Le statut des princesses est en jeu dans Henry V de Shakespeare, où sont retracées les manœuvres militaires du jeune roi anglais qui convoite le trône de France. Cette volonté d’expansion se heurte à la loi salique, qui interdit aux descendants par les femmes l’accès à la couronne de France. Henry est en effet le descendant d’une princesse française, mère de son aïeul Edouard III. Son appétit de conquête, qui fait fi de cette loi, emprunte bientôt le masque du désir éprouvé pour Catherine de Valois. Demandée en mariage, cette princesse ne peut pas ne pas accepter l’offre de ce roi. Entre les mains de ce dernier, qui se présente lui-même comme un « boucher », Catherine est réduite aux « articles » du traité scellant la victoire anglaise. Shakespeare suggère en fait le caractère illusoire de la passion d’Henry pour cette princesse, devenue l’objet d’un simple article du traité en question. Ce triste statut répond-il à la misogynie qui inspire la loi salique ? Le mot « article[s] » est employé plusieurs fois dans la dernière scène : d’abord par la reine de France, au sens littéral, puis par le roi qui, dans sa réponse, assimile Catherine aux « articles » du traité1. Plus loin, c’est un comte anglais qui emploie ce mot, cette fois au singulier2. La symétrie de ces notations (la réplique de la reine et celle du comte délimitent deux suites équivalentes de répliques), mais encore la variation du pluriel et du singulier, n’expriment pas que le rapport des clans présents. La disposition de ces termes révèle un trait peu connu de l’écriture de Shakespeare, enclin à inscrire dans l’espace d’une simple scène, et en suivant un pur instinct poétique, les symboles souvent problématiques des vertus « symphoniques » de son art. La princesse, assimilée à un article, apparaissant comme une allégorie de cet art.
Avec toutes ses ombres, le mariage de Henry et de Catherine, au-delà de sa valeur historique, remplit une fonction symbolique intéressant une vision du monde, illustrée dans le contenu et dans l’écriture même de ce drame. Les pièces de Shakespeare ont pu être lues, notamment par James Dauphiné et Martin Lings, comme autant d’illustrations dramatiques d’un savoir inspiré par le ou les mythes dits premiers, envisagés comme la clef de l’ordre du monde.
James Dauphiné souligne en effet l’empreinte, laissée dans le théâtre de Shakespeare, par les mythes néopythagoriciens privilégiant l’idée d’une harmonie première, qui dépend elle-même d’un principe occulte à partir duquel s’ordonne la création : l’Un indivis, sur lequel s’accordent les grandes traditions métaphysiques. Shakespeare avait sans doute connaissance des doctrines occultes en vogue, notamment alchimiques, inspirées par ce système de pensée3. Le mariage des quatre éléments, clé de l’alchimie universelle, est l’objet d’une référence thématique redoublée dans Henry V. Martin Lings s’est montré attentif aux avatars de « l’union mystique »4 des contraires, sous l’aspect du masculin et du féminin, dans le théâtre de Shakespeare. La fascination exercée par ce savoir dans l’imagination de Shakespeare serait due à la technique dont résulte le « poème symphonique »5. La perfection de la forme textuelle semble d’ailleurs impliquée, sur le mode symbolique, par les motifs (indiqués par Dauphiné6) de la « roue » et du « cercle » dont Shakespeare, notamment dans Henry V, fait un usage très savant. Mais à l’aube du xviie siècle, l’idéal unitaire dont nous parlions est ébranlé par les découvertes d’un Copernic. Shakespeare luimême, dans son univers poétique, pressent les failles de cette vision dont le bien fondé, non sans paradoxe, se maintient dans sa pratique poétique. Resterait à déterminer si le dramaturge entérine la désacralisation qui n’a cessé de se confirmer au cours de siècles, ou si ses pièces nous font sentir les dangers qu’elle promet.
Dans la dernière scène du drame, l’association du soleil et de la lune, dans le discours séducteur de Henry V, renoue avec la mise en avant de l’harmonie première, dans les propos de l’archevêque de Cantorbéry, au premier acte. C’est d’ailleurs avec Cantorbéry que le roi, dans cette même scène, évoque la loi salique. Dans cette scène (V, II), ces propos de la reine de France consacrent le sens quasi mystique du mariage :
Que Dieu qui sait le mieux faire tous les mariages, / Fonde nos cœurs en un, nos royaumes en un. / Comme mari et femme, étant deux, dans l’amour ne font qu’un, / Qu’il y ait entre nos deux royaumes une telle union / Que jamais maffieuse ou jalousie cruelle, / Qui trouble souvent le lit du mariage béni, / Ne se glisse dans le contrat de ces royaumes / Pour réduire au divorce leur intime alliance7.
Ces mentions de la jalousie et du divorce n’en semblent pas moins questionner le fondement le plus obscur du mythe, autrement dit la dualité néfaste que le mythe aurait pour fonction d’exorciser. Cette scène II de l’acte V qui compte deux scènes, fait d’ailleurs pendant à la scène I de cet acte, où le conflit truculent, fortement teinté de sexualité, qui oppose deux soldats anglais, semble hanter le fameux mariage, dont il serait le revers sur le plan symbolique.
Dans le discours de la reine, l’image des cœurs unis peut encore se lire comme un écho textuel des propos d’une très vulgaire patronne, épouse de l’un des deux soldats présents dans la première scène de l’acte V. Dans les scènes I et III de l’acte I, les mots prononcés par cette patronne, « cœur », « mari » (« Cher mari, reviens vite chez nous »), de même que la réponse d’un soldat : « Pourquoi diable serions-nous toujours à couteaux tirés8 », se lisent comme une anticipation négative et triviale des propos de la reine dans l’acte V. La reine de France, de même que Catherine elle-même, qui apparaît sur scène dans l’acte III, peuvent apparaître comme les ombres, ou comme les doubles de cette atroce matrone qui les précède dans ce drame.
On peut ainsi parler d’une remise en cause du ou des mythes dont l’écriture de ce drame semble être le prétexte. Le Prince ou la Princesse, mais encore leur couple même, incarnent une certaine idée de l’unité, à partir de laquelle s’ordonne la hiérarchie sociale, qui fait l’objet d’une longue réplique de Cantorbéry. Mais l’aura mythique de la Princesse se défait dans certaines répliques du roi Henry. Dans l’acte V, ce dernier n’hésite pas à associer les « belles villes françaises » et « une belle fille de France que je trouve sur mon chemin ». Un peu après, il a ces mots : « la vierge qui barrait le chemin de ma volonté me montrera le chemin de mon désir9 ». Ces deux répliques encadrent celle du roi de France : « Oui, mon seigneur, vous […] voyez à travers un miroir déformant qui change ces villes en une jeune fille ; car toutes sont ceintes de murailles vierges que la guerre n’a jamais forcées10 ». Ces derniers mots semblent inspirés par une réplique antérieure de Henry, qui évoque le sort des pucelles en parlant à Catherine : « elles ferment toutes les yeux et cèdent, car l’amour est aveugle et violent11 ».
Cette association métaphorique de la ville et de la princesse comporte un sens mythique, non moins présent dans l’acte III, dans une longue réplique de Henry qui, dans la scène IV de cet acte, n’a pas encore rencontré Catherine. Le roi envisage la possession de la cité nommée Harfleur. Cette réplique est justement balisée par la répétition des deux termes clefs de cette énigme : « Harfeur » et « l’Enfer » (ou « Leviathan »). La ville et l’enfer sont l’objet de deux mentions, disposées dans une symétrie dont l’axe correspond à ces vers : « Si vos pures jeune filles tombent entre les mains / Du viol lubrique et forcené12 »… L’idée du viol, si elle révèle par anticipation la vraie nature du rapport de Henry et de Catherine, est encore une question posée au sens unitaire du mythe incarné par les deux protagonistes. Henry prétend vouloir épargner Harfleur qui, « à demi conquise », est sommée de se rendre. Or, la cité de Harfeur, dans cette réplique émaillée de références bibliques, moins remarquables que les références implicites ou quasi explicites à l’Apocalypse dans le texte de cette pièce, paraît assimilée, dans l’imagination de Shakespeare, à la Cité céleste du livre de la Révélation : l’incarnation architecturale de la « Fiancée céleste », autrement dit la sagesse divine… Dans l’acte V, les « murailles » de la virginité de Catherine sont prises d’assaut par un infernal avatar de l’« époux » attendu par la « jeune mariée » qui est l’autre nom de la Cité céleste.
La princesse Catherine joue donc un rôle majeur dans la remise en cause du mythe unitaire dont Shakespeare rassemble des formes variées, relevant de diverses cultures. Ce syncrétisme n’est sans doute qu’à demi conscient, de même que la symétrie des passages les plus révélateurs. Dans l’acte III, scène VII, un long dialogue entre les princes français se construit autour d’un éloge du cheval du Dauphin, qui « bondit au-dessus du sol comme s’il avait du crin pour entrailles13 ». Ce « Pégase » aux « narines de feu » est décrit avec le recours aux quatre éléments, « air et feu, et les lourds éléments de la terre et de l’eau n’apparaissent chez lui que dans son calme patient14 ». Ce cheval cristallise les interprétations alchimiques du mythe du Verbe, qui se rappelle à notre attention dans la métaphore des langues, appliquée à ce cheval. Or, cette conciliation des éléments contraires n’est que le remède, sur le plan du discours, à la dangereuse rivalité de ces princes, qui se fait jour dans l’évocation de leurs maîtresses. Le Dauphin déclare : « Je préfère avoir mon cheval pour maîtresse », et le Connétable lui répond : « Moi je préfère avoir ma maîtresse pour carne15 ». Le Dauphin, qui a d’abord fait la louange de la force de son cheval aux entrailles remplies de « crin », répond ainsi au Connétable : « ma maîtresse, elle, ne porte pas de fausse crinière16 ». La tension s’aggrave, et vers la fin de cette scène, l’évocation des étoiles ne suffit pas à redorer le mythe incarné par le fameux cheval. Or, le portrait de ce dernier trouve un écho dans l’acte IV, scène II, toujours avec l’évocation des quatre éléments. Mais cette fois le différend qui oppose les princes français se déplace dans la guerre livrée aux Anglais, ces Anglais montés sur de « pauvres carnes17 ». Dans l’acte III, scène VIII, le Dauphin évoquait lui-même les « sales bourbiers » survolés par sa monture magique. Ce détail annonce la vision désastreuse des chevaux anglais de l’acte IV, scène II : ces « pauvres carnes » dont les « yeux pâles18 » évoquent d’ailleurs le cheval « pâle » de l’un des cavaliers de l’Apocalypse…
Le relais textuel des carnes françaises et de ces carnes anglaises, dans l’ombre du cheval où s’incarne l’aura du Prince, nous découvre les enjeux, mythiques et politiques, du rapport du roi anglais et de Catherine de Valois, dont il fera sa monture.
Ces carnes anglaises inspirent encore ces mots d’un seigneur français : « Les mots sont impuissants / Pour peindre sur le vif la vie sans vie19 »… Si ces chevaux partagent malgré tout le sens mythique du « Pégase » du Dauphin, encore évoqué au début de cette scène, cette mention apparemment si anodine des « mots […] impuissants » rappelle l’assimilation, dans la scène VIII de l’acte III, du Pégase en question et des possibilités de la langue ou des « langues éloquentes20 ». Le rapport symbolique du cheval et du Verbe (le Verbe divin, autre nom de l’Un) est suggéré dans ce passage, mais encore dans la vision apocalyptique des « carnes anglaises » : on songe aux chevaux qui, dans l’Apocalypse, incarnent le châtiment divin, quand le Verbe est trahi par les hommes.
Le Verbe mythique, désigné en anglais par le mot Word, est d’ailleurs tourné en dérision par l’emploi de ce mot dans d’autres scènes de ce drame. Dans cette réplique du seigneur français, les « mots […] impuissants », même s’ils désignent littéralement le langage humain, sont auréolés d’une ironie secrète à l’égard du Verbe mythique. Cette ironie est plus flagrante dans deux répliques d’un soldat anglais, disposées en symétrie dans l’espace du drame. Shakespeare, dans ces deux répliques sur lesquelles je reviendrai, se livre à un jeu de mots qui rattache au mot « word » les notions de « couple » et de coupure. J’ai étudié ailleurs21 ces énoncés dans lesquels le mythe du Verbe est l’objet d’une remise en cause, tout aussi décisive que les « entailles si profondes22 » dont les Français menacent le flanc des carnes anglaises. Sous la plume de Shakespeare, le singulier du mot « incision in their hides » traduirait avec une violence embarrassante le mythe de la scission de l’Un, qui pourrait pourtant donner son sens le plus haut à sa technique de poète architecte.
Cette défaveur du féminin dont témoignent ces « carnes » (« jade » est un mot féminin) n’est pas étrangère à celle de Catherine, même si celle-ci paraît avoir le beau rôle dans l’acte V. Si le Verbe, défini comme l’Un, s’incarne dans le mariage de Catherine, l’expression « diables incarnés » est employée dans l’acte III, scène II, à propos des femmes. Ces propos peu élogieux, à propos du misérable Falstaff : « Il a dit une fois que le diable l’aurait par les femmes », minent par anticipation le fameux mariage dans l’acte V. Ce double aspect de la vision du mythe se prononce dans bien d’autres passages, qui impliquent en fait le sens pacifique et / ou spirituel de la dualité et son sens violent, plus terrestre. Mais c’est la princesse Catherine qui incarne, par son parler, cette ambiguïté. Dans l’acte V, le roi se déclare « heureux d’entendre cet aveu dans votre bouche dans un anglais boiteux23 ». L’amour et la boiterie expriment l’ambivalence du mythe, au-delà du lien des deux protagonistes, souligné par les mots « your English ». Un peu après, Henry revient sur le motif, avec des mots qui confirment cette symbolique : « Allez, votre réponse, dans une musique boiteuse, car ta voix est musique, et ton anglais boiteux24 ». La musique et l’amour, comme l’expression de l’harmonie première ? Mais cette « musique boiteuse », et surtout le couple boiteux formé par Henry et Catherine, incarnent la faille existentielle dont la thérapie serait assurée par le mythe. Shakespeare effleure ainsi, en particulier dans cette scène, le rapport si mystérieux de l’Unité ou de l’Harmonie première et du langage humain qui, selon l’ésotérisme universel, serait un écho de cette Harmonie. Sans doute les jeux de mots du dramaturge donnent-ils une forme poétique à ce mystère ; mais la nature du rapport des protagonistes échangeant ces répliques jette une ombre sur ce dernier.
Ce dialogue doit son dynamisme aux problèmes de communication du roi anglais et de Catherine, qui semble feindre de ne pas comprendre les propos du roi Anglais. Or, le sens mythique de ces écueils du langage est bien plus apparent dans la scène V de l’acte III, où Catherine dialogue avec une vieille dame de compagnie, Alice, qui lui donne une leçon d’anglais. Catherine se renseigne sur la traduction en anglais des mots « main », « doigts », « ongles » et « coude ». Elle récapitule cette leçon, avant de s’inquiéter des mots « cou » et « menton ». Félicitée par Alice, Catherine observe : « Je ne doute point d’apprendre par la grâce de Dieu, et en peu de temps25. »
C’est un des rares énoncés de Catherine, écrits en français par Shakespeare, qui soit tout à fait correct. Comme si cette référence à Dieu, même dans une expression convenue, devait nous révéler le sens de cette leçon où, mieux que le rapport des deux langues, le découpage du corps de la Princesse, suggéré par la progression de cette leçon, interprétait le mystère de la scission de l’Un, plus abruptement symbolisée par une foule de détails du texte de ce drame. Le sens le plus violent de cette interprétation n’en est pas moins impliqué par les mots « pied » et « robe » qui, tels que les traduit Alice, sont compris par Catherine comme un écho des expressions argotiques désignant en anglais le sperme et le vagin.
On peut d’abord interpréter cette méprise, accompagnée de la vive indignation de la Princesse, comme le pressentiment du mariage où elle-même, assimilée à un « article » du futur traité de paix, ne sera plus que l’objet d’un « marché » à la faveur du roi « boucher ». « Ils sont les mots de son mauvais, corruptible, gros, et impudique, et non pour les dames d’honneur d’user. Je ne voudrais prononcer ces mots devant les seigneurs de France pour tout le monde », se récrie Catherine26.
Ce démembrement linguistique du corps féminin, article par article, ne fait qu’annoncer le futur « marché », invalidant le sens mystico-religieux du mariage où la (re)formation de l’Unité première n’échappe pas au souvenir de la violence fondatrice, dont le rôle inspirateur dans le mythe est questionné par Shakespeare. On peut encore songer au mythe d’Osiris et à celui d’Orphée, qui revivent spontanément sous la plume de Shakespeare, plutôt que dans son imagination.
Cette énigme qui occupe la scène V de l’acte III se renouvelle dans le diptyque formé par les deux scènes de l’acte V : dans la première, le différend très violent, teinté d’un érotisme suspect, de deux soldats anglais, revêt des aspects langagiers, analogues à ceux du rapport de Henry et de Catherine dans la scène suivante. Mais dès la scène VII de l’acte III, et encore mieux dans l’acte IV, scène IV, l’énigmatique leçon de Catherine trouve des prolongements qui en précisent le sens violent, dans l’oubli du sens mythique dont le caractère illusoire se prononce lors du mariage.
On s’accordera à voir dans ces passages une démystification de l’aura de la princesse savante ou en passe de le devenir. Son apprentissage de la langue, partagé entre l’enthousiasme et l’effroi, est-il encore une image de notre situation de lecteurs, vis-à-vis de la leçon que nous donne Shakespeare, sur les failles des ou du Principe d’une vision du monde, discréditée à notre époque ? Dans la dernière scène du drame, les propos du duc de Bourgogne grâce à qui a lieu la « rencontre royale », nous valent des vers qui semblent exprimer la nécessité d’un retour spirituel au Principe dont notre monde s’éloigne : « C’est pour nous rendre notre ancien visage / Que vous êtes ici assemblés27 »…
Imitons Catherine, qui ne s’amuse pas du sens érotique et violent qu’elle perçoit, par un défaut d’écoute, dans une énumération anatomique où s’incarne le mystère de l’harmonie. Cette mauvaise écoute serait le reflet de l’incompréhension, accentuée à notre époque, des vérités dont les formes connues du sacré, trop imbibé de sacrificiel, trahiraient la nature.
Or cette énigme dépasse les contours de la figure de la Princesse. Dans l’acte III, scène VII, l’image qu’un officier anglais propose de soldats qui ne méritent pas ce nom, évoque les préoccupations linguistiques de Catherine : « Ces gaillards-là connaissent sur le bout des doigts le nom des principaux officiers, et ils ont appris par cœur où les faits d’armes furent accomplis […] Ils mémorisent tout cela à la perfection en style militaire qu’ils agrémentent des derniers jurons à la mode28 »… Ce mauvais mimétisme jette une ombre sur celui que requiert l’apprentissage de Catherine. J’esquiverai ce problème philosophique, en citant dans l’acte IV la réplique d’un page, intermédiaire entre un soldat anglais et un soldat français alors que le premier menace de « lui trancher la gorge ». Ces mots du page : « Je en sais pas comment on dit dans sa langue faire, ferrer et se taire29 » confirment la violence duelle qui prend la forme de la leçon de Catherine.
C’est d’ailleurs à la suite de cette réplique que cet énoncé du soldat anglais : « Oui, coupe la gorge, par ma foi » (texte original) fait écho à un autre énoncé du même soldat, cette fois dans la scène I de l’acte II : « Couple a gorge, that is the word. I defy thee again30 »… Dans cette scène de l’acte I, le différend qui oppose Pistolet et Filou concerne la dame du premier, convoitée par le second : « va chercher la putain lépreuse […] de son nom Dolly Déchire-Draps, et épouse-la. Moi, j’ai et je garderai la quondam Pétule car c’est pour moi l’unique. » L’humour épouvantable de Shakespeare culmine dans l’équivalence de la Déchire-Draps et de cette « quondam Quickly […] the only she » qui semblent « incarner », l’une et l’autre, et l’une avec l’autre, le rapport mythique de l’Un et du multiple, poétisé avec des couleurs plus conventionnelles dans d’autres passages de ce drame. Or, ces figures féminines sont autant de questions ou de « défis » concernant le sens le plus terrestre du mythe incarné aussi bien dans le mariage de Henry et Catherine que dans le portrait de la princesse étudiant.
Dans la scène VIII de l’acte III, qui s’articule autour de l’éloge du cheval du Dauphin, un échange de répliques entre les nobles français à propos du Dauphin qui « rêve de manger les Anglais » n’est pas moins suggestif : « Par la blanche main de ma dame, c’est un prince courageux », et « Jurez par son pied, comme ça elle pourra piétiner ce serment31 ». Cette main et ce pied résument tout le contenu, factuel et symbolique, de la leçon de Catherine, commencée par le mot « main » et terminée par l’association des mots « pied » et « robe ».
La princesse qui n’a pas un si grand rôle dans ce drame, s’impose néanmoins comme le porte-parole du dramaturge, aux prises avec le rapport de la violence et du sacré. C’est peut-être une manière, pour la plume du poète, de passer outre les limites que la loi salique impose à l’aura des princesses !
Le rapport de Catherine et de sa dame d’honneur, dans l’acte III, s’inverse curieusement dans l’acte V, scène II, où le roi Henry parle ainsi à Catherine : « Daignerez-vous apprendre à un soldat des mots / Qui puissent pénétrer l’oreille d’une dame32 »…Catherine, chargée de cet enseignement, s’apparente à sa gouvernante Alice, et le roi lui-même occupe la place de l’élève, qui était celle de Catherine. Or, le professeur Catherine est ici le destinataire de son enseignement (« pénétrer l’oreille d’une dame »). Le rapport linguistique des deux protagonistes redonne vie au mythe du Reflux en Lui-même du Verbe, et sans la violence des expressions argotiques entendues par Catherine dans l’acte III.
Un peu plus loin, un prince français demande à Henry, qui s’apparente alors à Alice : « enseignez-vous l’anglais à notre princesse ? »33. D’autres répliques confirment ce référent linguistique, dont le sens mythique est aussi bien confirmé qu’invalidé, avec mépris déclaré d’Henry V pour les beaux parleurs. Henry ne vaut pourtant pas mieux qu’eux. Catherine n’est pas dupe, si l’on en croit le mot français qui se glisse dans sa réplique : « Your majesty’ave fausse French enough34 »…
La nature pudique de la princesse Catherine se manifeste par ses réponses hésitantes : « I do not know35 ». Cette ignorance exprime une éthique, qui surmonte le choc du oui et du non ou celui des contraires, résolus dans l’alliance des quatre éléments naturels, dans les passages cités des actes III et IV. Réitérée au fil du dialogue, cette hésitation de Catherine qui persiste jusque dans son accord, soumis à celui de son père, est peut-être un signe d’élection, le seul qui soit authentique dans ce drame. Et ce signe triomphe de l’âpreté des « articles » qui, dans la bouche du roi et de la reine de France, et plus loin dans celle d’un comte anglais, ternissent l’aura de la princesse et le sens même de sa fonction. Même si le sens textuel de ces « articles », un peu comme la « sentence » du Billy Budd de Melville, suggère la valeur allégorique de cette princesse à l’égard du verbe de Shakespeare. Cette indécision même, mieux que le fameux « être ou ne pas être », manifeste un état d’esprit qui est celui de Shakespeare, sans doute partagé entre la nostalgie et la remise en cause d’une vision hiérarchisée de l’Être, que résume au premier acte la longue réplique, déjà évoquée, de l’archevêque Cantorbéry.