La transgression dans les pièces du « Barde » est à la fois un motif et un mobile de l’intrigue, apparaissant tour à tour comme la transgression nécessaire et salutaire face à une loi inhumaine dans Measure for Measure, suscitant une dynamique du rire et de la vie dans les scènes comiques de Twelfth Night, ou bien à l’origine d’une mécanique d’auto-destruction dans Romeo and Juliet, œuvre dans laquelle Roméo commence par passer outre les divisions naturelles du jour et de la nuit avant de transgresser les lois humaines de sa cité et de sa famille pour entraîner Juliette dans la mort. La transgression peut aussi être au cœur du processus de révélation théâtrale, comme dans Richard III, où Shakespeare s’attaque autant aux faux dévots qu’aux adeptes du Paulinisme. Mais fondamentalement, la pièce de Macbeth nous révèle que la transgression tragique contredit la Nature et son ordonnance, inverse l’ordre et les hiérarchies, sociale et naturelle, établissant un chaos destructeur parachevé par la mort. Les limites ludiques de la comédie sont elles-mêmes franchies depuis longtemps, de sorte que le processus vital de la transgression s’inverse alors dans son contraire, le cadre tragique.
Il nous est apparu important, dans cette perspective, de concentrer notre attention sur ces figures de la transgression de la Loi chez Shakespeare, afin de mettre en lumière la place centrale de la mise en scène de la transgression chez ce dramaturge et de nous interroger sur l’essence même de son théâtre parfois jugé socialement conservateur.
1. Transgressions comiques : de la transgression et du comique volontaires à la transgression et au comique involontaires
Les modes de la transgression varient avec les personnages et les figures qui l’épitomisent. Lorsque la transgression est comique, elle s’incarne volontiers dans quelques types caricaturaux, dont les apparitions apportent par instants une détente de la tension dramatique. La comédie shakespearienne n’étant pas dénuée de dimensions tragiques, les passages comiques, associés aux personnages socialement inférieurs des serviteurs, permettent ainsi à la fois de détourner un instant l’attention du spectateur de l’intrigue principale, établissant l’espace d’une scène ou deux l’intrigue secondaire dans une fonction proche des pièces de satire du théâtre antique grec, qui servaient d’interlude ou de conclusion aux représentations de tragédies.
Transgression carnavalesque dans Twelfth Night (La Nuit des Rois)
Constatons tout d’abord que la pièce de Twelfth Night introduit dès son titre une esthétique de la fête qui s’apparente à la magie du carnaval. La « Douzième Nuit » ainsi mentionnée fait allusion au calendrier de l’Avent, et suggère le moment de la découverte merveilleuse que contient chaque jour d’attente précédant la Nativité dans le calendrier germanique. La Douzième Nuit correspond à la moitié du décompte du calendrier de l’Avent qui est de 24 jours. Si l’on considère, au contraire, que le décompte dont il s’agit concerne la période après le jour de Noël, selon la coutume anglaise qui existait déjà à la Renaissance, ce douzième jour correspond à la clôture des douze jours de fête depuis le jour de Noël, le douzième jour correspondant alors à la veille de l’Épiphanie. Dans cette perspective, qui est la plus naturelle pour un Anglais, une chanson populaire nous dit :
Mon vrai amour m’a offert chaque jour de cette période de festivité des cadeaux étonnants, une perdrix dans un poirier pour le premier jour, deux pigeons le deuxième, trois poules françaises pour le troisième2, quatre merles le quatrième, cinq anneaux d’or le cinquième, six oies pondeuses le sixième, sept cygnes nageurs le septième, huit jeunes femmes trayeuses le huitième, neuf dames danseuses le neuvième, dix gentilhommes dansant le dixième, et douze joueurs de tambours tambourinant le douzième3.
La fête qui bat son plein semble s’illustrer par son désordre, le bruit étourdissant de douze tambours marquant la fin d’une liste hétéroclite et quelque peu chaotique, où les objets alternent avec les animaux et les êtres humains sans aucune forme réelle de hiérarchie. En bref, la Nuit des Rois serait bien l’héritière d’une forme de carnaval où la hiérarchie sociale serait battue en brèche par la fête populaire, transgressive de toute forme de hiérarchie, et où l’attente religieuse se confondrait avec un retournement des règles proche de l’esthétique des pamphlets apocalyptiques des mondes inversés4. La pièce de Twelfth Night débute, par conséquent, le jour de clôture de ce carnaval sacré5, énonçant simultanément la règle religieuse et sa transgression sociale. Dans cette perspective, les vers introducteurs de la pièce, énoncés par le Duc Orsino, entrent en résonance avec ce carnaval, en évoquant les excès festifs de nourriture pour les transformer en nourriture de l’esprit et des sens, par la musique et l’amour : « Si la musique nourrit l’amour, continue à jouer/ Sers-m’en à l’excès, que rassasié, l’appétit puisse en être dégoûté et s’éteindre ainsi6. » L’excès doit rassasier. L’excès de musique doit rassasier le désir amoureux comme l’excès de nourriture rassasie l’appétit et l’envie de plaisir et de joie. La comédie dans cette pièce commence dès ces premiers vers sur deux transgressions de l’ordre du carnaval, soit la transgression de la mesure et la transgression de la hiérarchie établie par la société. L’originalité de cette pièce va s’exprimer dans une transgression hiérarchique qui n’est pas de l’ordre de la hiérarchie des classes, bien que l’amour de Malvolio pour sa maîtresse suggère un moment ce renversement, mais sur un renversement de la hiérarchie des sexes, en suggérant leur interchangeabilité.
L’esprit du carnaval étant introduit dès la première scène comme l’esprit de l’excès, de la bonne chère, des sens, et le bouleversement des hiérarchies, les scènes de beuverie viennent déployer cette transgression de la mesure et de l’ordre sous ses formes particulières.
Le personnage de Sir Tony Belch : personnage transgressif et/ou parodique
Sir Toby Belch — dont le patronyme « Belch », signifie éructer, « roter », et suggère déjà la démesure, l’excès de boisson comme de nourriture — traduit l’esprit de cet abandon du sens contraignant de la mesure. Ne déclare-t-il pas, dès la scène 2 de l’Acte I : « Je suis persuadé que le souci/L’attention est un ennemi de la vie7 » ? Sa hiérarchie place en tout premier ordre la nourriture, et il ne se dit préoccupé que de gâteaux et de bière (« cakes and ale » ; Acte II, scène III, v. 109), le terme utilisé pour la bière (« ale ») forme une paronomase avec le terme évoquant la souffrance physique (« ails/ailments »). La bière permet de panser les souffrances et de n’y plus penser. Le soin (« care ») ne doit pas se transformer en souci, et Sir Toby Belch, bien que noble dans son patronyme, vient conseiller tous ceux qui, comme lui, ne prennent au sérieux que la nécessité de bien vivre. Sir Toby Belch rétablit une hiérarchie sociale symbolique par son patronyme et par son rôle de « Lord of Misrule » (Roi du Carnaval), selon l’expression de M. Iselin8. Dans un cadre où les vents anatomiques de toutes sortes suivaient la règle du carnaval, ainsi que l’a montré François Laroque9, Sir Toby Belch incarne le renversement des valeurs et de l’ordre social d’un monde inversé. De fait, lors de sa première introduction sur scène, à la scène 3 de l’Acte I, Maria tente bien de le raisonner et lui demande de respecter un certain ordre. Elle souligne alors ses visites nocturnes et bruyantes, et ses mises en garde prennent la forme sémantique de contrainte, de confinement, à quoi Sir Toby Belch répond par son besoin physique de prendre ses aises :
Maria
Sur ma parole, sir Tobie, il faut que vous veniez
De meilleure heure le soir. Madame votre cousine.
À de grandes objections10 à vos heures indues.
Sir Toby Belch
Eh bien ! qu’elle excipe avant d’être excipée.
Maria
Fort bien ; mais il faut vous confiner dans les modestes limites de l’ordre.
Sir Toby Belch
Confiner ! je ne me tiendrai pas plus finement que je ne fais : ces habits sont assez bons pour boire et ces bottes aussi, ou sinon qu’elles se pendent à leurs propres tirants11.
Le confinement dans des vêtements engoncés ou le respect de règles contraignantes vont de pair avec le respect d’horaires diurnes. Sir Toby Belch n’est pas seulement le Roi de la négation de la règle, comme le suggère le nom de Roi de Carnaval en anglais (« Lord of Mis-rule »). Il inverse la règle en refusant toute forme de limite. Pire, il menace de condamner à la pendaison, au bout de ses attaches de vêtements, tous ceux qui souhaiteraient le contraindre à les porter. Sir Toby Belch s’affirme comme un personnage volontairement comique, désireux d’imposer la règle du Carnaval à la place des règles de la cité. Son personnage ne relève pas du comique involontaire comme celui de Malvolio.
Malvolio : transgressif et comique malgré lui
Le personnage de Malvolio, fidèle majordome dupé par la fausse missive d’amour envoyée par Sir Toby Belch, et dont il est convaincu que l’auteur est sa maîtresse, est puni pour suggérer une potentielle transgression de l’ordre social. Il tolère de se ridiculiser en portant des bas jaunes croisés de rubans noirs pour obéir aux instructions de sa maîtresse (contenues dans la lettre dans laquelle elle est censée lui révéler son amour secret pour lui). Malvolio incarne la limite permise par la transgression carnavalesque élisabéthaine, qui admet toutes sortes de retournements et de bouleversements hiérarchiques contraires à l’ordre social. La transgression des limites sexuelles vient pallier cet échec étrange du carnaval, en plaçant comme personnages-clés de la pièce des figures du travestissement, du miroir des genres, voire de l’asexué. Notons, par exemple, que cette conservation de l’ordre social est soulignée par le vers d’Orsino découvrant la véritable identité de Viola à la fin de la pièce, lorsqu’il déclare qu’elle lui est égale en rang puisqu’elle est la maîtresse de son maître, « her Master’s mistress » (Acte V, scène I, vers 326).
Malvolio, qui commet la faute de penser sérieusement transgresser la hiérarchie sociale paye sa perte de limites par la prison et l’enfermement. La transgression à laquelle il se livre est cependant comique. Shakespeare suggère par le faux codage de la lettre adressée à Malvolio, qu’il ne sait pas déchiffrer et décode comme une lettre d’amour, que sa faute essentielle consiste à ne percevoir que sa propre personne au cœur du message que lui font parvenir Maria, Sir Toby Belch et Fabian :
Malvolio
Sur ma vie, c’est la main de ma maîtresse
Voilà ses c, ses v, ses t12, et voilà comme elle fait ses
grands P. Il n’y a pas de doute, c’est son écriture.
Sir Andrew
Ses c, ses v, ses t. Pourquoi cela ?
Malvolio (lisant)
À mon bien-aimé inconnu, cette lettre
Et mes tendres aveux ! Juste, voilà ses phrases.
Permets, cire. Doucement… et le cachet est une
Lucrèce dont elle a coutume de sceller ses lettres.
C’est ma maîtresse.– À qui cela s’adresserait-il ?
Fabian
Ceci nous l’a gagné : foie et tout entier.
Malvolio (lisant)
Jupiter sait que j’aime. Mais qui ?
Lèvres, ne remuez pas ;
Nul mortel ne doit savoir.
Nul mortel ne doit savoir… Voyons la suite.
Les nombres sont changés : nul mortel ne doit
Savoir. Et si c’était toi, Malvolio ?
Sir Toby Belch
Je te le conseille : va te pendre, blaireau.
Malvolio (lisant)
Je pourrais commander où j’adore,
Mais le silence, comme le poignard de Lucrèce,
Déchire mon cœur sans l’ensanglanter.
M.O.A.I. règne sur ma vie.
[…]
M.O.A.I. règne sur ma vie. Mais d’abord, voyons, voyons.
Fabian
Quel plat de poison elle lui a servi là !
Sir Toby Belch
Et c’est à tire d’aile que ce faucon sauvage vole à cet appât !
Malvolio
« Je puis commander où j’adore ». En effet elle peut
Me commander. Je la sers : elle est ma maîtresse.
Oh ! voilà qui est évident pour toute intelligence ordinaire ; il n’y a pas
De difficulté là… Et la fin ? Que
Signifie cet arrangement alphabétique ?
Si je pouvais le faire un peu ressembler à mon nom… Doucement. M.O.A.I. […]
M-Malvolio. — Eh bien ! c’est la lettre initiale de mon nom.
Fabian
Ne vous ai-je pas bien dit qu’il ferait quelque chose de ces lettres ? Oh ! c’est un excellent chien
Quand on est en défaut !
Malvolio
M — Oui… mais nulle consonance avec la suite :
Cela demande preuve. Ce serait un A qui devrait suivre, et c’est un O.
Fabian
Et O suivra, j’espère13.
Sir Toby Belch
Ou je le bâtonnerai et lui ferai crier « O ! »
Malvolio
Et ensuite c’est le I [je] qui vient par derrière.
Fabian
Oui, si vous aviez un œil par derrière,
vous pourriez voir plus de châtiments à vos talons
que de bonnes fortunes devant vous.
Malvolio
M.O.A.I, cela ne s’ajuste pas si bien
qu’auparavant ; et pourtant en forçant un peu,
l’apparence pourrait pencher vers moi : car
chacune de ces lettres se trouve dans mon nom. Doucement :
voyons ; voici de la prose qui suit :
(lisant)
« Si cette lettre tombe dans tes mains, médite-la. Selon mes astres
je suis au-dessus de toi, mais ne t’effraye point de la grandeur. Quelques-uns
naissent grands ; d’autres parviennent à la grandeur, et il en est
que la grandeur vient chercher. Ta destinée t’ouvre
les bras, que ton audace et ton courage l’embrassent.
Et pour l’accoutumer à ce que tu dois vraisemblablement devenir,
sors de ton humble obscurité, et parais fier et brillant. Sois
contredisant avec un parent, hautain avec les serviteurs,
que ta bouche raisonne politique, prends les manières d’un homme original. Voilà les conseils
que donne celle qui soupire pour toi. Souviens-toi de celle qui fit l’éloge
de tes bas jaunes et qui souhaita de te voir toujours
les jarretières croisées. Souviens-t’en, je te le répète. Va, poursuis :
ta fortune est faite, si tu le veux ; si tu ne le veux pas,
reste donc un simple intendant, le compagnon des valets, et
un homme indigne de toucher la main de la Fortune. Adieu.
Celle qui voudrait changer d’état avec toi.
L’heureuse infortunee. »
La lumière du jour et la plaine ouverte n’en montrent pas davantage :
cela est évident. Je veux devenir fier ; lire les auteurs politiques ;
je contrecarrerai sir Tobie ; je me décrasserai de mes grossières
connaissances ; je serai tiré à quatre épingles ; je deviendrai l’homme par excellence.
– Je ne fais pas maintenant l’imbécile ; je ne laisse pas mon imagination se jouer
de moi : car toutes sortes de raisons concourent à me prouver que ma maîtresse
est amoureuse de moi : elle louait dernièrement mes bas jaunes ;
elle a vanté ma jambe et sa jarretière ;
et dans cette lettre elle se découvre elle-même à mon amour ;
c’est avec une espèce d’injonction, qu’elle m’invite à porter les parures qu’elle préfère. Je rends grâces à
mon étoile ; je suis heureux.
Je me singulariserai,
Je me pavanerai, en bas jaunes,
et en riches, jarretières, et tout cela le temps de les mettre.
Louange à Jupiter et à mon étoile ! — Ah !
voici encore un post-scriptum.[lisant] — Il est impossible
que tu ne devines pas qui je suis14.
De façon tout à fait significative, Fabian, en parlant du traquenard que leur petit groupe a mis en place pour Malvolio, l’évoque par le terme « plot », qui désigne à la fois le complot et l’intrigue d’une pièce. Mais ce plot a des tendons, « sinews », comme s’il se métamorphosait peu à peu en un corps humain. C’est un corps carnavalesque lui aussi, puisque l’empressement, comme pour un corps que l’on pousse à courir trop vite, pourrait lui briser les tendons (« Nay, patience, or we break the sinews of our plot » dit Fabian à Sir Toby Belch). Du « plot » au complot et à l’intrigue, des tendons au corps carnavalesque, les « sinews » évoquent aussi les sinuosités (« sinuous ») du traquenard, et de l’intrigue de Twelfth Night, où l’intrigue secondaire de la pièce résonne en écho avec les travestissements de l’intrigue principale, mais sans aider à son dénouement. Le travestissement, métaphorisant la transgression sexuelle est peut-être, également, la métaphore d’une transgression impossible quant à elle : celle de l’ordre social.
La transgression sexuelle pour le maintien de la hiérarchie socio-économique ?
Dès son introduction dans l’intrigue de la pièce, Viola décide de se travestir pour servir le Duc en tant que fou/musicien. Mais c’est en tant qu’eunuque qu’elle demande à lui être présentée : (« I’ll serve this Duke;/Thou shalt present me as an eunuch to him » ; Twelfth, Acte I, scène II, vers 55-56).
Au cours du développement de la pièce, Viola, tout d’abord engagée par le Duc comme chanteur, devient son porte-parole amoureux qui, tel Cyrano de Bergerac dans la pièce d’Edmond Rostand, courtise Olivia au nom du Duc et parvient, ce faisant, à gagner son cœur. Le charme de Viola opère et séduit Olivia davantage que ne l’a fait Orsino, tant et si bien que le vocabulaire utilisé par Viola devant le succès de son stratagème suggère même la grossesse :
Pauvre femme, il vaudrait mieux pour elle d’être amoureuse d’un songe !
Déguisement, tu es, je le vois, une méchanceté,
dont l’adroit ennemi du genre humain sait tirer grand parti.
Combien il est aisé à ceux qui ont
quelques appâts pour tromper de faire impression
sur la molle cire du cœur des femmes !
Hélas ! c’est la faute de notre fragilité, et non pas la nôtre ;
car nous sommes ce que nous avons été faites15.
Cette transgression de l’ordre sexuel suggère clairement l’homosexualité et pallie, à l’évidence, la transgression sociale qui semble elle-même effacée par une dégradation sociale progressive de Viola alors que son stratagème de déguisement en homme lui porte chance : ses tirades évoluent d’impératifs catégoriques à l’Acte I, qui sont conformes à son statut social, à des soliloques à l’Acte II ainsi que le note Krieger16, pour s’estomper encore en prières dépouillées de la puissance de conviction qui animait ses injonctions initiales. Tout suggère une perte progressive de pouvoir dans l’ordre social permettant la réintégration du personnage dans l’ordre et la hiérarchie à la fin de la pièce avec le dévoilement de sa véritable identité sexuelle.
Si l’analyse marxiste de Krieger des modes d’expression de Viola est juste, la subversion carnavalesque de l’ordre social recourrait au renversement de la hiérarchie sexuelle comme métaphore de cette transgression, puisqu’une fois dégradée symboliquement de sa position originelle, Viola est présentée par le vers d’Orsino comme son égale. Si le Duc n’est pas destitué de son titre et de sa position sociale dans la réalité par sa posture carnavalesque de serviteur, il affirme lui-même que Viola, dépouillée de la puissance des ordres et devenue sa servante, est en fait la maîtresse de son maître, et qu’il est donc descendu à son niveau.
La conclusion de Twelfth Night, avec les mariages de nouveau appariés dans le respect des genres, rétablit l’ordre social, signifiant que le temps du carnaval est forclos. Viola et son frère jumeau sont rétablis dans leur statut social et épousent respectivement des personnes du sexe opposé, Olivia épousant Antonio alors que le Duc épouse Viola finalement débarrassée de son accoutrement masculin. Maria épouse Sir Toby, ce qui constitue pour elle une ascension sociale acceptable et la comédie se termine dans l’apaisement des tensions introduites par l’ordre inversé rendu tolérable car limité dans le temps. L’expression des excès du carnaval n’est admise qu’en raison du caractère strictement ponctuel de la transgression.
2. La Loi abusive et la transgression salutaire, ou La mise en scène subversive de la transgression
Measure for Measure ou l’absence de mesure de la Loi
La pièce Measure for Measure met en scène tant la question de la transgression de la Loi que celle d’une Loi excessive qui conduit à la transgression nécessaire, voire salutaire. La pièce fut interprétée historiquement comme une critique de la loi puritaine aux xviie et xviiie siècles, puis au xixe comme l’apologie de la vertu absolue d’Isabela, préférant la mort de son frère au sacrifice de sa vertu, puis comme la peinture des affres du purgatoire par Claudio.
Face à la Loi punitive qui ferait preuve d’excès en condamnant à mort l’homme coupable de transgression des lois sexuelles, la plus odieuse des vies devient préférable à la mort, qui s’annonce, de fait, semblable à l’enfer :
Claudio
Ô Isabelle !
Isabelle
Que dit mon frère ?
Claudio
Que la mort est une chose terrible.
Isabelle
Et une vie sans honneur, une chose haïssable.
Claudio
Oui ; mais mourir, et aller on ne sait où ;
être gisant dans une froide tombe, et y pourrir ;
perdre cette chaleur vitale et douée de sentiment, pour
devenir une argile pétrie ; tandis que l’âme accoutumée
ici-bas à la jouissance se baignera dans les flots brûlants,
ou habitera dans les régions d’une glace épaisse,
emprisonnée dans les vents invisibles, pour
être emportée violemment et sans relâche par les
ouragans autour de ce globe suspendu dans l’espace,
ou pour subir un sort plus affreux que le plus affreux
que ceux que la pensée errante et incertaine imagine avec un
cri d’épouvante ; oh ! cela est trop horrible.
La vie de ce monde la plus pénible et la plus odieuse que
la vieillesse, ou la misère, ou la douleur, ou la prison
puissent imposer à la nature, est encore un paradis
auprès de tout ce que nous appréhendons de la mort.
Isabelle
Hélas ! hélas17 !
La mort devient enfer et la plus terrible des vies paradis. La transgression peut être amendée par le purgatoire d’une vie de souffrance. Face à une transgression sexuelle dévoilée par la vie qu’elle a transmise, puisque la jeune fille aimée par Claudio est enceinte, la mort est une punition excessive, et le pouvoir qui l’impose est lui-même dans la transgression de la Loi morale.
Le rétablissement de la Loi par son inversion puis sa subversion
Dans la pièce Measure for Measure, Angelo, à qui le Duc confie son pouvoir en son absence, a souvent été interprété comme l’incarnation du Puritanisme. En référence aux vertus bibliques fondatrices, il est l’homme de la Justice, qu’il applique strictement, sans la pondérer de bonté ni de générosité. Measure for measure transpose au théâtre le commandement de « mida keneged midah » que l’on traduit soit par « qualité pour qualité », ou « mesure pour mesure », mais plus généralement par l’expression « œil pour œil, dent pour dent ». Le titre évoque ainsi plusieurs dimensions de la Loi éthique à laquelle se réfère Angelo qui, d’une certaine façon, se prend pour un ange.
Angelo rend la justice strictement, dans toute sa rigueur. Il applique à la lettre les vertus exigées par la Bible. Mais il ne les associe pas à leur vertu contraire. Le Duc, caché comme le serait le Dieu caché, évoquant Jacques Ier qui se cachait de la foule et s’en remettait aux Puritains, laisse toute liberté à Angelo avant de lui démontrer par une cruelle mise en lumière de sa propre vie, qu’il n’est pas lui-même à la hauteur des vertus qu’il prône, puisqu’il a lui-même commis dans sa jeunesse la même transgression qu’il condamne aujourd’hui avec une jeune fille qu’il a aimée. Œil pour œil et dent pour dent, Angelo, selon sa propre loi, doit alors être lui-même condamné, voire exécuté. La cruauté de la justice pure révèle sa destructivité. Le Duc, ayant donné libre cours à cette justice en armant le bras d’Angelo (qui, à ce titre n’est plus qu’un pion dans un jeu ou une démonstration) s’autorise ensuite à contredire cette loi, à l’inverser en condamnant Angelo, avant de la subvertir, de l’abolir symboliquement par l’effet de sa clémence. Tout se passe comme si le changement de la loi par l’intervention toute-puissante du Duc permettait de maintenir symboliquement son existence tout en l’adaptant aux faiblesses de l’être humain, et en lui permettant d’accéder à la repentance.
La transgression par la révélation théâtrale de la vérité
Le Duc met en scène la révélation de la faute passée d’Angelo en voilant, puis en dévoilant publiquement la jeune fille qu’il a séduite. Le jeu de voilement/dévoilement, qui métaphorise le processus théâtral lui-même, participe à la remise en ordre symbolique du « royaume » (« kingdom ») du Duc par la transgression de la Loi par le tenant même de la Loi. Le jeu de voilement/dévoilement est donc sémantiquement associé à une forme de double inversion qui redonnerait son sens authentique aux Lois. Comme toute métaphore, le tenant et le véhicule sont révélateurs l’un de l’autre. Le voilement de la jeune fille s’énonce comme une forme de dissimulation de la vérité et correspond symboliquement à la première transgression sexuelle, soit celle d’Angelo, cachée du regard public non seulement par sa propre dissimulation mais aussi par l’instauration d’une Loi excessive le désignant comme tenant de la Pureté. Le dévoilement de la jeune fille révèle tout autant la dimension transgressive de la Loi excessive que la nature réelle, humaine, fautive, d’Angelo, et la nécessaire transgression de la Loi transgressive, sa subversion ou son inversion, pour atteindre la vérité et permettre la vie.
La transgression de la Loi, divine, ou humaine, sociale ou symbolique, n’a cependant pas la même fonction dynamique dans les comédies comme Measure for Measure que dans les tragédies, où la transgression est toujours source de destructivité et non de vie. Dans le cas de Richard III, comme dans celui de Romeo and Juliet, la transgression est associée au meurtre ou au suicide, comme si la transgression était, en définitive, une force dynamique qui porterait vers la vie ou vers la mort, selon la personnalité du transgresseur.
3. Transgressions tragiques du meurtre et du blasphème : la Tragédie de Richard III et la mise en scène de la destructivité de la transgression
Ainsi, quand il jure sans cesse par saint Paul, Richard fait appel à une querelle théologique fameuse de la Renaissance, dite du Paulinisme, qu’il caricature par ses actions.
La querelle du Paulinisme, qui a déchiré l’Église et fondé la scission de la Réforme, concernait la place à accorder à la grâce et celle à concevoir pour le libre arbitre de l’homme. Le Paulinisme, en se fondant sur la théologie de saint Paul, selon laquelle plus l’homme pèche et plus la divinité peut le racheter s’il se repent, est tourné en ridicule par Richard, qui tue tous les héritiers de la couronne et se marie avec la veuve de sa victime qu’il sacrifiera à son tour une fois son désir assouvi. Par l’évocation constante de saint Paul, Richard confronte l’homme de la Renaissance à l’aspect le plus absurde de cette doctrine. Selon cette logique, plus il commettrait de crimes, plus il contribuerait au rachat de son âme, bien qu’étant des plus diaboliques. Ainsi donc, après avoir satisfait ses pulsions destructrices, lui serait accordée par son repentir la satisfaction de son rachat.
La transgression de la Loi divine et la querelle du Paulinisme
Dans la pièce éponyme, Richard III ponctue ses répliques d’incessants jurons scandés contre saint Paul. Dès la scène 1 de l’Acte I, Richard jure par saint Paul juste avant d’énoncer son plan diabolique : tuer Clarence pour prétendre au trône. Hastings lui annonce que le roi se porte mal, et Richard jure par saint Paul pour introduire son premier mensonge :
Hastings
Il n’y a rien au dehors d’aussi fâcheux que ce qui se passe ici.
Le roi est en mauvais état, faible, mélancolique,
et ses médecins en sont fort inquiets.
Glocester
Oui, par saint Paul ; voilà une nouvelle bien fâcheuse en effet !
Oh ! il a suivi longtemps un mauvais régime ;
et il a par trop épuisé sa royale personne :
cela est triste à penser.
Mais quoi, garde-t-il le lit ?
Hastings
Il est au lit.
Glocester
Allez-y le premier, et je vais vous suivre.
(Hastings sort.)
Il ne peut vivre, je l’espère : mais il ne faut pas qu’il meure
avant que George ait été dépêché en poste pour le ciel18.
Lorsqu’à la scène 2, les porteurs entrent avec le corps du roi défunt pleuré par sa veuve, Richard a déjà décidé d’épouser Lady Anne pour hériter du trône. Et c’est encore en jurant par saint Paul qu’il désorganise le cortège funèbre et les derniers hommages rendus au défunt roi :
Toujours à Londres. Une rue. Entre le convoi du roi Henri VI ; son corps est porté dans un cercueil découvert et entouré de troupes avec des hallebardes ; LADY ANNE, suivant le deuil.
Lady Anne
Déposez, déposez ici votre honorable fardeau
(si du moins l’honneur peut s’ensevelir dans un cercueil).
Laissez-moi un moment répandre les pleurs du deuil
Sur la mort prématurée du vertueux Lancastre.
Pauvre image glacée d’un saint roi !
Pâles cendres de la maison de Lancastre !
restes privés de sang royal,
qu’il me soit permis d’adresser à ton ombre la prière
d’écouter les lamentations de la pauvre Anne,
de la femme de ton Édouard, de ton fils massacré,
percé de la même main qui t’a fait ces blessures !
[...].
Allons, marchez maintenant vers Chertsey, avec le saint fardeau
que vous avez tiré de Saint-Paul, pour l’inhumer en ce lieu,
Et toutes les fois que vous serez fatigués de le porter,
reposez-vous, tandis que je ferai entendre mes lamentations sur le corps du roi Henri.
(Entre Glocester.)
Glocester
Arrêtez, vous qui portez ce corps ; posez-le à terre.
Lady Anne
Quel noir magicien évoque ici ce démon, pour venir
mettre obstacle aux œuvres pieuses de la charité ?
Glocester
Misérables, posez ce corps, ou, par saint Paul,
je fais un corps mort du premier qui me désobéira.
Un gentihomme
Milord, rangez-vous, et laissez passer ce cercueil.
Glocester
Chien mal-appris ! Arrête quand je te l’ordonne :
relève ta hallebarde de dessous ma poitrine ;
ou, par saint Paul, je t’étends à terre d’un seul coup,
et je te foule sous mes pieds, malotru, pour punir ton audace19.
Et lorsque quelques vers plus loin, Lady Anne lui reproche son insensibilité démoniaque, c’est par la règle de charité du Paulinisme, qui transforme les malédictions en bénédictions que Richard lui répond :
Glocester
Madame, vous ignorez les règles de la charité, qui
rend le bien pour le mal, et bénit ceux qui nous maudissent.
Lady Anne
Scélérat, tu ne connais aucune loi, ni divine ni humaine :
il n’est point de bête si féroce qui ne sente quelque atteinte de pitié.
Glocester
Je n’en sens aucune, preuve que je ne suis point une de ces bêtes.
Lady Anne
O quel prodige d’entendre des diables dire la vérité20 !
L’énoncé des prophéties bibliques par Richard ou par ses victimes prend valeur de soulignement de cet aveuglement. Tout se passe comme si les avertissements énoncés par le meurtrier lui-même, en référence aux textes fondateurs de la foi, étaient ignorés par tous. Les victimes elles-mêmes, comme Clarence, rêvent du destin du royaume comme le font souvent les rois shakespeariens ou les pharaons égyptiens, qui s’avèrent incapables de décrypter leur sens.
Clarence est persuadé que l’affection de Gloucester pour lui est réelle et le protège, et lorsque les deux meurtriers surgissent dans sa cellule pour le tuer, il ne parvient pas à admettre que c’est sur l’ordre de Richard que son propre meurtre va avoir lieu :
Second Assassin
Vous êtes dans l’erreur : votre frère Glocester vous hait.
Clarence
Oh ! cela n’est pas. Il m’aime, et je lui suis cher :
allez le trouver de ma part.
Les deux assassins
Oui, nous irons.
Clarence
Dites-lui que lorsque notre illustre père York
bénit ses trois fils de sa main victorieuse,
et nous recommanda du fond de son cœur de nous aimer mutuellement,
il ne prévoyait guère cette discorde dans notre amitié.
Dites à Glocester de se souvenir de cela, et il pleurera.
Premier assassin
Oui, des meules de moulin : voilà les pleurs qu’il nous a enseignés à verser.
Clarence
Oh ! ne le calomniez pas ; il est bon.
Premier assassin
C’est juste. Comme la neige au temps de la récolte…
Vous vous méprenez. C’est lui qui nous envoie pour vous tuer.
Clarence
Cela ne peut pas être, car il a gémi de ma disgrâce,
et, me serrant dans ses bras, il m’a juré, avec des sanglots,
qu’il travaillerait à ma délivrance.
Second assassin
C’est ce qu’il fait aussi lorsqu’il veut vous délivrer
de l’esclavage de ce monde, pour vous envoyer aux joies du ciel.
Premier assassin
Faites votre paix avec Dieu ; car il vous faut mourir, milord.
Clarence
Comment, ayant dans l’âme cette sainte pensée
de m’engager à faire ma prière avec Dieu,
peux-tu être assez aveugle sur les intérêts de ton âme
pour faire la guerre à Dieu en m’assassinant ?
Ô mes amis, réfléchissez, et songez bien que celui qui
vous a envoyés pour commettre ce forfait
vous haïra pour l’avoir commis.
Second assassin
Qu’allons nous faire ?
Clarence
Repentez-vous et sauvez vos âmes.
[…].
Second assassin
Détournez la tête, milord.
Premier assassin (le poignardant)
Tiens ! tiens encore ! et si tout cela ne suffit pas,
je vais vous noyer dans ce tonneau de malvoisie qui est ici à côté21.
À la naïveté de ses victimes qui protestent de l’humanité et des bons sentiments qu’ils croient reconnaître chez Richard, celui-ci oppose la froideur de son cynisme et ses implacables stratégies pour parvenir à ses fins. S’appliquant avec talent à jouer au faux dévot, il procède avec méthode pour pousser à son paroxysme la logique de la transgression de la loi religieuse. Il arpente la scène de son palais le missel à la main, déclamant sans vergogne les mots des prières dont il ne redoute pas de désacraliser le sens, incarnant avec foi l’hypocrisie dans le domaine sacré de la foi. À la scène 7 de l’Acte III, Buckingham conseille à Richard de feindre la dévotion, recommandation dont l’ironie dramatique souligne au spectateur le dévoilement du subterfuge de Richard :
Glocester
Mais le maire et ses adjoints ne viendront-ils pas ?
Buckingham
Le maire est tout près d’ici, milord. Montrez quelque crainte.
Ne leur donnez audience qu’après de vives insistances
et ayez soin de paraître devant eux un livre de
prières à la main, et entre deux ecclésiastiques, mon bon seigneur ;
car je veux sur ce texte faire un sermon édifiant
Et ne vous laissez pas aisément gagner à nos sollicitations
Jouez le rôle de la jeune fille : répondez
toujours non, tout en acceptant22.
Gloucester s’emploie ici à feindre la dévotion à la perfection. Il prend visiblement du plaisir à ce jeu, ce qui lui fait interpréter le rôle avec une conviction telle qu’il persuade ses victimes qui, quant à elles, croient sincère ce qui n’est qu’imposture :
(Glocester paraît sur un balcon élevé, entre deux évêques. Catesby revient avec lui.)
Le maire
Eh ! tenez, voilà Sa Grâce qui arrive entre deux ecclésiastiques !
Buckingham
Deux appuis pour la vertu d’un prince chrétien,
Et qui le préservent des chutes de la vanité !
Voyez ! dans sa main un livre de prières :
ce sont là les véritables parures auxquelles se fait reconnaître un saint.
Fameux Plantagenêt, très-gracieux prince,
Prête une oreille favorable à notre requête,
et pardonne-nous d’interrompre
les dévots exercices de ton zèle vraiment chrétien.
Glocester
Milord, vous n’avez pas besoin d’excuse
C’est moi qui vous prie de me pardonner
Si mon ardeur pour le service de mon Dieu
M’a fait négliger la visite de mes amis.
Mais laissons cela ; que désire Votre Grâce ?
Buckingham
Une chose qui, j’espère, sera agréable à Dieu,
et réjouira tous les bons citoyens de cette île dans l’anarchie.
Glocester
Vous me faites craindre d’avoir commis quelque faute
répréhensible aux yeux de cette ville,
et vous venez sans doute me reprocher mon ignorance.
Buckingham
Vous avez deviné juste, milord. Votre Grâce daignerait-elle
à nos instantes prières, réparer sa faute ?
Glocester
Comment pourrais-je autrement vivre dans un pays chrétien ?
Buckingham
Sachez donc que vous êtes coupable d’abandonner
Le siège suprême, le trône majestueux,
Les fonctions souveraines de vos ancêtres,
les grandeurs qui vous appartiennent, les droits de votre naissance
et la gloire héréditaire de votre royale maison,
au rejeton corrompu d’une tige souillée ;
tandis que vous êtes plongé dans le calme de vos pensées assoupies,
dont nous venons de vous réveiller aujourd’hui pour le bien de notre patrie23.
Dans cette scène comme tout au long de la pièce, Richard de Gloucester se sert, au sens trivial du terme, de la foi des hommes et des plus grandes théories de l’absolution pour tourner en dérision l’Écriture Sainte et Shakespeare utilise la duplicité de ce personnage pour mettre en scène une des grandes querelles théologiques de son temps, le Paulinisme.
Richard III transgresse la Loi morale et organise une entreprise systématique de destructivité. Il ne se contente pas de tuer et de faire assassiner. Il le fait sans émotion et dans le seul but d’atteindre le pouvoir, réduisant les individus qui l’entourent à des objets insignifiants.
Transgression de la Loi morale et meurtre
Si, dans l’œuvre de Shakespeare, Richard III Plantagenêt incarne la transgression de la Loi morale, nombreux sont les critiques et les historiens qui ont noté l’écart entre la vérité historique du souverain éponyme de la tragédie shakespearienne et le personnage qui l’incarne sur scène. Le dernier des Plantagenêts n’était, semble-t-il, ni plus cruel ni plus cynique que ses illustres prédécesseurs. Shakespeare utilise la trame historique, évoquant les batailles sanglantes ayant permis l’établissement des dynasties anglaises, dans le but évident de créer un contrepoids à l’écriture de l’Histoire selon les Tudors. Mais au-delà de cette Histoire politiquement incorrecte, Shakespeare superpose souvent des types historiques et des événements historiques successifs pour donner plus de densité à son personnage.
Dans le Richard III de Shakespeare, il ne s’agit pas d’une étude ou d’un travail fondé sur l’authentique et primordiale matière historique, mais d’une œuvre de recréation historique transformant Richard III en un personnage habité par l’horreur que lui inspire sa difformité physique au point d’être débordé par les mouvements envieux, destructeurs qui l’animent. Ainsi, dès la première scène, il s’adresse au soleil, emblème de la royauté, à l’imitation, dans le monde matériel, du divin qu’il entreprend de défier. Face à l’astre du jour, il proclame froidement ses desseins de meurtre, et cette annonce, tel un prologue, va se réaliser avec une dimension irrémédiable et tragique.
[À Londres. Une rue. Entre Glocester, seul.]
Glocester
Enfin le soleil d’York a changé en un brillant été l’hiver de nos disgrâces
et les nuages qui s’étaient abaissés sur notre maison
sont ensevelis dans le sein du profond Océan.
Maintenant notre front est ceint des guirlandes de la victoire,
et nos armes brisées sont suspendues
Le funeste bruit des combats a fait place à de joyeuses réunions,
nos marches guerrières à des danses agréables.
La guerre au visage renfrogné a aplani son front chargé de rides […].
Mais moi qui ne suis point formé pour ces jeux badins
Ni tourné de façon à caresser de l’œil une glace amoureuse,
moi qui suis grossièrement bâti et qui n’ai point cette majesté de l’amour
qui se pavane devant une nymphe folâtre et légère ;
moi en qui sont tronquées toutes les belles proportions,
moi dont la perfide nature évita traîtreusement de tracer les traits lorsqu’elle m’envoya
avant le temps dans ce monde des vivants,
difforme, ébauché, à peine à moitié fini, et si irrégulier, si étrange à voir,
que les chiens aboient contre moi,
moi qui, dans ces ébats efféminés de la paix
n’ai aucun plaisir auquel je puisse passer le temps,
à moins que je ne le passe à observer mon ombre au soleil
et à deviser sur ma propre difformité ;
si je ne puis être amant et contribuer aux plaisirs
de ces beaux jours de galanterie,
je suis décidé à me montrer un scélérat,
et à haïr les amusements de ces jours de frivolité.
J’ai ourdi des plans, j’ai fait servir de radoteuses
prophéties, des songes, des libelles à élever de dangereux soupçons,
propres à animer l’un contre l’autre d’une haine mortelle mon frère Clarence et le roi ;
Et pour peu que le roi Édouard soit aussi franc,
aussi fidèle à sa parole, que je suis rusé, fourbe et traître,
ce jour doit voir Clarence mis en cage
d’après une prédiction qui annonce que G
donnera la mort aux héritiers d’Édouard.
Pensées, replongez-vous dans le fond de mon âme.
Voilà Clarence24.
La didascalie souligne le défi mégalomaniaque de Richard qui, ne supportant plus la projection de l’ombre de son dos bossu, veut à son tour briller en lieu et place du soleil (solus, seul, rend un écho intéressant à solis) ; certes Richard défie la Loi morale, mais pas seulement. Il entreprend également de s’attaquer à la Loi de la Nature, et même aux lois régnant sur l’ordre des prophéties. Ainsi, nul ne peut désormais aspirer à dormir, voire à mourir en paix sous le règne de Richard qui, comme Macbeth, s’applique, s’ingénie à défier la Loi divine et l’ordre même établi par la Loi de la Nature.
Transgression de la Nature
La pièce de Macbeth déploie plus amplement cette thématique de la transgression de la Loi de la Nature. Les troupes de théâtre nourrissent significativement à son égard une fascination mêlée de crainte. En Angleterre, il est fréquent de l’entendre désigner par les acteurs ou les metteurs en scène comme « la pièce écossaise », car son vrai nom, Macbeth, est associé à toutes sortes de superstitions, dont par exemple la croyance que la seule mention de son titre entraînerait des déconvenues de toutes sortes, voire de possibles désastres pour la troupe qui la joue. Certes, la pièce met en scène des personnages inquiétants de sorcières, elle est hantée d’apparitions, de fantômes terrifiants et jalonnée de meurtres sanglants. Dans le monde du théâtre, où les processus identificatoires sont fortement mobilisés, jouer cette pièce pourrait porter malheur, tant l’action et le texte convoqueraient le Mal, voire le Malin.
Mais plus que toute autre tragédie shakespearienne, Macbeth touche aux racines d’un mal ressortissant à une transgression particulière, car Macbeth et son épouse, outre qu’ils recourent aux pouvoirs surnaturels des sorcières, s’emploient à commettre des crimes contre nature, selon leurs propres termes. Chaque individu, chaque vie humaine, est porteur d’un sens particulier dans la métaphysique shakespearienne : « le monde entier est un théâtre/ Où chacun a un rôle à jouer25. » Lorsque le meurtrier décrit la mort de Banquo à Macbeth, il l’évoque comme la mort « la moins naturelle qui soit » : « Mais aujourd’hui ils se relèvent avec vingt blessures / mortelles sur le crâne, et viennent nous chasser de nos sièges : cela est plus étrange à la Nature / que ne le peut être un pareil meurtre26. » Dans ce vers, la Nature est synonyme de vie, en tant que force (ré)génératrice de vie. Par son implication dans les assassinats, Lady Macbeth pervertit son rôle de femme qui donne la vie et inverse l’ordre de la Nature en privilégiant en elle l’expression de sa force de destruction.
Macbeth nous présente, avec le meurtre de Duncan dans son sommeil, une illustration de perversion de la Loi de la Nature, par l’assimilation de la nature du sommeil avec la nature de la mort : « Maintenant dans la moitié du monde la nature semble morte, et des songes funestes abusent le sommeil enveloppé de rideaux27. » Parce que tous sont endormis, la Nature semble morte (« nature seems dead »). Macbeth procède à l’assimilation de ces deux états du sommeil et de la mort comme semblables selon leur nature. Toutefois, lorsque la culpabilité le saisit, il reconnaît la nature différente de ces deux états en s’écriant : « Il m’a semblé entendre une voix crier : “Ne dormez plus ! / Macbeth assassine le sommeil, l’innocent sommeil, le sommeil qui / débrouille l’écheveau confus de nos soucis ; le sommeil, mort de la vie de / chaque jour, bain accordé à l’âpre travail, baume des âmes blessées, loi / tutélaire de la nature, l’aliment principal du tutélaire festin de la vie28.” » Le sommeil ne représente plus alors, dans son propos, la mort de la Nature, il le désigne désormais comme une partie du cycle quotidien de la vie, « nature’s second course », qui participe à la régénération de la vie et ne peut s’assimiler à la mort. Macbeth comprend alors la transgression que représente son crime, qui a contrevenu à l’ordre de la Nature et de la régénération de la vie. Commis durant le sommeil, le meurtre ne détruit pas seulement la vie mais aussi, avec elle, l’innocence créatrice de tous ces équilibres. Macbeth a tué le sommeil.
Lorsque Macbeth tue le sommeil, il transgresse la Loi de la Nature qui participe à la régénération de la vie. Le meurtre de Banquo tue la nature de Banquo comme être, esprit et âme. Macbeth déclare vouloir tuer Banquo parce qu’il craint sa nature en tant qu’être humain : « Nos craintes sur Banquo sont profondes, et dans ce naturel / empreint de souveraineté domine ce qu’il y a de plus à craindre./Il ose beaucoup, et à cette disposition d’esprit intrépide il joint une sagesse/qui enseigne à sa valeur la route la plus sûre29. » Pour convaincre les meurtriers du bien-fondé de leur tâche, il s’attaque donc à la nature de Banquo. Parce que les qualités réelles de Banquo, qu’il sait reconnaître, menacent ses ambitions (son « tempérament indomptable, sa sagesse, sa valeur, et la royauté de sa nature » [his] « dauntless temper », « wisdom », « valor », and « royalty of nature »), il les oppose à l’intérêt du peuple que la nature de Banquo appauvrirait. Il oppose encore la nature des meurtriers à celle de Banquo, qui doit mourir : « Trouvez-vous la patience si prédominante en votre Nature/ Que vous pourriez laisser passer tout cela ? Êtes-vous tant sous l’emprise des Évangiles que vous pourriez prier pour cet homme30 ? » Macbeth en appelle à leur virilité qu’il oppose à un possible angélisme qui les conduirait à leur propre perte : « we are men ». La manipulation dont ces deux hommes font l’objet de la part de Macbeth renverse leur nature innocente en nature meurtrière et les contamine de sa propre monstruosité : « Vos esprits rayonnent à travers vous31. » Le meurtre de la femme de Macduff et de ses enfants reprend la thématique du meurtre contre Nature car il s’attaque aux fondements de la régénération de la Nature et de la transmission de la vie. Lorsqu’il évoque le fils de Banquo, Macbeth parle de cet enfant en le projetant dans son avenir d’homme adulte : « le vers qui a fui et qui a une Nature qui le temps venu nourrira du venin n’a pas encore de dents32. » Il reconnaît avec lucidité l’innocence de ces vies alors même que son délire le pousse à se préserver d’un hypothétique danger : « Passez au fil de cette épée sa femme, ses enfants, et toutes les âmes infortunées qui suivent sa lignée33. » Macbeth assassine les enfants de Macduff car ce qu’il redoute d’eux, c’est la force de la Nature qui les pousse à grandir, ce qu’il perçoit comme une menace.
Les liens familiaux que Macbeth détruit avec la famille de Macduff symbolisent la transmission de la vie d’une génération à l’autre, selon les lois de la Nature, ce à quoi s’est soustrait Macbeth et qu’il n’a pas accompli dans son parcours de vie. À propos de ce qui lui est infligé, Macduff souligne que Macbeth n’a pas d’enfants : « Il n’a point d’enfants […]. Il faut bien aussi que je me rappelle qu’il a existé dans le monde des êtres qui étaient pour moi ce qu’il y avait de plus précieux. Le ciel l’a vu et n’a pas pris leur défense34 ! » Il sait que Macbeth ne peut comprendre ce lien naturel qu’il ne lui a pas été donné de connaître lui-même, mais qu’il peut s’employer à défaire comme une offense, un défi vis-à-vis des cieux qui « contemplent » sans agir, comme s’il lui avait seulement été accordé de perpétrer sa propre destructivité. Cette opposition créatrivité/destructivité mise en scène dans la pièce, qui tourne à l’avantage de la destructivité des personnages principaux, éclaire la superstition des comédiens qui incarnent ces rôles. Chez Lady Macbeth, le mal fondamental trouve son origine dans la transgression de la Nature en son propre corps dont elle condamne la dimension procréatrice, porteuse de vie, pour se consacrer à la transmission de la mort.
Ainsi, lors du meurtre de Duncan, elle en appelle aux mauvais esprits et leur demande de lui enlever sa nature féminine : « Venez, venez, esprits qui excitez les pensées homicides ; / changez à l’instant mon sexe, et remplissez-moi jusqu’au bord, du sommet/ de la tête jusqu’à la plante des pieds, de la plus atroce cruauté./ [Épaississez mon sang ; fermez tout accès, tout passage aux remords ; ] et / que la nature, par aucun retour de componction, ne vienne ébranler mon / cruel projet35. » Elle déclare désirer être privée de sa sensibilité féminine, afin que les remords ne viennent pas perturber son sommeil (« visitings of nature ») et empêcher son ambition de se réaliser. Elle se risque même à imaginer le meurtre d’un bébé dans une terrible scène autofigurative illustrant sa propre destructivité contre-nature : « J’ai allaité et je sais combien il est doux d’aimer ce bébé qui me tette. Mais s’il me souriait à présent, j’arracherais sa bouche sans dent de mon sein et je ferais éclater sa cervelle par terre36. » (Acte I, scène VII). La langue est crue, l’image terrifiante. La langue et l’image transforment la femme en un monstre effroyable, représentation contre-nature de la féminité.
Semblable en cela à son époux, Lady Macbeth s’attache ensuite à pervertir la nature humaine de son mari, s’il en était besoin, afin de la rendre inhumaine : « Lorsque tu osais le faire, alors tu étais un homme. Et pour être davantage que tu n’étais alors, sois plus qu’un homme… Ancre ton courage au point de surgessence37. » Ainsi lorsque celui-ci hésite, elle déclare craindre sa nature encore trop innocente, trop faible : « Cependant je crains ta nature, elle est trop pleine du lait des / tendresses humaines pour te conduire par le chemin le plus court38. »
Pour rétablir l’ordre de la Nature, Shakespeare choisit de porter l’estocade aux deux monstres qui trouvent « une mort qui n’est pas naturelle », et expient leurs actions contre nature. Les métaphores finales de la pièce mettent en scène une Nature détournée de son ordre fondamental et guidée par les textes des sorcières. Lorsque la forêt déracinée avance et réalise la prophétie, la Nature transgressée se rebelle contre les deux monstres et vient les confondre en réalisant le texte…
L’inversion comme figure de la transgression
Lady Macbeth est évoquée comme dotée de la force de caractère d’un homme, force dont serait dépourvu son mari. Cette inversion sexuelle est soulignée dans la pièce par le pouvoir de décision qui semble lui revenir, inversant la hiérarchie sociale d’autorité de l’époque élisabéthaine, et contredisant la position sociale de chef militaire, puis politique incombant à Macbeth. La première transgression dont serait coupable Lady Macbeth serait donc, fondamentalement, la remise en cause de cette hiérarchie patriarcale, que souligne ensuite le rejet de son statut de mère potentielle. Cette inversion sexuelle associée au pouvoir constitue un thème important de la pièce puisque les sorcières incarnent précisément l’emprise du féminin sur le spirituel, emprise comprenant une dimension démoniaque puisque la femme est traditionnellement associée à la tentation, au Malin, attachée à détourner l’homme du divin. La première erreur de Macbeth consiste donc à prêter l’oreille aux conseils des femmes, à leurs discours, celui de sa femme ou des sorcières, dont le double langage retourne leurs promesses d’ascension sociale en pertes et damnation spirituelles. La première transgression de l’homme, éternel Adam, serait de croire la femme et sa rationalité au lieu de n’écouter que son cœur et son propre esprit.
L’inversion à l’œuvre dans la transgression tragique éclaire a contrario la dynamique vitale, qui caractérisait la transgression dans le cadre des comédies, et semble transformée en son contraire lorsque la transgression apparaît dans les tragédies. Il ne s’agit plus alors d’un processus carnavalesque de renversement régénérant pour un temps les esprits et les cœurs, mais d’un chaos perturbant une harmonie plus fondamentale. Deux dramaturges se dessinent alors dans l’abord de ces pièces : un Shakespeare transgressif et révolutionnaire et un « Barde » plus sombre, pessimiste, percevant que les bouleversements de l’ordre social font bien souvent l’objet de châtiments terribles infligés par ses représentants.