Les deux textes auxquels nous avons choisi de nous intéresser sont un roman de 1627, L’Hiacinthe. Histoire catalane, écrit par Jean Pierre Camus évêque de Belley1, et la traduction qu’en propose Giovan Francesco Loredano2 sous le titre Historia Catalana, publiée à Venise en 16413. Dans son avertissement au lecteur, Loredano précise d’emblée :
Ne t’étonne pas si je me suis éloigné des règles prescrites aux traducteurs. Par endroits, je me suis servi du sens, j’en ai paraphrasé d’autres et j’en ai laissé exprès de côté de nombreux autres. Seul l’embryon est de Monseigneur de Belley4.
Ni l’aveu ni la profession de foi méthodologique ne doivent nous surprendre pour l’époque et au regard d’une pratique de « translation » des textes très éloignée de ce qu’est la traduction contemporaine, en particulier universitaire. Dans ce cas, pourtant, l’écart entre le texte source et sa traduction n’est pas aussi important que le laisse supposer le scrupuleux préambule de Loredano.
Avant de mesurer le travail de sélection – de coupe5 – et d’« interprétation » ou de réécriture de notre traducteur, commençons par résumer le roman français. Jean Pierre Camus présente lui-même son roman en ces termes :
Parmy les compositions des Pharmaciens, la confection d’Hiacinthe tient un rang notable ; entre les proprietez que luy communiquent les simples dont elle est assaisonnée, elle a celle-cy d’estre fort pectorale & cordiale ; mon cher Lecteur, l’Histoire que ie te presente en ce livre est une vraye confection d’Hiacinthe, car elle ne traicte que du cœur & du plus noble de ses monnemens, qui est l’Amour6.
Il s’agit en réalité d’un roman qui enchaîne deux histoires exemplaires :
Je vous expose icy deux histoires […] afin que vous en faisiez par vostre iugement une dilection anatomique, & que vous voiez en Lascaris & Procore, & en Gaston & Hiacinthe de quelle façon il fault se prendre pour avoir de bonnes Amours & amitiez, & de quelle façon il faut eviter les mauvaises7.
Ces histoires reposent sur le postulat explicite qui est revendiqué dans les deux avant-propos : il s’agit, nous dit ainsi Loredano dans son « Avertissement au lecteur », en paraphrasant l’« Avant-discours » Camus, de souligner la valeur de ceux qui sont « transplantés » en terre étrangère – où l’on voit bien que ce récit présente les traits d’un bildungsroman avant la lettre8, mais il est surtout question d’asseoir sur ces bases, le long récit d’une première amitié d’exception9, dont on verra qu’elle est en réalité, pour Loredano, autant inspirée par le récit de Camus que par la chronique vénitienne, puis le récit, plus court et redondant, d’une deuxième amitié.
Pour résumer la première « histoire » du roman de Camus, indiquons qu’elle met en scène Lascaris et Procore. Le premier est envoyé par son père en Italie ; le second est déjà installé en terre lombarde pour le même motif que son ami : étudier à la prestigieuse université de Pavie. Mais chemin faisant, Lascaris rencontre des Espagnols qui l’entraînent en Flandres, où il ne connaîtra que les misères des champs de bataille et la maladie. Mis à l’abri par un religieux au grand cœur, il peut se rétablir et prend la route pour l’Italie. À peine les Alpes franchies, il est attaqué par des brigands, dépouillé du peu qu’il avait (ses lettres de change et ses vêtements), jeté en prison pour vagabondage et, se souvenant que Procore n’était pas loin de là, est alors tiré de cette situation par cet ami d’enfance retrouvé. Lascaris s’installe dans la modeste chambre d’étudiant de son ami en attendant que son père lui renvoie de quoi vivre et récompenser Procore des sacrifices qu’il fait pour lui – car Procore est pauvre, du moins l’est-il en raison de la grande avarice de son père10. C’est le début d’une amitié qui ne se démentira que provisoirement, le temps de quelques rivalités amoureuses. La première de celles-ci s’articule autour du personnage de Pélagie : Lascaris l’aime, mais elle aime Procore ; le premier se sent trahi, le second peine à se défendre, mais après maintes manigances de Pélagie, contrecarrées par Procore, les deux amis se réconcilient et la belle, humiliée, se rabat sur un certain Aurelio, « celuy d’entre ses poursuivans qui luy sembla le plus digne de son alliance, & le plus propre pour satisfaire ensemble à son Amour, & à sa vengeance »11 – précisons qu’Aurelio ne tiendra pas sa promesse de venger Pélagie de son humiliation12. Lascaris guéri, s’éprend d’Inès, l’épouse et s’installe dans sa ville de Barcelone où Procore ne tarde pas à les rejoindre. C’est alors que ce dernier, fréquentant assidûment une librairie de la ville, tombe amoureux de la fille du patron, Engrace (Graziosa, dans le texte italien). Pour citer Camus : « Au commencement Lascaris qui faisoit des-ja le pere de famille, remontra doucement à son Amy l’extreme inegalité qui estoit entre sa naissance, sa qualité, son sang, son rang, ses biens, & son parentage, & la condition de celle qu’il aimoit13. » Voici donc la deuxième pomme de discorde entre Lascaris et Procore dont le père, qui désapprouve lui aussi ces amours, entre dans le jeu, menaçant son fils de tous les chatiments, insultant le père d’Engrace, lequel s’y met aussi pour séparer les amants. Procore accuse Lascaris d’avoir fait venir son père à Barcelone, d’intriguer contre lui, et les tentatives de Lascaris pour réconcilier tout le monde ne font qu’ajouter au quiproquo. Quant à Engrace, sa famille lui fait épouser un veuf, le riche, vieux et tyrannique Agesilas. Une fois encore, Lascaris et Procore se réconcilient, mais Procore, inconsolable, commence une longue vie d’errance jusqu’à la mort du père d’Engrâce et attend pendant près de seize ans la mort d’Agesilas qui lui permettrait enfin d’épouser Engrace. En réalité, celle-ci mourra sans que ce projet ne se réalise et Procore vivra de nombreuses autres années dans le chagrin et le souvenir de cette femme jusqu’à ce que, sur le tard, une fille de Lascaris, Doristelle14, le sorte de son désespoir. Il commence par en faire son héritière, puis par favoriser ses amours avec Hiacinthe, quand il se surprend à nourrir pour elle des sentiments tout autres que « paternels »15. Lascaris découvre que son vieil ami est amoureux, lui fait avouer de qui16 et lui promet alors d’agir en sorte que Hiacinthe soit éloigné et que la main de Doristelle lui revienne.
La deuxième amitié exemplaire que propose le roman de Camus est celle qui unit Gaston, le frère de Doristelle, à Hiacinthe, l’amant éconduit de celle-ci, dont Gaston n’aura de cesse de défendre les intérêts, contre Procore et contre son propre père. Elle occupe environ les deux tiers du dernier Livre. Les amours fugaces mais dangereuses de Gaston et Nigella, mariée, constituent une digression au regard du récit des tentatives de Procore pour épouser Doristelle et des obstacles qu’il rencontre17, mais c’est là l’occasion, pour Camus, de mettre en scène un guet-apens du mari jaloux contre Gaston et l’intervention de Hiacinthe pour sauver son ami, circonstances redondantes au regard de celles qui firent naître l’amitié de Lascaris et Procore… Entre temps, Procore est tué et Lascaris se convaint de la culpabilité de Hiacinthe. Il lui vouera une haine féroce jusque sur son lit de mort, lui refusant définitivement et son pardon et la main de sa fille. Les deux amants se marient peu après, de même que Gaston :
Les deux amis vesquirent longuement en leurs mesnages benis de Dieu d’une belle linée, qui transmettra leurs noms bien avant dans la fuite des aages en la mémoire de la posterite. Leur amitié en sa confiance & en son egalité ne ceda en rien à celle que prattiquerent Lascaris & Procore parmy tant de troubles & d’orages. Elle fut aussi forte, mais elle fut plus honneste : Et comme elle fut conduitte avecque plus de moderation & de iugement, elle fut aussi comblée de plus de paix & de benedictions18.
Revenant au prémbule de Loredano sur sa traduction, observons tout d’abord le travail de « réduction » qu’il opère. On s’aperçoit en premier lieu qu’un certain nombre de digressions du texte de Camus sont éliminées : par exemple, dès le début du Livre Premier, alors qu’il évoque l’arrivée de Lascaris en Flandres, Camus rappelle le rôle du duc d’Albe dans la révolte des Hollandais (« Ie renvoye le curieux à l’Histoire … »19) : Loredano, lui, saute le paragraphe. Autres simplifications du traducteur : la plupart des références mythologiques présentes dans le texte de Camus sont supprimées du récit vénitien : l’évocation de la victoire de Miltiade et de Thémistocle sur les Perses presqu’à la fin du Livre Premier, pour ne citer que ce cas20. Et d’une manière plus générale, Loredano tend à gommer les excès du texte français, leur préférant la brevitas toute laconique qui caractérise ses écrits. Ainsi, au début du Livre Second, alors qu’est décrit le caractère volage de Lascaris, comparé aux butineries des abeilles, on passe de ce :
[…] suçant de divers lieux le miel de la complaisance, miel semblable à celui d’Heraclée qui, recueilli sur l’aconit, est très dangereux, & excite des vomissements & desvoyements, ou tout au moins des maux de cœur, des foiblesses, des migraines, des fievres, & et des tournoyements de teste21
à :
[…] suçant en divers lieux le miel de la complaisance. Miel qui, toutefois, aspergé de poison, n’apporte que fièvre, faiblesses, déplaisirs, ainsi que des étourdissements et des oppressions du cœur.22
Aussitôt après :
Qui ne voit que ces Amourettes que les jeunes gens forment sans dessein de mariage, parmy les diverses compagnies, où ils fréquentent, sont de cette façon, puisqu’elles causent des inquiétudes, des troubles, des émotions fievreuses, mais passageres, des cajolleries, des muguetteries, & tant d’autres fatras qui se font qu’embarrasser leurs esprits, & en allanguir la vigueur, & la force23.
devient :
Qui ne voit que ces Amours, qui nourrissent les jeunes gens sans espoir de mariage ne causent qu’inquiétudes, que troubles et émotions ? ne faisant qu’embarrasser leurs esprits, dont ils engourdissent la vigueur et la force24.
Ailleurs encore, Loredano réduit de manière draconienne les pages décrivant le caractère de Pélagie, son succès auprès de nombreux soupirants, la liberté que lui laissent ses parents de choisir le parti qui lui convient, la naissance de sa passion pour Procore et ainsi de suite. Point n’est besoin de multiplier les exemples pour comprendre qu’à ce rythme, la traduction réduise le texte source d’environ un tiers de sa longueur25.
D’autant que Loredano supprime systématiquement les vers, sonnets et autres inclusions poétiques qui parsèment le texte français (et il y en a beaucoup) : parfois sans compensation, parfois en transposant en prose le sens des vers effacés – ce sont là, en particulier, les « paraphrases » auxquelles son propos liminaire se réfère. Ainsi, à la fin du Livre Premier, Camus introduit dans le récit un sonnet dont le sens est supposé rendre celui d’un « romance » récité par Procore à Lascaris, sur le thème de la reconnaissance et de la libéralité26, et la réponse de Lascaris à Procore par un autre « romance »27 ; pour sa part, Loredano choisit d’ignorer l’échange poétique entre les personnages et ampute le Livre de plus de trois pages, s’arrêtant à ce propos littéralement prosaïque :
Ces indignations qui eussent éteint une petite amitié, en augmentent une grande. Et comme les forgerons se servent de l’eau pour rendre plus vive et plus ardente la flamme de leur forge, de même ces petites et délicates indignations enflamment doublement la bienveillance réciproque de ces deux amis28.
Au final, cependant, malgré la mise à l’écart de quelques paragraphes digressifs, l’allègement, ici ou là, des couplets les plus lourdement moralisateurs, le limage des tournures ampoulées, la réduction en prose ou la suppression des inclusions poétiques, la traduction proposée par Loredano n’est pas aussi infidèle au texte de Camus que ne le laisse entendre son Avertissement au Lecteur. Et il reste, du roman de Camus, beaucoup plus que son « embryon ». Loredano ne sera donc pas accusé de haute trahison d’un auteur envers lequel il témoigne, en réalité, d’un respect certain.
Mais ce qui nous intéresse plus encore que le traitement réservé au roman français, c’est en revanche son choix et le relatif succès qu’a obtenu cette traduction, succès non négligeable, si l’on se réfère au nombre de ses rééditions : elle en a, en effet, connu au moins six entre la princeps (de 1641) et celle de 167029. Pourquoi ce roman-ci ? Certes, dès le premier livre, l’« ineptie » des Espagnols – nous empruntons le qualificatif à Camus – est soulignée sans ambages, justifiant les objectifs des voyages auxquels les habitants les moins rustres de la Péninsule ibérique invitent leurs rejetons, en Flandres et en Italie, pour parfaire leur éducation30. De tels couplets anti-espagnols31 n’étaient sans doute pas pour déplaire au patricien Loredano, alors très proche de la noblesse vénitienne dite « minuta »32 et de ses chefs de file, ceux qui soutenaient la politique – menée, entre autres, par le doge Niccolò Contarini jusqu’en 163533, farouchement anti-curiale et anti-espagnole, occasionellement philo-protestante – en tout cas prête à soutenir, plus ou moins discrètement, les Pays-Bas contre l’Espagne… Mais les attaques de Camus sont à la fois trop attendues, trop topiques (les remarques sur le caractère espagnol, en particulier) et trop marginales pour justifier à elles seules l’intérêt de Loredano, qui n’avait nul besoin de se réfugier derrière un Jean Pierre Camus pour se défouler, littérairement parlant, de son hostilité envers l’Espagne. Il est vrai, aussi, que l’évêque de Belley pouvait apporter à notre traducteur la caution morale attachée à sa fonction religieuse. Le libertin Loredano, fondateur d’un cénacle qui fut pendant trois décennies, le repère notoire de tout ce que Venise comptait d’intellectuels en délicatesse avec l’Église, ne manquait jamais une occasion de compenser son rôle dans la diffusion de thèses et d’écrits sulfureux par de solennelles déclarations d’orthodoxie, par des écrits propres à en prouver l’authenticité (la vie d’un pape ou une hagiographie, par exemple34) ou par l’accueil, parmi les Incogniti, d’ecclésiastiques ou de personnages proches des milieux romains. En réalité, la sensibilité « jeune » de Loredano – au sens politique de ce terme – explique bien plus sûrement qu’il ait pu trouver un intérêt particulier au thème central du roman de Camus, l’amitié. Il faut, pour le comprendre, rappeler dans quel contexte vénitien évolue notre patricien polygraphe et quelle place idéologique prend le concept d’amitié à Venise dans les années Vingt de son siècle (et un peu au-delà). Qu’on nous permette, pour en juger, une digression historique, un peu longue, mais indispensable à notre démonstration.
Il convient tout d’abord de rappeler que la République de Venise fut secouée par deux crises institutionnelles de même nature : la première à la fin du XVIe siècle, la seconde en 1623-29. La crise de 1582-83 divisait deux catégories de patriciens, ceux qui souhaitaient l’élargissement des responsabilités du Sénat (une assemblée consultative émanant de l’organe législatif de la République, le Grand Conseil)35 et qui péconisaient, de ce fait, une limitation de celles du Conseil des Dix – lequel avait peu à peu accaparé des compétences financières revenant normalement au Sénat et des compétences criminelles qui auraient dû rester aux mains de la Quarantia (l’organe judiciaire de la République) – et ceux qui, au contraire, soutenaient l’idée d’un Conseil des Dix aux larges prérogatives36. C’est à cette dernière catégorie que renvoie le terme de « Vieux », tandis que les « Jeunes » étaient ceux qui s’opposaient à l’hégémonie d’un Conseil des Dix privilégiant un groupe restreint de nobles. Précisons que les Jeunes ne remettaient absolument pas en cause le caractère aristocratique du système vénitien et ne prônaient donc aucune transformation radicale de cette oligarchie, ils en craignaient juste le resserrement. Il ne s’agissait pas non plus d’un simple conflit de générations opposant « la maturité et l’instinct de conservation des nobles les plus vieux, détenteurs de positions de commandement, à l’impétuosité agressive des autres, inférieurs en âge et en expérience, impatients de les remplacer, avec des intentions innovatrices »37. En effet, les Vieux étaient surtout les représentants des Case Vecchie, les plus vieilles familles de la noblesse et aussi, souvent, les plus riches et les plus conservatrices, tandis que les Jeunes étaient membres des Case Nove, financièrement moins solides et politiquement plus inquiètes – encore faut-il ne pas trop réduire ce conflit à un long heurt entre deux groupes aussi schématiquement divisés. Ce sont, en tout cas, deux conceptions de la politique vénitienne qui s’affrontent lors de cette crise, ainsi que lors de la seconde, provoquée, dans les années 1623‑29, par des Jeunes moins modérés que ceux réunis autour de Leonardo Donà, et sous l’égide, cette fois, de Nicolò Contarini38. Conceptions diverses de la distribution des pouvoirs entre les différentes institutions de la République, mais aussi quant à la politique internationale de Venise et aux limites du pouvoir d’ingérence de l’Église dans les affaires d’État. Les Vieux se montraient, en effet, des défenseurs acharnés d’une politique de neutralité et de paix qui les poussait à plus de tempérance dans les rapports avec la papauté et à une grande défiance vis-à-vis des pays protestants. Ils percevaient trop le danger des infiltrations hérétiques qui auraient pu ébranler l’unité indispensable au maintien du corps social et des institutions garantissant alors la force de l’État. Les Jeunes, pour leur part, jugeaient cette politique du statu quo d’un coût exorbitant et incompatible avec leur volonté de redonner de l’élan à l’économie de la Sérénissime. Au moment de l’Interdit (1605), c’étaient les Jeunes qui dominaient la scène politique vénitienne, et ils le firent pendant une bonne partie des deux décennies suivantes. Au plan institutionnel, la crise de 1582‑83 n’ayant été que partiellement résolue39, le mécontentement des Jeunes resta latent. Par ailleurs, les plus menacés pas ce système étaient les patriciens de second rang, les plus pauvres, exclus des postes-clé du gouvernement par le monopole croissant du pouvoir des plus riches. Cette partie de la noblesse victime de l’involution économique se voyait condamnée à la misère à brève échéanche40. Si bien qu’en 1625, des propositions de sévères mesures d’application fiscales déclenchèrent la fureur des Pauvres contre les Riches, ce conflit reproduisant, très globalement, le clivage entre Jeunes et Vieux des décennies précedentes, et l’impétuosité de leur porte-parole, Renier Zeno41 provoqua même la dislocation progressive du clan des Jeunes : les plus modérés d’entre eux (Nicolò Contarini, entre autres, ou même Domenico Da Molino, un des patriciens les plus influents de la décennie, qui, en l’occurrence, s’était rallié au doge) craignaient par trop le désordre profond que risquaient d’engendrer les protestations libertaires des « zénistes ». Pour citer l’historien Gaetano Cozzi
Les voix de la contestation s’étaient faites plus fortes, mêlées aux remontées de l’insupportation et des vieilles passions politiques. Les exigences soulevées par ce mouvement, malgré ses prémisses, n’étaient plus simplement d’ordre économique […] Ou elles n’étaient, du moins, des exigences qu’indirectement économiques. On voulait le libre accès à toutes les charges et à tous les instruments du pouvoir, également parce que de ceux-ci et avec ceux-ci, on pouvait tirer des avantages à la fois politiques et financiers. Mais les questions les plus débattues par la petite noblesse concernaient l’égalité effective des droits, l’administration droite et équitable de la justice, la libération des abus électoraux42.
À la fin du mois d’août 1628, fut adoptée une réforme du Conseil des Dix – dite « correction » –, qui resta très limitée : elle ne céda pas sur un point essentiel pour les Pauvres, à savoir le rééquilibrage des pouvoirs judiciaires entre le Conseil et la Quarantia, et fit la preuve de l’infériorité politique des Pauvres, mettant du même coup en lumière le bienfondé de leurs revendications. Au terme de cette bataille de clans, c’est incontestablement le groupe des Vieux (et des Riches) qui tira le mieux son épingle du jeu ; il en sortit indemne, voire renforcé. Le court dogat de Nicolò Contarini (élu le 18 janvier 1630 et emporté par la peste au début de 1631) marqua en réalité la fin de la domination effective des Jeunes dans le gouvernement de la République43.
Alors que s’annonçait la seconde des deux crises que nous venons de résumer, vers 1618‑19, l’amitié entre deux nobles, Nicolò Barbarigo, à la tête d’une considérable fortune, et Marco Trevisan, dont les revenus étaient, à l’inverse, plus modestes, eut un retentissement exceptionnel en raison du contexte conflictuel dans lequel elle était, assumant une valeur très emblématique du climat politique et moral de Venise à cette période. Pour des raisons qui n’ont jamais été éclaircies, Nicolò Barbarigo avait été mis au ban de la société et, alors qu’une discussion sur lui s’était engagée dans un groupe au sein duquel se trouvait Marco Trevisan et que tous se seraient acharnés à couvrir le malheureux Barbarigo d’accusations infâmantes, Trevisan s’éleva courageusement pour le défendre. Barbarigo l’apprenant, l’en remercia. Peu à peu, les deux hommes se rapprochèrent, mais dans une société vénitienne où l’ostracisme pouvait être féroce, l’impopularité du premier eut pour effet de condamner Trevisan à la même haine. Pour autant, il ne céda pas aux injonctions de sa famille ni de tous ceux qui lui conseillaient de renier cette amitié : il préféra quitter les siens et alla s’installer chez Nicolò Barbarigo qui, non seulement l’accueillit à bras ouverts, mais encore paya ses dettes de jeu et lui assura un train de vie qu’il n’eût probablement pas pu soutenir en restant dans sa famille. Barbarigo le désigna même comme administrateur de ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir44, et testa en sa faveur, lui laissant la jouissance de tous ses biens45. Marco Trevisan en fit autant, à ceci près qu’il n’avait pas grand-chose à léguer… La publication des deux testaments (en 1627, pour faire taire ceux qui spéculaient sur leur contenu …) fit grand bruit. Beaucoup parièrent sur la courte durée d’une amitié de cette sorte, « inégale, au fond, dans son poids, faite, pour l’un, de sentiments très élevés, mais pour l’autre, de charges domestiques et économiques »46. D’autres, au contraire, virent dans cette amitié le symbole de l’harmonie retrouvée, de la fin des dissensions patriciennes – parmi eux, Paolo Sarpi47 et son biographe, Fulgenzio Micanzio, ou Nicolò Contarini –, et de nombreux ouvrages glorifièrent bientôt cette amitié sous le nom d’« héroïque », contribuant pendant un temps à faire parler des deux amis, et ceci bien au-delà des frontières vénitiennes48. Sept de ces récits furent composés par des Incogniti, simples inscrits ou membres actifs du cénacle de Loredano, mais en tout cas tous témoins de la perméabilité de ce groupe d’intellectuels à un incident qui doit son importance à l’arrière-plan des graves agitations secouant alors la classe dirigeante vénitienne49. En 1644, après la mort de Barbarigo, l’« eroica amicizia » n’inspira quasiment plus de commentaires, mais il est intéressant de constater que Loredano eut des contacts épistolaires, bien plus tard, avec Trevisan, alors même que celui-ci, oublié, essayait de revenir au premier plan de la chronique en faisant rééditer des opuscules sur son « aventure amicale »50. Enfin, comme Trevisan, Loredano eut à combattre des médisants51 et, comme lui, il fut victime de revers de fortune52. Bref, la proximité idéologique de Loredano avec les Jeunes, l’intérêt suscité parmi ceux-ci (comme parmi leurs adversaires) et au sein de l’académie des Incogniti par cette « héroïque amitié », plus quelques coïncidences que nous allons relever entre cette affaire et le roman de Camus nous incitent à considérer que notre traduction pourrait bien n’être qu’un huitième récit de cette amitié issu des rangs des Incogniti, récit bien à l’abri, toutefois, de l’alibi d’une signature « transalpine ».
Il est certain que cette traduction est publiée de manière décalée au regard des autres ouvrages incogniti sur nos deux amis (tous parus entre 1626 et 1630) : elle sort bien plus tard, en 1641, mais tout de même avant la mort de Barbarigo, avant, donc, que le « soufflé ne soit retombé ». Le roman de Camus, rappelons-le, paraît en 162753, c’est-à-dire que Loredano l’a eu entre les mains quand Barbarigo et Trevisan étaient au cœur de l’actualité vénitienne, et nous ne saurions croire que les coïncidences entre cette « aventure amicale » et le récit de Camus n’aient pas eu un rôle déterminant dans la décision de le traduire. Car non seulement le roman de Camus fait la part belle à un thème dont la résonance ne pouvait qu’être forte pour le vénitien Loredano en ces années-là, mais aussi développe-t-il abondamment les thèmes corollaires de la libéralité, d’une forme certaine de solidarité de classe et d’attention à l’honneur de l’autre.
Revenons donc à notre roman. Relevons tout d’abord que lorsque Procore porte secours à Lascaris, dévalisé, dépouillé de ses vêtements et recouvert de haillons en place de ceux-ci, puis, parce qu’il était méconnaissable, rejeté par les compatriotes auxquels il demanda de l’aide… il lui donne des vêtements dignes de lui, il lui redonne, en somme, son apparence de gentilhomme, reconnaissant ainsi sa condition : il lui rend son existence sociale perdue54 comme ce fut le cas pour Trevisan défenseur de Nicolò Barbarigo contre les calomnies dont il l’était l’objet, et qu’il fréquente quand tout le monde l’avait mis à l’écart. Peu après, Lascaris se fait envoyer par son père de nouvelles lettres de change, il rembourse bien sûr Procore de ce qu’il a dû débourser pour l’aider, mais surtout, il lui confie tout l’argent qu’il a en sa possession– « Une petite flotte estant arrivée à Lascaris, aussi tost il la remit toute entre les mains de Procore pour luy tesmoigner par / cette confiance le ressentiment de l’obligation qu’il luy avoit »55 –, si bien que chacun rivalise de reconnaissance envers la générosité de l’autre : « heureuse contestation, & qui fut le fondement d’une amitié fort signalée, car deslors ils se lierent d’une telle affection, qu’il sembloit […] que ce ne fust qu’une ame en deux corps, tant leurs volontés estoient unies. »56 Mais, surtout et plus prosaïquement, leur amitié se traduit par l’extraordinaire libéralité du riche Lascaris(‑Barabrigo) avec un Procore(‑Trevisan) désargenté. Voici ce qu’écrit Loredano à ce sujet :
Il y avait […] entre eux cette différence que Lascaris, pour entretenir les plaisirs de Procore, donnait librement et abondamment de sa poche, alors que Procore ne rendait en échange que les manifestations de son respect et de son obligation, qui étaient tout ce que pouvait donner un jeune homme de bonne famille qui ne possède rien en propre et qui ne se distinguait d’un domestique qu’à ses vêtements. Et ceux qui savent qu’un des effets de l’amitié est de mettre en commun ce qu’on possède avec ceux qu’on aime, ne trouveront pas extraordinaire le geste de Lascaris ni le fait que Procore, rendant en échange de tant de courtoisie une affection cordiale et entière, ne pouvait être accusé d’ingratitude57.
Cette disparité économique reproduit bien la situation de nos « amis héroïques », dont l’historien Gaetano Cozzi commente les échanges testamentaires en ces termes :
La fusion de leurs deux volontés était donc advenue, et de la manière la plus limpide et la plus évidente, et c’était un fait qui ne pouvait pas ne pas faire sensation. Barbarigo n’en était pas le seul bénéficiaire : plus qu’à lui, c’est même à Trevisan qu’on accordait le plus d’attention. Dans le geste éclatant du premier se trouvait soulignée la manifestation de la gratitude plus que la générosité. Marco Trevisan, pour sa part, avait eu le courage de lui montrer estime et confiance, il l’avait ramené la tête haute dans la vie sociale, il lui avait redonné son honneur ; et Barbarigo l’en récompensait avec les moyens matériels dont il disposait58.
D’autre part, on a eu l’occasion de dire que Trevisan était joueur et que Barbarigo avait réglé ses dettes, c’est aussi ce que fait le personnage de Lascaris pour son ami. Et quand Procore, qui tente de se procurer de l’argent en jouant pour moins solliciter son ami, perd le peu qu’il a et cherche vainement à se faire prêter de l’argent par d’autres, il finit par recourir encore à Lascaris59, qui « sold[e] aussitôt la partie si promptement que Procore en rest[e] ébloui »60. Et il ne reçoit, en guise de sermon, que ce « doux reproche » :
Est-il possible que Procore, qui m’est plus cher que mes yeux, ait voulu recourir à un autre ami, me faisant passer après une personne inconnue, oubliant la confiance qu’il doit avoir en ma sincérité. Dis-moi, cruel mais si aimé Procore, quelle raison as-tu eue de me traiter de cette manière61 ?…
La leçon appelle une réponse de Procore d’une aussi grande amabilité62 – et d’une longueur égale, cette joute courtoise s’étirant au final sur près de cinq pages. Ce dialogue aboutit à une conclusion du Livre Premier sur la louange de l’amitié « vraie et parfaite »63 : « Oh ! saint nœud de l’amitié dont les liens sont si doux et si fins, qui serrent les cœurs. L’amitié est un instrument qui rend les cœurs si tendres que Lascaris et Procore, pour se réconcilier, versent d’abondantes larmes »64… Enfin, on l’a dit, la fidélité des deux amis leur fait aussi surmonter les querelles suscitées par leurs échecs amoureux (celui de Lascari pour conquérir Pelagia et celui de Procore pour épouser Graziosa), mais elle pousse surtout Lascari à sacrifier l’amour de sa fille Doristella pour Giacinto au désir sénile de Procore, comme il le déclare à son cher ami :
Soyez sûr de ma volonté, tandis que j’emploierai toute mon imagination pour amener le cœur de Doristella a consentir au vôtre […]. Lascaris, oubliant qu’il était père pour se montrer ami, prit soin de dissoudre peu à peu l’accord entre ces deux amants (Giacinto et Doristella), afin que Doristella […] se rende à l’amour de Procore65.
Cette attitude si peu familiale de Lascaris n’est pas sans évoquer, une fois encore, celle de Barbarigo, qui, dans le fameux testament en faveur de Trevisan, ne mentionne même pas son épouse…
De telles coïncidences entre la fiction de Camus et l’« héroïque amitié » qui défrayait la chronique vénitienne au moment de sa parution ont sans nul doute frappé Loredano autant que nous, et nous paraissent justifier que ce dernier ait choisi d’en publier une traduction qui, en 1641, pouvait encore trouver, dans l’imaginaire vénitien d’alors, un écho bien particulier. Car la notoriété de Jean Pierre Camus n’est pas telle qu’un Loredano ait exprimé, par cette traduction, quelque aspiration à diffuser une œuvre dont le caractère extraordinaire mériterait qu’il fallût à tout prix lui faire franchir les frontières. Nous n’avons somme toute pas affaire à un cas comparable à celui des divulgateurs de Shakespeare ou de Cervantès, pour ne citer qu’eux. Ni l’autorité littéraire, ni même l’autorité morale de Camus ne peuvent rivaliser avec l’extraordinaire opportunité, pour Loredano, de se retrancher derrière la plume d’un autre pour apporter sa contribution « idéologique » au mouvement des Jeunes. Mais quand ses amis Incogniti pro-Jeunes avancent à découvert et en pleine bataille, lui le fait masqué et un peu à contre-temps. Sans doute sent-il que le vent politique est en train de tourner et préfère-t-il se réfugier dans la posture, prudente et confortable, du traducteur, signe, croyons-nous, d’une involution intellectuelle à l’aune de celle de toute l’oligarchie vénitienne en ce milieu de XVIIe siècle.