Œuvre de fin de vie et publiée posthume1, La Forza d’Amore de Giovan Francesco Loredan est aussi sa seule œuvre théâtrale : « opera scenica » qui ne sera, en fait, jamais jouée, elle sort des presses quand le genre tragi-comique, à bout de souffle, a laissé la place à des formes dramaturgiques incomparablement plus fécondes, la Commedia dell’Arte et le « dramma per musica ».
L’intrigue. Interrompant une conversation d’Ardemia, reine d’Arménie, et de Deadora, sa sœur, au cours de laquelle toutes deux maudissent les lois de l’amour et la tyrannie des sens, Orcane, un des deux conseillers de la cour, dévoile, à la scène 2 de l’acte I, ce qui constitue le mobile de la pièce :
Ta royale lignée […],
Réduite à une seule branche, sans le tuteur
Grâce auquel croître et faire ses fleurs, bourgeonner et mûrir
En légitimes fruits, pour notre grande joie,
Expose [l’Arménie]
Aux guerres, aux tourments et aux malheurs2.
Et comme la farouche Ardemia succombe bientôt au charme du bel et noble Arescamo, le choix du prétendant semblerait résolu si l’on ne découvrait que ce dernier n’a d’yeux que pour la suivante et confidente de la reine, Erminda, laquelle est en réalité Rescupuri, roi Mède travesti épris d’Ardemia. Deadora, de son côté, s’abandonne à un doux penchant pour Arescamo, rivale de sa sœur, donc, mais ignorée, comme elle, de ce prince tout entier employé à la conquête d’Erminda. Côté jardin, le page Vespino lutine la fraîche Lena, sans pour autant cacher le trouble sentiment qu’il nourrit pour sa reine.
C’est un nouveau personnage qui ouvre l’acte II. Ormondo, prince d’Ircanie, souhaite épouser Ardemia et, pour ce faire, intrigue auprès des deux conseillers de la reine d’abord, auprès de sa nourrice ensuite. Tous ignorent encore qu’Ardemia brûle d’une passion toute neuve pour Arescamo. Fillidora prête en premier l’oreille aux tourments de sa maîtresse ; elle la berce de son chant, mais ne réussit toutefois pas à apaiser ce cœur qui, au détour d’un rêve (scène 4), laisse parler sa peine, découvrant du même coup son infortune à Erminda-Rescupuri. Amère déconvenue pour le prince travesti, qui doit en outre subir les assiduités d’Arescamo. Et tandis qu’Ormondo manigance que Deadora, affriolante, exerce sans grand succès sa séduction sur Arescamo, la vieille et concupiscente nourrice d’Ardemia jette son dévolu sur Vespino, qui la raille.
Le dernier acte concentre, selon la conception aristotélicienne des ressorts du tragique, péripéties, reconnaissance et événements pathétiques, avant l’heureux rebondissement qui sauve l’action du drame. Première révélation, tandis que Rescupuri-Erminda cède au chagrin, Arescamo comprend qu’il a été joué par la fausse servante de la reine et réclame vengeance. Il informe alors Ardemia de la trahison d’Erminda : elle est, selon lui, son frère Arescamo, lui-même étant la vraie Erminda déguisée pour mieux déjouer les plans de la fausse Erminda. Ardemia, indignée et dubitative à la fois, crie vengeance à son tour. Mais l’heure des comptes n’a pas encore sonné. On laisse Arescamo et Ardemia à leur colère et à leur dépit le temps de joutes cocasses entre la nourrice et Vespino, de manœuvres toujours plus vaines d’Ormondo auprès des conseillers de la Cour, d’un échec de Deadora pour percer le secret des sentiments de sa sœur (revêtue des effets d’Arescamo, elle s’introduit dans les appartements royaux, mais, surprise par la nourrice, qui ne la reconnaît pas et croit à une dangereuse intrusion, elle doit s’enfuir) et d’une scène égrillarde réunissant Tertullo, le vieux serviteur de Rescupuri, Lena et Vespino. Ardemia, doublement trahie, pleure la perte d’Arescamo quand, ultime retournement de situation, Arescamo avoue n’être ni Erminda ni femme, mais Ercindo, roi de Lycie qui avait emprunté l’identité d’un cousin pour approcher et séduire Erminda-Rescupuri en tout incognito. Ardemia peut se réjouir, elle vient de se trouver un royal époux, à la plus grande satisfaction de ses conseillers, mais au grand dam de Deadora et d’Ormondo, que l’on marie ensemble pour les consoler. Quant à Rescupuri, on le tire, repenti, du cachot où on l’avait emprisonné pour méditer sur ses erreurs et on lui donne la main d’une sœur d’Ormondo, certaine Erestia qui n’aurait jamais cessé de l’aimer et de l’attendre… À chacun sa chacune. « Du bien pour tout le monde », peut s’exclamer la nourrice, à laquelle revient du reste le mot de la fin : « Là où sont le caprice et le jeu se trouve l’amour vrai. »3.
Ultimes précisions, enfin. Sur le lieu, déjà cité, une cour d’Arménie sans consistance, lieu de nulle part en somme, mais de tous les royaumes aussi de par les lois qui le gouvernent. Et sur le temps de l’action, une unique soirée.
Bien évidemment, celle qui nous intéresse tout particulièrement, dans le cadre de notre thématique, c’est Ardemia, dont nous voudrions commencer par remarquer qu’elle semble affligée de trois défauts majeurs en eux-mêmes préjudiciables soit à son autorité au moment de l’action, soit à la pérennité de celle-là : être jeune, être femme et être reine. Ce travail se propose d’examiner l’un après l’autre ces freins à la pleine autorité de ce personnage.
1. Sa jeunesse l’expose en effet à cette intransigeance que lui reprochent tour à tour ses conseillers et sa nourrice, à ne point vouloir troquer sa liberté contre le mariage, si nécessaire soit-il, et à répugner, du même coup, aux plaisirs de la chair. C’est du reste par une longue plainte sur les faiblesses du corps que s’ouvre la pièce :
Ah, quelle résistance trop faible
Nous a donnée la nature,
Contre les tentations
Des sens flatteurs. Ô combien !,
Entre luxes et pompes, fêtes, musiques et chants,
Villes, campagnes, jardins, bois, eaux et champs,
[…]
Combien de pièges doux et inévitables nous tendent-ils,
Qui attirent et prennent l’âme imprudente !4
Et le dialogue entre la reine et sa sœur ne manque pas de viser alors plus spécifiquement les vénéneuses5 « fariboles amoureuses » chantées par Fillidora6 – Amour n’étant, bien sûr, qu’ « […] Un monstre féroce / Un pacte abominable / De lasciveté cruelle, d’oisiveté malsaine, / Un appétit aveugle, un désir vain / [qui] Se font, de l’âme et du cœur, Seigneur et Dieu »7. Le prétexte est tout trouvé à l’expression d’une misanthropie convenue mais farouche, en écho à une misogynie qui, elle, ne ressortit pas au seul topos. C’est ainsi qu’Ardemia souligne cette injustice faite aux femmes, exemple parmi d’autres de « virile tyrannie »8, à savoir :
[…] cette loi barbare et profane
Selon laquelle il est [pour un homme] licite et glorieux
De pécher sans le frein d’aucune loi
Du Ciel ni de la Terre,
[…]
Tandis qu’à une solide chaîne
De déshonneur éternel, on lie la femme
Qui, par inclination, par destin ou par violence,
Tombe parfois dans les filets de l’amour9
Mais Ardemia ne fait pas que s’insurger et, non sans quelque orgueil, affirme en contre-point le pouvoir des femmes à renverser le rapport de force avec les hommes, par exemple, en usant de leurs charmes :
Et les femmes avisées,
Quoiqu’avilies, enchaînées et captives ;
Savent dominer ces Tyrans, qui,
Même s’ils menacent le Monde
De cruel esclavage, d’outrages et de dommages,
Tremblent à un seul signe, un seul regard
Non seulement d’une noble Dame,
Mais aussi de n’importe quelle femme
Qui, la beauté comme éperon,
Sache aiguiser ses armes […]10
À l’infériorité dans laquelle on voudrait la tenir, Ardemia oppose l’intelligence ou la sagesse – « Une Femme avertie peut / Bien rester sans Mari. »11 –, ainsi que le mépris :
Qu’ils [les hommes] qualifient donc la Femme
D’Animal imparfait, et l’homme de parfait,
Je le leur concède, il me suffit de savoir
Que si la perfection contient le tout,
Chez l’homme, avec la vertu, elle abrite le vice,
Alors que chez la femme,
Le vice étant exclu, seule la vertu se niche.
Car féminine est la vertu et masculin le vice.12
C’est au nom de telles convictions qu’Ardemia fonde une revendication de liberté virulente qui appelle, en proportion, le développement du thème de l’esclavage qu’elle redoute. En effet, le texte multiplie à l’envi un lexique qui ne laisse de vilipender la domination de l’homme, amant ou mari qu’il soit :
Je comprends qu’il faut
Que je fasse Maître de ma vie
Un homme […],
Au prix fort de ma liberté.
et l’humiliante soumission des femmes :
Je me croirais
Esclave plus que Reine
En obéissant aux désirs effrénés
D’un homme13.
On renvoie aux expressions déjà rencontrées dans les citations qui parsèment cette étude, toutes amenant ces déclarations répétées :
[…] je préfère, plutôt
Que vivre en Reine et servante d’autrui,
Mourir en femme libre
[…] mille
Fois mourir plutôt que jamais
Me soumettre volontairement
À la cruelle tyrannie d’un homme14,
quitte à y perdre son royaume :
Je perdrai certainement
La possession du royaume
Avant que, pour l’amour de ce royaume,
Je veuille acquérir la compagnie d’un homme15.
Mais il ne saurait en être question, évidemment. Laissons pourtant à Ardemia le bénéfice d’une sincérité de début de pièce qu’est loin d’exprimer sa sœur, laquelle ne fait écho aux propos de la reine (littéralement parlant16) que par jeu – ou servilité de bon aloi face à la détermination de sa reine ? Au plan dramaturgique toutefois, ce « perroquet » de la reine Ardemia, faire-valoir apparent des sentiments de celle-ci, brisant le caractère exceptionnel, singulier – dans tous les sens du terme –, qui les eût rendus crédibles, les entache au contraire d’une exagération suspecte et, partant, en annonce l’anéantissement. La solidarité de Deadora sonne d’ailleurs d’autant plus faux que la princesse commence d’abord par entonner le chant de la raison d’Etat,
Tu nacquis pour le Trône,
Et pour le royaume encore
Tu dois te marier17,
avant de renoncer à convaincre sa sœur, feignant18 alors de se ranger à son côté. Et puis, toujours à des fins d’efficacité narrative et théâtrale, puisqu’il faut bien montrer la « force d’Amour », la leçon sera d’autant plus éclatante que sera grande la résistance de celle qui doit succomber. Orcane le sait, qui cherche le moyen de surmonter l’obstacle :
[…] dure entrave.
Et presque insurmontable est en travers
De ce souhait […] : le cruel caractère
De la Reine et la raison d’Etat.
Elle hait le mariage et elle aime et elle estime
La liberté de la Couronne et
La sienne à la fois. […]19
Pour sa part, la Nourrice use d’arguments d’une nature moins austère que ceux des conseillers : il s’agit de convaincre Ardemia qu’elle est en âge de goûter aux plaisirs de la vie – ce que Tiribazzo laisse aussi entrevoir au début de la scène 220 – et que sa résistance n’est que le fruit de son ignorance : « Ainsi s’exprime qui ne sait pas. / Jeunesse inexpérimentée / Ne connaît pas son propre bien. »21 On relèvera aussi, entre autres poncifs sur les défauts de la jeunesse, celui d’être influençable : c’est Arescamo qui en fait état, lui qui, comptant sur l’aide des vieux et sages conseillers de la Reine pour plier la belle Erminda à ses désirs déclare : « Conseil prudent / De vieillesse chenue […] / Pénètre aisément / Dans un tout jeune cœur »22, menaçant toutefois au passage, en cas d’échec de la méthode persuasive, de recourir à une manière plus « virile » propre à confirmer les théories d’Ardemia :
[…] Et quand bien même /
L’œuvre de ces vieillards échouerait,
J’utiliserai, pour la terrasser tout-à-fait,
La terrible machine
Du commandement royal [celui d’Ardemia, en l’occurrence], qui abat et contraint
Les cœurs les plus durs et les âmes les plus cruelles23.
Au final, au royaume d’Arménie, être jeune, c’est, d’une manière ou d’une autre, être imparfait.
2. Mais être femme ne vaut guère mieux, tant il est vrai qu’Ardemia elle-même, à peine exposée aux beaux yeux d’Arescamo, se découvre, en même temps qu’éprise… inconstante24, bien prompte à renier cette haine des hommes et cette réticence à aimer25, qui, avoue-t-elle soudain, ne naissent au cœur des jeunes filles « un peu simples et légères »26 que par ignorance de cette bonne « vieille loi universelle » selon laquelle :
[…] la femme n’étant pas autre chose
Que la moitié de l’homme,
Sans homme, loin d’être une femme, elle n’est qu’un être
Inutile aux autres et un poids pour elle-même27.
Ardemia, qui se croyait libre et qui se croyait femme, semble à présent découvrir qu’elle n’est ni l’une ni l’autre. Elle se « reconnaît », pourrait-on dire, puisque cette loi universelle est « Imprimée par la Nature en toute Femme »28. Elle qui, peu avant, proclamait : « […] si Reine je suis, je suis Femme moi aussi », « Je suis née Femme avant d’être Reine »,29 se voit soudain à peine plus que comme une enfant (« fanciulla »30), fragile et exposée à tous les dangers, au point de soudain aspirer à cet appui qu’elle refusait un instant avant :
Et comme une tendre plante,
Sans appui et sans abri,
Aux injures des vents
Et des animaux des montagnes,
Elle se voit exposée,
Elle change sa haine en amour,
Sa détestation en désir et, habile,
Etreint son tuteur et sa défense31 ;
et, surtout et avant tout, destinée à régner32, donc à se soumettre aux exigences de son sexe et de sa fonction, à l’instar de ce que lui rappelle sa nourrice :
Une Femme sans homme à son côté
Est comme une vigne sans orme auquel s’appuyer,
Un pauvre tronc, et faible.
Aime et toi-même,
Comme une noble vigne
Qui s’appuie haut à son tuteur
Et laisse mûrir ses fruits,
Renouvelle dans tes fils
Pour ta consolation et celle du royaume arménien
Son salut et sa grandeur33.
Comme le lui avait auparavant rappelé Deadora : « Le royaume ne peut rester sans roi »34, ni, on l’a bien compris, sans descendance. Alors bien sûr, on veut bien reconnaître qu’Ardemia, dans sa catégorie (jeune et femme), est au-dessus de la moyenne – on la dit « malgré son sexe et son âge, avisée et sage » ; mais le texte italien recourt à « sovra », qui est moins restrictif que « malgré » et renvoie explicitement à une position d’Ardemia « au-dessus de »35 –, cependant, en tant que femme libre de tout lien (matrimonial et maternel), elle est bel et bien incomplète.
3. Elle fait aussi une reine « insuffisante ». Non qu’on lui dénie (on, c’est en l’occurrence Tiribazzo) des qualités exceptionnelles et même paradoxales :
[…] notre Reine,
Bien qu’elle soit Femme, a un cœur franc, et recèle,
Dans son cœur de femme, des sentiments constants,
Et sous ses cheveux blonds, elle cache
Le jugement d’un homme aux cheveux blancs36.
C’est bien sûr en toute relativité qu’il convient d’apprécier le propos. La souveraine elle-même, en tant que telle, se trouve un « cœur viril »37. Il y a donc, en Ardemia, une identité de façade – et d’« état civil » –, féminine, que tout (c’est-à-dire les conventions sociales et littéraires) associe aux stéréotypes de la faiblesse et de l’inconstance, et une identité fonctionnelle qui ne peut être que de nature masculine. En refusant les règles qu’impose la première, Ardemia triche avec sa nature ; en refusant celles de la seconde, elle usurpe son pouvoir. Ce n’est pas nous qui le disons, mais ellemême : « […] je sais bien / Que celui qui ne sait faire le sacrifice honnête et digne / de ses propres désirs pour le bien commun / usurpe indignement le sceptre du royaume. »38 Or, Ardemia se montre très consciente du poids de la charge en raison de laquelle elle vit tenaillée par la prudence et la raison d’Etat.
Au nom de la première, c’est du temps qu’Ardemia demande : « La prudence m’enseigne / De mûrir ce conseil [accepter le mariage] / Avec le temps. […] »39. Mais c’est précisément ce qu’on lui refuse, car trop de prudence pourrait bien aboutir à l’effet inverse de celui recherché (c’est-à-dire préserver la paix du royaume), comme le souligne Tiribazzo :
Reine magnanime,
Tu raisonnes telle que tu es. À la prudence
Tu accordes ce qu’il faut, mais ne dois-tu pas penser aussi
Qu’une trop grande et trop longue prudence
Devient à la fin
Non pas ministre de joie et de salut,
Mais d’un vain repentir et de ruine40 ?
Naturellement, l’extrême méfiance d’Ardemia41 entre à la fois dans le processus d’amplification de sentiments initiaux que l’amour doit vaincre, montrant ainsi sa force, et dans une multiplication assez mécanique de sentences de vague senteur machiavélienne dans un contexte littéraire et idéologique très imprégné des débats de tout crin sur l’art du bon gouvernement.
Au nom de la raison d’Etat, cette fois, ce qu’on demande à Ardemia est bien un renoncement à ses convictions intimes – abdiquer de soi –, quoi qu’il lui en coûte, et nous employons ce terme à dessein, car l’idée du « prix à payer » et du mari à « acheter » est explicitement énoncée par la jeune reine :
Et plus que les autres femmes
Je comprends qu’il faut
Que je fasse Maître de ma vie
Un homme […],
Au prix fort de ma liberté.
Pour la paix et la grandeur de mon Royaume,
J’achèterai (puisqu’il le faut) un Roi. […]42
Elle exprime en tout cas de manière répétée le sentiment qu’il lui est fait violence – le mot est prononcé :
Des prières ? Des violences
Que me font mes vassaux,
Des règles d’intérêt
Du Conseil d’Etat
Qui veulent me faire
De Reine esclave
À leur avantage et pour mon malheur.
[…]
Le Conseil d’Etat, ou plutôt l’intérêt
Du Conseil et des vassaux
Me conseille,
Et même me presse et me contraint,
De me marier. Mais moi
Plutôt qu’un mari,
C’est la mort que je veux43,
et que sa soumission aux intérêts de la Couronne est un sacrifice – « Je fais don au royaume / De toute mes joies, et je tendrai mes mains / Aux bracelets dorés qu’on me propose. […] »44 – et une humiliation, ce que confirment les propos d’Orcane : « […] tu devrais / ton plaisir mortifier afin qu’il fasse / De la nécessité sa loi »45. D’où la révolte initiale d’Ardemia, qui se sent le droit, l’aptitude et la force de vivre et de régner seule46.
Mais jeune, femme et reine – avec pour conséquence d’être, pour reprendre nos propres termes, « imparfaite », « incomplète » et « insuffisante » –, s’il est bien un qualificatif qu’elle ne peut continuer à associer à ce trinôme embarrassant, c’est précisément celui de « seule ». Il s’agit donc de créer les conditions qui vont tirer Ardemia de son ignorance puérile des choses du cœur et du corps – sinon la faire vieillir, du moins la faire changer d’état, passer de « fanciulla » à « donna » – et qui seront propres à réconcilier la reine et la femme, en d’autres termes, à concilier le devoir (se marier) et les sentiments (aimer).
4. Il faut toutefois rendre acceptable (stricto sensu) et heureux ce dénouement inscrit dans la double loi sociale et naturelle, qui ne présente, de ce fait, en lui-même, aucun intérêt dramatique. En effet, il n’y a pas de suspens possible, car pas d’alternative pour Ardemia : le seul choix qu’on lui accorde tient à l’identité de l’époux – « […] il revient à la Reine / De choisir qui bon lui semble comme consort, / Pour partager le Trône, pour partager son lit. […] »47. On remarquera toutefois, pour nuancer légèrement le propos, qu’on attend tout de même d’Ardemia qu’elle consulte son Conseil et en obtienne le consentement, selon une procédure qu’expose brièvement Orcane à Ormondo :
Crois-bien que, lorsque
Elle sera résolue à se marier et qu’elle recherchera
Les avis du Conseil et nous désignera
Les Prétendants qu’elle seule connaît
À ces noces tant attendues,
Tous les votes seront en ta faveur48.
Quoi qu’il en soit, tout l’ordonnancement dramaturgique relève d’un art dilatoire et moralisateur : multiplier les péripéties qui retardent l’annonce du mariage d’Ardemia et d’Arescamo-Ercindo ; et faire de ce mariage de raison, un mariage de cœur. Nous ne reviendrons pas sur les péripéties en question, dont la plus audacieuse joue sur les égarements passagers des uns et des autres consécutifs au travestissement de Rescupuri en Erminda (cf. notre résumé supra). Quant à la morale, elle ne trouve pas seulement son compte dans le mariage d’Ardemia, mais encore dans le consentement intime à celui-ci, dans la justesse du choix d’Arescamo pour l’Arménie49, dans la magnanimité du pardon accordé à Rescupuri, dans le bonheur promis aux perdants (Rescupuri encore, Deadora, Ormondo) et aux serviteurs (Lena et Vespino).
On remarquera tout de même le manque d’enthousiasme de Deadora, éprise d’Arescamo, mais « priée » par sa sœur d’accepter Ormondo en échange50 :
C’est à un dur échange
que vous me destinez, mes Amis.
Un autre sort me promettait Amour, ce tyran,
Un autre sort me réserve le destin, Et mon destin se trompe.
Je ferai comme bon vous semble, et j’aurai à cœur
D’éloigner de mes yeux
L’objet qui me plut et donne vie à une autre51.
Plus encore qu’Ardemia, Deadora est en quelque sorte flouée par son sort car elle est jeune et femme, elle aussi, mais pas reine : prête à l’amour et au mariage, contrairement à sa sœur, à la fin, il ne lui reste pourtant qu’à obéir à un décret royal qui la frustre du premier. Il s’ensuit que l’ombre du dépit de Deadora plane indiscutablement sur le lieto fine de la pièce.
En matière d’autorité, si on l’entend ici comme droit reconnu à disposer de soi, Deadora obéit à une loi bien de son temps, toutes classes confondues, selon laquelle une femme n’avait d’autre choix que de passer de la tutelle du père (du Prince, fût-il « reine ») à celle du mari ou du couvent. Mais que nous dit cette pièce sur l’autorité de la reine ? Que ses qualités d’exception – au delà de son sexe, au delà de son âge – lui en confèrent assez pour régner pendant un certain temps, assez pour dicter sa loi au sein du Palais, mais clairement pas assez pour que cela dure trop, en particulier s’il faut résister à d’éventuels ennemis extérieurs : il est donc impératif d’asseoir cette autorité en contractant une juste alliance, politique et privée, avec celui qui (prince consort ; et ce qui : pays allié) aidera à garantir la paix extérieure et à assurer la pérennité de la Couronne. L’autorité ne va donc pas, du moins pas longtemps, sans le mariage ni la filiation. C’est un modèle banal que nous propose Loredano, avec tout de même, concernant le thème des prétentions à la liberté de son personnage, au premier acte de la pièce, une force dans l’expression de la haine du mariage qui n’est peut-être pas seulement un topos ni seulement un motif dramatique : nous soupçonnons, en effet, qu’elle ait pu lui être inspirée par un exemple bien contemporain, celui de Christine de Suède. On sait que cette dernière avait assez en horreur l’idée du mariage pour refuser d’épouser non seulement le prétendant que son entourage soutenait, son cousin Charles Gustave, mais aussi son favori, Magnus Gabriel de La Gardie. Non contente, elle poussa ce dernier à épouser Marie Euphrosine, la sœur de Charles Gustave, choisissant, pour sa part de continuer à mener une vie libre et de le faire en renonçant au pouvoir : la reine Christine renonce définitivement au mariage et à sa couronne (elle abdique en 1654 ; elle fait désigner Charles Gustave comme son successeur, ainsi que sa descendance ; elle se convertit ensuite au catholicisme et s’installe à Rome dès 1655) au bénéfice d’une vie intellectuelle et sentimentale bouillonnante (avec quelques avatars politiques sans intérêt pour notre propos).
Patricien de Venise au cœur d’un réseau intellectuel cosmopolite, dynamique, ouvert aux échanges avec le monde protestant, sensible aux thèses libertines et à tout ce qui contribuait à conforter un sentiment anti-papiste dans un climat de tension entre Venise et Rome qui resta prononcé pendant toute la première moitié du XVIIe siècle, Loredano connaissait forcément très bien le personnage de la reine suédoise, exemple paradoxal d’affranchissement des règles et d’adhésion intime à la foi catholique, d’où notre sentiment qu’il ait pu en tirer parti, plus tard, pour créer son personnage d’Ardemia. En revanche, au moment où il compose La Forza d’Amore, alors que les relations de Venise avec la Papauté se sont re-normalisées, que la Sérénissime s’engage dans la voie du déclin, le patricien plutôt réactionnaire qu’il est devenu52 ne peut envisager une Ardemia aussi radicale que Christine de Suède : la reine d’Arménie, elle, rentre dans le rang et gagne les derniers galons de son autorité au nom d’un conformisme absolu et consenti.