Sémiramis1 représente, avec Didon et surtout Messaline, avec laquelle elle présente d’ailleurs de nombreux points communs, l’une des figures féminines les plus fécondes dans les arts et dans la littérature2, bien que les sources classiques qui en ont véhiculé la mémoire, ne soient pas très prolixe en la matière3. Considérée à la fois comme l’incarnation de la luxure4 et de la tyrannie politique, son histoire fit, en particulier en Italie au XVIIe siècle, l’objet de nombreuses adaptations romanesques et théâtrales qui offrent une vision très polymorphe d’un mythe marqué précisément par son extrême complexité. Le soupçon d’inceste, la pratique autoritaire du pouvoir, la confusion identitaire, l’héroïsme militaire et les désirs assouvis de conquête, sont quelques uns des thèmes qui alimenteront pendant des siècles l’histoire de cette mythique reine de Babylone. L’histoire se confond en effet avec la légende. Elle est rapportée, entre autres, par Diodore de Sicile et par Ctésias de Cnide, qui racontent ses origines à la fois modestes et fabuleuses puisqu’elle naquit d’un mortel et d’une déesse, Derceto, qui après avoir abandonné son enfant en plein désert, se jeta dans un lac et son corps fut transformé en poisson. L’enfant fut nourrie par des colombes (c’est le sens étymologique de son nom), puis élevé comme un garçon alors qu’elle fut dotée des plus beaux attributs de la féminité. Devenue adulte, elle épouse Onnès, un conseiller du roi assyrien Ninus qui l’emmène en campagne, déguisée en guerrier, lors d’une expédition pour la conquête de la Bactriane. Le roi tombe sous son charme et l’épouse contraignant son conseiller au suicide. Après la mort du souverain, elle lui succède sur le trône pour un long règne de quarante-deux ans auquel elle associe son fils Ninus, élevé au milieu des femmes, prototype du tyran efféminé et impuissant. Elle fonde alors Babylone, conquiert de vastes empires, toute l’Asie jusqu’à l’Indus et l’Égypte encore.
C’est à Venise, capitale incontestée de l’édition et l’une des places fortes de l’expérimentation littéraire, en particulier à travers le roman et le drame musical, que le mythe de Sémiramis a suscité le plus grand intérêt. Si l’on excepte les tragédies de Muzio Manfredi5 (La Semiramis, 1593, et sa version « bocagère », La Semiramis boscareccia) et de Gregorio Belsensi (Il Nino figlio, 1655), la plupart des adaptations théâtrales du mythe concernent des drames musicaux6, en particulier ceux de Maiolino Bisaccioni7, La Semiramide in India (1648) et de Matteo Noris8, La Semiramide (1671), adapté d’un précédent drame de Giovanni Andrea Moniglia pour la cour de Vienne9, tandis qu’un autre drame musical, Semiramide, regina d’Assiria10, fut représenté à Bergame en 1678. La légende inspira également deux portraits de Francesco Pona11, « Semiramide, delle quattro lascive pittura quarta », et de Ferrante Pallavicino12, « Semiramide lasciva », et un roman plus tardif, La Semiramide de Nicolò Maria Corbelli, publié en 168313, le plus grand succès de son auteur. Tous ces textes mettent l’accent sur la volupté du personnage, celui de Pallavicino, une lettre écrite par Sémiramis à son propre fils, abordant plus directement la question de l’inceste.
Pour aborder la question de l’autorité féminine illustrée par ce personnage à l’identité confuse14, nous allons étudier le drame musical de Bisaccioni qui présente l’intérêt de se situer à une période charnière de la production vénitienne et d’offrir un cas intéressant d’utilisation virtuose du travestissement. Cette reine aux vertus à la fois masculines et féminines, héroïne guerrière et courtisane lascive, cristallise d’une certaine façon les débats contradictoires autour de la querelle des femmes qui firent rage notamment au sein de l’académie des Incogniti, où un fort courant misogyne15 le dispute à un éloge non moins appuyé de la féminité. Dans la plupart de ces discours en effet, les vertus féminines étaient associées au silence et à la chasteté : la structure même de l’ouvrage cité de Pona, la Galerie des femmes illustres, divisée en trois sections, « les quatre lascives », « les quatre chastes » et « les quatre saintes », montre assez clairement que le sexe et la vertu sont foncièrement antithétiques. Dans l’opéra vénitien, en particulier grâce à l’influence de la nouvelle et du roman, la dimension érotique explicite, du moins dans le verbe, qui était absente des premières fables pastorales florentines fortement moralisées, devient un aspect essentiel du genre et fait de l’héroïne féminine l’emblème d’une nouvelle éloquence, qui réussit à mettre à mal la solidité et l’assurance des vertus viriles.
À l’opéra, la thématique de la femme virile, autoritaire et exerçant un ascendant sur l’homme, prend en effet le relais d’une abondante production romanesque qui trouve en partie dans les épopées de l’Arioste et du Tasse, l’une de ses sources directes. C’est le cas par exemple de la Taliclea de Pallavicino, qui décrit les péripéties de deux jumeaux, un frère aux mœurs délicates et une sœur qui voudrait apprendre le métier des armes, c’est le cas aussi du Principe ermafrodito, du même auteur, qui met en scène une princesse travestie en homme pour pouvoir monter sur le trône dans un royaume soumis à la loi salique. Souvent le caractère viril du personnage féminin est présenté en opposition au caractère féminin ou efféminé du personnage masculin ; c’est le cas de la Taliclea, c’est le cas de la plupart des drames musicaux qui mettent en scène ce type de personnage. À Venise, le mythe de la femme guerrière, de l’Amazone16 a inspiré les drames de Pietro Paolo Bissari, La Bradamante17 (1650), de Giulio Strozzi, Veremonda amazone di Aragona18 (1652), de Giacomo Castoreo, La guerriera spartana19 (1654), ou encore La Zenobia de Matteo Noris (1666), la célèbre reine de Palmyre avec laquelle Sémiramis présente quelques similitudes20. La Semiramide in India de Maiolino Bisaccioni s’inscrit dans cette filiation dont il constitue en quelque sorte le titre inaugural. Représentée avec succès au théâtre de San Cassiano à l’automne 1648, sur une musique perdue de Francesco Sacrati, l’œuvre constitue la toute première adaptation du mythe sur une scène opératique. Les deux textes de Pona et Pallavicino ont peut-être inspiré le dramaturge21, également romancier, nouvelliste, historiographe et membre de l’académie des Incogniti. Le drame de Bisaccioni est centré sur un échange croisé d’identités, puisque Sémiramis « avide de pouvoir et de gloire militaire »22, apparaît travestie en son fils Ninus, lequel enclin aux « délices », c’est-à-dire aux molles vertus féminines de la passion amoureuse, prend l’apparence de sa mère et vit au milieu des femmes. Cependant, lorsque débute l’opéra, Ninus a quitté ses habits féminins de peur d’être capturé par les troupes ennemies et a franchi le fleuve avec son page. L’intrigue s’appuie sur un épisode guerrier de l’histoire de la reine, sur son désir de conquêtes, mais qui aboutit à un échec, puisque l’armée puissante qu’elle réunit et qu’elle dirige sera vaincue aux portes de l’Indus. Le fleuve, décor principal de l’opéra23, désigne certes une frontière géographique, mais il est aussi le symbole d’une frontière identitaire, puisqu’il partage deux univers, d’un côté celui des forces viriles de la guerre dans lesquelles évolue Sémiramis, de l’autre celui féminin des plaisirs de l’amour auxquels Ninus s’abandonne.
Le frontispice gravé du livret donne une première idée précise de la tonalité guerrière de l’intrigue ; on y voit Sémiramis modestement vêtue, coiffée d’un heaume et armée d’une lance et d’un bouclier de style oriental, une armure à ses pieds, assise sous une tente et recevant un officier, sans doute Argillante, capitaine général de son armée. Le lexique employé pour qualifier la reine dans les premières scènes du drame est marqué presque exclusivement par l’isotopie martiale : Argillante parle d’un « cœur guerrier » qui osa traverser le Tigre et l’Euphrate pour atteindre l’Inde jusqu’aux rives du Gange, il l’interpelle par des expressions incongrues, quasi oxymoriques : « Soleil guerrier », « Vénus armée », tandis que Sémiramis, dans un récit qui informe également le lecteur et le spectateur, évoque ses propres exploits militaires par le biais de l’hypotypose, en justifiant le travestissement par des raisons politiques. En proie au tourment après sa défaite militaire et la perte de son fils, Sémiramis s’interroge sur son identité : « Sous quel nom dois-je rentrer ? / Sous celui de Ninus, Argillante m’échappera, / Sous celui de femme, je ne serai plus reine, / Le royaume me l’interdit »24. Cette réplique synthétise la dimension politique du drame : la crainte de Sémiramis est fondée également sur l’attitude d’Argillante mû par l’ambition de s’accaparer le pouvoir. De ce point de vue, il est le personnage « viril » de l’opéra, opposé à l’antihéros efféminé Ninus, souverain légitime, mais incapable de gouverner, et à Sémiramis qui concentre en quelque sorte les deux identités sexuelles. L’organisation du premier acte présente par groupes de scènes successives les deux univers alternativement situés de part et d’autre du fleuve. Les scènes 3, 4 et 5 tournent autour de l’univers guerrier de Sémiramis et de son général en chef, les scènes 6 et 7 nous présentent Ninus accompagné de son page Serpillo, personnage comique de l’opéra au discours critique et moralisateur. La scène de sommeil, topos de l’opéra vénitien – on songe notamment à celui de Jason dans le drame homonyme de Cicognini et Cavalli, ou à celui de Poppée – est symbolique de l’abandon du personnage aux voluptés amoureuses. La rencontre avec la bergère Caristo, qui pleure un amour sans objet, va déclencher chez Ninus une passion telle qu’il va ouvertement récuser les attributs de la royauté, obstacles à l’expression du sentiment amoureux : « Partez, sceptres, couronnes / Tourments prodigieux / Des esprits tuméfiés, / Je vous renie pour toujours »25. Là encore, en conformité avec la « mollitia » du personnage, le lexique de la scène d’exposition est marqué par un certain lyrisme, les vers sont empreints d’une tonalité bucolique ; le page invite son maître à un repos qui est non pas celui du guerrier mais celui de l’amoureux transi, dans une succession de strophes madrigalesques. De même, lorsque Ninus réveillé découvre stupéfait la beauté de la jeune bergère, ses propos sont investis par les transports métaphoriques (« Amour a sans doute composé de plus douces fèves / Entre ces troènes et ces roses »26). L’acte s’achève sur le départ d’Argillante pour l’autre rive, il laisse une lettre pour le cas où il ne reviendrait pas.
Les relations s’intensifient entre Caristo et Ninus, tandis que Sémiramis, dans un monologue pathétique, est en proie au doute, à un véritable conflit intérieur entre son statut fragile de souverain et son désir inassouvi d’aimer. Dans le second acte, l’instabilité sexuelle se manifeste plus fortement chez les deux personnages pour aboutir progressivement à un renversement des apparences initiales. Ce trouble identitaire chez Ninus est d’abord illustré, sur le mode comique, par les interventions intempestives du page qui tente de plaquer un raisonnement logique au comportement de son maître : « mais dis-moi de grâce / Tu étais jadis reine, à présent tu es un berger ; / C’est Amour qui l’a voulu ; / Et si moi je dois aimer, / Vais-je devenir une femme ? »27, et continuant de s’adresser à lui, comme à une femme : « Dis-moi, maîtresse, mon bel homme, / Lequel de nous deux / A perdu la tête ? / Ôte-moi cette curiosité : / Es-tu une femme, un homme ou un hermaphrodite ? »28. Chez Sémiramis, l’appel impérieux du désir commence à fissurer son autorité politique ; dans le monologue en question, elle noue un dialogue fictif entre elle et son cœur, qui devient son conseiller29. Le discours délibératif, celui qui dans le paradigme rhétorique, conseille en soulignant ce qui, pour l’avenir, est utile ou nuisible, informe toute la tirade de la reine dans laquelle éclate le dilemme qui nourrit l’action principale du drame : comment pourra-t-elle jouir de l’amour d’Arimeno, le prince indien dont elle est éprise, en conservant son apparence masculine ? Tout le discours montre un progressif glissement de l’univers masculin affilié au pouvoir et à l’exercice de l’autorité politique, vers l’univers féminin du désir et de son accomplissement30. Mais ce glissement ne se fait jamais dans un sens univoque ; il est symétrique de celui de Ninus qui voyant son trône menacé par le mariage probable de sa mère avec Arimeno, prépare son retour au pouvoir et donc à sa condition masculine.
La scène suivant le monologue de Sémiramis joue un rôle de révélateur des faux-semblants. Nous sommes très exactement au centre du drame (II, 5) et le vocabulaire employé oscille entre l’isotopie guerrière, dans des échanges au rythme incisif, et la dimension amoureuse et galante lorsque le prince indien, par les effets de ressemblance, croit reconnaître sa bien-aimée. La confusion s’accroît lorsque Sémiramis laisse parler la femme sous ses vêtements masculins :
Approche-toi, Seigneur, et si tu désires
(J’ai failli dire mon amour)
Voir et savoir
Ce qu’ici l’on comprend
Sous cette tente,
Viens, et tu verras tout,
Viens, et tu sauras tout.
Je ne te cacherai rien ;
Je t’ouvrirai aussi la tente de mon cœur31.
Un discours féminin, dont la tonalité est confirmée par Arimeno lui-même qui pense que « sous son apparence royale, elle [l’] appelle à parler et à aimer », car « Ce sont là des accents de femme amoureuse »32. La découverte d’une blessure, évoquée dans l’argument, fait définitivement tomber les masques et le dialogue amoureux scelle le retour de Sémiramis dans l’univers féminin. Parallèlement, Argillante et le page se font les artisans du retour de Ninus. La scène 7 dans laquelle Ninus apprend qu’un nouveau roi risque de prendre sa place, le décide à quitter à son tour l’univers féminin et, à l’instar d’Énée quittant Didon33, à abandonner Caristo. L’acte s’achève sur la colère noire de la bergère qui, effet des vases communicants, prend à son tour des accents masculins : elle menace de se couper les cheveux et de combattre au nom de Ninus qui devra choisir entre l’épouse ou le guerrier, et « bien que femme, bien que délaissée », elle fera du Ciel l’instrument de sa vengeance34. Le « syndrome » Sémiramis, si l’on peut dire, atteint ainsi d’autres personnages : lorsqu’un personnage glisse d’un univers féminin vers un univers masculin, un autre fait le chemin inverse ; ce faisant, par la menace du travestissement, qu’elle mettra d’ailleurs en œuvre dans le dernier acte, la bergère exerce sa pleine et entière autorité. Ce glissement d’une identité vers une autre se fait toujours à travers le prisme de l’autorité. Le discours autoritaire de Caristo a d’abord pour fonction de revendiquer un droit à la jouissance amoureuse qui transcende la condition de souveraine. Lorsque Ninus invoque son statut et ses vêtements trop humbles de bergère pour devenir reine, elle lui répond que « chaque vêtement convient à une amante »35, manière de dire qu’une reine est une femme comme une autre, ce que mettra en pratique une autre souveraine, Didon, en revendiquant son droit au bonheur, dans le drame homonyme de Busenello36. La stratégie autoritaire de Caristo semble, dans un premier temps, porter ses fruits : Ninus consent à l’épouser et à l’emmener avec lui. En réalité ce n’est qu’une feinte ; il confesse à son page son désir de retrouver Argillante et avoue conséquemment vouloir tourner la page du travestissement féminin lorsqu’il déclare : « je suis roi bien plus qu’amant »37. De même que Sémiramis a cédé à son naturel féminin, de même Ninus a réinvesti ses forces viriles cachées sous son vêtement de femme. L’abandon réel de Caristo va pousser la bergère à se travestir à son tour pour retrouver celui qu’elle prend pour un berger parjure. L’action s’accroît d’une nouvelle péripétie provoquée de nouveau par un travestissement identitaire.
Après l’acte d’exposition et l’acte dans lequel les identités vacillantes se recomposent, le troisième et dernier acte est celui des révélations et du retour à un ordre initialement perturbé, indispensable au dénouement rhétorique du lieto fine. La lettre qu’Argillante avait laissée au moment de son départ est décachetée, révélant officiellement la véritable identité sexuelle de celle qui se faisait passer pour le roi. Le rythme s’accélère eu égard aux actes précédents, et chaque scène semble répondre par opposition à la précédente. La scène 2 nous apprend ce que Ninus craignait : Sémiramis offre le trône à son amant au cas où son fils serait mort, ce qui répond à l’interrogation de la reine que nous avions relevée au premier acte sur l’identité qu’elle devait alors adopter. Mais les choses se compliquent à la scène 3, sommet de la confusion identitaire et, partant, crise du principe d’autorité, avec la rencontre de Sémiramis et de Caristo toutes deux habillées en homme. Cette scène magistrale, du point de vue de la construction dramaturgique, porte à son paroxysme les effets perturbateurs du travestissement identitaire. Parce que le baroque est avant tout une esthétique du paraître, la perte de l’apparence équivaut à une perte de l’être38. Les deux personnages féminins en feront les frais, chacune croyant être trompée par leur amant respectif. Pourtant le travestissement, au-delà de son caractère transgressif, est au départ un élément de hiérarchisation des personnages dans la connaissance des événements. En se travestissant, Sémiramis a un pouvoir – et donc exerce une autorité – supérieur à ceux qui gardent l’apparence de leur identité, en ayant connaissance de faits et d’événements liés à sa propre identité et à celui dont elle prend l’apparence. Même processus pour Caristo, travestie, nous dit-elle, « par une fureur amoureuse »39. Mais lorsqu’elles se rencontrent, chacune croyant réellement avoir affaire à un homme, les certitudes liées au pouvoir que leur conférait le changement d’identité, volent en éclat. Caristo s’adresse à Sémiramis pensant s’adresser à Ninus qui, bien entendu, ne la reconnaît pas, tandis que Sémiramis croit avoir affaire, au vu des riches habits qu’il porte, à un prince royal. L’équivoque homosexuelle induite par le discours galant de Caristo disparaît précisément parce que Sémiramis pense avoir été reconnue comme femme, elle est donc ébranlée dans la certitude qu’elle avait de partager un secret avec son seul amant. Elle croit d’ailleurs qu’il s’agit d’un piège tendu par Arimeno et repousse le « jeune homme » en lui rappelant que son cœur est déjà pris. S’ensuit un monologue en forme de lamento, avant les retrouvailles de la bergère avec le vrai Ninus et la réconciliation entre les deux personnages. Il reste cependant un nœud à défaire : Caristo travestie est accusée de trahison (Sémiramis « le » croyait envoyé par Arimeno) et d’avoir dérobé ses habits royaux. Cet élément – lié au travestissement – est la dernière révélation du drame, même si elle est inattendue : Arimeno s’étonne qu’elle ne soit pas un homme et Caristo s’étonne que Climene, son père supposé, ne soit finalement pas le sien. Mais on apprend qu’en réalité Caristo porte les vêtements de son vrai père et qu’elle est par conséquent de sang royal, conformément au vêtement qu’elle endossait. La bergère est en fait la sœur disparue d’Arimeno. On voit bien que le travestissement constitue l’ultime déclencheur du retour à l’ordre. Caristo est légitimée dans son amour pour Ninus et peut donc l’épouser sans usurper un statut que Ninus lui-même lui contestait, et une position hiérarchique qu’elle ne méritait pas. Les couples peuvent dès lors se former et l’ordre est ainsi rétabli autour de la paix scellée par Sémiramis dont les capacités politiques à gouverner ne sont d’ailleurs nullement remises en cause, une reconnaissance qui sera encore plus explicite dans la version plus tardive de Métastase40.
Ce drame baroque de Bisaccioni, qui, à bien des égards, par son dénouement et le rétablissement d’un ordre initialement perturbé, anticipe ceux de Métastase, dessine un modèle de femme qui appartient pleinement à ce que Wendy Heller a appelé les « powerful operatic womens »41. Un modèle, qui dans le cas précis de Sémiramis, repose sur une juxtaposition des vertus masculines et féminines qui a pour première conséquence une valorisation de la femme, puisqu’elle se masculinise et reçoit les attributs (la force, la combattivité, la gouvernance politique) de l’autorité masculine, et généralement pour seconde conséquence – qui renforce la première – une dévalorisation du masculin et une perte pour les hommes de leur pouvoir politique et sexuel. Dans le cas de Ninus, le travestissement, tributaire de celui de sa mère, n’est que la conséquence logique et l’écrin idoine d’un caractère naturellement porté vers ce que les Romains appelaient la mollitia42, les plaisirs de la volupté, l’abandon aux délices. La masculinisation du comportement de Sémiramis est spéculaire de la féminisation des agissements de Ninus. À l’isotopie guerrière associée à la première s’oppose l’isotopie pastorale et bucolique affiliée au second. Pourtant, les deux univers finissent par se confondre et se rejoindre grâce à la médiation du politique : c’est parce que l’appel du désir est trop fort que Sémiramis finit par dévoiler sa véritable identité, c’est parce que l’appel du pouvoir est trop fort que Ninus abandonne son statut d’amant voluptueux. Les enjeux du pouvoir sont toujours associés à la sphère du masculin : ce n’est que parce que Ninus est maintenu hors des arcanes du pouvoir que l’autorité politique de Sémiramis peut s’exercer, selon un système, comme je l’ai dit, de vases communicants. Le statut « efféminé » de Ninus est lié à une décision de Sémiramis mais le statut « masculin » de celle-ci ne tient que tant qu’est préservé celui de son fils.
On pourrait croire, à la lecture de ce drame, que le modèle féminin incarné par la reine de Babylone est d’une certaine façon tronqué par la référence constante au modèle masculin opposé qui reprend in fine le dessus notamment à travers l’exercice du pouvoir politique. Ce constat mérite d’être nuancé. Tout d’abord, les décisions politiques prises par Sémiramis se révèlent justes et judicieuses. Après sa défaite militaire, elle instaure une trêve qui est saluée par son entourage : ses choix avisés ne sont pas contestés, ce qui signifie que le travestissement offre une apparence physique trompeuse mais ne cache pas la réalité des compétences ni une légitime capacité à gouverner. Par ailleurs, le modèle féminin est représenté par deux autres personnages, Caristo et Egilda. La première est un personnage qui incarne les valeurs féminines positives, la fidélité, l’engagement à l’autre, bref une épouse modèle qui veut étendre ses valeurs à la sphère masculine : « Je veux vérifier si mon amant / Est fidèle et constant »43. Tout au long du drame, son comportement est mû par l’honnêteté et la droiture morale, valeurs suprêmes à ses yeux : « Tu dois te souvenir / Ninus de tes serments : / Tu ne dois pas être parjure, / Contre moi, contre les Dieux »44. Sa fidélité sera d’ailleurs récompensée lors du dénouement, mais si son courage est ainsi valorisé (elle a pris des risques au nom d’une fidélité inébranlable), l’image qu’elle incarne est aussi et surtout celle d’une vision finalement conservatrice de la femme, cloisonnée au sein d’une hiérarchie sociale qui la rend soumise et dépendante de l’homme. Une image renforcée par l’autre personnage féminin, certes secondaire, Egilda, princesse de sang royal partagée entre ses sentiments pour Argillante – personnage misogyne, ambitieux et manipulateur – et sa fidélité envers sa reine. Egilda est un personnage moins positif que Caristo car le dilemme qu’elle éprouve l’amène, dès les premières scènes du drame, à aider Argillante dans ses manœuvres pour s’accaparer le pouvoir, et donc à se rendre coupable de trahison45. Face à ces deux images de femme, positive et négative, Sémiramis représente une voie médiane qui parvient malgré tout à dépasser une certaine forme de servitude et de soumission au pouvoir masculin. En outre le drame de Bisaccioni laisse de côté les aspects les plus sombres du mythe, comme l’inceste, l’agression sexuelle ou le meurtre, évoqués notamment dans les deux récits cités plus haut de Pona46 et Pallavicino.
Le mythe de Sémiramis semble être au fond paradigmatique de la complexité et des contradictions de la République de Venise, à la fois chaste et licencieuse, misogyne et libertaire, qui concentre l’héritage ancien et l’héritage chrétien, à la fois Vénus et Marie, vierge et courtisane. Une cité janusienne glorifiant d’un côté la virilité de ses institutions politiques et son patriotisme, de l’autre son origine mythique à travers l’allégorie de Venezia, reine de l’Adriatique, qui comme Sémiramis fille du fleuve Caÿstros et de la déesse Derceto, naquit miraculeusement des eaux. La cité, incarnation de la stabilité politique, offre ainsi un double visage, une nature hybride qui trouve dans les drames musicaux une illustration singulière.
Finalement, le lieu où s’exerce le mieux l’autorité féminine est celui, logocentrique, du théâtre chanté. Face aux interdits bibliques (« Taceat mulier in theatro ») et aux vertus contestables du point de vue libertaire, du silence47 et de la chasteté (contestables car ce silence et cette chasteté sont la plupart du temps imposés48), l’héroïne opératique acquiert une autonomie symbolique qui contraste avec la réalité sociologique des deux orientations traditionnelles que sont pour les femmes, notamment à Venise, le couvent49 et la prostitution. L’opéra donne aux femmes le droit à une parole qu’elles maîtrisent et qui enchante. Elles deviennent emblèmes d’éloquence et leur voix est une réponse aux attaques des traités misogynes qui pullulent dans la Sérénissime et prennent en quelque sorte le relais des textes militants d’une Lucrezia Marinella, qui incitait les femmes à prendre à la fois la plume et les armes50 ou, surtout, d’une Arcangela Tarabotti, féministe ante litteram qui était en contact avec de nombreux dramaturges vénitiens51. L’intérêt que ces femmes de lettres portaient au genre moderne du dramma per musica est révélateur des limites de l’organisation sociale de la vie vénitienne : fausse démocratie et vraie oligarchie qui excluaient les femmes de la sphère du politique. Celles-ci pratiquaient ce pouvoir sur scène, par le biais du mythe, de la fiction et de la transgression qu’autorisait le paradigme carnavalesque. Elles le pratiquaient surtout par le biais de la parole qui faisait des femmes des locutrices à part entière et donnait à entendre une « voix » restée longtemps silencieuse qui, au même titre que celle des hommes – mérite égalitaire de l’éloquence – pouvait ainsi pleinement exercer son autorité.