En 1892, la suprématie qu’Echegaray exerce sur la scène espagnole reste patente, s’amplifie même avec trois pièces à l’affiche dont Le fils de don Juan, drame en trois actes et en prose, inspiré par l’œuvre d’Ibsen Les Revenants, joué au théâtre Español de Madrid, le 29 mars.
Les Revenants, pièce écrite par Ibsen en 1881 et représentée d’abord en Scandinavie puis, dès 1883, en Allemagne, obtient un très large succès malgré le scandale qu’elle provoque. En Norvège, les libraires refusent la vente de l’ouvrage estimant qu’il y avait là une satire vive d’un pasteur, porte-parole de la religion évangélique, ainsi qu’un réquisitoire contre la société. Dans de nombreux pays d’Europe, la pièce est jugée immorale, voire obscène et se voit, parfois, censurée.
Le cosmopolitisme de l’époque favorise la révélation progressive de la littérature scandinave en France. Victor Hugo prononce le discours d’ouverture du Congrès littéraire international qui se tient à Paris, en 1878. Dans plusieurs revues, dès 1887, les critiques essaient de retenir l’attention du public français sur le théâtre d’Ibsen, mais aussi de Strindberg, Hauptmann et Björnson. Le mouvement naturaliste, depuis la publication de L’Assommoir en 1877, face à l’agonie du genre théâtral en Europe dans les années 80, s’intéresse aussitôt à l’œuvre d’Ibsen qui représente indubitablement un renouveau. Le conditionnement de l’être humain, en particulier son environnement social et génétique et les recours aux acquis récents de travaux scientifiques rejoignent les études des naturalistes.
Les comédiens du Théâtre-Libre d’Antoine jouent Les Revenants, pour la première fois, le 30 mai 1890 au Théâtre Montparnasse. L’accueil du public et des plus célèbres critiques de l’époque (Jules Lemaitre, Emile Faguet et Francisque Sarcey), tous présents à la Première, est assez froid, voire hostile1.
Le « théâtre à thèse » d’Ibsen ne pénètre qu’un peu plus tard dans les pays de langue romane. Le public espagnol de ces années ne reçoit de l’étranger que des œuvres adaptées et inspirées du théâtre français. Depuis presque quinze ans, dans la Péninsule, les intellectuels se lamentent sur la pauvreté du répertoire espagnol. Manuel de la Revilla, en 1876, publie, dans El Globo, un article au titre révélateur : « La décadence de la scène espagnole et le devoir du gouvernement ». La même année, la Section de Littérature de l’Ateneo de Madrid, organise un symposium sur la question suivante : « Le théâtre espagnol se trouve-t-il en décadence ? Si tel est le cas, par quels moyens pourrait-on le régénérer2 ? ». Enfin, Clarín, dans un de ses articles intitulé « Du théâtre », publié en 1881 dans Solos, souligne l’urgence d’une réforme du théâtre espagnol3.
En 1892, année de la représentation de la pièce d’Echegaray, plusieurs articles posent les jalons d’une meilleure connaissance d’Ibsen auprès du public madrilène et catalan4. Mais ce n’est qu’en 1894 que la compagnie de l’italien Ermate Novelli, inclut, dans ses tournées, la représentation des Revenants, d’abord à Barcelone, puis à Madrid, le 11 avril 18945.
La possible influence d’Ibsen sur le théâtre d’Echegaray a donné lieu à plusieurs études américaines qui ne sont pas toutes convaincantes, ne serait-ce que par leur manque d’analyse des différentes pièces considérées6. Toutes ces études se fondent sur des rapprochements entre les caractères des personnages et sur des effets de lumière symbolique. Gregersen a amplement démontré que l’influence directe avant Le fils de don Juan reste improbable pour de simples raisons de chronologie7. Il n’empêche que, dans plusieurs pièces d’Ibsen et d’Echegaray, la problématique posée se trouve être la même : l’esprit d’indépendance et l’individualisme des héroïnes, leur position sociale au sein du foyer, ou le déterminisme de l’hérédité. Les deux dramaturges ont vécu et ont écrit en même temps, à une époque où la vie littéraire de l’Europe est dominée par l’école naturaliste et où les travaux de Darwin, d’A. Comte et H. Spencer font partie du bagage intellectuel depuis les années 70.
La pièce d’Echegaray est très mal reçue par le public madrilène et par la critique en général. Le génie d’Ibsen consiste à construire une intrigue logique et équilibrée, à créer des personnages en parfaite harmonie avec le lieu de l’action et cela sans excès ni mauvais goût, sans aucune déclamation pédantesque. Echegaray, lui, a recours aux artifices du mélodrame et utilise, par exemple, un quiproquo pour nouer l’action de son drame. Lázaro, le personnage central, ne fait que délirer tout au long de la pièce et les dialogues sont, en général, creux et empreints de phraséologie. Si les dernières paroles d’Oswald constituent un véritable défi à la société et à la famille, une proclamation anarchique de liberté, celles de Lázaro ne reflètent qu’une vague aspiration idéaliste : elles ne sont que le cri d’un homme qui, avant de mourir, sombre dans la folie, expiant ainsi les fautes de son père.
Quinze jours après la Première du Fils de don Juan, persuadé d’avoir été victime d’une incompréhension générale de la critique, Don José accorde une entrevue à un journaliste de La Correspondencia de España afin d’éclairer en particulier les dernières répliques de sa pièce, inspirées très directement du dénouement ibsénien : « LAZARO. ¡ Mère… le soleil… le soleil !… ¡ Donne-moi le soleil ! (il parle comme un enfant et avec un visage d’idiot)8 ». Cette phrase renferme, selon l’auteur, toute la leçon du drame : il s‘agit d’un avertissement à la société de l’époque, mais aussi la manifestation d’un espoir possible, celui de la raison humaine bafouée par la corruption et le plaisir et qui cherche encore, dans les forces de la nature, une sorte de renaissance. Echegaray annonce donc clairement son projet d’édification du public.
La première grande différence que nous pouvons établir entre Les Revenants et Le fils de don Juan concerne la structure même de ces deux pièces. Comme dans presque tout le théâtre d’Echegaray, l’exposition est brève et informative. Les premières didascalies et les dialogues des six scènes de l’acte I ne nous apprennent, sur la vie et le caractère des héros, que ce qui est strictement nécessaire à l’intelligence de la pièce. Aussi, à la fin de l’acte I, le spectateur a-t-il les données essentielles de l’intrigue sans que, pour autant, il connaisse le poids du passé qui pèse sur les personnages et sur leur destin. L’exposition, pour Echegaray, doit être un moment d’attente et, dans la dynamique du spectacle, maintenir soutenu l’intérêt du public. À la différence de la tragédie, le point de départ n’est donc pas la crise, le moment où le mécanisme tragique se déclenche. Au contraire, les personnages font allusion à des énigmes irrésolues, ici à des mystères planant sur la famille de don Juan : Timoteo, un des compagnons de ripaille du vieux séducteur, est inquiet : sa fille Carmen est fiancée à Lázaro qui, à la fin de l'acte I, revenant d’un dîner, est pris d’un malaise, premier symptôme d’une affection très grave.
En revanche, dans Les Revenants9, l’exposition est lente et s’étire presque sur tout le premier acte. L’action tarde à s’engager car Ibsen effectue d’abord une mise en place très minutieuse des personnages et du milieu dans lequel ils évoluent. Dans les premières scènes, l’apparente harmonie qui règne dans la maison d’Hélène Alving semble immobiliser les attitudes et les rapports humains. Ce n’est qu’au moment où éclate la vérité, quand les personnages prennent conscience de leur mensonge, de leur mauvaise foi et de leur échec que le dynamisme s’installe vraiment. Si l’on compare les deux actions, leur mode d’évolution et de progression depuis l’exposition jusqu’au dénouement, on constate qu’Ibsen introduit des informations avec parcimonie, retarde le moment où se déclare le conflit ; mais dès le premier échange entre Madame Alving et le pasteur Manders, le spectateur pressent la crise. Pour Echegaray, la seule finalité du drame est son dénouement. Aussi, l’intrigue, relativement simple, se concentre-t-elle autour d’un seul personnage, Lázaro ; la tension s’accroît surtout au troisième acte et atteint le point culminant dans le paroxysme de sa démence, ce qui est loin d’être le cas dans la pièce d’Ibsen.
Si les trois figures centrales des Revenants sont Madame Alving, son fils Oswald et le pasteur Manders, Engstrand et sa fille Régine jouent également un rôle capital dans l’évolution du drame. En dehors de Lázaro, Echegaray donne peu d’épaisseur aux autres personnages qui l’entourent alors qu’Hélène Alving apparaît souvent comme la véritable héroïne de la pièce et l’infortunée Dolores, dans Le fils de don Juan, n’apparaît que comme son bien pâle reflet. Sa responsabilité de mère n’est évoquée qu’au cours de sa conversation avec le docteur Bermúdez10.
L’agencement des situations dramatiques dans Les Revenants présente une grande complexité. Hélène épouse le capitaine Alving ; Engstrand, moyennant une forte compensation financière, épouse Jeanne, enceinte des œuvres d’Alving. Le capitaine et Jeanne disparus prématurément, Madame Alving cachera à son fils Oswald, la vie de débauche de son père. Quant à Engstrand, il mentira à sa fille Régine, inventant la fable du riche matelot anglais, pour justifier l’existence des 300 thalers. Elle décide de fonder un asile destiné aux enfants trouvés pour honorer la mémoire d’un mari qu'elle détestait ; lui, décide de fonder une « boîte à matelots » qui portera le nom du capitaine Alving. Ce parallélisme signifiant est reproduit entre Madame Alving et le pasteur Manders dans la mesure où chacun soutient la construction d’un édifice qui, très vite, se révèle être le symbole du mensonge social : l’un assistera l’enfance illégitime, l’autre ne sera ni plus ni moins qu’un lieu de prostitution même s’il n'est désigné que par des périphrases. Ce type de parallélisme existe aussi dans Le fils de don Juan, mais ne concerne que les personnages de don Juan et de Lázaro, ce qui se comprend aisément car, par atavisme, le fils reproduit une situation déjà vécue par le père : don Juan se souvient de sa jeunesse, aux bords du Guadalquivir, qui lui apparaît à travers la chevelure dénouée d’une ancienne prostituée (Paca la tariféenne)11 et, dans la dernière scène de la pièce, Lázaro, exalté par l’alcool, face au même fleuve, tente d’enivrer Paca. Le modèle vient, en partie, des Revenants (relations Alving-Jeanne et Oswald-Régine) comme l’avait déjà remarqué, en 1895, Bernard Shaw lors de sa lecture de la pièce d’Echegaray en version anglaise12.
Echegaray agence le déroulement du drame au gré de sa démonstration. Les rapports de dépendance entre les personnages sont ceux qui peuvent se former au sein d’une famille. En choisissant de faire vivre don Juan, le père de Lázaro alors que Monsieur Alving est mort, le dramaturge espagnol fonde toute sa pièce sur l’antithèse de deux vies. Nous reconnaissons, en cela, les données traditionnelles de type manichéen du genre mélodramatique13. Il est vrai que José Echegaray exagère à dessein le contraste entre les vices et les vertus et utilise quelques ressorts mélodramatiques comme le quiproquo engendré par l’objet théâtral par excellence qu’est, au XIXe siècle, la lettre, lors de la première entrevue entre Lázaro et le docteur Bermúdez ; mais il ne fait pas appel, cette fois, aux identités méconnues, aux péripéties, aux coups de théâtre et au « deus ex machina » tant attendus par le spectateur de l’époque et dont il se sert et abuse tout au long de sa carrière dramatique. Dans Le fils de don Juan, comme dans la plupart des mélodrames français du XIXe siècle étudiés par Peter Brooks, Echegaray part nécessairement du mal : la scène primitive réunit trois vieillards libidineux et cacochymes qui relatent leurs orgies de jeunesse. Le spectateur ne doit pas ici rechercher une profondeur interne ou un conflit psychologique. Le drame va se jouer simplement sur des signes psychiques qui se nomment le vice et l’excès. Ce sont les outrances et les déséquilibres qui intéressent le dramaturge. Le style emphatique exprime les coordonnées hyperboliques de cette polarisation. Au bout du compte, au-delà de cette opposition entre la pureté et l’impureté, le négatif l’emporte, le bien ne triomphe jamais : on ne fréquente pas impunément le vice et la débauche et le libertinage du père engendre ici la folie du fils. Au dénouement, la réunion des personnages autour de Lázaro, n’annonce pas des jours meilleurs ; elle ne fait que souligner l’éclatement de la cellule familiale.
Pour Lázaro, comme pour les héros romantiques, la liberté n’existe pas. Il est soumis, comme eux, au déterminisme, mais, dans le drame d’Echegaray, il ne s'agit pas du déterminisme de la passion. L’héritage biologique devient la nouvelle manifestation du destin. On est loin de la vision idéalisée du Don Juan Tenorio de Zorrilla de 1844, repentant et sauvé par l’amour rédempteur de Doña Inés. Le Commandeur n’est plus l’exécuteur de la sentence finale, le tragique passe du ciel sur la terre et le dénouement surnaturel qui avait séduit l’imaginaire romantique se transforme en spectacle édifiant à travers la maladie et la démence de Lázaro. Est-ce à dire qu’Echegaray aspire délibérément à dépouiller le mythe de Don Juan de son auréole poétique ? Peut-on parler de subversion du mythe ? Ce qui est certain, c’est que, dans Le fils de don Juan, le personnage du père n’a plus rien du séducteur sacrilège ou du hors-la-loi romantique. Il se comporte comme un simple libertin jouisseur et débauché, un vieux bourgeois rongé par le remords et qui se prend pour Don Juan Tenorio comme l’indiquent plusieurs allusions dans le texte
Il faut dire que, depuis l’époque romantique, on assiste, en Espagne, à une reprise du thème donjuanesque mais isolé de son contexte et de sa résonance mythique. Tout au long du XIXe siècle, le séducteur devient un professionnel ; le personnage de Don Juan se transforme insensiblement en un type socio-littéraire et aboutit, dans le théâtre de José Echegaray, à un pur prétexte pour poser la problématique, considérée comme naturaliste, de la déchéance progressive et fatale, de la dégénérescence physique et morale, fruit d’une sexualité effrénée. La conception héréditaire de l’aliénation, dans un registre littéraire, est devenue une mode dans la seconde moitié du XIXe siècle14. Cette doctrine qui donnait la primauté aux facteurs dits « de milieu », voulait prouver ainsi que la pathologie de l’hérédité représentait une autre forme du déterminisme darwinien15. La psychanalyse a démontré, depuis, l’inanité de cette argumentation16. Quoi qu’il en soit, même si les œuvres d’Ibsen et d’Echegaray font sourire aujourd'hui les vénérologues, il ne faut pas oublier, qu’à l'époque, les théories les plus étranges circulaient sur les « maladies honteuses » et leur transmission. Ibsen qui connaissait les romans physiologiques de Zola, inaugurés par Thérèse Raquin (1873) et influencés par la méthode expérimentale de Taine, avait déjà utilisé le thème de la fatalité biologique dans le personnage du docteur Rank de Maison de poupée (1879) lequel meurt d’avoir eu un père débauché. Il le fera, à nouveau, avec le Hedvig du Canard sauvage, en 1884.
En 1892, lorsque Echegaray écrit Le fils de don Juan, le cas devient clinique, plus proche de la littérature naturaliste ; les symptômes de l’étrange maladie de Lázaro (vertiges, regards vagues, hallucinations, délire verbal, idiotisme et le docteur Bermúdez est neurologue) ressemblent fort à ceux que l’on croyait être, à la fin du XIXe siècle, caractéristiques d’une pathologie héritée des maladies vénériennes, voire, comme dans la pièce, de simples excès génésiques. D’ailleurs, le spectateur retrouve, à plusieurs reprises – ce qui n'est pas innocent – don Juan plongé dans la lecture de Nana de Zola17, livre à scandale édité en 1880, dans lequel l’héroïne, une fille de joie, sombre dans la déchéance physique après avoir vu Louis, son fils de trois ans, mourir de la petite vérole. Elle-même figure en bonne place sur l’arbre généalogique des Rougon-Macquart puisqu’elle est la fille de Gervaise, dans L’Assommoir.
Le Oswald d’Ibsen, bien que son mal ne soit pas nommé, semble atteint d’une paralysie générale et d’un ramollissement cérébral d’origine syphilitique qu’il soigne par la morphine18. Il sait, depuis son séjour à Paris, que la maladie va se développer en lui comme l’avait annoncé le médecin.
De toute évidence, les deux dramaturges ne se contentent pas de nous présenter un exposé dogmatique : l’hérédité morbide n’est pas leur principal objet et l’interprétation purement « naturaliste » de ces deux pièces serait très restrictive. Ibsen et Echegaray restent, avant tout, des moralistes. Tous les deux infléchissent leurs œuvres dans un sens didactique et le thème de la faute et de l’expiation est omniprésent. Par ailleurs, le châtiment des péchés des parents procède, avant tout, d’une loi biblique, ainsi exprimée dans ce vieux proverbe juif : « Les parents ont mangé des raisins verts et les dents des enfants ont été agacées19 ». Oswald et Lázaro reprennent à leur compte peu ou prou cet adage :
OSWALD. Les péchés des pères retombent sur les enfants20.
BERMUDEZ [à Lázaro] Le fils de ce père finira très vite par devenir fou ou idiot. Fou ou idiot ! Tel est son destin21 !
La pièce d’Ibsen, par conséquent, n’est pas seulement, comme on a pu le dire, une tragédie conjugale ou la condamnation de l’asservissement des femmes : elle se fonde sur le heurt entre la morale individuelle et la morale sociale. Dans celle d’Echegaray, sans doute moins noire, l’enfance douloureuse du fils malade se transforme en une rénovation d’un monde purifié, une recherche palingénésique symbolisée peu subtilement par le prénom du héros : Lázaro.
Cet enjeu moral transparaît aussi bien dans Les Revenants que dans Le fils de don Juan et – reconnaissons-le – le message transmis par Echegaray apparaît plus évident, mais aussi plus rudimentaire. Les deux dramaturges, par souci de présenter une réalité objective, offrent au public, dans des pièces contemporaines, un univers dit « naturaliste », mais la scène reste, pour eux, bien plus encore un jeu de signes, presque tous porteurs d’un contenu symbolique et qui ne s’intègrent pas toujours commodément dans l’action. Cette utilisation, parfois abusive, de symboles, cette dramaturgie d’idées a souvent provoqué un malaise au sein des critiques d’Ibsen et ont gêné le spectateur espagnol. La cosmovision tragique du Suédois s’accommode mal du réalisme illusionniste des mises en scène de l’époque. À une reproduction exacte, il substitue la suggestion, l’évocation qui fait davantage appel à l’imagination du public. Ce « réalisme irréel » comme le définit Jean Cocteau dans sa préface à l’édition des Revenants que nous utilisons22, souligne la signification du drame. Echegaray est l’héritier de ce mélange, à vrai dire peu cohérent, d’une thématique naturaliste et d’une esthétique symboliste. Dans les œuvres étudiées ici, l’organisation de l’espace, l’architecture temporelle, la symphonie du contraste lumière-ombre sont matérialisées par des repères constants que les indications scéniques, mentionnées par les dramaturges, traduisent le plus souvent visuellement.
Le fils de don Juan et, plus encore, Les Revenants portent à la scène un univers minutieusement indiqué par le discours didascalique et les dialogues. Le décor, par exemple, n’est pas un cadre vague. Il est, d’abord, la représentation topographique du lieu dramatique. Tout ce qui concerne l’époque, les lieux, l’ameublement, les objets permettent de créer l’atmosphère intime d’une maison bourgeoise. Comparons brièvement les deux didascalies initiales avant même que les personnages n’entrent en scène :
Une vaste pièce prenant jour sur le jardin. Porte à gauche. Deux portes à droite. Au milieu de la pièce une table ronde entourée de chaises ; sur la table des livres, revues et journaux. Au premier plan à gauche, une fenêtre devant laquelle est placée un petit sofa et une table à ouvrage. Au fond, un jardin d'hiver vitré, ouvert en baie sur la pièce. À droite du jardin d’hiver, une porte par laquelle on sort pour descendre sur la grève. Derrière les vitres, le fjord apparaît, mélancolique, à travers un voile de pluie23.
La scène représente un bureau. Décoration élégante et sévère quelque peu mondaine […]. A la gauche du spectateur, une petite table pour que trois ou quatre personnes puissent prendre le thé : sur la table un bougeoir allumé avec un abat-jour aux couleurs claires. Autour, trois petits fauteuils. A droite une table à écrire, mais pas trop grande, massive et sévère : derrière, une chaise ou un fauteuil de bureau. A côté de la table un grand fauteuil ou mieux une chaise longue. Sur la table un quinquet allumé avec un abat-jour sombre. Toujours sur la table, un cadre avec la photographie de Carmen. A gauche, au premier plan, un balcon ; à droite, une cheminée et un feu très vif ; sur le côté, un grand pare-feu portable. Aux portes et fenêtres, des rideaux épais et sévères […]. Il fait nuit24.
Les deux lieux indiquent, avec un maximum de vérité, le statut social des personnages et ces salons cossus, abondamment meublés dans le texte d’Echegaray, nous font déjà découvrir le petit monde étouffant de la province norvégienne et espagnole. Dans la pièce d’Echegaray, la sévérité du décor (quatre occurrences), la symétrie hiératique de l’ameublement et les effets de demi-nuit localisent les activités des personnages (Lázaro est écrivain), compartimentent l’espace scénique et accentuent l’impression d’ordre moral qui règne hypocritement dans cette famille.
Le fjord qui se devine derrière la baie vitrée et le ciel toujours couvert, dans la pièce d’Ibsen, déterminent en grande partie l’état d'âme des personnages. Ce paysage en toile de fond a, en outre, d’autres fonctions et d’autres valeurs : par son aspect pictural, il rappelle que Oswald est un artiste, que la vérité des personnages, comme les rayons du soleil suédois, ne filtre que très rarement à travers la brume épaisse ; il permet aussi aux spectateurs de voir, derrière les vitres du jardin d’hiver, d’une part, l’incendie purificateur qui va ravager l’orphelinat25, d’autre part, à la fin du drame, l’aube naissante et le fameux soleil qui, dans une sorte de hiérophanie, rend à Oswald la grâce et, peut-être, l’espoir, à moins qu’il ne s’agisse que de l’image trompeuse de la vérité, c’est-à-dire un pur mirage :
[…] Le soleil se lève. Au fond du paysage, les montagnes et la plaine resplendissent des rayons du matin.
OSWALD. Immobile dans son fauteuil, il tourne le dos au fond de la scène ; soudain, il prononce ces paroles. : Mère, donne-moi le soleil26.
Il est donc clair que l’espace prend une valeur symbolique et participe de l’efficacité dramatique. Dans le troisième acte du Fils de don Juan, le décor a changé : nous sommes maintenant dans la propriété de Juan, en Andalousie, aux bords du Guadalquivir : « […] Il reste encore quelques divans, le tapis et plusieurs objets artistiques […]. A gauche un sofa […]. C’est la nuit : le ciel est bleu et étoilé : au fur et à mesure que le temps passe on perçoit les lumières de l’aube27 ». Le spectateur sait fort bien que ce lieu, situé près de Séville afin de renouer avec le mythe de Don Juan, a connu les orgies et les ripailles du père de Lázaro et de ses acolytes et qu’il en garde les marques. L’espace prend l’aspect d’un personnage muet, témoin et reflet du vice.
Nous aurions aussi beaucoup à apprendre d’une étude détaillée sur la temporalité dans les deux pièces. Si, comme le démontre Micheline Sauvage dans son livre sur le mythe de Don Juan, le personnage refuse de considérer le futur28, Oswald et Lázaro sont, eux, victimes d’un passé lourd de fautes qui pèse de tout son poids, les contraint à entretenir des rapports cruels avec les autres personnages, les condamne à un immobilisme qui les paralyse peu à peu et oriente le déroulement du drame. À première vue, la représentation du temps dans Les Revenants et dans Le fils de don Juan semble relativement simple : la succession des trois actes nous apprend que, dans les deux cas, l’action se déroule en moins de vingt-quatre heures. Entre les actes, les événements survenus n’ont que peu d’importance. En revanche, nous assistons tout au long de ces drames à la reconstitution d’un passé antérieur au lever de rideau, effectuée à l’aide de nombreux renseignements fournis par les personnages principaux. Le présent n’est conflictuel que dans la mesure où le temps du souvenir engage les êtres sur une pente fatale. Le passé de Monsieur Alving et de Juan se découvre et s’éclaire en même temps que les événements se précipitent. Hélène Alving et Dolores ont éloigné leur fils de la maison familiale (Oswald et Lázaro ont fait leurs études en France) dès la découverte de l’adultère paternel. Elles feront appel, par la suite, l’une au pasteur Manders, l’autre au docteur Bermúdez afin de connaître la vérité sur les origines de la maladie des deux jeunes hommes. Malgré leur longue absence, Oswald et Lázaro se souviennent de leur enfance et répètent des scènes vécues par leur père : Lázaro avec Paca29 et Oswald, inconsciemment, en tombant amoureux de Régine qui travaille comme suivante chez Madame Alving et finira par se livrer à la prostitution plutôt que de commettre un inceste puisqu’elle est, en réalité, la fille illégitime du capitaine Alving.
Le drame qui se joue devant nous est aussi constamment doublé par l’évocation d’autres drames appartenant au passé et qui sont rappelés par la parole. Il est vrai qu’en déplaçant le lieu de l’action en Andalousie, dans l’acte III et en faisant revivre à Lázaro des scènes décrites par son père dans l’acte I, José Echegaray utilise une technique plutôt narrative et son dénouement perd en efficacité comparé à celui de la pièce d’Ibsen. Cependant, il faut remarquer que le spectateur ne passe pas subitement de l’ignorance à la connaissance dans les scènes finales. L’anagnorèse mélodramatique n’a pas cours ici et la catastrophe ne vise pas à rétablir, in fine, l’ordre. Echegaray et Ibsen ne nous présentent pas le passé au départ, comme une sorte de prologue au drame. Il nous est révélé graduellement et fait partie intégrante de l’action. Au bout du compte, le Père ne joue qu’un rôle symbolique dans Le fils de don Juan : il est l’agent de ce passé. Sans vouloir établir une comparaison esthétique entre les deux drames, force est de constater que la supériorité de la dramaturgie ibsénienne a son origine dans le fait que les « Revenants » ne représentent pas seulement ce passé-là. Le pluriel utilisé par Ibsen est révélateur. Les fantômes qui surgissent se nomment aussi : conformisme, étroitesse d’esprit, préjugés petits-bourgeois et vieilles idées conservatrices. Madame Alving restera leur prisonnière jusqu’à la fin.
On conçoit dès lors que la hardiesse du dénouement dans la pièce d’Ibsen et, dans une certaine mesure, dans celle d’Echegaray, ait pu choquer le public de l’époque, bousculer ses habitudes et lui déplaire30. De toute évidence, il s’agit bien là d’un théâtre « à thèse » qui met en cause la morale sociale. Les critiques du temps soulignent surtout les différences qui séparent le drame espagnol de son modèle norvégien31. Nous avons essayé de montrer qu’il existait aussi une parenté, même si l’exécution et la portée restent dissemblables. L’objectif d’Echegaray est didactique et vise à condamner les mœurs dissolues de son temps sans remettre en cause l’harmonie d’une société. Il prône une réforme morale restituant leur valeur souveraine à l’amour et à la famille. Son don Juan n’est plus un pécheur dont l’âme est en danger ; il est celui qui menace la cellule de base d’une société : son châtiment ne dépend plus de Dieu, mais de la communauté dont il a ébranlé les règles. Ibsen, lui, ne conçoit pas la morale comme une simple sauvegarde de l’ordre social établi et met à nu l’égoïsme, l’hypocrisie et le mensonge d’une bourgeoisie libérale qui se voile la face et dont le mythe essentiel se fonde justement sur cette harmonie entre les hommes. Individu et société demeurent irréconciliables.
Le fils de don Juan n’attira pas les masses et n’eut même pas un succès d’estime. Comme le théâtre de la Restauration, plus que tout autre genre, restait tributaire du public, le dramaturge qui répugnait en outre à l’esprit de système, se garda bien de renouveler cette expérience malheureuse et ne s’aventura plus jamais à représenter une pièce tant soi peu influencée par le modèle ibsénien. Emilia Pardo Bazán qui reconnaissait les défauts littéraires d’Echegaray, mais aussi son don de subjuguer le spectateur, s’en réjouissait en affirmant : « cet arrangement des Revenants d’Ibsen, reçu froidement, l’a préservé à jamais du mal d’Ibsénisme32. »