Le procédé du détournement parodique est une donnée constitutive de la production littéraire de Giovanni Battista Lalli1, académicien incognito. Poète burlesque (giocoso) prolixe, il est notamment l’auteur d’un travestissement remarqué de l’Énéide (Eneide travestita), hypotexte assumé du Virgile travesti de Scarron, et d’un autre poème parodique sur la diffusion de la syphilis2, La Franceide (1629), qui détournait à son tour le célèbre poème de Girolamo Fracastoro, Syphilis sive morbus gallicus3. C’est en appendice à cette première édition de la Franceide que l’on trouve publiée, pour la première fois, une réécriture parodique de quelques poèmes tirés du Canzoniere de Pétrarque, portant comme titre Rime del Petrarca mutate in stile e concetti burleschi. Il s’agit d’une première série, composée de dix-neuf sonnets, une chanson, une ballade et une sextine, qui fait suite à un ensemble de rime giocose, série reprise ensuite dans le recueil des Opere poetiche4 l’année suivante. Le corpus s’enrichit de nouvelles pièces dans l’édition posthume des Poesie nuove5 (1638), dont une dizaine de sonnets et une ballade supplémentaire. Au total le Chansonnier revisité par Lalli comporte vingt-neuf sonnets, deux ballades, une chanson et une sextine, ce qui peut paraître peu au regard des trois cent soixante-six pièces qui constituent le recueil du Rerum vulgarium fragmenta. De manière pointilleuse et obsédante, le poète conserve les rimes d’origine, et parfois même l’incipit, mais réécrit le reste, modifiant ainsi en profondeur le contenu du texte dans une optique délibérément parodique. Seul le vers liminaire de chacun des poèmes de Pétrarque parodié rappelle au lecteur l’origine du détournement et la référence au texte source. Malgré un regain d’intérêt, depuis quelques années, pour la littérature burlesque du premier xviie siècle, ces poèmes ont été totalement délaissés par la critique qui n’a pas été tendre, comme en témoigne le jugement très négatif de Giuseppe Rua, qui a édité les deux épopées de la Moscheide et de la Franceide : « né meritano più d’un cenno le sue fiacche e scipite Rime del Petrarca in stil burlesco6 ».
Il s’agira, d’une part, de s’interroger sur le sens que recoupe la parodie jadis exhaustivement étudiée par Genette7, et, d’autre part, sur le rôle que joue la citation dans le procédé du détournement, à une époque où les lettrés italiens commencent à peine à s’interroger sur les questions de propriété littéraire, de plagiat8, de « furto letterario » qui peut être admis, toléré ou vertement condamné, questions qui coïncident avec l’émergence du statut d’auteur9 et de ses corollaires (relation nouvelle et privilégiée avec le public, affirmation de l’intégrité de l’œuvre, etc.). Le Canzoniere détourné de Lalli se présente en réalité comme un exemple parfait d’écriture palimpseste qui révèle au grand jour son modèle en tissant sur une partition préexistante une partition nouvelle. Lalli conjugue en effet la transformation radicale et la citation littérale pour aboutir à un objet littéraire qui s’inscrit d’abord dans la tradition baroque de la métamorphose au sens premier, celle d’un transport d’un objet vers un autre, ce que dit bien l’adjectif « mutate » du titre, transport qui conserve des liens patents avec le texte source, mais élabore en même temps les conditions stylistiques et poétiques de sa propre autonomie.
Le choix de parodier le Chansonnier s’inscrit tout d’abord dans le riche filon de la fortune de Pétrarque, en Italie mais aussi dans l’Europe entière10. Une fortune qui suscita précisément réécritures et gloses de toutes sortes, comme l’a écrit, de façon emblématique, Nicolò Franco dans l’une de ses épîtres en langue vulgaire : « Veggo il Petrarca comentato, / Il Petrarca sconcacato, / Il Petrarca imbrodolato, / Il Petrarca tutto rubbato, / Il Petrarca temporale e il Petrarca spirituale11 ». Le procédé de la citation est bien sûr abondamment exploité dans les exemples nombreux d’imitation du modèle (je pense notamment, au-delà du lexique, à la citation détournée des suffixes diminutifs dans les sonnets pétrarquisants d’un Martin Opitz12, contraires à l’usage syntaxique allemand), et plus encore dans le cas des parodies qu’il faut entendre, y compris pour le texte de Lalli, au sens étymologique de « chant d’à côté », de chant parallèle. C’est le cas d’un autre exemple de réécriture du recueil de Pétrarque, publié en 1536, le Canzoniere spirituale de Girolamo Malipiero13, qui, avant Lalli, adopte la même technique d’écriture-palimpseste en conservant les mots à la rime et en appliquant le procédé à la totalité (317) des sonnets du recueil. Cette réécriture, visant à une meilleure conformation à la doctrine théologique, selon les préceptes de la Contre-Réforme, rappelle le procédé similaire des contrafacta musicaux (réécriture spirituelle de madrigaux profanes) qui fleurissaient dans la Milan borroméenne. Mais l’entreprise de Malipiero est d’une autre ampleur, avec des interventions d’une extrême variété, allant de la réécriture intégrale, à la modification d’un seul vers, en passant par tous les stades intermédiaires14.
Adoptant les mêmes procédés stylistiques, mais dans une tout autre optique idéologique, Lalli réécrit le canzoniere en mode burlesque, mais fait un usage tout à fait comparable de la citation : le texte de Pétrarque, comme c’était le cas chez Malipiero, n’est pas formellement dissocié des ajouts, nombreux, apportés par Lalli. En d’autres termes, il n’y a rien, dans le texte, qui différencie d’un strict point de vue typographique ce qui appartient à Pétrarque de ce qui ressort de l’inventio de Lalli, si ce n’est la connaissance qu’a le lecteur des textes parodiés. Si les pratiques typographiques de l’époque faisaient un usage encore modéré des guillemets, inventés en 1525, l’absence de ces marques traditionnelles de différenciation aboutit à un sentiment de continuité, d’enchaînement du discours, qui brouille les pistes – car la « répétition de mots d’autrui » par quoi Compagnon définit formellement la citation15, est ici aisément reconnaissable – et en même temps se donne tout aussi formellement comme une œuvre autonome, puisque même détourné, le poème source apparaît sous une forme autre, et substitue à un sens primitif – celui du Canzoniere, lu, réédité, imité, parodié – un sens second tout aussi pertinent. Le procédé adopté par Lalli, et avant lui par Malipiero, n’est pas très éloigné au fond des pratiques de transposition, de translation, de glose et d’ajouts arbitraires propres à l’exercice même de la traduction, telles qu’elles étaient en usage au xve et surtout au xvie siècles. Il s’agit ici d’une affaire de réappropriation qui vise à souligner la polysémie intrinsèque à tout texte poétique, non pas à travers une modification minime des séquences qui réorienterait le sens du poème, mais par une modification radicale qui préserve la structure d’ensemble du texte de départ, permettant ainsi au lecteur de reconnaître ce dernier, tout en ayant sous les yeux un texte résolument autre. La démarche de Lalli est intéressante, et même très moderne, en ce sens qu’elle s’apparente à une combinatoire, à une poétique de combinaisons sémiotiques. Sans évacuer la primauté du sens, le poète accorde une place plus grande à la forme et aux jeux de renvois (phoniques, lexicaux, métriques, rythmiques) qui l’inscrit dans la tradition encore récente de l’expérimentation poétique16. D’ailleurs il s’agit d’une réécriture burlesque, c’est-à-dire précisément – contrairement à la démarche moralisante et théologique de Malipiero – d’une vision ludique de la poésie qui place le jeu, la virtuosité combinatoire, l’expérimentation formelle, le processus de réécriture et le détournement parodique, au centre d’une poétique qui prend ses distances avec son modèle tout en admettant en creux la perfection indépassable de celui-ci.
Cette combinatoire repose d’abord sur une extrême variété des emprunts, des « citations », à laquelle fait écho une séquence du sonnet liminaire qui résonne comme une profession de foi poétique que Lalli fait implicitement sienne. En effet, l’expression « Del vario stile » [du style varié], qui indique les diverses modalités stylistiques par lesquelles Pétrarque chante les louanges et se lamente de l’absence de Laure, aboutit chez Lalli à une substitution de tonalité : « piango » [je pleure] devient « scherzo » [je plaisante]. Le maintien des mêmes mots à la rime n’entrave pas la cohérence du propos nouvellement formulé : Amour est vu, non pas comme un « bourreau des cœurs », mais comme un « boucher des cœurs » (« Amore / fa salsiccia dei cor senza perdono17 »). Cette tonalité burlesque est constante dans tout le recueil et repose sur une systématicité du procédé. Celui-ci laisse en même temps au poète une grande liberté de manœuvre, puisque le maintien du mot à la rime n’est que le dénominateur commun à l’ensemble des poèmes réécrits. On l’a dit, les mots liminaires peuvent être préservés, parfois un vers entier18, ou Lalli peut ne modifier qu’un seul terme du vers de Pétrarque19, usant ainsi ce que Genette appelle une forgerie20, c’est-à-dire une modification minime du texte d’origine qui laisse à peine transparaître le phénomène de réécriture, contribuant à préserver dans certains cas l’illusion référentielle. Mais chez Lalli, la tonalité générale de style peut conserver une homogénéité sans contredire la fonction de la parodie qui permet précisément de faire se côtoyer des registres opposés, dont la confrontation suscite, par contraste, le rire, ou du moins le « diletto ». C’est le cas avec la réécriture « Sopra le carote » de la canzone « Nel dolce tempo de la prima etade21 », ajoutée dans les œuvres posthumes, dont Lalli maintient à l’identique le vers liminaire, mais le fait suivre immédiatement après du vers burlesque : « Sol vide il mondo le carote in erba22 », dont il préserve là encore certains éléments lexicaux du vers d’origine (« Che nascer vide, ed ancor quasi in erba23 »). Et quelques vers plus loin, lorsque Lalli invoque Apollon (« Dammi, o messer Apollo, libertade / Di dir quanto tal seme in pregio s’ebbe24 »), le détournement, qui maintient le style aulique du texte source, fait une nouvelle fois office de profession de foi poétique, dont on trouve de nombreux autres exemples ailleurs dans le recueil, comme dans le sonnet VI : « D’ascender come gli altri ebbi desio / Sul caval pegaseo solo una volta : / Vi montai, e correndo a briglia sciolta, / Facea rider ognun del fatto mio25 ».
S’il se situe à l’opposé du projet de réécriture de Malipiero, pour qui il s’agit d’une opération sérieuse de « resémantisation » de tout le recueil, nous dit A. Quondam26, le résultat voulu et obtenu par Lalli est rigoureusement le même, celui de réorienter sémantiquement le Canzoniere, sans modifier fondamentalement le style initial. Lorsque la réécriture porte la critique des mœurs de son temps, le registre burlesque n’est pas nécessairement de mise. Et lorsque Lalli écrit : « Per l’aereo sentiero erge le piume / Dal mondo rio la Cortesia sbandita, / E più ch’ogn’altro popolo smarrita / L’ha delle Corti il natural costume27 » (sonnet VII), le registre noble est préservé. Autre exemple, dans les vers : « Infra gli spaziosi immensi campi / Che vo squadrando a passi tardi e lenti, / Gli occhi ognor giro a contemplare intenti / Qualche bel concetton ch’io scriva e stampi28 » (sonnet XXVIII), seul le terme « concetton », avec son suffixe augmentatif peu orthodoxe, indique un léger changement de registre. On est bien dès lors dans la parodie – et non dans le travestissement, opération inverse – qui modifie le sujet sans modifier le style. Mais le choix de ce registre exclusif n’est pas moins affaire sérieuse. Le jeu n’est jamais loin du sérieux, tandis que le sérieux assumé et affiché comme tel tend à s’abstraire du ludique. L’esthétique burlesque, telle qu’elle a été à maintes reprises pratiquée au xviie siècle, notamment après l’invention du genre héroïcomique, intègre une part importante d’autobiographie, et renoue par là même, c’est-à-dire par le processus de détournement parodique, avec l’écriture intime et lyrique de la poésie pétrarquiste. Le jeu et le je poétiques se croisent, se répondent et se font l’écho d’une situation contemporaine du temps de l’écriture. Le poète ne cesse de renvoyer le lecteur à sa propre expérience, l’activité poétique est revendiquée comme une affirmation d’auctorialité. Les remarques métapoétiques abondent et s’appuient sur un usage singulier de la citation qui est ici ornementale29 d’un discours délibérément militant. Lalli se plaint notamment de la difficile condition de poète qui ne lui permet pas de vivre de sa plume. Les considérations d’ordre économique émaillent sa réécriture, et les vers de Pétrarque se transforment, par cette réorientation sémantique, en une sorte de tribunal qui pointe les dérives d’une société gangrenée par le règne de l’argent roi. Le sonnet XI (« Se la mia vita da l’aspro tormento ») se moque non sans ironie, à travers la figure emblématique de l’antiphrase, de cette tyrannie financière : « Io non credo vi sia maggior tormento, / Né più spietato cumulo d’affanni, / Che star senza denari i mesi, gli anni, / Ch’è quasi esser sepolto anzi che spento30 ». Dans les vers suivants, le processus de resémantisation est motivé par le réemploi de la métaphore topique des cheveux d’argent, symbole du temps ravageur qui transforme la blondeur juvénile et aurifère en une grisaille crépusculaire. Mais ici l’argent est entendu dans son sens concret de monnaies sonnantes et trébuchantes. On a là un exemple typique du processus de redéfinition sémantique que permet la réécriture parodique, souvent associée au paradigme du corps, des humeurs, de la matière, bref, de la réalité la plus concrète et la moins idéalisée. En outre, la variété des registres, inhérente à l’esthétique burlesque, s’illustre également à travers l’invective qui, sans contradiction aucune, permet au poète d’exprimer sa profession de foi. Ainsi, le sonnet VIII, « A piè de’ colli ove la bella vesta », méditation sur le déclin inéluctable de l’existence humaine, est radicalement transformée en une critique en règle de l’art poétique, réduit à une fonction technique, à un dégradant négoce, en totale opposition avec l’idéal renaissant – et antique – de l’otium du lettré désintéressé qui, bénéficiant de la protection du mécène, pouvait exercer en toute liberté d’esprit son art. Lalli déplore l’effacement du mécène : « La Poesia con onorevol vesta, Mercé de’ Mecenati, andonne pria : / Or zoppicando a l’ospedal s’invia, / Né trova albergo, e carità non desta31 ». Aussitôt après, la dimension autobiographique reprend le dessus et le poète s’adresse directement à son fils, l’enjoignant de se tenir éloigné de cet « art infortuné32 ». L’aspiration à une vie sereine, déjà présente dans le sonnet correspondant de Pétrarque, est ainsi préservée dans le détournement de Lalli grâce au maintien des mots à la rime qui, par leur position stratégique, souligne les éléments rhétoriquement marqués. D’ailleurs, sur ce thème précisément, qui ne saurait être un objet de dérision puisqu’il illustre un aspect important de la profession de foi du poète et une situation que celui-ci dénonce, le registre stylistique adopté par Lalli ne se démarque aucunement de celui de son modèle.
Il s’agit là d’un autre aspect inhérent au détournement parodique, qu’il faut une fois de plus entendre ici dans son sens étymologique de « chant parallèle » : l’écart que de tels phénomènes de réécriture induit nécessairement avec le texte source conjugue subtilement une rupture manifeste avec ce dernier, car il s’agit bien d’une nouvelle partition écrite sur une plus ancienne, et une fidélité objective avec le texte parodié – fidélité assurée par l’emprunt littéral, la citation entendue dans sa fonction d’autorité (de l’auteur), mais aussi dans celle, plus autonome, de pouvoir sentencieux (autorité de la parole), ce que les Anciens appelaient « apophtegme » et qui désignait un élément clé de l’ancienne rhétorique. Cette remarque appelle le vaste débat sur la mimesis qui oppose, pour faire simple, la position négative et répressive de Platon, et celle positive et créatrice d’Aristote qui jette implicitement les bases d’une légitimation de la citation, à travers l’imitation (dont elle est l’une des modalités) de modèles réels ou supposés. La distinction platonicienne des deux modes, simple et imitatif, qui fondent l’expression du récit (dans le premier cas, le poète parle en son nom, dans le second, il rapporte la parole d’autrui), est ici peu pertinente, outre qu’elle repose sur des prémisses erronées33. Car dans le détournement parodique qui emprunte sans révéler, dans le texte, dans l’entreprise de réélaboration, de manière explicite l’objet de son emprunt, cette distinction tend à s’effacer au profit d’une homogénéité discursive qui donne raison à la conception aristotélicienne de l’imitation et à ses pouvoirs infinis en matière de création.
La lecture burlesque du Canzoniere de Pétrarque est d’abord une manière de désacraliser l’objet poétique, de le déposséder de tout arrière-plan métaphysique. Il est significatif que Lalli, dans son projet de réécriture, n’ait pas la même ambition que Malipiero qui s’est emparé de la totalité du recueil pour lui donner une tout autre orientation idéologique. Il faudra sans doute accomplir le même travail de relevés statistiques, établir une sorte de typologies des réécritures, qui pointerait ce qui relève formellement de la citation, de l’emprunt direct – en dehors des mots à la rime qui sont les plus immédiatement perceptibles –, et ce qui ressort d’une création originale. Mais faire ce travail de pointage systématique, c’est considérer qu’il y a pertinence à préserver cette distinction, alors même que ce qui relève de l’emprunt direct est constitutif de la création poétique, faite d’échos, de reprises, de références explicites ou implicites, révélant ainsi des combinaisons qui sont toujours d’une certaine façon uniques et par là même riches de potentialités sémantiques. Bien que se situant dans une autre optique que celle de Malipiero, Lalli inscrit son projet de réécriture dans le même sillage contradictoire de respect et de dépassement des normes. L’hybridisme littéraire, constitutif à plus d’un titre de l’esthétique du premier baroque, s’accomplit ici dans l’usage répété, obsédant, de la citation formelle qui finit par se dissoudre, à travers l’expérimentation combinatoire, dans l’écho fantomatique de son illustre modèle.