Au livre XVIII du poème héroï-comique Morgante de Luigi Pulci (1re éd. 1481), Margoutte, demi-géant aux membres « hideux, choquants et laids », qui a arrêté de grandir avant de le devenir tout à fait, se présente au protagoniste Morgante en lui racontant sa vie misérable et en énumérant les interminables péchés qu’il a commis jusque-là, du vol au jeu de hasard, du parricide à toute sorte de violences. Partiellement modelé sur l’exemplum des textes pénitentiels médiévaux, son long monologue est toutefois le contraire d’une confession, c’est même une véritable provocation : figure de marginal dépourvue de morale et de foi religieuse (comme il l’avoue franchement : « Pour te le dire en bref, / je ne crois pas au noir, non plus qu’au bleu, / mais au chapon bouilli, ou si l’on veut, rôti1 »), Margoutte ne se sent pas coupable de ses méfaits, mais il les proclame orgueilleusement et déclare qu’il n’y a personne dans le monde entier qui ait péché plus que lui. Dans ces strophes – qu’il est possible de comparer à la fausse confession de sire Chapelet dans la première nouvelle du Décaméron de Boccace – les lois de Dieu et des hommes et l’autorité que celles-ci représentent sont récupérées pour être bouleversées et ouvertement tournées en dérision. Nous essaierons de montrer que le credo de Margoutte est justement ce bouleversement total de la loi de Dieu.
1. La profession de foi de Margoutte est un long monologue d’une trentaine de huitains suivant le modèle des confessiones médiévales, c’est-à-dire les textes dans lesquels on recueillait précisément de véritables confessions faites selon un ordre fixe et préétabli. Elle représente exactement le contraire des nombreuses confessions « parfaites » où les fidèles énuméraient leurs péchés – ou mieux, tous les péchés existants – selon des regroupements archétypiques plus ou moins fixes. Nous pouvons rappeler, par exemple, le catalogue de péchés contre les vertus et les œuvres de miséricorde d’Antonio Beccari (I Dieci Comandamenti di Dio e’ sette peccati mortali), ou la Regola per ben confessarsi de Luigi Marsili, qui distinguaient les péchés d’orgueil, de vanité, de colère, d’envie, de gourmandise et de luxure. D’ailleurs, l’image de l’homme et notamment du chrétien parfait du point de vue éthique et moral avait déjà été fixée par l’énorme répertoire des vies exemplaires, en particulier par les biographies de saint François (Speculum perfectionis, Sacrum Commercium beati Francisci cum domina Paupertate, Legenda prima, Legenda secunda, les Fioretti, etc.) et de saint Antoine (dans la Legenda prima sancti Antonii), jusqu’à la littérature hagiographique de saint Bernardin de Sienne, à partir de la fin du xve siècle. Il s’agit de rétablissements biographiques qui falsifiaient la vérité et qui exagéraient les capacités humaines à bien vivre pour gagner la sainteté, des modèles proposés et re-proposés jusqu’à l’exaspération et destinés à rester inchangés pendant plusieurs décennies. Ces procédés étaient aussi très fréquents dans le sous-genre des sermons satiriques, qui dépassaient parfois la simple « contrefaçon du contenu idéologique et lexical des orations, des martyrologes, des dogmes2 », en accueillant des foules de scélérats et d’ivrognes. Boccace lui-même utilise cette technique dans la première nouvelle du Décaméron. Comme Margoutte, le protagoniste de cette nouvelle, sire Chapelet, possède en effet toute sorte de malices, mais il minimise ou bouleverse ses péchés de luxure, de gourmandise, d’avarice, de colère et de faux témoignage pour tromper le frère qui le confesse avant de mourir et pour gagner ainsi l’éternelle sainteté. Lisons les passages rapportant, pour chaque péché, les questions du frère et les réponses de sire Chapelet :
[le frère] commença par lui demander s’il avait jamais commis le péché de luxure avec quelque femme. […] je suis aussi vierge que quand je suis sorti du corps de ma maman.
Après quoi, il lui demanda si en péchant par gourmandise il n’avait point déplu à Dieu. [….] il avait bu cette eau, surtout quand il s’était trouvé fatigué par ses stations de prières ou par ses pèlerinages, avec le même plaisir et le même appétit que le vin donne aux grands buveurs. Maintes fois il avait désiré tâter de certaine salade tendrelette aux fines herbes […].
Mais dis-moi : as-tu péché par avarice, en désirant plus qu’il ne convenait ou en retenant ce que tu n’aurais pas dû retenir ? […] j’ai partagé en deux avec les pauvres de Dieu ce que j’avais gagné, employant une moitié du profit pour mes propres besoins et leur faisant don de l’autre moitié.
Mais quand et combien de fois t’es-tu mis en colère ? […] je puis vous dire que ça m’est arrivé souvent. Mais qui pourrait s’en empêcher, en voyant […] les gens faire des saletés, ne point respecter les commandements de Dieu et ne pas craindre ses jugements3 ?
La stratégie de Chapelet se révélant gagnante, il obtiendra l’absolution ainsi que le privilège d’être vénéré comme un saint :
[…] le frère qui l’avait confessé monta en chaire et commença, sur cet homme et sur sa vie […], sur sa virginité, sur sa simplicité, son innocence et sa sainteté, à prêcher des merveilles […]. Et le renom de sa sainteté, comme la dévotion que l’on avait pour lui, grandirent à un point tel qu’il n’y avait presque plus personne qui, se trouvant dans l’adversité, se vouât à un autre saint que lui : les gens l’appelèrent et l’appellent encore saint Chapelet4.
2. Venons-en au texte de Pulci et lisons les passages les plus représentatifs pour notre discours sur la transgression de la loi de Dieu :
112.
Arrivé certain jour à un embranchement,
au sortir d’un vallon, dans un grand bois,
Morgante vit venir du coin de l’œil au loin
Un homme ayant bien sinistre visage. […]
113.
Morgante mesura du regard tous ses membres,
maintes et maintes fois, du chef aux pieds,
tant ils lui paraissaient hideux, choquants et laids :
« Dis-moi ton nom, lui dit-il, voyageur. »
Celui-ci répondit : « Je me nomme Margoutte ;
et j’ai voulu aussi être un géant,
puis arrivé à mi-chemin j’ai renoncé :
tu vois que j’ai sept bras de haut5, bien mesurés. […]
115.
Pour te le dire en bref,
je ne crois pas au noir, non plus qu’au bleu,
mais au chapon bouilli, ou si l’on veut, rôti,
et j’crois parfois encore dans le beurre,
dans la bière, et quand j’en peux avoir, dans le moût,
et dans le “blanc” plus que dans le “pinard”,
plus qu’en tout cependant, dans le bon vin j’ai foi,
et je crois bien que s’ra sauvé qui en lui croit ;
116.
et je crois dans la tarte et puis dans le tourteau,
l’une est la Mère et l’autre est son fiston ;
et le vrai Notre Père est le foie en crépine,
lequel peut être et trois et deux et un,
et procède du foie celui-là tout au moins.
Et comm’ j’voudrais boire avec un seillon,
si Macom interdit et blâme le pinard,
je crois qu’il est chimère ou qu’il est cauchemar […].
117.
tu verras que ne s’est dégradée ma lignée
et que j’ne suis pas sol où la vigne planter.
118.
[…] Tu veux l’ savoir […]
à moi qu’ont engendré une moinesse grecque
et en Turquie, à Brousse, un papasson ?
Au début de ma vie, à jouer du rebec
je me plaisais […].
119.
Un jour où j’avais fait dans la mosquée bagarre
et avais tué mon vieux papasson,
à mon côté j’ai attaché ce cimeterre
et commencé à visiter le monde ;
et comme compagnons, avecques moi j’emmène
tous les péchés du Turc avec ceux de l’Hellène ;
120.
et même ceux qui sont au fin fond de l’enfer :
des mortels, j’en ai bien septante-sept,
[…] pense combien j’ai de péchés véniels !
131.
[…] Si j’ai mené parfois des oies au pâturage
ne m’le demand’ pas, j’te l’dirai pas […].
132.
Nous avons déjà vu trois vertus cardinales,
comme j’ai dit, le cul, le dé, la gueule ;
voici la quatrième, et c’est la principale […].
134.
si tu me voyais tout seul dans une église,
j’ai plus d’ardeur à piller les autels
qu’un huissier de justice à saisir un chaudron […].
137.
Il reste à voir les trois vertus théologales.
Si j’sais truquer un livr’ ? Dieu te le dise […].
138.
Les serments fallacieux tout comme les parjures
me coulent en la bouche ainsi que font
les figues de Saint-Pierr’, quand elles sont bien mûres […].
139.
Blasphémateur, je ne fais différence
de blasphémer les saints plutôt que les humains
et j’les ai tous sur mon calendrier […].
142.
J’ai passé sous silence un énorme chapitre
de mille autres péchés, laissés en vrac ; […].
si ce n’est qu’à la fin tu entendras ceci :
Que nulle trahison jamais je ne commis6. »
Margoutte nous est présenté comme un être diabolique – car c’est justement auprès des carrefours qu’il fallait évoquer les démons – et à la limite entre notre monde et le monde surnaturel. Il est « tutto fosco », son visage est « bien sinistre », sa teinte sombre étant un autre signe de sa condition de canaille, ou de trickster, comme Brunel dans le Roland furieux de l’Arioste7 ; ses membres sont « hideux, choquants et laids ». Son essence de demi-géant est aussi un indice de sa double étrangeté : Margoutte n’appartient ni à l’univers des hommes ni à celui des géants (en effet, sa bizarrerie est tout à fait évidente à Morgante qui, lui-même, n’est pas du tout normal…) Comme Morgante, Margoutte fait partie d’une race folklorique, sous-humaine et monstrueuse, composée non seulement de nains et de géants, mais plus généralement d’êtres monstrueux, de toutes les créatures anormales qui formaient les rangs des bizarreries médiévales.
Ensuite, à la question de Morgante, qui lui a demandé s’il était chrétien ou Sarrasin, et s’il croyait en Jésus-Christ ou en Apollyn (114), Margoutte a répondu en expliquant son credo, qui est l’un des credo blasphématoires qui constituaient, à l’époque, un genre pratiqué couramment même par des clercs, à savoir un credo gastronomique : il adore le chapon bouilli ou rôti, le beurre, la bière et le vin. Il s’agit donc d’une parodie de l’eucharistie, le corps et le sang du Christ étant transformés en nourriture à dévorer sans cérémonies et privés de tout sens religieux.
À partir du huitain 116, l’opération parodique se concentre sur le dogme de la Trinité. Le Père, le Fils et le Saint Esprit sont remplacés respectivement par la tarte, le tourteau et le foie en crépine (« torta », « tortello » et « fegatello »), le « fegatello » étant précisément un foie de porc coupé en morceaux et enveloppé pour la cuisson dans la panse de l’animal, d’où l’image trinitaire que lui donne Pulci. Dans son édition française du poème, Pierre Sarrazin ajoute que « ce plat devait beaucoup plaire [à l’auteur], car il en donnera la recette un peu plus loin8 ». Margoutte se moque du dogme de l’Unité et de la Trinité de Dieu (« Notre Père […] / peut être et trois et deux et un [posson esser tre, due ed un solo] », 116) : la différence entre un et trois ne porte que sur la quantité, et trois vaut mieux qu’un parce que l’on peut manger davantage. D’ailleurs, Margoutte ne peut même pas embrasser la foi mahométane, car la loi islamique interdit la consommation de vin (« Et comm’ j’voudrais boire avec un seillon, / si Macom interdit et blâme le pinard, / je crois qu’il est chimère ou qu’il est cauchemar [credo che sia il sogno o la fantasima] », ibid.). La métaphore de la vigne fertile qui, à partir de l’Évangile de Matthieu, indique la prédisposition à la foi, est bouleversée car elle est liée à son sens littéral. Margoutte nie être « sol où la vigne planter [terren da porvi vigna] » (117) pour prendre ses distances du « paysan » saint Dominique, le champion de la foi chrétienne qui « se mit à enclore la vigne / qui tôt blanchit si le vigneron dort », comme dit Dante dans le Paradis9, mais aussi pour affirmer sa prédisposition pour le vin avec une pointe d’ironie. Autrement dit, Margoutte renverse les domaines de l’orthodoxie et de l’hérésie : il nie qu’il est hérétique, mais il affirme qu’il respecte sa propre foi, laquelle pourtant est l’exact contraire de la foi traditionnelle.
Avec le huitain 118 commence le récit de la vie de Margoutte. Il est le fils d’une moinesse grecque et d’un papasson (le papasson est un prêtre de l’Église orthodoxe, mais le terme indique aussi chacune des personnes préposées à la surveillance de la mosquée dans la religion musulmane) : la vie du personnage est donc née sous le signe de la promiscuité et de l’illégitimité, elle a été le résultat d’une liaison entre deux religieux qui ont enfreint leurs vœux de chasteté10. Ensuite, après avoir tué son père (119), Margoutte a réuni une petite bande de malfaiteurs, avec lesquels il a couru le monde en amenant « tous les péchés du Turc avec ceux de l’Hellène [tutti i peccati di turco o di greco] » (ibid.). Le choix de Pulci n’est pas du tout fortuit : les Turcs et les Grecs étaient réputés pour leur cruauté et leur fausseté (il faut rappeler que la menace turque commença à être concrète justement à la fin du xve siècle). L’exemple le plus célèbre de la fausseté grecque est lié à l’épisode du cheval de Troie et au discours par lequel, dans l’Énéide, Laocoon met en garde ses concitoyens contre la ruse de leurs ennemis :
Malheureux citoyens, telle démence est-elle possible ? Vous croyez les ennemis partis ? Ou pensez-vous que les offrandes des Danaens soient jamais exemptes d’artifices ? Est-ce ainsi que vous connaissez Ulysse ? Ou bien dans cette charpente des Achéens enfermés se cachent ; ou bien c’est un engin fabriqué contre nos murs pour épier nos maisons et pénétrer d’en haut en notre ville ; ou quelque autre piège s’y dissimule. Ne vous fiez pas à ce cheval, Troyens. Quoi qu’il en soit, je crains les Danaens même quand ils portent des offrandes11.
Margoutte continue en revendiquant avec orgueil la quantité hyperbolique des péchés qu’il a commis : « des mortels, j’en ai bien septante-sept, / qui ne me quittent pas ni d’été ni d’hiver ; / pense combien j’ai de péchés véniels ! [io n’ho settanta e sette de’ mortali, / che non mi lascian mai la state o ‘l verno ; / pensa quanti io n’ho poi de’ venïali !] » (120). Ensuite, après le Credo vient le Confiteor, qui lui aussi constituait à l’époque un véritable genre littéraire pratiqué par les poètes burlesques comme Burchiello. Pourtant, Margoutte n’énumère pas ses péchés pour expier ses fautes – il faudrait qu’il se repente et qu’il fasse acte de contrition –, mais pour s’en vanter et pour les étaler face à son nouvel ami Morgante. Sa première vertu cardinale est l’avarice, symbolisée par le jeu de hasard : Margoutte a tout perdu au jeu, même les poils de sa barbe (« mon bien et mon renom, / je me suis tout joué, poils de la barbe inclus [e la roba e la fama / io m’ho giucato, e’ pel già de la barba] », 121) ; il connaît toutes les malices et les ruses, et il les énumère en recourant à un vocabulaire qui appartient à l’argot du xve siècle : « je me vante en ruse, en foule ou piperies ? / De ce jeu-là je sais tous trucs et fourberies [in furba o in calca o in bestrica mi lodo ? / Io so di questo ogni malizia e frodo] » (122). Le huitain 131 nous suggère qu’il gère aussi un petit trafic de prostitution : « Si j’ai mené parfois des oies au pâturage / ne m’le demand’ pas, j’te l’dirai pas [S'io ho tenute dell'oche alla pastura / non domandar, ch’io non lo direi]. »
Après l’avarice, Margoutte mentionne sa gourmandise. Il connaît tous les secrets de l’art culinaire car il a été « quelque temps aubergiste à Égine » (128), l’île grecque connue dès l’Antiquité grâce à sa prospérité commerciale : la vie de Margoutte est donc liée à l’Est, c’est-à-dire à des régions souvent mentionnées pour la luxure et la lasciveté de leurs habitants.
La troisième vertu cardinale de Margoutte est la luxure. Dans la strophe 115 on voit qu’il avait déjà parlé de son double intérêt pour le « chapon bouilli, ou si l’on veut, rôti [lesso o vuogli arrosto] », en faisant peut-être allusion à sa promiscuité sexuelle. À propos de l’opposition de termes bouilli / rôti, Jean Toscan la considère comme une sous-espèce de la plus générique opposition humide / sec, et il en propose une interprétation sexuelle ; plus précisément, il considère la viande bouillie comme un équivalent culinaire du rapport hétérosexuel, dit « naturel », tandis que celle rôtie serait un symbole du rapport sodomitique, dit « contre nature12 ». Le caractère transgressif de la confession de Margoutte s’enrichit donc d’une deuxième acception, la promiscuité sexuelle qui s’ajoute à l’avidité alimentaire. Margoutte admet qu’il est habitué indifféremment à la viande bouillie et à la viande rôtie, c’est-à-dire qu’il aime éprouver du plaisir de n’importe quelle manière. L’auteur insiste maintenant sur ce motif (« Sache que je laboure, et ce n’est pas une blague, / avec l’âne et le bœuf… et le chameau ; / […] où la tête ne va, c’est la queue que j’y pousse, et ce qui m’plaît le plus, c’est que l’entendent tous [Sappi ch’io aro, e non dico da beffe, / col cammello e coll’asino e col bue ; / dove il capo non va, metto la coda] », 129) pour souligner la luxure effrénée du personnage. Résumant les vertus cardinales qu’il vient d’énumérer (« Nous avons déjà vu trois vertus cardinales, / comme j’ai dit, le cul, le dé, la gueule [Or queste son tre virtù cardinale, / la gola e ‘l culo e ‘l dado, ch’io t’ho detto] », 132), Pulci rend hommage à la tradition comique et burlesque par l’adoption de la triade femme, taverne et dé, dont la présence est très forte dans les sonnets de Cecco Angiolieri et de Burchiello (nous pouvons citer par exemple le premier quatrain de ce sonnet de Cecco : « Trois choses ici-bas me sont en gré / dont je ne puis profiter à toute heure : / la femme, la taverne, et puis les dés ; / voilà ce qui me met la joie au cœur.13 ») Si nous prenons en considération l’orgueil avec lequel il décrit ses péchés à Morgante (140) – il se définit explicitement comme présomptueux et fier –, nous pouvons ajouter deux autres péchés, l’orgueil et l’envie.
Le péché dont Margoutte est le plus fier, sa quatrième vertu cardinale, est toutefois le vol (on peut le compter dans le domaine de l’avarice). Il utilise parfaitement tous les outils d’effraction et il vole partout, sans aucune différence entre les maisons privées et les églises, les troncs et les porcheries (133-135). La loi de Dieu est doublement enfreinte : tout d’abord – et très banalement – parce que Margoutte viole le cinquième et le dixième commandements, il les tourne en dérision en parodiant leur sens profond : « distinguer le tien du mien, je ne le veux / pour ce que toute chose en principe est de Dieu [io non istò a guardar più tuo che mio, / perché ogni cosa al principio è di Dio] » (135). Pulci veut peut-être faire allusion aux pratiques lucratives de l’Église, Margoutte se considérant comme un voleur juste qui vole à ceux qui ont déjà volé ; deuxièmement, il a perpétré la plupart de ses crimes dans des églises, c’est-à-dire qu’il les a véritablement conçus comme des affronts à Dieu.
Après les vertus cardinales, Margoutte énumère ses vertus théologales. Il est un falsificateur (les livres sont sa spécialité : « Si j’sais truquer un livr’ ? Dieu te le dise », 137), il est parjure (il s’amuse en particulier à se parjurer sur les sacrements : « Les serments fallacieux tout comme les parjures / me coulent en la bouche ainsi que font les figues de Saint-Pierr’, quand elles sont bien mûres / ou la lasagne, ou autre chose douce », 138), il est aussi menteur et blasphémateur (« Blasphémateur, je ne fais pas différence / de blasphémer les saints plutôt que les humains, / et j’les ai tous sur mon calendrier », 139). Au total, il est tout à fait dépourvu de la moindre charité chrétienne (« Quant à la charité, à l’aumône ou au jeûne, / à l’oraison, ne crois pas que j’en fasse », 140), outre qu’il s’amuse à invoquer des malédictions et des malheurs (« Je voudrais voir le feu plus que l’eau ou la terre, / et voir et monde et ciel en faim, en peste, en guerre [Vorrei veder più fuoco ch’acqua o terra, / e ‘l mondo e ‘l cielo in peste e ‘n fame e ‘n guerra] », 139), des malédictions qui rappellent les célèbres expressions de Cecco Angiolieri : « Si j’étais feu, je brûlerais le monde ; / si j’étais vent, j’y soufflerais l’ouragan ; / si j’étais eau, je le noierais ; / si j’étais Dieu, le coulerais à pic14. » Après cette longue liste de péchés, si nous considérons le parricide de Margoutte comme un acte de colère, et étant donné que pour la théologie catholique l’indolence est une paresse excessive dans la pratique du bien, toute la gamme des sept péchés capitaux est maintenant complète, ce qui démontre que notre interprétation du credo de Margoutte comme un bouleversement total de la loi de Dieu est bien fondée. En plus, la conduite du demi-géant enfreint évidemment la plupart des commandements divins, du vol à l’homicide, de l’irrespect de la sanctification des jours de fête au manque de respect de l’autorité de ses parents. La figure de Margoutte relativise ainsi les concepts de loi et d’autorité. Il ne respecte aucune loi, ou, plus exactement, sa loi change sans cesse sur la base d’une logique personnelle et opportuniste : « je change foi et loi, amis, écailles, / de pays en pays, comme je vois et sens [e muto fede e legge, amici e scoglio, / di terra in terra, com’io veggo e truovo] » (141).
3. Malgré sa conduite démystificatrice par rapport aux dogmes et à l’orthodoxie de la religion chrétienne, Margoutte n’est pas du tout un athée, mais il croit à une religion « de la nourriture et de la grossièreté15 », il possède une foi inébranlable dans la force de la cuisine et de l’art culinaire. Au fil des chants XVIII et XIX, il est le protagoniste de plusieurs scènes essentiellement de banquet : le séjour et le déjeuner chez le patron, le repas avec Florinette, les disputes avec son ami à cause de la voracité insatiable du géant. D’ailleurs, le monologue du chant XVIII est tout rempli d’allusions gastronomiques par lesquelles Margoutte remplace les vérités chrétiennes par son répertoire personnel de goûts exquis. Nous pouvons nous concentrer sur les deux premiers huitains de ce monologue (115-116), dans lesquels les conceptions de la Trinité, de la Vierge et de Jésus-Christ sont abaissées au niveau de la matérialité quotidienne. La série anaphorique des « je crois » bouleverse en particulier les formules canoniques du Credo et du Confiteor, qui constituent toutefois la texture même du discours de Margoutte :
Margoutte répondit : “Pour te le dire en bref,
je ne crois pas au noir, non plus qu’au bleu,
mais au chapon bouilli, ou si l’on veut, rôti,
et j’crois parfois encore dans le beurre,
dans la bière, et quand j’en peux avoir, dans le moût,
et dans le ‘blanc’ plus que dans le ‘pinard’,
plus qu’en tout cependant, dans le bon vin j’ai foi,
et je crois bien que s’ra sauvé qui en lui croit ;
et je crois dans la tarte et puis dans le tourteau,
l’une est la Mère et l’autre est son fiston ;
et le vrai Notre Père est le foie en crépine,
lequel peut être et trois et deux et un,
et procède du foie celui-là tout au moins16.
Remplaçant la Vierge, le Père et le Fils par la tarte, le tourteau et le « foie en crépine », Pulci réinterprète le dogme trinitaire d’un point de vue transgressif : plus précisément, il réalise une transposition de l’immatériel au matériel, du domaine du transcendant au domaine de l’immanent. Ce jeu ne marche pas seulement avec les trois personnes de la Trinité, mais aussi avec les quatre vertus cardinales, prudence, justice, force et tempérance – remplacées respectivement par « le cul, le dé [c’est-à-dire la sodomie et le jeu de hasard], la gueule » et le vol – et les trois vertus théologales, les serments fallacieux, les parjures et les blasphèmes prenant la place de la foi, de l’espérance et de la charité. Le procès de désacralisation de la matière religieuse est évident dans ces strophes 115-117, parfaitement structurées selon un schéma de répartition des champs opposés de la cuisine et de la liturgie ; ces deux champs sont réunis au moment de la célébration eucharistique, lorsque l’absorption de l’hostie consacrée est l’« anamnèse » du sacrifice du Christ. Pulci fait correspondre à chaque élément d’un groupe un élément de l’autre groupe, confondant les deux séries avec un rythme quasi frénétique :
je […] crois | Au chapon |
j’crois | dans le beurre, / dans la bière, et […] dans le moût |
j’ai foi | dans le bon vin |
je crois bien que s’ra sauvé | qui en lui [le vin] croit |
je crois | dans la tarte et puis dans le tourteau [sont] l’une [la tarte] et l’autre [le tourteau] |
la Mère et […] son fiston | [est] le foie en crépine [sont le] foie […] au moins |
le vrai notre Père | [est le] pinard |
trois et deux et un | |
Macom | j’ne suis pas sol où la vigne planter |
Apollyn […] et Trévigan |
Comme exemple d’une même opération de trangression, nous pouvons mentionner un texte assez proche du monologue de Margoutte du point de vue chronologique et thématique, à savoir l’anonyme Contraste du Carnaval et du Carême, qui met en scène dans l’armée carnavalesque en guerre contre les vertus quadragésimales un grand nombre d’animaux bouillis ou rôtis personnifiés : poulets, chapons, pigeons, faisans, etc. Le credo gastronomico-alimentaire du demi-géant se calque en particulier sur l’oraison qui conclue cette tenson :
Commence la pieuse oraison que Carnaval disait tous les matins lorsqu’il se levait et qu’il donnait à tous ceux qui la prononçaient un cruchon de vin « Trebbiano », quatre pains frais et un demi-boudin avec quatre foies en crépine et un gros chapon rôti pour commencer leur petit-déjeuner : « Ô très sainte poule couronnée / qui as eu comme fils un petit chapon, / tu fus mariée aux lasagnes, / en compagnie du doux foie en crépine, / et la saucisse fut martyrisée, / et bien pilée et mise dans un boyau, / et pour lui faire subir des peines et de grandes souffrances / puis elle fut pendue et mise dans le fumoir17. »
4. Le seul péché que Margoutte n’a jamais commis est la trahison, et c’est pour cette raison que Morgante l’accepte, malgré tout, en qualité d’écuyer et de compagnon d’aventures. Dans l’univers du Morgante – ou dans le Roland furieux, par exemple –, où les lois de Dieu et des hommes sont de plus en plus souvent enfreintes, le fait que Margoutte n’ait jamais trahi ses amis est une vertu fondamentale. À l’instar du protagoniste de la nouvelle de Boccace, sire Chapelet, que nous avons déjà évoqué, Margoutte n’est pas du tout un personnage négatif. Il est vrai qu’à une existence vécue suivant les normes imposées par la religion et la société, Margoutte oppose une conduite de hors-la-loi qui se moque de toutes les règles et de toutes les conventions existantes ; il demeure juste fidèle à ses compagnons, pourvu qu’ils lui rendent cette fidélité, ce qui est la valeur la plus importante. La gourmandise, la sodomie et le jeu de hasard étant les coordonnées ontologiques18 de Margoutte, le credo qu’il expose est dangereux parce qu’il est plausible et qu’il ordonne le chaos du monde selon des critères élémentaires et communs à tous les hommes. Bien qu’ils soient absurdes, ces critères sont liés au soupçon troublant qu’ils pourraient être justes. Qui n’a jamais eu des rêves d’abondance alimentaire et de liberté sexuelle ? Malgré cette dangerosité, la nouveauté du texte de Pulci consiste à ne pas criminaliser Margoutte, à ne pas moraliser sa figure ni à diaboliser ses actions, au contraire, en atténuant ses bêtises, il nous le rend sympathique.