Une société en quête de repères et de normes montre souvent un intérêt prononcé pour les affaires judiciaires en cours, même si elle ne peut y accéder que par le biais de la rumeur. La littérature ne pouvait ignorer ce penchant et elle se charge de mettre en scène des procès totalement fictifs, parfois basés sur un fait avéré. L’intérêt marqué pour la littérature didactique n’est pas étranger à cette tendance. C’est probablement la part d’exemplarité perceptible dans ce type de récit qui séduit. En effet, le dénouement du procès est supposé apporter une issue exemplaire prenant appui sur la norme et les fondements juridiques. Face à cette tendance, Stéphan Geonget s’interroge :
Ces affaires « notables » ne seraient-elles pas simplement, […], des mises en scène des peurs et des désirs de peur d’une époque dans une littérature dont l’exemplarité serait construite ad hoc ? Car il est bien évident que l’horreur du fait n’est pas la seule motivation du procès exemplaire. Il y a dans ce désir d’exemplarité, une motivation plus obscure, une envie plus trouble de dire le mal, le malheur et la punition. Si l’acte délictueux a donc besoin d’être sanctionné, il a surtout besoin d’être raconté et mis en scène1.
L’intérêt narratif que représente le procès – avec son intrigue, ses victimes, ses débats, ses rebondissements et son dénouement destiné à rétablir l’ordre – facilite grandement le glissement de l’univers juridique vers celui de la création littéraire :
Le procès occupe une place importante dans la littérature médiévale, et cela dès le xiie siècle, même si c’est à la fin du Moyen Âge que l’on fera de plus en plus appel au cadre et aux structures judicaires […]. Le procès, si présent en littérature, peut être abordé essentiellement selon deux perspectives. Il a le plus souvent été analysé dans le cadre d’une étude des realia ; le procès apparaît alors dans la chanson de geste ou dans le roman comme une fenêtre réaliste, comme une ouverture sur le monde féodal […]. À la fin du Moyen Âge, débat, procès, jugement, plait, estrif, offrent des modèles d’écriture universels, qui couvrent aussi bien le champ du politique, que celui de la religion, du monde moral, de l’imaginaire courtois ou de la nature […], le judiciaire se combinant aux techniques complexes de l’allégorie2.
Le Libro de Buen Amor de Juan Ruiz intègre une série de 51 strophes (321-371) consacrées à un procès dans un ensemble qui de prime abord ne laissait pas attendre un tel développement. Élaboré dans le but d’établir une distinction entre le bon amour de Dieu et le fol amour du monde, l’auteur retrace les aventures d’un « je » poétique malchanceux en amour et qui se livre à une série d’expériences qui le conduiront parfois à prendre conscience de son erreur. L’originalité de l’ensemble provient de l’implication du lecteur à qui il est recommandé de fuir les apparences et de ne pas se laisser tromper par la première impression. La variété est une autre des caractéristiques de l’œuvre puisque cette dernière inclut, au-delà des aventures amoureuses, des récits de voyages, des débats allégoriques, des prières, des épisodes à caractère parodique. Quelle place devons-nous accorder à l’intégration de ce procès fictif opposant le renard au loup devant le singe ? Doit-on y lire une volonté parodique supplémentaire de la part de Juan Ruiz ? Y a-t-il continuité ou rupture par rapport au projet général du Libro de Buen Amor ?
Nous considérerons dans un premier temps l’univers processuel de l’épisode. Ce travail permettra d’appréhender la modalité d’intégration du procès dans l’ensemble de l’œuvre. Cela sera également l’occasion d’exposer brièvement la nature du conflit et de nous demander si la démarche repose sur des règles juridiques fondées. Le deuxième mouvement sera consacré aux dysfonctionnements perceptibles dans le déroulement du procès. C’est à la fonction littéraire de l’épisode que nous consacrerons le dernier volet.
1. L’environnement processuel
La modalité d’intégration
La structure de l’œuvre met en évidence une organisation particulièrement équilibrée de l’ensemble. Le caractère unique du voyage à la Sierra (strophes 950-1066), tant du point de vue du contenu que de la métrique, ainsi que sa position centrale font de cet épisode l’axe autour duquel sont élaborées les différentes aventures. De fait, ces dernières sont réparties de façon parfaitement équilibrée avant et après le voyage imprudent dans la montagne. Cinq aventures ou tentatives de séduction sont recensées avant le voyage central et cinq par la suite. Plusieurs unités donnent lieu à l’intégration d’exempla, mais deux passages se distinguent de ce point de vue tant ce procédé est récurrent et systématique. Il s’agit de l’aventure avec la nonne Doña Garroça dans la seconde partie (strophes 1331-1506), avec un échange entre la nonne et l’entremetteuse entièrement élaboré sur le principe du recours à l’exemplum (strophes 1346-1483). Dans la première partie, cette concentration de récits enchâssés se produit lors de la dispute entre le personnage et Amour (strophes 181-575). C’est à l’intérieur de cette unité narrative que se situe le procès qui retiendra notre attention. Le personnage, lassé et déçu par les échecs cuisants qui lui sont infligés, s’adresse à Amour pour se plaindre du peu de considération du dieu envers un de ses adeptes les plus fidèles. Dans cette diatribe, Amour est rendu responsable de l’ensemble des péchés capitaux. À chaque péché3 correspond un exemple destiné à renforcer l’argumentation. Dans son exposé, le séducteur malheureux ne se réfère pas à la paresse mais à l’acédie. Ce péché est à considérer comme une forme de paresse relative aux obligations religieuses du chrétien. Une telle attitude n’est jamais avouée ni revendiquée par ceux qui y succombent, ce qui relie étroitement ce péché à la notion d’hypocrisie. C’est à l’occasion de son développement sur le péché de l’acédie que le « je » poétique a recours au cas opposant le renard et le loup afin de mieux mettre en garde contre les dangers de l’hypocrisie. Le procès, tel qu’il est exposé, jouit d’une autonomie narrative, mais sa dépendance vis-à-vis du récit cadre implique une resémantisation indispensable :
[…] une fable n’est autre chose que l’exemplification d’un précepte nécessairement extérieur et antérieur à celle-ci, ce qui explique que l’exemplum porte toujours la marque d’une double subordination : syntaxique d’une part, ce qui le rattache à une unité linguistique plus large, et sémantique d’autre part, ce qui le transforme en une simple étape au sein d’un processus argumentatif plus vaste4.
Le destinataire du récit du procès devra, dans ce contexte précis, établir un lien entre l’hypocrisie dénoncée et les stratégies de séduction. L’auteur adhère pleinement au principe traditionnel selon lequel le recours à l’exemplum est chargé d’une fonction édifiante. En effet, « Le moyen âge produit des recueils d’exempla, ce qui suppose une tendance à l’autonomisation de l’exercice d’écriture, même si écrire des exempla reste subordonné au projet démonstratif général de détournement du péché5. »
La nature du conflit
Le loup surprend le renard en train de faire main basse sur un coq. Il intervient alors pour que le larron abandonne sa proie. L’hypocrisie est immédiatement perceptible puisque le loup ne cherche nullement à préserver l’ordre et la justice. Il aspire simplement à s’emparer de ce morceau de choix. Face à l’indifférence du renard, le loup entreprend de porter l’affaire en justice. Le renard est ainsi assigné à comparaître devant le singe, Don Ximio, juge de Bougie. Le loup se présente accompagné de son avocat, le lévrier. Le renard réclame au juge un délai afin d’organiser sa défense. Cette requête lui est accordée et le renard se présente ultérieurement avec son avocat, un chien de berger qui fait grande impression auprès du demandeur. La défense oppose une exception au loup et tente de la sorte d’annuler la procédure. Le jugement est renvoyé. À la date convenue, le juge expose sa sentence après avoir vainement tenté une conciliation entre les parties. Le délit du renard est reconnu, les fautes du loup également. La demande de reconvention du renard n’est que partiellement fondée. Le juge considère de son devoir de procéder à quelques rappels sur la procédure. À l’issue de quoi, il estime ne rien pouvoir contre le loup et prononce la relaxe du renard non sans lui avoir fait promettre de ne plus s’en prendre au coq de son voisin6. Le statut de récit enchâssé confère au procès la valeur d’un exemplum dont l’intérêt est de « donner à voir la norme en lui conférant la force d’évidence d’une image7. » Grâce à ce statut de récit intégré à la manière d’un exemplum, l’exemple semble se doter d’une charge d’exemplarité non négligeable. En effet, « Le cas devient exemplaire par épaississement événementiel et narratif – l’événement et le récit ne pouvant, bien sûr, être dépris l’un de l’autre8. »
La dimension juridique de l’affaire
L’épisode du procès entre le renard et le loup a permis de déterminer le degré élevé de connaissance de l’auteur en matière de droit. Au-delà des apparences de simple conte d’animaux, le texte témoigne par de nombreux aspects d’une maîtrise évidente dans le domaine juridique. Pour Félix Lecoy, « nul doute qu’un érudit un peu versé dans le droit médiéval espagnol ne puisse montrer combien notre auteur suit la réalité de près9. » La demande est effectivement recevable et parfaitement légitime. Le Tribunal avait pour mission de rétablir l’ordre et d’imposer la norme en traitant les conflits qui risquaient de gangréner la paix sociale : « Lorsque le conflit ne trouve pas de solution au niveau de la communauté concernée par le différend, communauté de quartier, communauté de métier, il est porté devant la justice, seule capable de rétablir la paix entre citadins. C’est bien sûr par excellence dans la littérature juridique que l’on trouve exposés des conflits et les moyens mis en œuvre pour les résoudre10. » Dans le texte qui nous intéresse, le procès est bien la conséquence de l’échec de l’intervention du loup : « Renard avait volé le coq de son voisin ; / Le loup qui l’avait vu, lui dit de le lâcher11 » (strophe 321, vers a-b) ; « En justice le loup assigna son compère12 » (strophe 323 a). La présence du juge garantit la régularité de la procédure, mais pas exclusivement. En effet, « dans une cour, les juges ne se bornaient pas à constater la régularité de la procédure. Ils n’étaient pas uniquement garants des rites du plaid au cours duquel deux parties s’affrontaient verbalement. En réalité, au xie siècle y compris, ils évaluaient les arguments et les preuves des parties13. » Le caractère officiel de la requête exige que soient respectées les procédures. Un cadre verbal est également indispensable pour la recevabilité de la demande car tout acte de parole doit se plier aux contraintes des circonstances et du contexte d’énonciation. Le respect scrupuleux de ce principe, s’il peut paraître contraignant, n’apporte que plus de force aux allégations formulées. Le loup, conseillé par son avocat (« L’avocat était bon, en tout vif et subtil14 », strophe 324, vers c), se révèle exemplaire de ce point de vue (« Le loup fit la requête en très bonne et due forme, / un acte bien tourné, clair et fort bien fondé15 », strophe 324, vers a-b).
Le droit de défense est parfaitement respecté. L’accusé obtient un délai de vingt jours pour trouver son défenseur : « […] je te donne délai jusqu’à vingt jours / Pour prendre un avocat ; sois alors de retour16 » (strophe 330, vers c-d).
La requête du demandeur adopte la forme d’une demande écrite : « Une fois la plainte lue devant le tribunal17 » (strophe 329, vers a). Cette précaution vise à éviter les retournements de dernière heure et engage la parole de celui qui entame la procédure. Par ailleurs, la transcription écrite de l’acte d’accusation est clairement stipulée dans le corpus juridique des Sept Parties élaboré à l’initiative du roi Alphonse X :
Lorsqu’un homme prétend en accuser un autre, il doit le faire par écrit afin que l’accusation soit reconnue comme vraie et que son auteur ne puisse se rétracter ni la modifier une fois le procès ouvert. Sur cette lettre d’accusation doivent figurer le nom du demandeur, celui de l’accusé, celui du juge devant lequel l’affaire est portée, les faits reprochés à l’accusé, le lieu où a été commis le délit dont on l’accuse ainsi que le mois, l’an et l’ère où a été commis ledit délit […]. À la suite de quoi il doit [le juge] assigner l’accusé pour lui faire part de la demande et lui accorder un délai de vingt jours avant de le faire venir s’expliquer sur ce qui lui est reproché18.
Le fragment cité fait également état du délai de vingt jours dont dispose l’accusé pour organiser sa défense. La requête écrite devra établir clairement les faits en mentionnant le lieu, la date et le délit commis. C’est exactement de cette façon que procède le demandeur : « Je dis présentement qu’en février dernier, / Ère mille trois cents dans sa première année19 » (strophe 326, vers a-b) ; « Chez Maître Bouc, mon vassal et fermier, / Il entra de nuit par le haut de la cheminée, / Pour dérober le coq, notre crieur public20 » (strophe 327, vers a-c). Sont ainsi successivement mentionnés la date, le lieu et la nature du délit, mais également l’identité de la victime et le mode opératoire du larron. La demande renferme des données plus discrètes mais susceptibles de peser de tout leur poids au moment du verdict. On distingue, en effet, différents types de vols : « celui qui est réalisé “non ex cupidate sed ex obedientia” (non par cupidité mais par obéissance), celui qui relève “ex cautela” (de la ruse), celui qui s’explique par la nécessité, et enfin le recel21. » La déclaration laisse entendre que l’accusé a agi mû par la cupidité. Le détail sur le moment précis du vol, la nuit, confirme l’intention de nuire et constitue une circonstance aggravante que le demandeur prend bien soin de mettre en avant. Le châtiment réclamé est en parfaite adéquation avec le délit dénoncé. La potence est bien le sort réservé aux voleurs en cas de récidive : « Je demande à ce qu’il soit condamné par une vraie sentence / À être pendu haut et court comme il sied au voleur22 » (strophe 328, vers b-c).
La chronologie des étapes de la procédure est parfaitement respectée et le juge s’accorde le temps de la réflexion afin de ne pas se prononcer dans la précipitation. La sentence est finalement prononcée en prenant appui sur les faits exposés comme le confirment les formules : « Vu la requête23 » (strophe 348, vers c) ; « vu les excuses24 » (strophe 349, vers a) ; « vu la réponse25 » (strophe 349, vers c) ; « vu ce que demande26 » (strophe 350, vers a) ; « vu tout le procès27 » (strophe 350, vers c).
Le lexique, enfin, est d’une précision exemplaire et laisse percevoir une forte influence, ou pour le moins une connaissance particulièrement sérieuse, du corpus juridique des Sept Parties. Chaque étape de la procédure est préalablement nommée et chacun des termes utilisés est employé dans le sens exact que lui attribue le corpus juridique du roi Alphonse X28.
2. Les dysfonctionnements latents
Au-delà de la claire volonté de la part de l’auteur de respecter à la lettre les différentes phases procédurales, le procès du renard et du loup donne également à Juan Ruiz l’occasion de dénoncer des pratiques qui ont tendance à se généraliser.
Dérives et manipulations
La dérive la plus flagrante de toutes est le conflit d’intérêts qui prend forme dès les premières strophes. Le choix de l’avocat du demandeur est loin d’être anodin : « L’avocat était bon, en tout vif et subtil : / Le lévrier, qui sait prendre Renard au filet29 » (strophe 324, vers c-d). Le représentant du demandeur a déjà eu maille à partir avec l’accusé et il semblerait que l’heure du règlement de comptes ait sonné. L’accusé n’agira pas autrement et choisira son défenseur à partir des mêmes critères : « Maître Renard vint avec un grand avocat, / Un gros chien de berger, au collier hérissé. / Le loup, quand il le vit, en fut épouvanté30 » (strophe 332, vers b-d). Le choix des défenseurs, impatients de régler leurs différends avec la partie adverse, conduit à une superposition des fonctions. L’avocat du goupil devient témoin à charge contre le loup (strophe 335), et le demandeur est accusé du délit qu’il dénonce chez son rival. Les avocats respectifs en viennent même à se substituer au juge en réclamant la sentence à appliquer avant que ne soit terminé le procès. Le loup, nous l’avons dit, réclame la potence pour le renard (strophe 328), et le renard lui-même n’est pas moins catégorique que son adversaire. Il envisage même de ne pas donner la parole à la partie adverse : « […] Messire, qu’on les arrête / Et en reconvention qu’ils meurent sans audition31 » (strophe 339, vers c-d). Le renard est tellement expéditif qu’il estime que l’avocat mérite d’être exécuté au même titre que son client.
Le délai de réflexion imposé par le juge sert de prétexte à de nouvelles dérives. Les avocats respectifs ne se limitent pas à plaider. Ils entendent bien emporter la partie par tous les moyens envisageables, y compris s’il faut, soudoyer le juge :
Maître Singe rentra chez lui en grande compagnie.
Les parties le suivaient, assemblée de Cocagne !
Les avocats aussi, tous de fieffés coquins,
Pour retourner le juge32 […]
Chacune des parties son avocat écoute :
On présente au cadi qui un saumon, qui une truite,
On apporte en secret qui une tasse, qui une coupe.
Il n’y a que crocs-en-jambe dans cette lutte fourbe33.
Les lacunes de certains défenseurs
Au-delà des pratiques qui ne contribuent pas à grandir l’institution judiciaire, l’auteur souligne avec insistance un aspect peut-être plus inquiétant encore. Les stratégies adoptées par la défense révèlent des maladresses qui sont le fruit d’une formation lacunaire. L’argument de l’excommunication du loup, mis en avant par l’avocat du renard, n’est pas pertinent et, de surcroît, n’a pas été formulé dans les règles de l’art :
La première exception fut fort bien alléguée,
Mais l’excommunication quelque peu infondée,
Car la constitution eût dû être citée
Et, dans les neuf jours, la preuve être apportée34.
Ces erreurs de forme sont extrêmement courantes et risquent d’entraîner l’irrecevabilité de la requête. Il est vrai que la question est complexe, mais on attend des spécialistes du droit qu’ils soient en mesure d’interpréter sans faute les textes juridiques. Les lacunes sont si grandes en la matière que le juge ressent le besoin de procéder, par une digression de neuf strophes (353-361), à un rappel de quelques points essentiels. Le défenseur du renard est invité à faire la part des choses en matière d’exceptions35. La nuance entre exception péremptoire et exception dilatoire n’est pas sans importance. La demande d’exception est judicieuse. Toutefois, la confusion entre péremptoire et dilatoire apporte la preuve d’une méconnaissance profonde qui déclenche la digression théorique du juge. Plusieurs vers de ce passage, qui viennent ponctuer une strophe dans tous les cas, mettent en évidence cette lacune et transforment la digression en véritable leçon de droit : « Avocat du commun, garde-le en mémoire36 » (strophe 353, vers d) ; « Car beaucoup d’avocats semblent ne pas le voir37 » (strophe 356, vers d) ; « Et l’avocat ne doit à telle requête recourir38 » (strophe 358, vers d). Une fois achevée cette mise au point, l’auteur ressent même le besoin de revenir sur la dimension didactique du passage : « Les avocats reçurent de ce Singe une bonne leçon39 » (strophe 369, vers d). Dans ce cas encore, le vers visant à souligner les lacunes des défenseurs ponctue la strophe et tombe tel un couperet.
L’univers des animaux
C’est probablement dans le but de souligner les faiblesses et la perfidie de l’homme que l’auteur fait le choix de recourir au monde animal. La méthode n’est pas nouvelle, mais d’autres options s’offraient au poète. Le procès présidé par Don Ximio est bien un conte d’animaux :
Ils se distinguent [les contes d’animaux] des contes de fées en ce que le merveilleux y est restreint au don de la parole attribué aux bêtes, des fabliaux en ce sens que l’intention satirique ou simplement l’humeur railleuse en sont absentes, des fables enfin en ce qu’ils ne visent point à proposer une morale. Ils ne cherchent qu’à amuser en rapprochant pour un moment le monde animal du nôtre. Prêter aux bêtes des actions, des paroles, des gestes, des attitudes qui sans cesse rappellent l’humanité sans jamais nous faire oublier que nous avons affaire à un loup, à un renard, à un lion : voilà leur méthode. Rendre les animaux assez semblables à nous pour que nous entrions sans peine dans les motifs de leurs actes, pas assez pour que nous n’y voyions plus que des hommes déguisés en bêtes, voilà le problème qu’ils se posent et qu’ils résolvent. Et à l’occasion nous pourrons peut-être nous croire transportés au pays surnaturel des fées, ou nous sentirons une légère pointe de raillerie à l’adresse de telle ou telle classe sociale, ou de telle aventure nous saurons sans peine dégager une leçon : il n’importe40.
La mise en scène d’animaux contribue à renforcer l’unité du récit enchâssé. Le procès devient de la sorte assimilable à d’autres exempla introduits dans le Libro de Buen Amor. Mais au-delà de l’unité ainsi préservée malgré la spécificité juridique du texte, la présence des animaux est en parfaite adéquation avec l’intention critique de l’auteur. Les dérives soulignées ci-dessus dégradent considérablement les personnages adeptes de telles pratiques. Les animaux peuvent être interprétés comme une représentation dégradée de l’humain. En effet, « la représentation comique des animaux consiste à montrer comment l’homme s’abaisserait en dépassant les bornes, en tombant dans l’outrage (l’excès, notion capitale au Moyen Âge) au lieu de se conduire par mesure41. » Le choix du loup et du renard est loin de constituer une nouveauté et s’appuie sur la tradition ésopique. On pense également au Roman de Renart qui a amplement contribué à diffuser la légendaire rivalité entre Renard et Isengrin. L’essentiel dans le cadre d’un exemple en rapport avec l’hypocrisie était de faire s’affronter en justice deux ennemis jurés. Plus surprenant est le choix du singe dans les fonctions de juge. En effet, dans l’iconographie chrétienne, le singe est souvent l’image de l’homme dégradé par ses vices, en particulier, par la luxure et la malice. Il est souvent représenté comme une caricature de l’homme. Cette perception traditionnelle du singe n’est pas compatible avec la droiture de Don Ximio. Une piste envisageable est offerte par Le Roman de Renart. Le personnage le plus attaché au droit de défense de l’accusé et le plus désireux de ne pas se laisser aller à la précipitation n’est autre que le singe Cointereau : « Eh bien, maître, répondit le singe en faisant une de ses plus belles moues, dites-nous au moins comment vous justifieriez une sentence aussi précipitée42. » Quelques vers plus bas, il est précisé que Cointereau vient d’arriver d’Espagne.
3. La fonction littéraire du procès
À la lumière de ce qui précède, le moment est venu de s’interroger sur la fonction de ce conte enchâssé. La thèse du détournement parodique est très répandue et ne fait aucun doute pour Carmelo Gariano :
Le jugement du juge don Ximio est une parodie évidente du style judiciaire […]. Dans ce cas, la parodie repose sur la formulation, puisqu’elle affecte la rédaction des sentences judiciaires et la façon de les complexifier en y intégrant d’évidentes allusions ironiques et burlesques. Mais, tout bien considéré, l’intégralité du conte est une parodie des procédés de la justice, de la dramatisation de la demande et de la défense des parties, des intrigues d’avocats […], des pressions directes et indirectes sur les magistrats et d’autres intrigues du même genre43.
Que le procès devant Don Ximio donne à l’auteur l’occasion de dénoncer des pratiques que nous venons de mettre en évidence, cela ne fait aucun doute. Toutefois, le traitement parodique du conte est loin d’aller de soi. C’est davantage une forme de rupture entre les attentes de la société et le système judiciaire qui est ici mise en évidence.
Une justice en apparente rupture
Les repères temporels relevés dans l’épisode laissent apparaître que plusieurs mois, presqu’un an, séparent le délit (« Je dis présentement qu’en février dernier44 », strophe 326, vers a) de la sentence prononcée par le juge (« Et il les renvoya après l’Épiphanie45 », strophe 340, vers d). Juan Ruiz nous rappelle que, malgré cette lourdeur apparente, le temps est l’allié du juge qui souhaite ne pas se prononcer dans la précipitation.
Un autre aspect semble mettre en évidence une forme de déphasage entre la justice et ceux qui ont recours à l’appareil judiciaire. En effet, il ne suffit pas de verser des témoignages au dossier ou d’entamer une procédure reconventionnelle. Encore faut-il que ces démarches s’effectuent en veillant à la stricte application des textes. C’est ainsi qu’un argument parfaitement recevable en soi peut perdre toute sa valeur pour une question de vice de forme : « Quand l’excommunication est voulue dilatoire, / La partie adverse a neuf jours de délai46 » (strophe 356, vers a-b). Neuf jours suffisent, dans un procès qui s’étend sur pratiquement un an, à transformer un argument recevable en argument irrecevable.
C’est donc la complexité de la machine judiciaire qui est mise à jour, une complexité telle que les avocats eux-mêmes ont tendance à s’y perdre comme le souligne la digression du juge sur les exceptions dilatoires et péremptoires.
Toutefois, le conte ne constitue pas une parenthèse parodique pour autant. En effet, le juge ne fait l’objet d’aucun traitement burlesque. Bien au contraire, Don Ximio est présenté comme un véritable expert dans son domaine : il veille efficacement au respect scrupuleux de la procédure, il respecte les droits de la défense, écoute avec impartialité les deux parties, ne se laisse jamais corrompre (strophe 341, vers b-d), privilégie la conciliation jusqu’au dernier moment (« […] Ayez donc une entente / Avant que je prononce et rende ma sentence47 », strophe 343, vers c-d), et prend conseil auprès d’hommes sages comme l’y invite le code juridique des Sept Parties48 (« Ayant pris mon conseil – j’en ai tiré profit – / D’hommes instruits en droit pénal et coutumier49 », strophe 351, vers b-c). Ce fin connaisseur du droit, qui fait la leçon aux avocats, est présenté dans le conte comme un juge de grand renom : « Il est subtil et sage, jamais en vain ne siège50 » (strophe 323, vers d) ; « Le cadi fort instruit, dans sa parfaite science51 » (strophe 347, vers a). L’origine même du juge (Cadi de Bougie) pourrait bien compléter cette présentation prestigieuse. La référence à la ville de Bougie n’a pas manqué d’intriguer la critique. Jacques Joset, dans une note de son édition, rappelle que, selon Aguado et Corominas, la ville était célèbre pour ses singes qu’elle exportait dans les ports d’Europe. Il considère pour sa part que la ville était prospère, stratégiquement située et convoitée par les Catalans52. Dans une autre étude, le même auteur interprète la référence à Bougie comme un témoignage parmi bien d’autres du métissage culturel de l’Espagne du xive siècle53. J’avance pour ma part l’hypothèse suivante : en attribuant au singe la fonction d’alcalde de Bougie, Juan Ruiz situe la fonction de juge au plus près de son origine étymologique (« Alcalde, 1062. Del ár. qâdi “juez”, part. activo de qádà “resolver”, “juzgar” »54). Don Ximio devient de la sorte le modèle originel et paradigmatique du juge dont la droiture ne fait pas plus de doute que l’origine sémantique de sa fonction.
Un exemple dépourvu d’exemplarité
C’est précisément parce que le juge est rigoureux et qu’il applique la loi à la lettre que le procès ne débouche sur aucune sanction. Tout semble pourtant limpide. Le renard est effectivement coupable du larcin qui lui est reproché. Sa demande de reconvention est des plus licites : « […] après avoir répondu à la demande de son adversaire devant le juge commissionné, si l’accusé souhaite déposer une demande contre le demandeur, il peut procéder sous forme de reconvention devant ce même juge55 ». La réaction de la défense envers l’accusateur est parfaitement fondée. Le chien de berger dénonce les vols commis par le loup (strophes 334-335), ses démêlés avec la justice (strophe 336) et l’excommunication dont il a été frappé (strophes 337-338). Cette stratégie légale ne sera, nous l’avons vu, que partiellement retenue par le juge. Cette demande d’exception permet de détourner le débat de l’accusation initiale. Il s’agira désormais de démontrer, non plus la culpabilité de l’accusé mais l’incapacité du demandeur à saisir la justice.
La fama, renommée publique est une composante essentielle de la vie en société. Au Moyen Âge elle présente une importance vitale. Elle ancre un individu dans son voisinage, dans la seigneurie, le quartier, la paroisse, la famille dont il dépend. Elle conditionne toute sa crédibilité dans des actes fondamentaux de la vie quotidienne, achat et vente, contrat d’embauche, crédit, garantie, témoignage56.
La réputation du demandeur étant entachée, il a perdu tout crédit en société et son témoignage est dépourvu de valeur. Les démarches des deux parties prouvent que la justice est un jeu subtil, que la loi peut être utilisée au service de chacun en fonction de ses intérêts du moment :
La farce médiévale et la nouvelle humaniste insinuent que les finesses ont leur séduction, que la ruse est une forme de l’habileté […]. Elles suggèrent que la loi est relative, qu’elle peut être manipulée et détournée, que le droit est un pouvoir, mais qu’il est possible d’y échapper. Elles manifestent les dysfonctionnements et les apories de l’institution judiciaire, et inventent des conduites qui permettent d’en jouer57.
Il n’y a donc pas parodie de la part de Juan Ruiz mais volonté de souligner la complexité de l’appareil judiciaire, une complexité source de lourdeurs en apparence mais néanmoins indispensable si l’on veut barrer la route à l’aléatoire, aux a priori, à la subjectivité morale. Pour ce faire, il nous donne à lire un cas extrême ou, bien que tous les faits soient parfaitement établis et reconnus, la justice révèle son incapacité immédiate à condamner ce que la société récuse : « Par exception je ne peux condamner ni exécuter, / Et l’alcalde ne peut plus que le droit commander58 » (strophe 361, vers c-d) ; « Je décide que la requête par le loup déposée / doit être rejetée […]59 » (strophe 363, vers c-d) ; « Par exception je ne peux condamner ni punir60 » (strophe 358, vers c). Le dénouement moral attendu du procès littéraire ne se produit donc pas. Pour Estelle Doudet, « […] grâce à son déroulement d’une implacable logique et son aspect objectif, le procès littéraire recherche la fin de l’arbitraire et du règne des opinions. […] il vise toujours, plus ou moins, à l’exemplum pour ceux qui le lisent ou qui le voient représenté61. » Le récit d’un procès est traditionnellement abordé sous l’angle de l’autorité institutionnelle supposée rétablir l’ordre. L’exemplarité du procès doit provenir de la sanction infligée car c’est bien la sanction qui fonde l’exemplarité plus que les échanges maintenus au cours de la procédure. En ce sens, le cas du procès du renard et du loup devant le singe est un exemple dépourvu d’exemplarité.
Le procès intégré dans le Libro de Buen Amor suit de près les étapes de la procédure en vigueur. La précision du lexique ainsi que les nombreux renvois au corpus juridique des Sept Parties sont la preuve de la connaissance exacte de l’auteur en matière de droit. Toutefois, Juan Ruiz n’est pas motivé par le simple besoin d’étaler son savoir juridique et encore moins par la tentation parodique. Il s’emploie à dénoncer les manipulations et les détournements que certains juristes n’hésitent pas à pratiquer, tout en rappelant que le juge reste le garant du bon déroulement de la procédure. Il souligne surtout que le système judiciaire n’a pas à être influencé par un ordre moral qui aurait conduit irrémédiablement à une condamnation expéditive. Bien que les deux parties en présence soient coupables l’une et l’autre, aucune sanction ne peut être prononcée, non pas à cause du laxisme ou de l’incompétence du juge mais au contraire parce que le juge applique à la lettre une procédure avec les limites inévitables que cela peut impliquer. L’épisode a trop souvent été déconnecté de l’ensemble de l’œuvre. N’oublions pas que dans son prologue, le poète invite à la prudence et à ne pas interpréter le texte dans la précipitation en rappelant à son lecteur / auditeur que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. La décision du juge nous en apporte un exemple de plus. Le lecteur / auditeur est ainsi invité à bien différencier la morale, moule dans lequel la société tend à ériger sa propre norme, du droit dont l’application stricte doit se suffire à elle-même.