu’elle rapproche la production et la publication de l’œuvre des enjeux de la performance. Mais c’est aussi la symétrie entre créateur et lecteur/spectateur qui vacille, tant ces pôles, on le sait, se situent sur le Web dans un grand tourniquet qui fait alterner, parfois à quelques secondes de distance, les statuts de producteur et de récepteur de contenu. Qu’en est-il, d’ailleurs, des modalités de lecture de ces objets ? Danièle Méaux insiste en effet sur le fossé séparant lecture de l’image et lecture du texte et les constants changements de modalités d’examen requis du lecteur21, tout comme Vilém Flusser opposait la linéarité du parcours textuel au scanning de l’image, définie par sa circularité22 ; quand Philippe Ortel, lui, propose une porosité et une contamination : je lis l’image un peu comme un texte (non plus sur le mode de l’analogie : signe iconique ; mais sur le mode de la convention : signe linguistique) et vice-versa (le texte lu comme image : dimension accrue de la visualisation et de l’imaginaire)23.
Cet ensemble de contributions, intitulé, pardon du jeu de mots, Input Pictura Poesis, sans peut-être remonter forcément à la tradition horatienne ainsi désignée, souhaite en revanche contribuer à prolonger la réflexion née autour des travaux fondateurs sur la photolittérature, en l’amenant dans un contexte hypermédiatique, pour tenter de saisir les modalités de négociation, de « transaction » (Jean-Pierre Montier) du cliché avec le texte et vice-versa : comment l’image photographique s’éloigne-t-elle d’une fonction documentaire, par exemple, et rend-elle possible le passage à la fiction ? Image « mythomane » (Servanne Monjour), alors, que celle-ci, qui se révèle matrice narrative. Image et texte collaborent, mais bien souvent s’affrontent également, prolongeant ainsi la vieille « lutte de l’écriture contre l’image, de la conscience historique contre la magie » (Vilém Flusser). On se rappelle la phrase de Foucault : « on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit. » (Les Mots et les choses). À l’heure où ce qu’on voit et montre prétend souvent être ce qu’on vit, le retravail des relations iconotextuelles par et sur internet ouvre peut-être la voie aux études d’une… pixelittérature ?
Les articles qui composent ce volume sont issus d’un colloque organisé à l’université Jean Moulin Lyon 3 en novembre 2017, grâce au soutien de l’université, et plus particulièrement de l’UR MARGE, du service de la recherche et de la faculté des lettres et civilisations, que Jérôme Thélot et moi-même tenons à remercier chaleureusement. Merci également à toutes celles et tous ceux, collègues et étudiant.e.s qui, par leurs contributions et questions, ont nourri ces réflexions dans une belle convivialité. Merci, enfin à Frédérique Lozanorios et à Aksel Marchesi, chevilles ouvrières de la publication de ce deuxième numéro des Nouveaux Cahiers de Marge.