Dans son monumental Cannocchiale aristotelico, publié en 1654, puis dans sa version définitive en 16701, le jésuite Emanuele Tesauro avait placé la rhétorique au centre d’une nouvelle écriture qui conjuguait le « diletto » et la connaissance, celle-ci devenant, dans cette révolution copernicienne de l’âge baroque, la résultante de celle-là, à travers un jeu nouveau de combinaisons formelles qui anticipait les réflexions modernes sur l’autonomie du signifiant2. Dans leur recherche effrénée de la « nouveauté », dans leur volonté de placer les débats intellectuels sous le signe de l’expérimentation – le formalisme poétique, la promotion éditoriale à vaste échelle ou l’aventure collective, à la fois économique et artistique, du théâtre musical avec l’expérience fascinante du théâtre Novissimo –, les Incogniti inscrivent leur démarche dans la tradition des lettrés humanistes, dissertant sur les sujets les plus divers, les plus sérieux comme les plus futiles, leur conférant toutefois une égale dignité rhétorique. Dans le discours académique des lettrés vénitiens, la parole n’est pas seulement première en tant qu’elle véhicule le moyen rhétorique de la persuasion, elle incarne surtout l’instrument qui, par les nombreuses figures dont elle est ornée, abolit la hiérarchie des sujets d’analyse, conteste la légitimité d’une organisation taxinomique du discours et justifie in fine l’appréhension des objets les plus paradoxaux. Il sera ici question de l’éloge de la laideur, des mérites de la prostitution, de la glorification du Néant, du dénigrement du fromage, des méfaits de l’amour et des dangers de l’éloquence, des vertus de la couleur grise, ou du baiser à la florentine, d’un amant amoureux d’une statue, et autres bizarreries académiques.
Le corpus examiné pour cette étude prendra en compte essentiellement le recueil collectif des Discorsi academici3 des Incogniti, mais également celui de son fondateur Giovan Francesco Loredano, Le bizzarrie academiche4, bien que les discours y aient été prononcés à l’académie Delfica et non à celle des Incogniti. Une même esthétique anti-conformiste réunit en effet l’ensemble de ces discours placés sous l’autorité moins d’une institution en tant que telle qui, contrairement à d’autres, ne fut pas régie par des statuts coercitifs ni par une organisation stricte de ses activités, que du paradigme de la bizarrerie qui apparaît de plus en plus comme une donnée constitutive de l’esthétique baroque, héritage direct d’un maniérisme triomphant5. Sa présence sous forme allégorique dans maints prologues de drammi per musica6, dans les calligrammes de Guido Casoni7 ou dans les gravures d’un Giovanni Battista Bracelli8 (Bizzarrie di varie figure), peintre et graveur surréaliste ante litteram, mais surtout l’illustration qu’en donnent les académiciens dans leurs propres discours, montrent l’importance que le thème revêt dans la pensée des lettrés du Seicento. C’est sous le signe de la bizarrerie que sont placés bien des discours des académiciens Unisoni, institution musicale fondée par l’Incognito Giulio Strozzi en 1637. C’est le cas, notamment, du compte-rendu d’un « delirio academico » par le padre Torretti visitant une Universitas Amoris dans laquelle les femmes sont disciples de Saint-Thomas et les homme de Dun Scot, où tous les poètes sont exclus, sauf Dante, et où l’on se borne, dans la salle de lecture, à n’enseigner que la lettre D9 ; après avoir traversé toute une série de salles (médecine, infirmerie, pharmacie, mathématiques, musique, arithmétique), l’auteur achève son discours onirique par l’interprétation des signes du zodiaque. De même, une section du Giardino d’Atlante de l’Incognito Tomaso Tomasi, s’intitule significativement : « L’Adone il bizarro giardiniero d’Atlante »10, au sein d’un ensemble de textes qui comprend également des discours prononcés à l’Académie11.
Si l’objectif de l’académie est de concourir à élargir le champ de la connaissance, il apparaît assez logique que l’attention soit portée principalement sur la nouveauté et son corollaire heuristique, l’expérimentation. C’est la nouveauté qui préside à la défense du gris par Felice Ciatti : « La novità del soggetto merita da chi mi ode più attentione »12. Le moyen d’atteindre cet objectif est d’abord d’y réunir les conditions d’une totale liberté d’expression. Plus d’un auteur insiste sur l’idée que l’institution académique doit être avant tout un espace sans contrainte. Dans les premières lignes du discours qu’il consacre à l’éloge du Rien, Luigi Manzini insiste très précisément sur la liberté que permet le discours académique qui, malgré sa rhétorique non moins convenue, offre de plus vastes perspectives que le traité dogmatique :
« Sarà nuovo, ma sarà vero, VV. Illustrissimi, s’io dirò che ’l lusso glorioso degl’ingegni, fatt’ormai nauseante delle massime più dimestiche, va peregrinando per le scuole innovatrici della libertà »13, qualifiant, un peu plus loin, de « Meschino quel letterato che non innova »14. À son tour, le philosophe de l’académie, Antonio Rocco, héritier de la parole hétérodoxe de Cremonini, justifie ainsi le choix d’un sujet, l’éloge de la laideur, pour alimenter la rigueur de la démonstration rhétorique :
Io al nostro proposito, se bene in verità mi sento in varie foggie pecoreggiare, come che con tutto il genere umano partecipi in gran parte gli affetti, e la struttura animalesca e brutale, pur non vorrei esser pecora totalmente, né vorrei ad unguem far tutto ciò che gli altri fanno, e con la medesima esquisitezza; voglio esser anzi verme in me stesso, ed esser rio, che diventar elefante per metamorfosi. Nel far i discorsi Academici tutti prendono per oggetto il bello, il conspicuo, l’ammirabile. Tutti fanno discorsi dotti, elegantissimi, bellissimi: ma in questa uniformità quantunque di eccellenza, pecoreggiano.15
Et les remarques de ce genre sont légion dans les écrits des Incogniti, même parfois sur le mode ironique, comme dans l’incipit d’un autre discours du même recueil, celui de Pietro Michiele sur la vieillesse :
S’affaticano, tutti quelli, che con prezzo d’inchiostro comprano da gli anni l’eternità a i nomi loro, di comparire di giorno in giorno con nove composizioni a far mostra al mondo della sublimità de i loro ingegni. E perché sanno, che tutte le cose nove piacciono, e che ’l mondo sempre vago di novità si mostra, stanno in continuo studio per ritrovare nove materie, onde impieghino le fattiche della penna.16
Dans un autre discours, Il frate academico de Felice Ciatti, on trouve une définition de l’institution académique : « Academico vuol dire huomo di spirito elevato, d’ingegno sublime, che con la società d’altri suoi pari entro a’ congressi literari, tra le conferenze e collationi di cose virtuose con discorsi, con ragionamenti, e con dotti eserciti a quella perfezzione di lettere aspira, della quale se bisognoso conosce, e l’Academia tutta propone »17, tandis que Rocco, pour revenir à lui, voit dans le discours académique principalement le lieu de la mixité, du mélange des registres, alors que l’on attend de la chaire professorale des discours graves, de celle de l’église des discours sacrés, du tribunal des propos sévères et de la scène théâtrale des échanges lascifs. Cette profession de foi programmatique, on le voit, réunit tous ces auteurs dans une même légitimation de sujets extravagants qui s’écartent de la vulgate académique, dont la cible principale est l’idéalisme renaissant d’inspiration pétrarquiste et néo-platonicienne. Toutefois, l’opposition avec cette tradition n’est pas aussi tranchée – et justifie au passage le sous-titre de mon intervention – puisque Castiglione lui-même semblait adhérer à cette poétique de l’éloquence ingénieuse justifiant toutes les bizarreries de la matière discursive :
Qui si vederà il vostro ingegno; e se è vero quello ch’io già ho inteso, essersi trovato omo tanto ingenioso ed eloquente, che non gli sia mancato subietto per comporre un libro in laude d’una mosca, altri in laude della febbre quartana, un altro in laude del calvizio, non dà il core a voi ancor di saper trovar che dire per una sera sopra la cortegiania?18
Sur les dix-neuf discours qui composent le recueil, nous en retiendrons neuf qui semblent plus particulièrement appartenir au paradigme du bizarre, aussi bien par l’étrangeté de la thématique que par les moyens rhétoriques de sa justification. I biasmi d’amore, Le meretrici, Il color bigio, I danni dell’eloquenza, Della bruttezza, Amore è un puro interesse, Il formaggio biasmato, La bruttezza lodata et enfin Le glorie del Niente. Nous laisserons de côté les discours sur la vieillesse ou sur les infortunes de la condition humaine qui pullulent au XVIIe siècle, y compris et surtout dans la poésie (voir par exemple les poésies désenchantées d’un Ciro di Pers19 ou d’un Bartolomeo Dotti20), même s’ils s’inscrivent dans une nouvelle tradition idéologique qui prend résolument le contre-pied du modèle véhiculé par les auteurs renaissants (la vieillesse n’est plus associée à la sagesse, mais devient objet de blâme21). Tous ces discours cristallisent une série limitée de thématiques que l’on retrouvera également dans le recueil de Loredano : on l’a dit, l’éloge de la laideur, ou le mépris de l’amour et son corollaire, l’éloge de la prostitution.
La bizarrerie comme paradigme rhétorique, voire comme instrument cognitif22, trouve son origine dans l’usage de raisonnements paradoxaux, dont on peut voir une des sources dans les célèbres Paradossi d’Ortensio Lando23, dans lesquels l’auteur soutient quelques thèses absurdes et bizarres « fuori del commun parere », comme l’indique le sous-titre de l’œuvre. La publication à Venise de cet ouvrage fondamental de bizarrerie discursive, en fait un probable hypotexte des discours Incogniti, bien qu’il ne soit jamais explicitement cité. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la liste de ces paradoxes vénitiens du XVIe siècle pour se rendre compte aussitôt de la parenté qui les relie aux discours de nos académiciens : « Che miglior sia la povertà che la ricchezza » ; « Che meglio sia l’esser brutto che bello », « Meglio è d’aver la moglie sterile che feconda » et autres discours qui s’en prennent notamment aux grandes figures de l’autorité classique, comme Aristote ou Cicéron24, et qui rappellent, dans leur formulation même, plus d’une bizarrerie de Loredano. Mais chez Lando, l’écriture de ces brefs discours repose sur une finalité ludique, de divertissement, comme il l’indique clairement dans la lettre dédicatoire de son recueil25. Chez les Incogniti, cette dimension n’est certes pas absente, mais elle s’inscrit dans une démarche plus novatrice liée à une exploitation maximaliste du paradigme rhétorique. Il y a des raisons de penser que le pur exercice de style littéraire dans lequel ce type de discours est habituellement convoqué, soit en quelque sorte transcendé par une attention plus grande aux phénomènes linguistiques, à leurs potentialités herméneutiques et surtout à un détachement de toute considération éthique sans lequel le paradoxe perdrait de son efficacité, bref à toute une série d’éléments qui iront nourrir une certaine théorie baroque du langage.
Dans son discours sur « i biasmi d’amore », Pietro Michiele introduit son sujet par une série de paradoxes liés à l’étonnement que susciterait le bouleversement de l’ordre naturel des choses : « chi non sarebbe in preda allo stupore quando vedesse comparire la Primavera, non come suole coronata di fiori, chiamata da gli augelli, e precorsa da i zefiri, ma si bene cinta d’orride nubi, inviata da gelide nevi, e seguita da gli orrendi fiati da gli acquiloni ? »26. Blâmer l’amour, au lieu d’en faire l’éloge, comme ses propres recueils poétiques invitent à le faire, doit susciter chez l’auditeur un étonnement plus grand encore, le thème étant placé une fois de plus sous le signe de la nouveauté : « Meraviglia maggiore, stupor più grande son sicuro, che sarà per apportare a gli animi vostri il presente discorso de i Biasmi d’amore. Poiché vi parera (lo sò) cosa molto nuova »27.
Le dépassement du jeu et du pur exercice de style s’explique en partie parce que le discours s’inscrit dans une esthétique et une idéologie d’opposition frontale aux théories renaissantes sur le discours amoureux, et si les arguments avancés sont déjà topiques28, l’auteur moralise cependant son propos à travers une invitation à la maîtrise des passions dont l’écho est perceptible dans les considérations politiques sur l’éducation du monarque, par exemple dans le Couronnement de Poppée ou le Jules César de Busenello et bon nombre de traités pédagogiques qui fleurissent dans le cercle de l’Académie29 : « Lasciamo d’esser corteggiani della sua regia, soggetti del suo impero, soldati delle sue squadre. Diventiamo un giorno signori di noi stessi »30. Il s’achève d’ailleurs sur une série d’oxymores, illustration rhétorique du thème paradoxal : « foco non veduto e ferita piacevole, dolce amarezza, amara dolcezza, morbo gradito, supplicio soave, quiete odosa, odio amoroso, disperata speranza, quiete travagliosa, orto spinoso, morte lusinghiera, e paradiso infernale »31.
La cohérence thématique d’un tel discours trouve un prolongement, d’une part dans celui de Giovan Battista Doglioni consacré aux « meretrici », d’autre part dans ceux d’Antonio Rocco dénigrant le sentiment amoureux et louant, dans un renversement spéculaire, la laideur. Dans le premier discours, la réflexion de l’académicien s’appuie sur l’ambition politique de la courtisane ; l’auteur fait ainsi un éloge de cette figure qui a réussi à se hisser au sommet du pouvoir et cite par ailleurs Épicure qui admit dans son académie une prostituée dont la beauté fit accroître le nombre de disciples : « amorosamente trattene tutti gli altri discepoli. Perloche fu gratissima ad Epicuro poiché gli accresceva la scola, e le manteneva allegri i discepoli tra i piaceri di Venere, e de li studi di Epicuro »32. On songe bien évidemment à la fois au détournement parodique qu’un Ferrante Pallavicino a pu faire de la rhétorique jésuite, à travers sa Rettorica delle puttane33 ou à la figure de Poppée, incarnation de l’ambition politique et de la satisfaction irrépressible du désir. Mais chez Doglioni, la démarche n’est pas parodique, elle obéit à une argumentation rigoureuse qui, bien que reposant sur des éléments sophistiques34, aboutit à une virulente critique de la gent féminine, l’auteur achevant son discours sur l’évocation de figures opposées, les unes indignes, les autres vertueuses (Médée / Pénélope ; Clytemnestre / Alceste ; Phèdre / Lucrèce).
La volonté de s’opposer à la doxa et à la tradition établie est plus forte encore dans les discours de Rocco consacrés à l’éloge de la laideur et à une vision peu idéalisée du sentiment amoureux. Dans le premier, l’auteur insiste en particulier sur l’étrange sentiment de nausée que provoquerait une attention excessive à la beauté : « Movent nauseam semper Dulcia »35. S’il cède lui aussi à la tentation du jeu (la laideur du sujet irrigue la forme même du discours), il faut voir dans ce facile paradoxe autre chose qu’un simple exercice virtuose d’opposition paradoxale. Rocco s’inscrit certes plus que tout autre (il est le philosophe de l’académie) dans un refus de l’idéalisme pétrarquiste, dans une volonté d’ancrer son discours dans une matérialité (pour ne pas dire un matérialisme) concrète, ce dont témoigne la référence signifiante au personnage de Polichinelle : « Mi consola Pulicinella della Comedia, che per parlar goffissimamente, è più volentieri ascoltato de gli altri »36 ; mais sa démarche est bien plus profonde car elle aboutit à un renversement complet des discours traditionnels37 qui voyaient dans la beauté l’illustration physique, l’incarnation du souverain bien. Le renversement est tout autant esthétique que philosophique, qui condamne implicitement la vision platonicienne, et néo-platonicienne, d’une beauté moralement louable parce qu’associée au savoir, à la décence, en d’autres termes à la vertu suprême. Rocco investit la laideur de cette même vertu dévolue à la beauté après une série d’arguments qui se défendent d’être de simples paralogismes. Les thèmes affiliés à la bruttezza, comme la difformité, l’ignorance, ou le vice, sont réinvestis d’une charge positive qui résulte d’une dénonciation des mérites traditionnellement associés à la beauté :
Le ciglia inarcate archi per saettargli, le labra rosate ripiene di pungentissime spine per traffigergli, infecondi i fiori delle guancie, inanimati i ligustri, e gli alabastri, fredde e mortali le animate nevi, e in somma fonte di ogni miseria, inferno vivo di ogni calamita, quello che stoltamente si dice principio di felicità, e di diletto.38
Le renversement des topoï pétrarquistes est ici au service d’un discours iconoclaste. Certes, il s’oppose à certaine tradition renaissante, mais il définit surtout la spécificité du discours académique, mixte, mêlant les registres, alternant les contraires, le positif et le négatif, le vil et le sublime. Dans le propos liminaire de son autre discours, « Amore è un puro interesse », Rocco interpelle son auditoire en lui annonçant le sens de sa démarche : « Venite a rimirar l’eloquenza mutata in balbuzie, la dottrina in inscizia, le machine celesti in punti, le forme distinte in chaos, il tutto in niente »39. Mais l’attention portée à ces discours sur la difformité est elle-même porteuse de connaissance, car elle sollicite et aiguise plus que de coutume le sens critique et la réflexion, lorsqu’ils portent sur des objets qui non seulement échappent au discours commun, à la vulgate, mais semblent même étrangers à la pratique philosophique en tant que telle. Car l’intention de l’auteur est bien de déranger les lignes, de jouer les trouble-fêtes, de vouloir plus précisément « disordinar gli ordini regolati »40, afin d’adapter le sujet choisi au discours et au langage qui l’habille. La laideur sera ainsi investie d’une vertu jusqu’alors limitée à sa dimension parodique, dans les détournements burlesques des sonnets de Berni, ou dans les tableaux grotesques de Pietro della Vecchia qui, gravitant autour de l’institution vénitienne (il peignit plusieurs portraits d’académiciens Incogniti), semblent être l’illustration picturale des discours académiques. « La bruttezza al contrario è custodia di onestà, rimedio di lussuria, occasione di equità, e di giustizia ». A contrario, la beauté est désinvestie de ses qualités et prérogatives : elle n’est pas utile, car elle appauvrit, elle n’est pas agréable, car elle tourmente, elle n’est pas honnête car elle est objet de déshonneur et de dépravation. Rocco conclut son discours, d’une part sur la laideur de l’esprit, c’est-à-dire l’ignorance, qui renvoie à une tradition biblique, notamment marquée par le célèbre traité de Nicolas de Cues, De la docte ignorance, ou, plus proche de Rocco d’un point de vue idéologique, au savoir des Silènes d’un Giordano Bruno, d’autre part sur celle du libre-arbitre, à savoir le vice, qu’il justifie, par une sorte de paralogisme, parce qu’il légitime l’organisation même du modèle politique vénitien :
Quest’alma città di Venezia, questo unico splendor d’Italia, madre di heroi, e Idea divina, e eterna delle Christiane e ben regolate Repubbliche, ha il suo dominio, le sue leggi, e tutta la sua grandezza fondata sopra del Vizio. […] La Repubblica Veneta, è Signora, è Regina, perché ha leggi e governo; le leggi son state date per corregger e castigar i scelerati; sì che se non si trovassero i vizi, sarebbono inutili i Magistrati, i Giudici, i Tribunali, le Leggi, e il Principe.41
Enfin, l’auteur conclut sur les effets positifs de la laideur de la Nature, à savoir la corruption, source de tout bien, comme de toute création.
La bizarrerie se situe aussi bien dans l’étrangeté de l’objet analysé que dans les jeux littéraires sur la langue et les propos métalinguistiques qui émaillent nombre de discours. Dans « Amore è un puro interesse », l’énumération des différentes typologies amoureuses (« naturale, civile, lascivo, divino »), héritées du traité de Francesco Patrizi, L’amorosa filosofia42, repose en partie sur des parentés phonétiques dont l’auteur joue pour mieux mettre en évidence leurs spécificités respectives et aboutir à une dénégation circonstanciée :
Amore, amaro. Amore a more, lontan dal costume, scostumato, Amore per sincopa, a morire, a morte ne guida. Amore, ah muore, chiede, non dà soccorso. Amore, che ne conduce ad amare, alle passioni, alle amare lagrime; Amare è coll’amo prenderci, per farci a guisa di pesci fritti, arrosti, allessi, in brodetto. Amare, al mare, all’onde, a i naufragi, a i scogli ne sdruscise, e ne rompe. L’opere sue geniali sono i furti, i tradimenti, gl’inganni, i spergiuri, l’adulationi, le perfidie, le dislealtà, i sdegni, le crudeltà, ed altre innumerabili, di cui son pieni i libri di più famosi Poeti.43
Associée à l’amour la beauté est ainsi dénigrée en faveur de son exact contraire. Les arguments avancés par Agostino Lampugnani dans son propre discours « La bruttezza lodata »44 s’inscrivent dans une démarche similaire, avec l’adoption d’un même point de vue philosophique, reposant sur le principe du doute et de l’incertitude. Difficile est l’appréhension de la véritable beauté dans un monde dominé par la fluctuation et l’inconstance de l’opinion, et plus généralement par le scepticisme45. Et si l’auteur illustre le poncif d’un amour aveugle qui atteint « l’amante, che non s’avvede di mirar il brutto immascharato di belle forme »46, il aboutit à son tour à un renversement des valeurs, confinant au délit de blasphème, puisque la laideur est associée à la création divine : « Che una cotal bruttezza è la vera pace dell’animo, un sicuro ristoro de’ travagli, e la calma di fortunosi pensieri, è in somma un pretioso dono della divina mano conceduto all’huomo »47. Suit un raisonnement philosophique complexe dans lequel la laideur est assimilée à la Matière informe, à un « je ne sais quoi48 » qui peut être le Chaos ou l’imperfection extrême49.
Au-delà des réflexions philosophiques qui s’alimentent d’arguments nécessairement favorables à la démonstration, il y a surtout chez les Incogniti une volonté de mettre en avant l’absolue primauté du langage eu égard à l’objet même du discours. Les paralogismes, les jeux linguistiques variant les effets de la paronomase, les arguments pseudo-étymologiques, sont ainsi légion et concentrent l’essentiel de l’argumentaire. Privilégier la nouveauté, l’étrangeté de cet objet, devient dès lors une nécessité rhétorique, liée à une défense de la caste aristocratique avec laquelle se confond l’institution académique. C’est le cas par exemple du discours de Alessandro Gatti sur le « formaggio biasmato », qui associe cet aliment à la paysannerie (« cibo da Villani e contadini »50), en s’appuyant, pour étayer sa thèse, sur Virgile, Cicéron et Plutarque. Le discours vaut pour la radicalité de son propos et de son argumentaire ; l’auteur évoque tour à tour le contexte nauséabond qui le conduit à « astenersi da un cibo più sozzo de gli escrementi d’una Vacca immonda […]. Più fetido del lezzo, dove gli puzolenti porci s’aggirano »51, la composition détestable de sa matière première, le lait (« acquosa, grassa, e grossa »52), avant d’en venir à l’argument pseudo- étymologique :
E se non mi credete considerate il nome suo, che subito alla mia ragione applauderete. Chiamasi dunque formaggio; la parola da due altre corrotte, […] è formata, & composta, cioè (per dirlo con parole Venetiane) da fuor, e meggio (lasciando, e mutando pochissime lettere, come quasi in ogni parola composta, per vitar la cacofonia, siamo soliti di osservare) è formaggio composto, come dice Isidoro nelle Etimologie; quasi che in lingua nostra dir vogliamo è fuori il meglio; cioè il miglior è cavato, il rimanente non è, se non feccia, immonditia, lordura.53
L’argument métalinguistique se poursuit à travers une délirante analyse du mot même dont les lettres constituent un sigle particulièrement signifiant54, évoquant, avec trois siècles d’avance, les recherches à la fois ludiques et sérieuses de la littérature oulipienne :
Il formaggio è composto da otto lettere, le quali d’una per una gravissimi danni, e nocumenti, che ci apporta van scoprendo, è più chiaro, che la luce del Sole manifestando. Pigliate la F. fa la pietra; la O. opila il fegato; la R. rare volte ben si digerisce; la M. mai passa, se non tardi; la A. affligge con la sette; la G. gravemente nuoce al petto, & allo stomaco; l’altra G. genera ventositade, o flati; la I. infiama il sangue; la O. offende le reni. E di tutto questo Galeno, Avicena, Ippocrate, & il Castore ne fanno indubitata fede, come anco più meglio lo esplicheremo.55
Le discours argumentatif combine, on le voit, à la fois la rigueur contestable d’une étymologie fantaisiste, et l’appel à l’argument d’autorité, renforcé par l’absence de référence dans les Saintes Écritures, contrairement à d’autres aliments, comme le pain, la viande, les cailles ou les pommes. Gatti poursuit sa démonstration en citant le livre de Job et la comparaison qui en est faite entre la formation de la matière, l’esprit humain et le fromage ; reprenant l’idée que cet aliment est associé aux personnes de basse extraction (comme les bergers), il ne peut par conséquent avoir une dimension positive : « E tanto basti per mostrare, che nella Sacra Scrittura mai del formaggio sia stata fatta honorevol mentione »56. Après d’autres arguments démontrant la nocivité du fromage sur l’organisme du corps humain57, Gatti insiste une nouvelle fois sur l’autorité de l’argument linguistique, faisant au passage un éloge appuyé du vénitien auquel le toscan, comme tous les autres idiomes de la péninsule, ne peut que se soumettre :
Benedetta sia la Venetiana favella, poiché sovra tutte le altre, ella con suoi ritrovati vocaboli, ci va le nature delle cose altamente manifestando; anzi in una parola sola quanto fin hora contro il formaggio detto habbiamo, abbracciando, & esplicando; e benché in molte altre voci, questa sua rara eccellenza si vegga, nientedimeno io stimo, che molto più chiaramente risplenda nel proprio nome di quel puzzolente luogo, ove si vende il formaggio. Udite per cortesia come lo chiama Casaria. O tre, e quattro volte felice lingua, e degna a cui la Tosca, con tutte le altre, humilmente s’inchinino. Casa ria lo chiamasti, casa infame, casa di ribalderie abondantissima, casa finalmente degna, in cui solo immondi topi, brutte cornacchie, infauste nottole, e d’ogn’altro immondo animale in ogni tempo facci soggiorno.58
La question de l’inconstance, de l’instabilité, évoquée dans les discours sur la laideur, est ici réactualisée à travers la forme spécifique du fromage, sur laquelle l’auteur achève sa démonstration, dans une ultime bizarrerie argumentative : « Ma perché la figura rotonda è di sua propria natura, molto facile al moto, e sopra d’essa difficilmente si può far cosa, che stabile sia, sarà questo nostro formaggio quadrato, per la stabile perseveranza nel bene, e non Rotondo come quello, che fin qui habbiamo tanto biasmato, & aborrito; il quale in vero in se stesso niun bene può contenere, come fin hora dimostrato habbiamo »59.
C’est de nouveau la bizarrerie qui est au cœur du discours de Dario Bellencini, une critique virulente des méfaits de l’éloquence. Le paradoxe atteint ici le comble du vertige baroque, puisqu’il s’agit dans ce cas précis, par les moyens rhétoriques du discours, de fustiger l’objet même de la rhétorique dans une égale volonté de persuasion. « I danni dell’eloquenza » rappelle les dangers d’un discours qui verrait dans la copia, dans l’abondance d’une parole exponentielle, l’instrument de sa propre condamnation. Le paradigme du bizarre est d’ailleurs d’emblée convoqué par l’auteur qui ouvre son discours sur ces mots : « Ed eccomi, o Signori, per bizzarramente paradossando gracchiare contro l’Eloquenza. Impresa più impossibile che facile »60. L’objectif, très classiquement énoncé dans l’exorde du propos, est de « diffamar l’Eloquenza nel suo Regno, dicendone male in sì gloriosa corona di Eloquentissimi Letterati »61. À son tour taxée de tous les vices, comme l’était la beauté à l’égard de la laideur, l’éloquence est combattue parce qu’elle est considérée comme la source de tous les maux, liée à l’imprudence, à la tromperie, au mensonge, voire à la sophistique, qui impose « une domination usurpée sur les passions intimes »62. Et tout le discours se révèle être une défense et illustration d’une anti-rhétorique, associée à la sagesse. Sur ce plan, Bellencini reprend les arguments et les positions de Loredano lui-même, qui plus d’une fois rappelait la nécessité de la concision, de la brevitas, voire du silence. Dans ses propres Bizzarrie academiche, le fondateur du prestigieux cénacle énonçait en effet : « La brevità, Illustrissimi, e Virtuosissimi Academici, è figliuola della sapienza. Questa rende tanto più grata la virtù, quanto, che insegna la fatica, e diletta senza peso »63. Cet éloge du laconisme, au cœur d’un débat enflammé sur la prose littéraire64, est porté à son paroxysme dans la « bizarre » conception du discours éloquent, puisqu’il aboutit à glorifier son exact contraire, le silence, l’auteur s’appuyant toujours sur l’argument d’autorité des Anciens65. Le discours paradoxal cherche ici à opposer clairement « la vanità dell’eloquenza alla verità della prudenza », et Bellencini renvoie, cette fois-ci explicitement, à un des Scherzi geniali de Loredano consacré à Pyrrhus (Pirro rimproverato) dans lequel l’orateur fait l’éloge de la prudence et conclut son discours par l’échec de la vertu persuasive de l’éloquence : « Perdona, O Pirro, all’affettione, se ha fatto tant’oltre trascorrere la lingua. Non sono così temerario, che habbia pensiero di persuaderti. Non saresti Pirro, se potessi esser commosso, o ricever persuasione da altri, che da te stesso »66.
Ultime conséquence du paradoxe discursif, liée à la thématique précédente, celle qui consiste, non pas à parler pour ne rien dire – qui serait une façon radicale de critiquer le discours des Sophistes –, mais à discourir sur le Rien. C’est sur ce thème que s’achève d’ailleurs le recueil des discours des Incogniti. « Le Glorie del Niente » de Marin Dall’Angelo s’inscrit dans une longue tradition de rhétorique nihiliste dont Ossola, avec une rigoureuse exhaustivité, a retracé l’histoire67. Le thème fut déjà traité par un autre Incognito, « Il Niente » de Luigi Manzini, un discours lu lors d’une séance de l’Académie en mai 1634, peu de temps avant celui de Dall’Angelo qui le cite explicitement dans sa dédicace. La prolifération des discours sur le sujet (cinq traités en l’espace de deux ans) conduit à l’élaboration d’une métaphysique du Rien, à partir – comme pour tous les autres thèmes du recueil – du paradigme paradoxal. Aller à l’encontre de la doxa, s’opposer à la commune opinion et au jugement commun, est la condition préalable pour exercer en toute liberté son propre jugement. Giovanni Villa, qui glosa le discours de Manzini, écrit fort justement sur la méthodologie discursive du paradoxe : « Le materie nuove e paradossiche vogliono trattarsi con argomenti delicati »68 ; il met ainsi l’accent sur l’extrême labilité de l’argumentation rhétorique qui oblige l’orateur à user de prudence et de circonspection : « Chi muta, e cangia paese, bisogna che vada con ritiratezza, altrimenti ammala ben spesso, e se ne muore »69.
Le discours de Manzini reposait sur l’idée que le Rien est supérieur à toute autre entité. Il est plus vénérable, par son ancienneté même, à l’éternité qu’il englobe ; il embrasse à la fois le possible et l’impossible70, transcende, en quelque sorte, tous les contraires et toutes les oppositions. Outre le fait que la quaestio de nihilo71 ait un rapport plus que direct avec la devise de l’institution (Ex ignoto notus), elle permet de placer la querelle de nouveau sur le plan rigoureusement rhétorique. Choisir le Rien comme matière du discours, en faire une description in absentia, disserter sur un objet qui se définit par sa négation même, aboutit chez Manzini à privilégier une écriture qui suscite la meraviglia plutôt qu’elle ne fasse œuvre de connaissance72. Par son caractère infini, dépourvu de toute limite mesurable, le Rien pourra précisément susciter, nous dit Manzini, « disusati mostri d’eloquenza »73. Le discours Incognito se place donc délibérément du côté de la rhétorique au détriment de la philosophie, ou des sciences ; pour Loredano ces dernières sont des « veli che adombrano la verità ». Il vaudra dès lors mieux se ranger du côté de la langue, privilégier l’artifice certain du rhéteur plutôt que l’incertitude illusoire du philosophe. Manzini lui-même l’évoque explicitement dans son discours lorsqu’il qualifie la philosophie de « canuta e rancida » parce qu’elle « stima non poter conoscer il Niente »74 ; il admet que si l’on ne peut avoir une juste connaissance du Rien, cela est imputable à la faiblesse de la science, non à celle de son objet75. Manzini propose en outre une véhémente critique du principe d’autorité au profit d’une raison détachée de toute contrainte dogmatique. La formulation analogique qu’il emploie renforce la clarté du propos : « Condannasi per adultero quell’ingegno libidinoso, che ripudiando la sposa ch’è la Ragione, ama la concubina ch’è l’Autorità »76. Préférer l’épouse légitime à la concubine, voilà à quoi doit se résoudre l’orateur ; car la Raison triomphante, nouvellement hypostasiée, ouvre de nouvelles perspectives gnoséologiques : un nouvel état de connaissances centré sur la toute-puissance du signe linguistique.
Le discours de Dall’Angelo, « Le Glorie del Niente », dédié à Loredano, reprend cet argumentaire. Glorifiant le Néant comme étant la source de toute chose – et partant le moyen le plus sûr d’atteindre à la connaissance de Dieu77 –, décrivant les éléments à l’aune de ce singulier et bizarre référent, Dall’Angelo en vient à considérer les différentes disciplines de l’esprit humain (la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la poétique, l’histoire, etc.) et les passe au crible du filtre nihiliste. Fruits de l’imagination78, elles n’ont d’existence que formelle ; le terme est d’ailleurs employé par l’auteur à propos de la Poétique : « Eccolavi un’idea formalissima di tutto il Niente »79, ou lorsqu’il évoque la métaphysique, la physique et les mathématiques : « che son elle che pure estrazioni di mente che, fabricando sopra un niente di termini imaginati, ordiscono gloriose corone di maraviglie al Niente? »80. Au-delà de la conscience du caractère inéluctablement éphémère de toute chose destinée à rejoindre le règne du Néant, le discours de Dall’Angelo, comme de la plupart des Incogniti, dit le triomphe linguistique de l’oxymore, illustration rhétorique de la bizarrerie esthétique et idéologique. Car pour glorifier ce Néant, l’auteur use d’une plume faconde ; sans limite ni contrainte, ce nouveau référent du scepticisme moderne inspire une imagination sans borne qui se confond précisément avec le paradigme signifiant et pertinent du bizarre. Réfuter le principe philosophique de non-contradiction au profit d’une pure délectation de la parole, fût-elle ornée (pour les tenants d’un certain asianisme cicéronien) ou inspirée par la sobriété (pour les partisans d’un atticisme classique), tel est le programme reconstitué, à la lumière de ces discours, que les Incogniti ont élaboré : celui d’un formalisme bizarre, excentrique, périphérique eu égard à certaine norme académique, dans un complet bouleversement des codes d’écriture, comme des objets d’analyse. Pour cette raison même, le discours Incognito est plus apte à susciter l’étonnement, cette meraviglia, seule finalité poétique selon Marino81, qui enflamme l’imaginaire et arrache, momentanément mais intensément, une part de réalité au Néant qui l’a vu naître.