L’Académie des Incogniti (1630-1661), comme toutes celles qui prolifèrent depuis la deuxième moitié du XVIe siècle, dans toutes les villes de la Péninsule, si elle est un lieu d’échanges offert à des intellectuels en mal de sécurité à l’heure où le mécénat, dans le climat contre-réformé, est devenu à la fois plus prudent et plus utilitariste et les expose donc soit à une forme de fonctionnarisation (voir la figure su secrétaire courtisan ou de l’Historiographe de Cour, fonctionnaires d’État avant la lettre) avec tout ce que cela suppose d’assujettissement, soit, s’ils résistent à celui-ci, à un nomadisme guère plus enviable, si elle est ce lieu d’accueil donc, cette académie vénitienne s’avère un exemple particulièrement représentatif parmi celles de son temps.
En effet, l’Académie des Incogniti illustre, d’une part, la rigidification et le relatif enfermement des nouveaux cadres culturels officiels – qu’il aient été des cadres de substitution au regard des organes culturels de l’Église ou d’un mécénat à l’image de ses maîtres, c’est-à-dire en plein repli absolutiste et nobiliaire, ne leur garantissant pas beaucoup plus de marges ouvertes de liberté qu’aux organes sous tutelle ecclésiastique directe – et, d’autre part, la sensibilité marquée à l’expression d’une pensée résistante – libertine, au sens philosophique du terme, philoprotestante, anti-espagnole, anti-romaine… Côté rue, elle se dote d’un siège – la résidence de son fondateur, Giovan Francesco Loredano, le Palais Loredan situé Campo Santa Maria Formosa –, d’un statut – dont on n’a pas retrouvé la trace à ce jour –, de règles, d’échéances périodiques et d’un « prince » ; elle joue aussi un rôle éditorial et de promotion de la culture sous toutes ses formes (en l’occurrence, l’opéra naissant lui doit son soutien à Giovan Francesco Busenello, entre autres). Côté cour, elle est le cœur battant d’un réseau souterrain de circulation d’œuvres étrangères ou locales en rupture de ban. Notre Académie s’affirme, de ce fait, comme le creuset d’expressions littéraires tantôt clairement conformistes, en vogue ou tout simplement tolérées, n’échappant pas alors aux travers d’une activité dont on a souvent souligné le caractère superficiel, futile ou pire, tantôt, au contraire, novatrices – avec les nombreux romans qui signent la naissance du genre, par exemple – ou audacieuses, pour ne pas dire sulfureuses – on pense, par exemple, à la diffusion de tout ce que le nonce Vitelli put traquer et condamner à l’Index de libelles ou romans signés par les Incogniti Rocco, Pallavicino et autres Brusoni. « Tra cento e cento accademie di vanità letterarie, di cui andò superba la società elegante del Seicento italiano », pour reprendre les termes de la condamnation de Giorgio Spini, l’Académie des Incogniti, à première vue peu différente des
solite accolte di grafomani, di versaioli marinisti e di signori sfaccendati del Seicento, colle loro montagne di cartaccia inutile […], colle loro fiumane di versi tutti sbuffi, svolazzi e concettini, colle loro frigide esercitazioni di retorica, le loro insulsaggini sguaiate […], le loro disquisizioni soporifere di casistica amorosa e di quisquilie senza fine2,
s’avère pourtant à la fois féconde et originale, par le lien créateur qu’elle nourrissait avec la vie socio-politique de Venise, d’abord – ce n’est pas ce qui nous intéresse ici –, mais aussi par quelque chose que la critique n’a précisément pas ou mal su comprendre, à savoir, derrière, mieux encore, avec le caractère extravagant, saugrenu même, des discours qui se tenaient en son sein, lesquels présentent toute l’apparence de l’insignifiance et de la vanité littéraire que condamne Spini – et avec lui quelques siècles de critique littéraire obtuse et myope au regard du XVIIe siècle italien –, leur caractère au contraire éminemment signifiant et programmatique. C’est ce que démontre l’étude proposée ici par Jean François Lattarico ; c’est ce qu’illustre aussi l’exemple des discours que nous avons retenus pour la nôtre.
Quelques mots sur ces « Primizie », d’abord. En italien, « primizia » indique bien sûr nos fruits et légumes mûris avant saison (nos primeurs), mais aussi l’aîné d’une lignée, une nouvelle fraîche et encore inédite (dont on a la primeur…), plus rarement, une œuvre d’art qu’on fait connaître pour la première fois ; enfin, dans un sens ancien, les fruits, légumes ou animaux qu’on offrait en sacrifice à une divinité. Ce passage par le dictionnaire nous paraît éclairant, car le discours inaugural que nous évoquerons brièvement dans le cadre de cette seconde intervention sur les Incogniti est un peut tout cela à la fois : fruit des arguties de son « humble » auteur offert en sacrifice aux divins académiciens (on verra combien le thème du divin parcourt ses lignes), premier d’une famille de discours et inédit, et, faute de s’affirmer comme œuvre d’art, il ne laisse cependant pas de se poser comme le résultat de l’influence inspirée de ceux qui, faisant à Vettor Contarini l’honneur de l’inviter à ouvrir le bal, lui insufflent leur vertu le temps de cette unique valse.
Nous ne pouvons pas dire grand-chose de l’auteur, de noble appartenance et dont les seuls pas en littérature se sont, que nous sachions, limités à cette introduction d’un recueil de discours, le deuxième recueil incognito repérable après celui auquel s’est intéressé Jean François Lattarico. Contarini et son discours liminaire illustrent toutefois la lettre et l’esprit du fonctionnement de notre académie. Contarini est en effet invité à être le prince d’un jour de notre « litterario Teatro3 », mais placé sous l’autorité de son prince permanent et fondateur, Giovan Francesco Loredano, du reste dûment désigné dans ce discours (« il capo delle vostre glorie », « Illustrissimo Principe capo di voi, Signori Incogniti4 ») : la position de Vettor Contarini renvoie bien au rite académique et à ses règles de préséance. Du reste, on en découvre le formalisme effectif dans les lignes mêmes de ce discours, Contarini évoquant les compliments reçus du maître de séant à son entrée au sein de l’Académie : « Delli honori, e delle gratie discorrono di quelli Elogij, de quali la munificenza dell’Illustrissimo Principe capo di voi, Signori INCOGNITI, si compiacque nell’ingresso mio in quest’Academia freggiare il mio debil talento5. » Conformément aux circonstances et à la codification sociale et intellectuelle qu’elles imposent, le ton général du discours de Contarini ressortit forcément à l’expression attendue de la gratitude envers un hôte qui vous honore et, d’autre part, à l’éloge – au sens usuel et au sens générique du terme – de cet hôte et de son cénacle de lettrés tout entier.
La position verbale soumise de l’auteur, « in attestato d’obligo », « in ardore di divotione6 », ainsi que la superlativisation d’un vocabulaire corrélé à celle-ci signent donc clairement la finalité « encomiastica » de ces dix pages, qui s’appliquent par ailleurs à étirer une concatenatio métaphorique baroque à souhait, conceptiste en tout cas. Quels en sont les ingrédients et les mécanismes ?
Le discours repose en premier lieu sur le jeu de mots, et le jeu sur des mots bien précis : « incognito » et « ignoto » d’abord, leur antonyme « noto » ensuite, renvoyant tout à la fois au nom de l’Académie et à sa devise : ex ignoto notus7. Révélateur et indicatif, le comptage de ces mots fait apparaître vingt-deux occurrences de « incogniti » dont l’écho résonne aussi dans les « ignoto », « ignaro » et la famille d’antonymes « cognito », « conosciuto », « cognitione » et « noto » qui jalonnent le texte.
La deuxième strate signifiante et symbolique du discours joue, quant à elle, sur l’emblême de l’Académie : le Nil et les sept bras qui en forment le vaste delta, du moins dans la représentation qu’on en avait alors8.
Veramente s’à giudicar ò discorrere dell’anima vi vuole l’anima medesima, anche à formar giuditio e discorso sopra l’anima delle glorie del NILO sarebbe d’uopo la di lui anima propria, ch’è la virtù di voi altri Signori INCOGNITI, che per corpo d’Impresa della vostra Accademia havete eletto il NILO9 :
les « gloires du Nil » auxquelles renvoient le titre du discours et cette citation qui en est extraite sont évidemment celles des Incogniti, si bien que l’on entend résonner dans ce premier éloge, le titre du volume Le Glorie degl’Incogniti, qui rassemble les biographies de presque cent cinquante membres de l’académie et fut publié en 164710 – éloge de l’éloge, donc !… On retrouve un effet analogue dans un discours de remerciement du même Vettor Contarini pour avoir été choisi, où l’on peut lire – entendre – :
Le glorie di Dio sono nell’opere incomprensibili dall’intelletto, e nella creatione del tutto dal niente, Voi dunque, Illustrissimi Signori Academici, non potevate far conoscere più meritevoli di divinità le vostre glorie, che coll’honorarmi cosi altamente confonder la mia intelligenza, e nel creare con la vostra onnipotente benignità in me questo honore dal niente del mio merito11.
Sur cette base, l’auteur construit alors un discours doublement en boucle : tout d’abord au plan structurel, puisqu’il commence12 et s’achève par un propos sur la disproportion entre le talent des Incogniti et le talent de celui qui s’aventure à souligner la grandeur du premier :
Alla sodisfattione di questo mio ardente desiderio non è chi osti più della mia stessa mente, che resa dalla Natura povera dei meriti di sì famoso FIUME.
Riunendo adunque al suo principio il fine del mio tedioso discorso dirò, che’l più infecondo trà l’INCOGNITI sia arrivato ad un grado tale di discorrere delli encomij di loro, e delle glorie del NILO, non sia che un’attestato grande delle vostre ammirabili glorie13…,
discours en boucle aussi parce qu’entre ces deux pôles, il ne fait qu’enrouler les fils d’une variation sur une image-mère à laquelle il vient systématiquement les raccorder : il n’est pas question d’autre chose que, posée l’équation « Nilo = Incogniti », d’exalter ensuite, à grand renfort d’égalités secondes, les caractéristiques du grand fleuve, de ses sources à ses bienfaisantes inondations, en passant par ses cataractes, ses profondeurs et ses reflets : l’âme de l’un est l’âme des autres : « con virtuosa onnipotenza […] creaste l’anima al NILO corpo dell’Impresa della vostra Academia. Ed ecco le glorie del NILO » et « qual cosa è più nobile dell’anima del NILO, che sete voi, Signori INCOGNITI14 ? » ; le premier mérite de l’un est celui des autres, la noblesse de la naissance – « prima luce nel firmamento della gloria »15, naissance d’autant plus glorieuse, et même divine, qu’« inconnue » :
Hora [la nobiltà della nascita], quanto più è incognita, tanto è maggiore, anzi divina, onde à Dio s’ascrive l’eternità ignota alli huomini; e l’Antichità à coloro, ch’estollevano sopra le sfere dell’esser humano la grandezza della loro capacità, & operationi, attribuiva per genitori i Dei del Cielo. L’intelligenza humana perciò disperando di ritrovar l’origine del NILO, asserisce, che la di lui fonte derivi dal Paradiso terrestre. Mà in questo emularò i Cosmografi, che segnano con un tratto di penna i paesi incogniti16…
Dans le très aristocratique cercle des Incogniti, la désignation de l’académie par un qualificatif a priori négatif ou, du moins, peu flatteur, appelle quelques commentaires : le nom met bien sûr à distance la personne au profit du mérite ; il suggère aussi, via la métaphore du Nil, que l’« eterna mano della virtù17 » – ce qu’on pourrait ici qualifier de « talent » – fait naître au monde une seconde fois, avec la promesse d’un « Paradiso celeste di felicità18 », et c’est cette naissance que l’auteur des Primitie invite à glorifier (le terme est emprunté à Contarini, qui utilise aussi « divinizzare »19) : « nel Cielo si venera la gloria incognita, così in questa Academia si riverisce la virtù delli INCOGNITI20. » L’introduction du thème sacré, associé à celui de la cosmographie21, permet en outre de démultiplier les égalités, dans une logique de surenchère métaphorique qui marque tout le texte : les « glorie de Numi » parlent par leurs actes comme le soleil par la lumière du jour et le Nil par ses chutes et ses crues… dans des terres d’autant plus secourues par les Dieux que les hommes y sont impuissants :
Li huomini non godono speranze di felicità maggiori di quelle, che può conceder loro la benefficenza delle gratie divine; e li Egittij non hanno auspicio di fortune più dovitiose di quelle che può dar loro l’inondatione del NILO sopra le lor campagne22
In somma le glorie del Nilo sono espressive della divinità23…
On remarquera, dans ces exemples, la construction para ou pseudo-syllogistique du raisonnement, qui est un trait dominant de tout le discours. Celui-ci est aussi fortement redondant – jusqu’au pléonasme –, comme en témoigne l’image qui suit immédiatement celle que nous venons de citer : « Sì come i Savij nela nascita di Minerva dalla pioggia d’oro caduta in Rodi pressaggirono l’età dell’oro; così gli Egittij dall’inondatione del NILO prenuntiano à se stessi una dovitiosa abbondanza, e ricchezza di messi24. » Concernant l’organisation de type syllogistique que nous évoquions précédemment, relisons les pages 4 et 5, qui commencent par rappeler qu’un seul vestige d’Hercule suffit à Phidias pour en mesurer la grandeur, comme son acte de paternité seul (avoir engendré Minerve) suffit à mesurer l’éminence du Nil dans tous ses autres actes ; puis suit ce raisonnement : ceux-ci sont comme tous les jours, fils d’une même planète, mais le jour engendre la nuit comme les lumières du Nil engendrent « le tenebre della confusione » dans l’âme du narrateur, or, la nuit étant aussi fille d’Océan, l’Ocean des grandeurs du Nil peut à son tour susciter « l’oscurità delli errori » dans l’esprit de qui essaie de ne pas trop démériter au milieu des brillants esprits « inconnus ».
Autre forme de surenchère, la métaphore première est parfois doublée d’une autre visant au même effet : c’est le cas de l’or et des pierres précieuses produits par la Nature dans des lieux inconnus auquel leur passage à l’état de « noto » donne d’autant plus de prix ; il n’est alors pas même besoin d’expliciter le rapport entre le talent de la pierre de parangon qui révèle la beauté du matériaux et celui des académiciens, il est induit par la seule superposition de l’image seconde sur la première – celle du Nil… Pourtant, l’auteur ne fait que suspendre le fil de l’image pour la reprendre presqu’une page plus loin et en dénoter – inutilement – le sens complet :
La di lei virtù [c’est à Loredano qu’il s’adresse] come l’anima dell’oro, ch’incorpora della sua qualità i metalli più vili, informando anch’essa della propria cognitione i soggetti più ignari. È simile ad una pietra Lidia, ch’al tocco di lei fà conoscere la finezza non ben conosciuta dell’oro, mentr’ella col di lei saggio sà rendere d’incognito cognito il valore degl’INCOGNITI25.
Le discours révèle son point faible : la profession d’humilité du prince occasionnel devant le prince permanent tombe aisément dans l’obséquiosité d’un éloge qui en fait trop. Dans l’exemple cité, seule l’assonance finale rachète un peu la lourdeur d’une explication dont nous pouvions nous passer – et qui trahit quelque peu les règles de la pointe.
Fleuve prince et Dieu, on nous invite à lui rendre en « tribut »26 la louange qu’il mérite aussi en tant que fleuve-somme,
poiche […] racchiude nel suo seno le vene d’oro del Gange, la celerità del Tigre, e la fecondità dell’Eufrate. Se al Gange s’ascrive la prudenza, al Tigre la fortezza, ed all’Eufrate la giustitia; il NILO così racchiude in se tutti li attributi di tutti quelli, come il Mare nel suo letto raccoglie l’acque di tutti i Fiumi27.
et fleuve père de la déesse des vertus attachées au Tigre, à l’Euphrate et au Gange, Minerve, comme on l’a vu, sollicitée par une comparaison entre les habitants de Rhodes, qui voyaient dans sa naissance d’une pluie d’or le présage d’un Age d’Or, et les Egyptiens attendant les moissons dorées du Nil, lequel revient, ici, donner par ses bienfaits, la mesure des bienfaits paternels :
Se dai meriti de figli si comprendono quelli de genitori; come dalle potenze delli effetti s’argomentano quelle delle cause; dalle glorie innumerabili di Minerva si dovranno conoscere le infinite del NILO28.
Il est toutefois encore évoqué pour la puissance étourdissante de ses chutes – identifiable avec « lo rimbombo glorioso » de la renommée29 –, à laquelle l’introduction du mythe d’Orphée permet d’attribuer un pouvoir ensorceleur30. Il fallait au moins un mythe païen pour ajouter à l’enchantement poétique des Incogniti, son inscription dans une filiation à tout le moins classique. Toutefois, relevons que les sources mythologiques ont une large place dans ce discours, qui convoque encore Jupiter – celui qui transformait les hommes en étoiles31 –, Vénus32, Narcisse33 et l’Olympe tout entier, auquel est comparé le siège de l’Académie des Incogniti34. C’est en outre cette référence-ci qui permet d’introduire et développer un jeu sur les coïncidences numériques et la magie du sept :
Il nilo di più, in sette bocche dividendosi, augumenta le sue grandezze. Quest’Academia, dividendosi in più meriti, contiene le sette arti liberali, che simili alle sette Stelle del carro celeste, quasi più cospicue dell’altre risplendono nel firmamento di questo Cielo Academico. Anzi più ammirabile del NILO (che fà sette bocche in sette luoghi) fà pompa delle sette arti in ciascheduno delli Academici35.
C’est alors que sont évoquées les colonnes de l’Olympe « ch’ad ogni voce ne rispondeva sette » et que la multiplication par sept, voire plus (« similmente ogni vostro discorso rende settuplicati […] anzi meglio sarebbe il dire centuplicati […] gli Echi, ò le risposte della Fama »36) se résout dans l’unité du un :
Questa hà per gloria il servire di trombettiera a qual si voglia di voi, in cadauno de quali, quasi nel Panteone Romano, s’adorano le immagini, e le idee, non d’una sola, ma di tutte le virtù unite37.
C’est enfin dans un autre mythe que fusionnent les images de l’or et du Nil, celui d’Argus et de la conquête d’une célèbre Toison, qui achève d’héroiser nos académiciens, « navigateurs » en quête de « l’oro della sapienza solo cognito alla finissima prudenza de Signori INCOGNITI38 ».
Après les équations et la stratification métaphorique exponentielle, relevons la présence des paradoxes, qui ne sauraient manquer dans un texte de cette nature et de cette fonction, en chaîne, eux aussi. En voici un exemple :
Se il giorno è produttor al Mondo della notte, anche i lumi delle glorie del NILO non producono alla mia anima che le tenebre della confusione. E se pure la notte, com’altri vogliono, è figlia dell’Oceano, l’immenso Oceano delle grandezze del NILO non genera nella mia mente, che l’oscurità delli errori39.
Il s’agit en réalité d’une transition vers un argument en contre-pied apparent de ce qui précède, renversement provisoire et en faux coup de théâtre, qui nie soudain son âme au Nil – « asserisco, che’l nilo non è per se solo di glorie capace; perche le cose d’anima prive, come non ponno guadagnarsi attributo di merito, così non possono rendersi degne di glorie40 » –, pour mieux revenir sur l’origine de cette âme qu’il lui attribuait auparavant, une âme acquise, et non pas innée, par le génie des Incogniti. De l’âme insufflée au corps, puis au mot qui le désigne, qui constitue une révélation au monde – la devise des Incogniti est qualifiée de « divine parole41 » –, le rôle de nos académiciens est alors directement assimilé au rôle de celui qui nomme toute chose :
Se prima fontione dell’anima è il dare il nome alle cose, ed il tirarle dal non essere all’essere, voi coi lumi del vostro valore gli date quasi il nome, e dall’essere di lui incognito, lo rendete cognito, e famoso.
Favorisce questo attestato il motto da voi postogli. Ex ignoto notus. Egli mi rassembra nel pensiero, qual altro Amore, che per esser conosciuto, hebbe bisogno d’una mano divina, che dal Caos lo traesse alla luce, poiche finalmente esso NILO, per glorificarsi hebbe d’uopo della vostra virtù, che dall’oblivione quasi lo ravivasse alla memoria delli huomini42.
Leur essence divine ne pouvait être plus clairement suggérée43. Ce même parallèle avec la Création est du reste repris dans le discours de remerciement dans un exemple que nous avons déjà cité, que je rappelle :
Le glorie di Dio sono nell’opere incomprensibili dall’intelletto, e nella creatione del tutto dal niente, Voi dunque, Illustrissimi Signori Academici, non potevate far conoscere più meritevoli di divinità le vostre glorie, che coll’honorarmi44…
Par ailleurs, la divinité de nos académiciens est aussi mise en relief par le lien entre une croyance ancienne selon laquelle le Nil prenait sa source au Paradis et la lignée de ceux dont les « glorie » sont identifiées avec les bienfaits du divin fleuve45. On n’est alors pas surpris qu’apparaisse dans le flot d’éloquence du rhéteur, la thématique du miracle :
Ammiro questo [le fait de vouloir que par l’habit de la louange, l’homme soit à l’image de Dieu] come un miracolo della vostra grandezza, Illustrissimo Principe, Signori Academici. Imitatrice la medesima perciò di Dio, che non dimostrò mai i miracoli della sua onnipotenza, che nei soggetti più vili, ed abietti, volse communicar li atti della sua benignità, per renderli miracolosi, a me solo il più humile, ed imperito di ciascun altro46.
Tout ce que nous venons d’évoquer prépare aussi, bien sûr, à l’émergence d’un autre mot-clé très attendu, « meraviglia », qui encadre le discours dans un chiasme conceptuel hautement symbolique :
Quello […] mi chiama non alle meraviglie dei gesti delli eroi, alle quali non hò forze valevoli, mà alla celebratione delle glorie del NILO47
Io però, come i cani, che bevono l’acque del NILO, quasi fuggitivo correndo, hò discorso delle di lui maraviglie, e de miei debiti48
Enfin, comme dans tout éloge, le discours n’omet pas d’en appeler à la vérité, preuves à l’appui : celles-ci sont constituées par les discours qui vont suivre et par les « volumi, c’han già glorificate le stampe, e la facondia de discorsi, che continuamente rendono ammirabili questo litterario Teatro », si bien que les éloges précédents justifient celui-ci : « parlano con voci così sonore a favore di questa verità, che quasi può dirsi, ch’assordano ciascheduno49 » – on reconnaît, bien sûr, l’image des assourdissantes cataractes du Nil en filigrane.
Que peut-on retenir de l’ensemble de ces remarques dans le cadre de notre réflexion sur l’autorité ?
En premier lieu, de par sa rhétorique telle que décrite ici sommairement, ce discours inaugural n’est pas seulement un hommage et un rite d’ouverture, mais il doit encore donner le ton – dicter le style et le goût. Par ailleurs, il rend compte d’une structure organisationnelle et de pratiques académiques définissant une relation d’autorité littéraire – culturelle en général – qui, au fond, calque ses principes sur ceux de la société de l’Ancien Régime : il s’agit, pour cette académie, d’asseoir, en l’institutionnalisant, la domination d’une classe de droit divin qui devient alors prescriptive. Le risque encouru apparaît intrinsèquement lié à la vocation éditoriale (éditorialiste et éditrice…) d’un tel cercle, à savoir le raidissement de la codification et l’étouffement imaginatif contre la libre création, la virtuosité rhétorique pour elle-même contre les divagations fécondes d’une plume ou d’une éloquence moins canalisée. Les Incogniti n’échappent pas à cet écueil formel, mais ils ont aussi eu le temps (et le mérite) de stimuler l’invention et le renouvellement dans des genres nouveaux, d’explorer les voies d’une figuration passant de la fulgurance laconique de la pointe à l’ornement sophistiqué et surchargé, faisant table rase des certitudes esthétiques renaissantes, et nul doute que l’effet de groupe n’ait contribué aussi à cela.
Il est enfin difficile de ne pas remarquer combien les pratiques et la fonction de l’« académie » au sein de laquelle nous sommes, et précisément dans l’exercice qui est le nôtre aujourd’hui, montre encore les signes hérités de ses aïeules du XVIIe siècle. Un mot d’ordre thématique, un président de séance, quelques prestations oratoires, le débat, les conclusions et salutations d’usage, une publication… il n’est pas jusqu’au langage que nous défendons ici contre les atteintes des conversations de rue et du « sms », qui ne rappelle combien est délicat l’équilibre à tenir pour rester des « littérateurs » libres, féconds, stimulants sans renier les exigences d’une tradition qui n’est pas à rejeter sans nuances, sans devenir pour autant les dictateurs soporifiques d’un savoir universitaire asphyxié et anémique. Espérons donc que nos « discours » et notre « académie » sachent et puissent contribuer au renouveau de ces « humanités » qui nous sont chères.