Jean II de Castille régna entre 1406 et 1454 et son règne fut, avec celui de son descendant Henri IV, l’un des plus mouvementés de ce XVe siècle. La situation dont hérite Jean II n’est pas, il faut bien le reconnaître à sa décharge, des plus aisées. La puissance et l’arrogance de la noblesse ne connaissaient plus de limites. Les documents historiques qui rendent compte de la complexité de ce règne long de presque un demi-siècle recensent avec précisions les acteurs des faits. Les noms des grands du royaume apparaissent de façon récurrente sous la plume des chroniqueurs de l’époque et des historiens contemporains. Ces personnages historiques incontournables laissent penser que l’histoire de cette première moitié de XVe siècle est en apparence une histoire d’hommes. Cependant, bien que les historiens consacrent moins de pages aux reines de ce règne agité, l’implication de ces dernières n’est pas sans conséquence. Le règne de Jean II commence par une régence qui propulse sur le devant de la scène politique la reine mère, Catherine de Lancastre. Les rapports tendus entre Castille et Aragon conduisirent à la mise en place d’alliances entre les deux couronnes : l’union entre Jean de Castille et Marie d’Aragon ou encore entre Marie de Castille et Alphonse d’Aragon. Enfin, le second mariage de Jean II avec Isabelle de Portugal porta un coup fatal aux ambitions du favori Álvaro de Luna.
Je me propose donc de souligner la part d’implication de ces reines dans la vie politique du règne de Jean II et de considérer le sort que les chroniques de l’époque réservent à ces personnages féminins de l’autorité. Les chroniqueurs ne sont pas nécessairement les garants d’une objectivité absolue mais ils présentent l’intérêt d’être contemporains des faits transcrits. Dans notre perspective, il semble fructueux d’analyser l’attitude adoptée par ces témoins privilégiés sur la participation des reines dans la vie politique de la première moitié du XVe siècle. Deux chroniques retiendront notre attention : la Crónica de Juan II de Castilla d’Alvar García de Santa María1, qui ne couvre pas l’intégralité du règne concerné, et la chronique connue comme la Crónica del Halconero de Juan II, de Pedro Carrillo de Huete2, qui s’ouvre sur les années où le Roi en personne assume ses fonctions. Les deux textes réunis permettent de disposer d’une vision d’ensemble du règne de Jean II.
1. Les reines et la vie politique
1. 1. Une régence mouvementée
Le Roi Henri III avait prévu dans son testament l’éventualité d’un décès prématuré. Toutes les dispositions étaient prises, et ce de façon extrêmement détaillée, pour faire face à une telle situation. La mort du roi, survenue le 25 décembre 1406, transformait le très jeune prince tout juste âgé de quelques mois en nouveau roi de Castille. Selon les dispositions testamentaires du roi défunt, l’infant Ferdinand et la reine Catherine assureraient conjointement la régence. Curieusement, Henri III avait stipulé que l’éducation de Jean serait assurée par Diego López de Stúñiga, Juan de Velasco et l’Evêque de Carthagène. Catherine de Lancastre accepta pleinement sa responsabilité de régente mais se refusa à confier son enfant aux personnes désignées selon les dernières volontés de son époux. Cette toute première initiative de la reine correspond également à la première crise politique du règne et en dit long sur la ténacité de Catherine qui parvint à ne jamais se séparer de son enfant. Par ailleurs, sa méfiance à l’égard de Ferdinand est révélatrice de sa perspicacité sur le plan politique. Le beau-frère de Catherine était engagé dans la campagne contre les Maures et réclamait des Cortès les fonds indispensables à une telle entreprise. La reine avait envisagé d’accompagner Ferdinand en Andalousie afin de suivre de très près l’évolution des opérations. Cet épisode significatif de la détermination de la reine est recensé au chapitre 22 de la chronique d’Alvar García de Santa María3. La reine conservait la charge de réunir les Cortès et d’obtenir, comme en 1408 à Guadalajara4, les subsides nécessaires à la guerre. Sa rigueur faisait de la régente une trésorière efficace et soucieuse de la préservation du trésor de la couronne qu’elle refusait de dilapider sans raison valable. La trêve avec les Grenadins fut pour elle l’occasion de réduire le nombre d’hommes en armes sur place et de limiter les dépenses à la charge de la couronne, non sans susciter le mécontentement des premiers intéressés5. Catherine est bien consciente de ce que l’entreprise militaire de Ferdinand constitue un gouffre financier dont son fils ne tirera absolument aucun mérite. Alors même que Ferdinand participe au siège d’Antequera, le roi d’Aragon, Martin l’Humain, meurt sans descendance. Ferdinand détourne les quarante-huit millions de maravédis accordés par les Cortès de Valladolid en 1412. Cette somme destinée à la guerre de Grenade permettra en réalité de couvrir les frais relatifs à la candidature de Ferdinand, candidature d’autant plus légitime que le régent de Castille est le neveu du roi aragonais mort sans succession. En 1412, le régent de Castille accède au trône d’Aragon. La reine Catherine de Lancastre avait parfaitement perçu l’ampleur des ambitions de Ferdinand. Elle commettra toutefois une erreur d’analyse en pensant que cette nouvelle situation libérerait Jean II de la tutelle de son oncle. En réalité, il n’en fut rien6. Le règne de Ferdinand d’Aragon fut de très courte durée (1412-1416). La reine ne manqua pas d’affirmer son autorité en faisant officiellement savoir à l’Archevêque Rojas, aux grands du Royaume –Velasco, Stúñiga, Manrique– et à l’ensemble des membres du Conseil qu’elle assumait désormais seule la responsabilité des affaires du royaume. Cependant, les années de régence avaient déjà permis aux Aragonais d’asseoir solidement leur pouvoir. Ferdinand avait nommé à la tête des postes clefs ses collaborateurs les plus fidèles, de sorte que l’administration du royaume était largement favorable aux infants d’Aragon. La régence prend fin sur proposition de l’archevêque de Tolède, Sancho de Rojas, aux Cortès de Madrid en 1419. Le favori Álvaro de Luna, dont nous parlerons d’ici peu, se trouvait déjà aux côtés du monarque. Pour Vicenta Márquez de la Plata et Luis Valero de Bernabé, la régence en solitaire de Catherine donna l’occasion à la reine de prouver ses aptitudes et sa grande prudence7. Toutefois, ces mêmes auteurs soulignent également la confiance excessive que la reine plaça en certaines favorites, doña Leonor López et Inés de Torres. Informée des rumeurs relatives à cet état de fait, Catherine réagit fermement en éloignant la première de la cour et en confinant la seconde dans un couvent.
1. 2. Des alliances stratégiques
Les alliances relèvent d’une véritable stratégie dont peut dépendre la survie de l’unité du royaume. Les infants et les infantes à marier sont essentiellement des opportunités de consolidation ou d’accroissement du prestige du royaume, des instruments d’extension de territoires ou des facilitateurs de paix. Selon Didier Lett,
La femme sert les intérêts lignagiers. Elle circule sur les voies tracées par les hommes8. [C’est pour cette raison que] […] très tôt le père trace la voie à sa postérité. Que ce soit pour sceller la paix entre deux familles ou pour les associer dans la distribution réciproque des biens patrimoniaux, il peut fiancer ses enfants impubères9.
Une telle attitude face au mariage s’applique totalement aux familles royales10. Les alliances fondées sur la base d’un calcul politique ne constituent nullement une spécificité de ce règne. Toutefois, plus que jamais, les alliances ont permis d’espérer une amélioration des rapports entre clans rivaux ou entre royaumes voisins. L’union de Catherine de Lancastre et d’Henri III de Castille est essentiellement motivée par le besoin impérieux de ramener le calme au sein du royaume et de légitimer les Trastamare. En effet, le premier roi de cette dynastie, Henri II (1369-1379), accède au trône castillan après avoir organisé l’assassinat de son demi-frère, le roi Pierre Ier. Si certains groupes nobiliaires virent dans ce tournant radical la possibilité d’un enrichissement certain, d’autres n’acceptèrent jamais l’arrivée sur le trône d’un bâtard qui de surcroît avait assassiné le roi légitime. La discorde autour de la légitimité des Trastamare se poursuivit sous le règne de Jean I (1379-1390). C’est ce monarque qui perçut dans l’alliance de son héritier, le futur Henri III, et de Catherine de Lancastre, la petite-fille du roi assassiné, la possibilité d’apaiser le camp des légitimistes. Cette alliance présentait par ailleurs l’intérêt de rallier à la couronne le Duc de Lancastre qui venait de s’allier à l’ennemi portugais. L’initiative fut couronnée de réussite puisqu’une telle alliance permit de ramener la paix avec l’Angleterre tout en légitimant la descendance Trastamare. Pour Jean-Pierre Jardin, cette reine doit être considérée comme une figure fondatrice de la dynastie :
Parmi les figures fondatrices de la dynastie, ou du moins parmi les reines qui ont apporté un surcroît de légitimité aux Trastamare, il en est une qui conserve un statut particulier, dans la mesure où elle représente l’autre branche de la famille royale, celle que précisément le premier des Trastamare a écartée du trône en assassinant Pierre Ier : nous voulons parler, bien sûr de Catherine de Lancastre : singulier destin que celui de cette femme qui a épousé le petit-fils de l’assassin de son grand-père11.
Les descendants de Catherine de Lancastre furent également concernés par ces stratégies matrimoniales. Le règne de Jean II est caractérisé par l’affrontement permanent entre les couronnes de Castille et d’Aragon. Les infants d’Aragon étaient les descendants du roi d’Aragon mais n’en demeuraient pas moins de puissants seigneurs de Castille. Le fils aîné Alphonse deviendra roi d’Aragon, de Naples et de Sicile, Jean, en épousant Blanche de Navarre deviendra roi de Navarre à partir de 1425 puis roi d’Aragon à partir de 1458 et jusqu’en 1479, Henri était Maestre de Santiago, Sancho, Maestre d’Alcántara. Les forces réunies des infants d’Aragon constituaient donc une menace sérieuse pour le royaume de Castille. Les alliances furent perçues comme un possible recours pour apaiser les tensions. C’est ainsi que Marie d’Aragon, l’une des deux filles de Ferdinand, épousa Jean II de Castille. Le roi du Portugal avait projeté d’unir sa fille Léonor au roi castillan, mais l’Archevêque Rojas se montra, pour d’évidentes raisons stratégiques, plus favorable à une alliance avec l’Aragon. A l’inverse, la sœur de Jean II, une infante également prénommée Marie, devint reine d’Aragon en épousant le 22 avril 1409 le fils aîné de Ferdinand, le futur Alphonse V d’Aragon. L’intérêt pour les Aragonais résidait dans la lignée directe que Marie établissait par rapport à la couronne castillane. Ce chassé-croisé entre royaumes voisins ne régla pourtant pas la question des rivalités. Il faudra attendre la bataille d’Olmedo en 1445 pour qu’un coup décisif soit porté aux aspirations du clan aragonais en Castille. Le rôle des reines dans un tel conflit varia en fonction de la personnalité des infantes. Marie, l’épouse de Jean II de Castille, défendit habilement les intérêts familiaux jusqu’à sa mort en 1445. La guerre initiée avec l’Aragon en 1429 se limita à quelques escarmouches frontalières, grâce, semble-t-il, aux élans pacificateurs de la reine castillane qui n’était autre que la sœur des envahisseurs12. De son côté, la reine d’Aragon, fut dans un premier temps exclue des questions politiques du royaume, comme le précise María Jesús Fuente13. C’est en fait l’éloignement d’Alphonse V qui va conférer à la reine un rôle de premier plan. La conquête de Naples maintint le roi en dehors de son royaume pendant la plus grande partie de son règne. La reine allait ainsi devenir un interlocuteur privilégié pour les grands du royaume et un intermédiaire incontournable. Attentive aux besoins de son époux, elle suit à la lettre ses instructions, réunit les Cortès, rassemble les fonds nécessaires à l’entreprise armée d’Alphonse. Le relais assumé par la reine Marie permit de préserver l’autorité royale du monarque aragonais malgré son absence. Malgré un dévouement sans bornes, la reine ne figure même pas dans le testament du roi. La sœur de Jean II a largement prouvé son attachement au groupe familial :
Alors que la femme d’Alphonse V défend les intérêts de son mari et de ses beaux-frères chaque fois qu’ils sont mis en danger […], la femme de Jean II reste fidèle à sa famille d’origine et ne prend jamais le parti de son mari, bien au contraire : son opposition au connétable de Castille et à sa politique est à ce point évidente que l’on a pu avancer que sa mort était due à un empoisonnement commandité par Álvaro de Luna14.
C’est à nouveau Luna que l’on retrouve derrière le second mariage de Jean II. Le projet du monarque castillan d’envisager une alliance avec la France ne prit jamais forme compte tenu des tractations secrètes que le favori menait avec le royaume du Portugal. Le connétable sut par la suite convaincre le roi de l’intérêt d’une telle alliance. Le roi de Castille épousa donc en secondes noces Isabelle de Portugal en 1447.
1. 3. Une influence décisive
La présence de Luna auprès du roi dès le plus jeune âge de ce dernier explique le degré de confiance établi entre les deux hommes. Luna s’était fixé pour objectif la création d’un gouvernement monarchique dont il serait la clé. Très rapidement, l’action de Luna allait susciter de vives réactions. L’ascension de Luna est véritablement fulgurante. Le favori obtient dès 1422 le titre de connétable de Castille. Ce privilège n’est pas sans irriter les grands du royaume qui considèrent que Luna consolide de la sorte son prestige et son pouvoir et que son influence auprès du monarque est telle que ce dernier agit sous le contrôle du favori. En 1425, une ligue se met en place contre le favori perçu comme une menace par les grandes familles du royaume et comme un frein à leurs ambitions par les infants d’Aragon. La ligue est dotée d’un pouvoir considérable puisqu’elle compte sur le soutien armé du royaume d’Aragon et même de Navarre étant donné que l’infant don Juan en est désormais le monarque. Cette supériorité militaire oblige Jean II à accepter une médiation connue comme la concordia de Valladolid (1427). Cet accord débouche sur le bannissement de Luna. Toutefois, le manque d’autorité du monarque ne faisait que déplacer le problème. Jean II recevait l’influence des infants d’Aragon, à tel point que les grands du royaume favorables au départ de Luna en arrivèrent à réclamer son retour. De 1432 à 1437, l’opposition nobiliaire ne se manifesta pratiquement pas. Cette période vit s’accroître le pouvoir de Luna. La politique de favoritisme à laquelle il se livra ne manqua pas d’attiser la rancœur de la noblesse dont un important secteur, dirigé par Pedro de Manrique, Fadrique Enríquez et Pedro de Stuñiga, se soulevait contre lui. Commencèrent alors huit ans de guerre civile pendant lesquels le favori s’employa ouvertement à consolider son emprise sur le pouvoir de la couronne. L’emprisonnement de l’adelantado Pedro Manrique sert de détonateur à une nouvelle vague d’agitation. Si bien qu’entre 1438 et 1439, les opposants de Luna reçoivent à nouveau l’appui des infants et s’emparent de Valladolid. Par le traité de Tordesillas, Jean II négocie avec les rebelles et l’accord de Castronuño condamne Luna à un second bannissement.
Ce n’est qu’en 1445 que la menace des infants d’Aragon cesse de planer sur la Castille, après la bataille d’Olmedo. Toutefois, l’influence de Luna n’en était pas pour autant diminuée. Les excès commis par Álvaro de Luna amenèrent les nobles à réagir en créant une ligue en 1449 dont le but avoué était le renversement du favori.
C’est finalement la nouvelle reine de Castille qui va obtenir ce que ni les infants d’Aragon ni les nobles castillans furent capables d’obtenir. En effet, la nouvelle épouse de Jean II voit d’un très mauvais œil la forte influence de Luna sur le roi. En 1448, tout juste un an après la célébration du mariage, Luna commet une erreur décisive en voulant impressionner la reine lors d’une réception fastueuse sur ses propres terres. L’effet obtenu fut inverse à l’objectif espéré. En découvrant l’excessive puissance du favori qu’elle n’appréciait déjà pas, la reine devint le pire ennemi du connétable15. Elle sut profiter en 1450 du soulèvement de la ville de Tolède, écrasée par les impôts, pour mener campagne contre le favori. A partir de 1451, Luna se montrait incapable de rétablir l’ordre en Castille. La rumeur publique le rendait coupable de tous les maux du royaume. En 1453, la reine obtint de Jean II la signature de l’ordre de détention de Luna. Álvaro de Luna fut publiquement exécuté à Valladolid le 3 juin 1453. L’influence de la reine est unanimement reconnue.
Nous venons de le rappeler, les reines du règne de Jean II ont littéralement fait l’histoire. Il reste à présent à repérer la trace de leur implication dans les chroniques antérieurement mentionnées.
2. Le sort des reines dans les chroniques
2. 1. La sélection des faits
Rappelons en premier lieu que la chronique de Pedro Carrillo de Huete ne couvre pas les toutes dernières années du règne de Jean II. L’intervention de la reine Isabelle de Portugal, dont l’habileté politique et l’obstination provoquèrent la chute tant attendue de Luna, est par la force des choses, absente de cette chronique.
Le texte, en revanche, rapporte effectivement les va-et-vient permanents entre les royaumes d’Aragon et de Castille, à la fois opposés sur le champ de bataille et proches par les alliances établies entre les deux couronnes. Les rencontres et les échanges entre le roi de Castille et sa sœur, la reine d’Aragon, sont recensés par le chroniqueur. Toutefois, l’impression qui prédomine est que le chroniqueur se propose de limiter la portée de ces actes dont l’initiative revient le plus souvent à la reine d’Aragon. C’est ainsi que les rencontres sont mentionnées et datées avec précision, mais sans jamais livrer la teneur de ces échanges ni leurs éventuelles conséquences. A aucun moment le chroniqueur ne souhaite souligner la volonté pacificatrice de la reine Marie en 1429. Son intervention est réduite à une simple rencontre sans plus de précision : « Jeudi 25 juillet 1429 […], la reine Marie d’Aragon, sœur de notre Roi Jean de Castille, se mit en route […]. Cette dernière partit mécontente et sans savoir obtenu de réponse ; elle revint à Calatayud où se trouvait son époux, le roi Alphonse d’Aragon, et le roi Jean de Navarre »16.
Au-delà de l’absence totale d’information sur le contenu de l’entretien entre frère et sœur, le retour de la reine auprès de son époux, tel qu’il est exposé dans la chronique, laisse supposer une instrumentalisation de la reine au service de la cause aragonaise. L’attitude est récurrente chez ce chroniqueur, et ce à tel point que les reines se transforment en simples repères généalogiques dont on retrace les déplacements et que l’on s’applique à situer dans l’espace et dans le temps : « […] se rendit alors sur place la reine mère Léonore d’Aragon, épouse du roi Ferdinand, mère des rois d’Aragon et de Navarre et belle-mère du roi de Castille »17.
2. 2. Les traces de la subordination
Alvar García de Santa María, dans sa chronique, associe davantage la reine Catherine à des actes effectifs. Toutefois, aucune des interventions de la reine ne se prête à l’exaltation de qualités dans le domaine de l’art de gouverner. Le lecteur décèle bien quelques formules valorisantes dont le choix relève davantage de la convention que de l’admiration sincère. La reine Catherine est présentée comme une reine de « noble condición, e muy casta » au chapitre 9 et comme une femme de « gran bondad e discreción » au chapitre 22. La référence à la chasteté dans ce contexte révèle clairement que la reine est davantage perçue comme un idéal féminin stéréotypé que comme l’incarnation d’une autorité politique.
Si la reine Catherine agit, elle n’est pas pour autant libérée de la subordination masculine dont la trace est perceptible tout au long du texte. En premier lieu parce que son statut de régente est ordonné, codifié, encadré par les dernières volontés du roi Henri III. Les années qui s’écoulent entre la mort de son époux et la prise de fonctions effective de Jean II ne sont que le prolongement du règne d’Henri III. La régence de Catherine n’est acceptable que par la volonté du roi défunt. De surcroît, Henri III jugea opportun de ne pas confier l’exclusivité de la régence à la reine et imposa à son épouse de partager la tâche avec son frère Ferdinand. Régner reste, dans les représentations mentales, une responsabilité masculine. L’infant Ferdinand apporte de la sorte une caution indispensable à la reconnaissance de l’autorité de la reine18.
Chaque intervention de la reine est présentée dans la chronique comme un acte partagé, dont le sujet n’est presque jamais la reine. Les décisions sont ainsi attribuées à « los […] señores Reyna e Infante » (p. 4 3, 45, 46, 47, 48), à « el […] señor Infante con la […] señora Reina » (p. 43), à « la Reyna e el Infante » (p. 88, p. 109, 221, 222). Il arrive que l’action soit exclusivement attribuée à la reine comme dans l’exemple qui suit : « La […] Reine répondit qu’elle reconnaissait et promettait de respecter […] l’intégralité de ce qui figurait dans les clauses dudit testament. »19 (p. 47). En réalité, l’exemple n’est en aucun cas le reflet d’une certaine autonomie de la reine. En effet, il s’agit là d’un discours préétabli, conventionnel et totalement codifié qui s’impose à la reine et conjointement à Ferdinand. Le seul domaine dans lequel Catherine de Lancastre évolue de façon nettement plus autonome concerne la question de la garde du roi. Elle se détache, dans ce cas, de son beau-frère et de la volonté de son mari. Toutefois, ses agissements en tant que reine réclament tout de même une caution masculine incontournable. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’elle intervient sur ce sujet, elle n’apparaît que très rarement dans la chronique comme simple « Reine», mais bien davantage en tant que « Reine mère du Roi » (p. 43, 44, 49, 50, 51, 55, 56, 73, 86) et ce jusqu’au chapitre 23 qui révèle l’accord financier qui met fin au conflit. Le chapitre 9, qui relate l’intervention des procureurs favorables à la requête de Catherine de Lancastre, est le seul à se référer à la reine en tant que telle (Reina p. 50, 52, 53 ; señora Reina p. 51, 52, 53 ; voire Reina doña Catalina p. 52, 54). En dehors de ce contexte de soutien, le substantif « reine » traduit davantage une carence et il semble très significatif que, lorsque le chroniqueur transcrit les réponses de Juan de Velasco et de López de Estúñiga, les références aux liens maternels disparaissent du texte : « […] il nous semble inadmissible de ne respecter le testament que dans la mesure où cela convient à la reine. »20 (p. 53). Velasco et Estúñiga cherchent clairement à fragiliser la reine dans sa démarche, et l’absence de référence à une autorité masculine associée à la régente, qu’il s’agisse du frère du roi défunt ou de son fils, va précisément dans ce sens. Pour être reconnue comme souveraine en action et pas exclusivement comme souveraine en puissance, Catherine de Lancastre doit être associée à une autorité masculine21.
2. 3. La force de l’implicite
Par le testament élaboré par Henri III, le roi confie à son épouse une mission transitoire destinée à assurer la paix au sein du royaume jusqu’à la majorité de Jean II. Aussi bien la reine que l’infant Ferdinand durent prêter serment et s’engager de la sorte à respecter scrupuleusement la volonté du roi dans l’intérêt du royaume de Castille (chapitre 7). Toutes ces précautions sont liées au caractère provisoire de la situation. Ces dispositions ne laissent que peu d’initiative aux régents car ils n’ont pas vocation à régner et n’accèdent à de telles responsabilités qu’accidentellement. Leur mission est donc principalement de faire respecter la volonté du dernier roi avant que ne prenne le relais le monarque suivant. Or, la toute première décision de la reine Catherine est de vouloir garder le jeune roi tout juste âgé de quelques mois. Rien de plus légitime que la volonté de cette mère de ne pas s’éloigner du nourrisson qu’elle vient tout récemment de mettre au monde. Elle obtiendra d’ailleurs en la matière le soutien de certaines voix influentes. Il n’en demeure pas moins que cette première initiative est présentée dans la chronique comme un refus délibéré de ne pas respecter scrupuleusement la volonté du roi : « Après lecture du testament […], elle affirma que son intention était d’y contrevenir […] »22 (p. 43). Cette réaction purement maternelle se transforme en véritable crise politique. Les arguments qu’elle avance ne sont pas ceux d’une reine mais ceux d’une mère : « Et la reine mère affirma qu’elle entendait appliquer ledit testament, exception faite des instructions relatives à l’éducation de son fils le Roi […] parce qu’elle seule l’avait mis au monde et qu’il était le fruit de ses entrailles. »23 (p. 44). L’ampleur de la crise ainsi amorcée suggère qu’il y a incompatibilité entre le rôle de la mère et la mission de la régente qui se montre incapable de respecter la volonté du roi. Le chroniqueur ne manque pas de signaler le danger que représente une telle insubordination : « […] cela pourrait desservir grandement le roi et être préjudiciable pour le Royaume. »24 (p. 50). La tournure concessive que nous découvrons au chapitre 9 sous la plume du chroniqueur (« […] malgré les nombreux discours qu’on lui adressa à ce sujet, rien ne parvint à la faire revenir sur sa décision »25, p. 52) suggère l’obstination d’une femme qui, en s’enfermant dans sa fonction de mère, compromet sa légitimité en tant que reine.
Parmi les missions qui incombent aux gouvernants, l’une d’entre elles est plus que toute autre étroitement assimilée à l’autorité masculine : la guerre. La reine aura beau réunir de nombreuses qualités, elle n’est pas censée avoir sur le champ de bataille l’efficacité d’un roi ou d’un infant. Cette carence fait que la reine ne peut pas constituer, aux yeux du chroniqueur, un double féminin du roi. Catherine en avait très probablement conscience à en juger par sa volonté maintes fois répétée de suivre Ferdinand sur le terrain des opérations : « […] elle souhaitait aller avec lui à la guerre »26 (p. 61) ; « […] la Reine dit qu’elle voulait aller à la guerre »27 (p. 85) ; « […] elle voulait se rendre avec l’Infant à la guerre »28 (p. 86) ; « Une trêve fut établie afin que la reine pût rester aux côtés de son fils » (p. 87). L’inconstance de la reine est ainsi mise en avant. Cette souveraine, déterminée à désobéir au roi pour rester auprès de son fils, cette souveraine à l’origine d’une crise politique apparemment sans issue, manifeste à présent sa volonté de s’éloigner du jeune Jean II pour suivre l’infant dans ses campagnes. Par ailleurs, le « vouloir faire » affirmé par la reine n’est, en définitive, que le reflet d’une incapacité à véritablement « pouvoir faire ».
Le partage du royaume entre les deux régents offre au chroniqueur une nouvelle occasion de ternir le prestige de Catherine de Lancastre. Le projet prévoit de confier la Castille à cette dernière et l’Andalousie à l’Infant. Le chroniqueur précise : « Et l’infant, sur ce point, démontra qu’il ne souhaitait autre chose que la parité. »29 (p. 86). Ferdinand, à la lecture de ce passage, fait preuve d’une grande modération et affiche une volonté marquée de parvenir à un compromis acceptable. Considérons à présent ce que dit de la souveraine le chroniqueur: « Et la Reine ne s’accommodait pas de cela […] »30 (p. 86). Il fait planer ainsi sur le personnage de Catherine de Lancastre l’ombre d’un défaut terrible, un péché souvent considéré comme étant à l’origine de l’ensemble des péchés : la cupidité.
En prenant le parti de souligner l’obstination qui pousse la mère de Jean II à ne pas suivre les instructions du roi, en mettant en évidence la fragilité de cette dernière sur le plan militaire et en suggérant sa tendance à la cupidité, le chroniqueur ne fait manifestement pas le choix de mettre en valeur la régente de Castille. Faisons en sorte de trouver les raisons de cette réticence.
3. Les reines : des femmes avant tout
Si les chroniqueurs sont des témoins des événements qu’ils rapportent, ils ont également été formés dans le contexte qu’ils décrivent. Or, le regard que portent les auteurs du XVe siècle sur la femme n’est pas forcément à son avantage. Il serait excessif d’affirmer que le courant misogyne constitue l’unique mode de pensée de la période. Il existe bien des œuvres favorables aux femmes dont l’objectif est de recenser les cas les plus vertueux afin qu’ils servent de modèles de comportement. Álvaro de Luna, encore lui, est d’ailleurs l’auteur d’une œuvre de ce genre, le Libro de las virtuosas e claras mugeres, récemment édité par Julio Vélez-Sainz31. Toutefois, à y regarder de près, aucune reine historique de Castille n’intègre cette longue galerie de portraits moraux. La vision de la femme est fortement conditionnée par la tradition littéraire, la tradition biblique et la tradition juridique.
3. 1. La tradition littéraire
Le XVe siècle, période d’élaboration des chroniques considérées, est caractérisé par une orientation résolument misogyne qui peut trouver une explication dans les excès suggérés auparavant par l’amour courtois à l’origine d’un chaos moral intolérable.
[...] dans la mesure où il rompt avec la légalité inhérente au mariage, cet amour se colore d’éléments sulfureux : le couple ainsi formé, qui se passe du mariage, ne peut être qu’un couple infernal, et un amour qui ne serait que platonique ne peut échapper au péché d’intention, lequel péché, dans la casuistique chrétienne, est aussi grave que le péché par acte32.
Par réaction à ce qui put être considéré comme un cas dangereux de dérive, le courant antiféministe se réaffirme avec vigueur entre les XIIe et XIVe siècles, lorsque le courant courtois est à son apogée. Ce mouvement amorcé se consolide au XVe siècle comme le signale Michael Gerli :
Au XVe siècle, […], la dérive païenne que subit le catholicisme au travers de l’amour courtois fut, selon de nombreux penseurs, l’origine d’un chaos moral […]. Il n’est pas surprenant que, […] dès lors que la fusion entre l’érotisme et la religion ou encore entre la dame et Dieu atteint son paroxysme, commence à se développer un courant littéraire organisé et parallèle dans lequel se met en place un personnage féminin négatif stéréotypé […]. Pour l’Archiprêtre de Talavera, chapelain de Jean II et témoin de l’atmosphère extrêmement érotisée de sa cour, la femme n’est pas un dieu, mais une harpie loquace qui tourmente l’homme33.
Martínez de Toledo, contemporain de nos chroniqueurs, s’inscrit clairement dans cette perspective misogyne. La question qui se pose est de savoir si le statut de reine est susceptible de mettre la femme à l’abri de l’agressivité de l’auteur. Il n’en est strictement rien. Au contraire, le tout premier exemplum intégré par Martínez de Toledo dans la rubrique consacrée aux dangers que représente la femme est précisément l’exemple d’une reine34. Si le statut de reine ne change rien, c’est que « le débat entre partisans et adversaires de la femme ne s’intéresse pas à la femme en tant qu’entité sociale, mais plutôt à son existence morale […]»35. En quelques lignes, l’auteur nous présente une reine, qualifiée dans un premier temps de « très vertueuse », qui considère que la femme qui cède à l’homme par intérêt est particulièrement vile. Elle répète la même chose à qui veut l’entendre, à tel point qu’un de ses sujets entreprend de la mettre à l’épreuve. Il lui demande si elle céderait à l’homme qui lui offrirait un bijou, sans succès. Il reformule la même question en envisageant un prétendant susceptible d’offrir une ville, sans plus de succès. Il finit toutefois par ébranler les grands principes de la reine qui admet qu’elle ne résisterait pas à la perspective de devenir impératrice. Très rapidement cette reine « très vertueuse» du début de l’exemplum devient une « mauvaise femme » dans les dernières lignes36. La démonstration en est faite, la reine n’est pas plus honnête que les autres femmes puisque les défauts qui l’habitent, en l’occurrence la cupidité et l’orgueil, sont inhérents à sa nature de femme. La diffusion de ces textes ne pouvait manquer d’influencer grandement l’imaginaire des contemporains. Il y a bien là une attitude misogyne, dans la mesure où les défauts attribués à la reine ne découlent pas de sa personnalité mais sont attribués à des mécanismes de comportement propres aux femmes. « Il y a des hommes, tous différents, et face à eux, ce type unique, cette synthèse, la Femme. En analyser une suffit pour connaître le groupe, et toutes les nuances physiques, psychologiques, sociales ne sont qu’illusion d’optique ; tout en elles est nature, et s’y résume »37. Il existe une catégorie de vices à l’état latent chez les femmes, qui, lorsqu’ils se manifestent chez certaines d’entre elles, s’expliquent par la nature féminine de celles-ci et doivent donc être considérés comme naturels. Bien souvent, les auteurs se limitent à une réexploitation systématique d’arguments issus d’une tradition antiféministe qui elle-même prenait appui sur les maximes d’auteurs anciens ou sur la veine parémiologique.
3. 2. La tradition biblique
Fortement attaché au principe de l’Autorité, le Moyen-âge ne manqua pas de recourir également au texte biblique afin d’apporter aux diverses démonstrations écrites une caution solide. La tradition judéo-chrétienne exigeait la subordination de la femme à l’homme et, de ce point de vue, le livre de la Genèse apporte des arguments de poids. Eve est à l’origine de la perte de l’humanité et reste étroitement associée à la tentation et au péché. Elle doit assumer la responsabilité de l’expulsion du paradis terrestre dans lequel la vie était harmonieuse. Il n’échappe pas aux détracteurs de la femme que le texte biblique fournit des arguments de choix pour des démonstrations visant à établir que la femme ne peut éviter le péché. Tant qu’Eve ne fait pas son apparition dans la Genèse, l’harmonie est totale puisque « Dieu créa l’homme à son image » (Genèse 1, 27). Dieu se montre d’ailleurs pleinement satisfait de sa création : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait. Et voici que cela était très bon » (Genèse 1, 31). Toutefois, cette harmonie ne sera que de courte durée, et c’est à la femme que revient la pleine responsabilité de cette rupture : « La femme vit que l’arbre était bon à manger, qu’il était agréable aux yeux, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir l’intelligence. Elle prit de son fruit et mangea, elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il mangea » (Genèse 3, 6). En quelques mots, toute la faiblesse de la femme est mise en évidence. Elle se laisse aller à l’orgueil en aspirant à plus de clairvoyance, elle n’oppose pas la moindre résistance à la tentation, elle se laisse séduire par ce qui est beau, elle désobéit en toute connaissance de cause et entraîne Adam dans son sillage. La responsabilité est donc écrasante et la tradition littéraire ne se privera pas d’exploiter de telles faiblesses. Il est d’ailleurs caractéristique que l’Archiprêtre de Talavera s’applique à associer systématiquement ses personnages féminins aux péchés capitaux.
Pour saint Augustin, la femme est une tentatrice, une épouse et une mère. Dans chacune de ses trois fonctions, elle est instrumentalisée et donc subordonnée à quelqu’un d’autre : au Diable dans son rôle de tentatrice, au mari dans son rôle d’épouse et à Dieu dans son rôle de mère. C’est également sur le texte de la Genèse que saint Augustin prend appui pour démontrer l’inévitable subordination de la femme à l’homme.
3. 3. La tradition juridique
La deuxième Partie du code juridique élaboré du milieu du XIIIe siècle définit les responsabilités de chacun en fonction de son statut social. Sont ainsi codifiés les comportements qui doivent être adoptés par rapport au roi, mais également ceux que le roi doit adopter vis-à-vis de ses sujets ou de son entourage proche. Le cas de la reine figure en bonne place. Voici ce qui en est dit :
Notre loi veut qu’une fois célébré, le mariage ne puisse être dissous sinon pour des raisons bien déterminées, comme il est exposé dans la quatrième partie de ce livre. C’est pourquoi le roi doit veiller à ce que la femme avec laquelle il entend se marier possède quatre qualités. La première, qu’elle soit de bon lignage ; la deuxième, qu’elle soit belle ; la troisième, qu’elle ait de bonnes mœurs ; la quatrième, qu’elle soit riche. En effet, plus elle sera de haute naissance, plus il s’en trouvera honoré, et plus les enfants qu’il aura d’elle seront honorés et considérés. Item, plus elle sera belle, plus il l’aimera et plus les enfants qu’il aura d’elle seront beaux et bien faits, ce qui convient beaucoup aux enfants de rois, qui doivent être ainsi faits qu’ils se distinguent des autres par leur belle apparence. Et meilleures seront ses mœurs, plus elle fera sa joie et mieux elle saura défendre l’honneur de son mari et le sien. Item, plus elle sera riche, plus le roi, sa descendance, et même le pays où il vit en tireront profit. […] Et s’il n’en trouvait point de semblable, qu’il veille à ce qu’elle soit de bon lignage et qu’elle ait de bonnes mœurs ; car les biens qui s’ensuivent demeurent à jamais dans sa descendance, tandis que beauté et richesse passent plus vite. C’est pourquoi le roi qui n’y veillerait point fauterait contre lui-même et contre son lignage, deux fautes dont le roi doit grandement se garder38.
La loi suivante apporte quelques précisions complémentaires :
Le roi doit aimer la reine, sa femme, pour trois raisons. La première, parce que notre loi veut que le roi et la reine, en se mariant, ne fassent plus qu’un, de sorte qu’ils ne peuvent être séparés, si ce n’est par la mort ou pour d’autres raisons avérées, comme le commande notre sainte Église ; la deuxième, parce qu’en droit, elle doit être sa seule compagne dans les joies et les plaisirs, de même qu’elle doit prendre part à ses peines et ses tracas ; la troisième, pour que la descendance qu’il aura ou qu’il espère avoir d’elle lui succède après sa mort. Il doit aussi l’honorer pour trois raisons. La première, parce qu’elle et lui ne faisant qu’un, plus elle sera honorée, plus il en sera honoré lui-même ; la deuxième, parce que plus il l’honorera, plus elle aura de raisons de toujours vouloir son bien et son honneur ; la troisième, parce que si elle est honorée, les enfants qu’il aura d’elle seront eux-mêmes plus honorés et plus nobles. Il doit aussi veiller sur elle pour trois raisons. La première, parce qu’il doit avoir une seule femme, selon la loi divine, c’est pourquoi il doit veiller sur elle afin d’en tirer le meilleur profit et de ne pas la perdre ; la deuxième raison pour laquelle il doit veiller sur elle, c’est afin de ne pas dire, ni faire, ni laisser faire contre elle de chose inconsidérée, ni de donner lieu à ce qu’elle en fasse elle-même ; la troisième raison pour laquelle il doit veiller de près sur elle, c’est pour être certain que les enfants qui sortiront d’elle seront les siens. Ainsi, le roi qui honorera, aimera sa femme et veillera sur elle de la sorte, sera aimé, honoré et respecté par elle et donnera, par-là même, un bon exemple à tous les hommes de son pays39.
Les deux lois reproduites ci-dessus ne sont que la transcription officielle d’une longue tradition visant à affirmer la subordination de la reine par rapport à la personne du roi. Quatre qualités sont exigibles pour la souveraine : l’excellence du lignage, la beauté, les bonnes manières et la richesse. Toutefois, le texte ne fait aucune référence à quelque responsabilité politique que ce soit. Les concepteurs du texte admettent volontiers qu’il est difficile de réunir ces quatre points en une même femme. C’est pourquoi ils hiérarchisent ces qualités en précisant que, si la beauté et la richesse restent optionnelles, l’excellence du lignage et la bonne éducation sont absolument incontournables. Ce qui traduit avec force la subordination totale de la reine au roi, c’est que les qualités exigées pour être reine sont systématiquement considérées dans la perspective de ce qu’elles peuvent apporter au roi. La reproduction systématique de la même construction syntaxique le révèle de façon limpide :
En effet, plus elle sera de haute naissance, plus il s’en trouvera honoré, et plus les enfants qu’il aura d’elle seront honorés et considérés. Item, plus elle sera belle, plus il l’aimera et plus les enfants qu’il aura d’elle seront beaux et bien faits, ce qui convient beaucoup aux enfants de rois […]. Et meilleures seront ses mœurs, plus elle fera sa joie et mieux elle saura défendre l’honneur de son mari et le sien. Item, plus elle sera riche, plus le roi, sa descendance, et même le pays où il vit en tireront profit40.
Les bénéfices pour le roi sont évidents : le lignage prestigieux de la reine grandit l’honneur du roi ; la beauté de la reine assure une belle descendance au roi ; les bonnes manières de la reine préservent l’honneur du roi ; la richesse de la reine lui est tout autant bénéfique.
La loi II, citée ci-dessus, détermine les obligations du roi par rapport à son épouse. Il revient au roi, selon le code juridique, d’aimer, d’honorer et de protéger la reine. Ce programme qui sert de titre à la loi II semble particulièrement favorable à la souveraine. En fait, on doit y déceler le poids considérable de la religion (« […] parce que notre loi veut que le roi et la reine, en se mariant, ne fassent plus qu’un, de sorte qu’ils ne peuvent être séparés […] »41), la préoccupation permanente pour la viabilité de la lignée (« […] si elle est honorée, les enfants qu’il aura d’elle seront eux-mêmes plus honorés et plus nobles […] »42), l’obsession pour l’honneur (« […] plus elle sera honorée, plus il en sera honoré lui-même »43). Malgré un titre qui se propose d’exposer les obligations du roi, le texte dérive facilement vers des obligations qui incombent à la reine (« […] elle doit prendre part à ses peines et ses tracas »44). La conclusion de la loi est sans appel : le respect de ces principes de la part du roi va dans le sens de ses propres intérêts («Ainsi, le roi qui honorera, aimera sa femme et veillera sur elle de la sorte, sera aimé, honoré et respecté par elle […] »45). La reine n’est, en définitive, qu’une extension de la personne du roi comme le signale Reyna Pastor46.
Conclusion
Les reines du règne de Jean II ont su démontrer qu’elles étaient pleinement impliquées dans les affaires politiques de leur temps. Catherine de Lancastre s’oppose aux décisions du roi défunt afin de conserver la garde de son fils. Elle accepte et assume la régence du royaume et sait parfaitement faire preuve de méfiance à l’égard de son beau-frère dont elle redoute l’ambition. Elle est disposée à le suivre sur le champ de bataille et se montre soucieuse de préserver le trésor royal. La reine d’Aragon, Marie de Castille, se révèle être un représentant loyal et efficace en l’absence du roi Alphonse. La reine de Castille, Marie d’Aragon, intervient en personne pour éviter l’affrontement entre les royaumes voisins. La seconde épouse de Jean II obtient du roi ce que la noblesse, malgré ses ligues incessantes, aura été incapable d’obtenir. A ce titre, toutes ces reines ont agi avec de réelles capacités de gouvernance. Si la subordination au roi reste manifeste, il n’en demeure pas moins vrai que ces reines ont partiellement écrit l’histoire de la Castille et de l’Aragon.
Le traitement que leur réserve les chroniqueurs peut, de ce point de vue, paraître totalement injuste. Aussi bien par la sélection drastique des actes dont ces reines sont responsables que par le traitement formel qui leur est réservé, les chroniqueurs expriment davantage le regard que porte la société médiévale sur les femmes que la véritable implication de ces personnages historiques. Les reines ont beau rendre la justice, assumer l’administration du royaume, maintenir l’ordre et imposer leur autorité, cela ne change rien aux réticences ressenties à l’égard de ces femmes de pouvoir. En effet, tout le problème réside bien dans ce qui aux yeux de certains chroniqueurs constitue une anomalie. Dans certains cas, « s’appuyant sur une tradition littéraire […] ces chroniques cherchent à démontrer le caractère néfaste, pour le royaume et, partant, pour la société tout entière, du rôle que pouvaient jouer les femmes lorsqu’elles accédaient aux plus hautes responsabilités de gouvernement »47. C’est peut-être ce qui explique le silence des chroniqueurs qui préfèrent ne pas s’étendre sur l’exercice de ce qu’il conviendrait de reconnaître comme un véritable pouvoir féminin. Ils préfèrent de loin cantonner la reine à sa fonction de génératrice de lignée, fonction qu’ils lui concèdent d’autant plus volontiers que la concurrence en la matière est inexistante. Lorsque la reine assume véritablement une forme de pouvoir en son nom, elle ne suscite finalement que peu d’intérêt auprès des chroniqueurs. Si les chroniques consacrent davantage d’espace textuel à la reine Catherine, ce n’est certainement pas qu’elle inspire un plus grand respect, mais simplement que les circonstances de la régence l’exposent plus longuement sur l’échiquier politique de son temps. En outre, ses démarches déterminées pour conserver la garde de l’enfant roi la situent dans un rôle de mère plus que de reine. Elle n’entre donc nullement en concurrence avec les représentants masculins du pouvoir. Pérez de Guzmán a également fait le choix d’accorder à cette reine une attention qu’il n’a pas jugé bon de consacrer aux autres. En effet, la reine Catherine de Lancastre est le seul portrait féminin intégré dans les célèbres Generaciones y semblanzas48. Et quel portrait ! Une dizaine de lignes à peine, pas un mot sur la participation de la reine aux affaires du royaumes, un reproche sur la dépendance de la reine vis-à-vis des favoris, une rapide généalogie et un bref portrait peu flatteur qui donne à la reine des allures d’homme. Ce point semble tenir à cœur à cet auteur pour lequel « si la Castille va vers sa fin, c’est notamment parce que les nobles chevaliers acceptent le gouvernement des femmes »49.