Dans un récent essai intitulé Dante, l’incontournable, Ismail Kadaré1 a opportunément rappelé l’importance qu’a revêtue le poème dantesque dans la vie culturelle albanaise à la fin des années 30 du XXe siècle. L’invasion italienne du petit royaume balkanique, le 7 avril 1939, qui transférait la couronne de Zog Ier à Victor-Emmanuel III, déjà empereur d’Éthiopie, a été, en quelque sorte, la réponse fasciste2 à l’« Anschluss » de l’Autriche par les Nazis. Cette invasion, qui permettait aux Italiens de consolider leur prestige international aux yeux de l’Allemagne hitlérienne3, a été suivie par la mise en place d’une politique culturelle4 – il s’agissait d’une des branches du Sous-secrétariat d’État aux affaires albanaises5 – visant en particulier à imposer, entre autres modèles, le modèle poétique insurpassé de la Divine comédie, dont l’étude, en Italie, avait été rendue obligatoire pour les lycéens, après la célèbre Réforme dite « Gentile » de 19236. L’objectif était de consolider l’union de deux États7 sous la bannière allégorique du « prince des poètes », unificateur de la langue italienne – « primo illustrator de’ toschi accenti »8 –, prophète, déjà célébré par les chantres du Risorgimento, d’une union politique récemment acquise et que le régime fasciste exaltait par-delà même sa (relative) puissance militaire, comme en témoigne la présence du nom de Dante dans le célèbre hymne fasciste Giovinezza9. Kadaré précise la spécificité de cette propagande : « Il n’était encore jamais arrivé dans l’histoire qu’une puissance occupante brandît par-devant ses blindés et ses canons le plus beau poème de l’humanité »10. Une telle arme littéraire avait déjà été brandie en Italie vers la fin des années Vingt, lorsque parut l’essai de Domenico Venturini intitulé Dante Alighieri e Benito Mussolini, qui tout à fait sérieusement mais de façon non moins délirante, faisait du poète florentin un précurseur des idéaux du fascisme11. Entre autres symboles porteurs, la prophétie de Dante annonçant la venue d’un « Duce » (allusion à Louis le Bavarois) au chant XXXIII du Purgatoire12, a été très logiquement interprétée comme une référence implicite à l’action émancipatrice de Mussolini. Deux ans plus tard, un autre essai, Dante e il fascismo nel canto di Sordello de Pietro Jacopini revenait sur la compatibilité du poète florentin aux fondamentaux du fascisme13. La propagande d’un régime déjà garant de l’unité du jeune état albanais depuis 192114 sous la forme d’un protectorat, véhiculait ainsi son paternalisme de bon aloi : « L’Albania è nel mio cuore » [L’Albanie est dans mon cœur], disait Mussolini, « nous sommes une même famille, désormais, avec un même roi et un même premier poète15 ». Très vite, une politique de fascisation de la société s’est mise en place dans une optique impérialiste16, avec la création en juin 1939 du Parti Fasciste Albanais (PFA), directement soumis au Parti National Fasciste (PNF), qui imposait une même organisation arborescente et capillaire de la société, notamment à travers l’encadrement de la jeunesse (les « Figli dell’Aquila » ou les « Piccole albanesi »). Sur le plan culturel, plusieurs organismes s’occupaient d’encadrer la production cinématographique ou de gérer les retransmissions radiographiques. Plus précisément, grâce au financement du Ministre des Affaires Étrangères, Galeazzo Ciani, gendre du Duce, fut créé un important organisme : la fondation « Skanderbeg », composée de deux sections autonomes, le Cercle italo-albanais « Skanderbeg », destiné à favoriser les rapports sociaux entre les deux peuples, et surtout l’Institut d’études albanaises, présidé par Ernesto Koliqi, un des traducteurs de Dante, chargé du développement des sciences, des arts et de la littérature dans son pays17. En outre, la société Dante Alighieri, présente en Albanie dès la fin du XIXe siècle18, multiplia les cours sur la culture et la langue italiennes, qui passait entre autres par l’enseignement du poète florentin.
L’occupation italienne cristallisait ainsi de manière totalitaire la relation privilégiée que la nation italienne et, bien avant l’unité, les états italiens comme la république vénitienne ou le royaume de Naples entretenaient avec le territoire et la culture albanais. En effet, si des accords avaient été signés19, au lendemain de la Première Guerre Mondiale, entre les deux pays, accords qui octroyaient au royaume italien des droits de regard, voire d’ingérence, sur le jeune état indépendant20, l’histoire de ces relations remontent au moins à la période de l’invasion ottomane et de la courageuse tentative de résistance du héros national Skanderbeg, qui reçut l’aide et l’appui des Vénitiens et des Napolitains dans le dernier tiers du XVe siècle21. C’est aussi la période qui voit le début de fortes migrations de colons albanais en Italie, principalement en Calabre, dans les Pouilles et en Sicile, grâce auxquelles la langue albanaise – l’arbëresh – s’est maintenue quasiment inchangée, à travers une transmission essentiellement orale. La langue des Albanais d’Italie présente, en effet, un intérêt particulier en ce qu’elle a conservé la prononciation, le vocabulaire et la grammaire de l’Albanie pré-ottomane, comme si, pour faire un parallèle éclairant, des villages français isolés du reste de la civilisation avaient continué à s’exprimer dans le français de Rabelais. Issu du pélasgique ancien – même si le débat n’est pas tranché chez les linguistes et les historiens –, et plus certainement de l’Illyrien, l’albanais est en réalité l’idiome le plus ancien d’Europe, branche isolée de la famille indo-européenne, et une langue pleinement européenne, contrairement aux langues slaves d’origine asiatique. Son influence est perceptible dans la langue et la culture des Grecs22, qui doivent aux Illyriens l’essentiel de leur panthéon divin23, et son état de conservation remarquable, du moins dans sa variante arbëresh, – comparable par exemple à l’islandais ou au basque – a traversé héroïquement les soubresauts de l’Histoire24.
Il faut rappeler en effet que l’interdiction faite par les Turcs d’enseigner et d’écrire la langue durant près d’un demi-millénaire a fortement grevé sur l’évolution et la diffusion de la koiné albanaise. Elle incita les rares lettrés restés au pays à user de subterfuges (l’écriture en latin ou en grec) pour préserver une culture plurimillénaire, et permettre également, grâce à l’action de la Propaganda Fide, la diffusion du catholicisme en Albanie, qui était alors le mode le plus efficace de résistance face à la turquisation et l’islamisation de la société. Dans un manuel consacré à la littérature albanaise, publié à la fin du XIXe siècle et dédié au premier ministre albanophone Francesco Crispi, l’auteur, Alberto Straticò, rappelle en effet ce stratagème : « Difatti, i primi libri stampati in albanese sono libri ecclesiastici, cioè il Dizionario Latino-Epirota del padre Blanco (1635) […]. Senonché, mancando la lingua albanese d’un proprio alfabeto […] ognuno se ne ideò uno proprio, servendosi delle lettere dell’alfabeto latino o dell’alfabeto greco25 ». En réalité, les témoignages sont bien plus anciens ; c’est le cas notamment du Meshale, œuvre religieuse composite de Gjon Buzuku26, publié en 1555 et retrouvé seulement au début du XXe siècle (il s’agit du plus ancien texte imprimé en langue albanaise à nous être parvenu), de la Doctrine chrétienne albanaise (E Mbësuame e Krështerë) de Luca Matranga27, publié en 1592 ; on peut encore citer l’œuvre de Pjëter Bogdani, auteur d’un Cuneus prophetarum28, autre texte en prose rédigé essentiellement en albanais et publié à Padoue, en 1685, sous l’instigation du cardinal Barbarigo qui, en tant que responsable des affaires ecclésiastiques orientales, manifesta un réel intérêt pour la culture albanaise, renforcé sous le pontificat de Clément XI, dont la famille (les Albani) était originaire d’Albanie29. Cet intérêt s’est concrétisé à travers la rédaction de la première grammaire raisonnée de la langue albanaise, publiée à Rome en 1716 par le Père Francesco Maria da Lecce, missionnaire de la Propaganda Fide qui, après avoir vécu une vingtaine d’année dans les Balkans, apprit la langue et en dressa une grammaire raisonnée, la plus exhaustive qui fût, non sans s’étonner de l’extrême diffusion de l’albanais au-delà même de ses frontières naturelles :
M’applicai per tanto con tutto lo studio alla cognizione d’un tal’Idioma, e con fatiga ben grande l’appresi alla fine; e curioso d’intendere, dentro quai limiti si contenesse un tal Linguaggio, trovai, con mio stupore, dilatarsi per tutto il Regno d’Epiro: parte della Romelia: parte del regno di Servia: parte di Bulgaria: in Costantinopoli, in Dalmazia, quasi in tutte le Provincie del Regno di Napoli, & anche in qualche parte della Sicilia.30
Si plusieurs ouvrages mêlant le latin et l’albanais sont publiés au XVIIe siècle, avec en particulier un dictionnaire latin-épirote (= albanais) par Frang Bardhi en 1635, ainsi qu’au cours des décennies suivantes, il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir publiée la seule œuvre littéraire d’envergure en langue albanaise : une Vie de la Vierge Marie par le poète Jul Variboba31, originaire de San Giorgio Albanese en Calabre. Au XIXe siècle, à la faveur du délitement de l’empire ottoman, on constate un renouveau substantiel des études sur la langue albanaise. Or, c’est encore une fois en Italie, et plus particulièrement en Calabre, que lettrés et intellectuels contribuent fortement à ce renouveau. Girolamo De Rada32 en est l’auteur emblématique. Il s’agit d’un véritable tournant, car avec cet auteur, la littérature en langue albanaise cesse d’être exclusivement religieuse. Ce poète et écrivain originaire de Macchia Albanese, un autre village albanophone de Calabre, recueillit de nombreux chants populaires traditionnels, au point d’être comparé à l’écossais Macpherson, compilateur des chants du barde Ossian. De Rada est l’auteur d’une œuvre prolifique, à la fois littéraire, poétique, historique, linguistique, politique et philosophique, qui culmine en particulier dans l’épopée du Milosao (1836), louée par Lamartine comme symbole de la liberté de tout un peuple, l’action étant située précisément dans l’Albanie du XVe siècle, celle du « Moth i Madhë33 », du temps prestigieux et héroïque d’avant l’occupation. Son action et sa production, dont une grande partie est restée manuscrite, furent le point de départ des études sur la langue arbëresh dont les traces sont encore visibles chez certains romanciers italiens contemporains, comme Carmine Abate34.
Il y a en réalité une double trajectoire de la langue albanaise – qui aura d’ailleurs un impact sur les traductions de Dante –, celle de l’arbëresh en Italie, issu du dialecte tosque, et celle de la langue indigène, issu du dialecte guègue35, qui va connaître une renaissance fondamentale avec la réforme de l’alphabet au début du XXe siècle. C’est Gjorgj Fishta, grand poète et intellectuel, pressenti pour le prix Nobel, qui en créant une société littéraire, l’Union (Bachimi) à Shkodra, réfléchit à une réforme de l’alphabet et de l’orthographe albanais ; celle-ci est officiellement normalisée en 1908, lors du congrès de Monastir36 en Macédoine, et c’est sur cette réforme – après quelques fluctuations pendant la période de la monarchie et de l’occupation italienne – que repose désormais l’albanais moderne. Les deux langues ne doivent pas être confondues, malgré un terreau lexical et syntaxique commun (on estime environ à 45 % le lexique arbëresh présent dans l’albanais moderne). La langue des colons albanophones d’Italie est incontestablement plus archaïque et l’on verra que cette ancienneté de la langue entre davantage en résonance avec la koiné dantesque à un niveau qu’il conviendra de rappeler.
Cette brève mise au point historico-linguistique montre bien les liens étroits qui unissent la langue et la culture albanaises avec la péninsule italienne, à travers le soutien que les états, comme la république vénitienne ou le royaume de Naples, ont apporté à la résistance albanaise, mais surtout à travers la production des lettrés italiens eux-mêmes, pour la plupart à l’origine de la préservation de la langue, par les traités et les œuvres de fiction, quasi inexistants dans la mère patrie. Ce contexte a joué un rôle essentiel dans la diffusion du poème dantesque en Albanie qu’on aurait compris autrement que très difficilement. Lorsque la Divine comédie débarque, avec armes et soldats, après la conquête du petit royaume Balkan en avril 1939, de nombreuses traductions partielles, dans un premier temps, se multiplient sans grande rigueur philologique ; il s’agissait davantage de compilations au gré des humeurs des traducteurs qui se cantonnèrent pendant longtemps au seul Enfer37. Kadaré souligne, dans son essai, les accointances entre le peuple albanais et les vers de la Divine comédie, rappelant que les anciennes ballades albanaises compilées par De Rada dataient pour la plupart de l’époque de Dante et qu’elles présentaient des thématiques communes, comme la traversée et le retour du monde des morts – c’est le cas de la célèbre légende de Doruntine, matière de deux beaux romans de Kadaré et de Carmine Abate38, ou de celle de l’emmuré du pont des trois arches qui inspira, outre un autre roman à Kadaré39, à Marguerite Yourcenar40 une de ses nouvelles orientales. Sur le plan politique, les dissensions entre l’autorité du Pape et celle de l’Empereur pouvaient rappeler à plus d’un titre celles qui animaient la population albanaise, majoritairement catholique, contre l’autorité du sultan ottoman. Pourtant, l’Albanie n’est pas réellement évoquée dans la Divine comédie ; la seule référence explicite à une ville albanaise – à travers le De bello civili (III, 13) de César – est celle de Durrës (Durazzo) dans le chant VI du Paradis41, et il y a quelque extrapolation à vouloir justifier l’occupation de l’Albanie – comme l’ont fait les exégètes fascistes – en glosant les vers du chant IX de l’Enfer où Dante, arrivé à l’entrée de la cité de Dis, observent les grands cimetières d’Arles et de Pola en Istrie « Ch’Italia chiude e i suoi termini bagna »42. Mais au-delà d’une évocation strictement référentielle à une quelconque réalité topographique albanaise, on voit bien qu’un terreau commun unit le poème dantesque à la réalité politique du pays des aigles. L’invective contre Florence corrompue, contre la servante Italie, « navire sans nocher dans la grande tempête » (Purgatoire, VI, 77) faisait étrangement écho à la déchéance de la grande Albanie de Skanderbeg, celle du « Mothë i Madhë », du temps prestigieux d’avant la longue nuit qui, durant près d’un demi millénaire, a privé le pays de sa langue et de sa culture. Dante exprimait, nous dit Kadaré, peut-être davantage que Don Quichotte ou Hamlet, traduits en Albanie à peu près à la même époque, « les tourments albanais43 ». La propagande fasciste joue ici à plein pour justifier l’union des deux pays, en rappelant notamment la politique de soutien des états italiens au moment de la domination ottomane44. En outre, la mythologie impériale, à l’origine de la politique coloniale du pays, inscrit l’Albanie dans son propre panthéon, à travers l’évocation opportune de la présence de Rome sur les terres albanaises45.
La fortune, ou du moins la connaissance de Dante en Albanie commence en réalité bien avant l’occupation italienne du pays en 1939. Dès le milieu du XIXe siècle, grâce à l’enseignement des Jésuites et des Franciscains – héritage des lettrés du XVIIe siècle évoqués plus haut –, Dante fut enseigné dans les écoles privées du nord du pays notamment. On a peu d’informations sur cet enseignement, mais on suppose que Dante était appris dans le texte par les missionnaires italiens et il n’est pas impossible que des traductions partielles en albanais aient circulé sous forme manuscrite. En effet, les premières traductions albanaises du poème dantesque sont une fois de plus le fait de lettrés et d’intellectuels albanophones d’Italie. C’est à Luigi Lorecchio46 que l’on doit la première tentative de traduction, en arbëresh, du chant initial de l’Enfer. Elle fut publiée en 1896 à Naples dans la revue L’antologia albanese dirigée par Gerolamo De Rada non sans quelques approximations eu égard au manuscrit, sur lesquelles nous reviendrons47. Il s’agit de la première publication en arbëresh réalisée après l’important « Congrès National Albanais », organisé en 1895 par son frère Anselmo, visant à redonner à la langue albanaise sa pleine et entière dignité littéraire. Lorecchio traduisit également des extraits de la Vita nova et du Convivio. Quelques années plus tard, en mars 1900, Sakol Baatzi – un érudit albanais de Mbishkodër – traduisit en hendécasyllabes et en respectant le schéma métrique de la terza rima, le chant V de l’Enfer, celui de Paolo et Francesca, dans la revue La Nazione albanese, fondée par Anselmo Lorecchio. D’autres traductions partielles suivirent, notamment par Fan Noli48, prêtre fondateur de l’église orthodoxe albanaise, chef de file de la diaspora albanaise aux Etats-Unis, et éphémère premier ministre de son pays en 1924. Puis, en 1932 Ernesto Koliqi, le directeur de l’Institut d’études albanaises évoqué plus haut, dans le premier volume de l’anthologie Poetët e mëdhej t’Italis (Les grands poètes d’Italie) – qui comprend en outre des poèmes de Pétrarque, de l’Arioste ou du Tasse –, publia en albanais des extraits des chants I, V, XIII, XXVI et XXXIII de l’Enfer, ceux de Paolo et Francesca, Pier della Vigna, Ulysse, Ugolin, l’apparition de Béatrice au chant XXX du Purgatoire, et, du Paradis, le chant liminaire, le chant XI – celui de Saint François –, et une partie du chant XXXIII. C’est d’ailleurs cette anthologie, dans laquelle on trouve également des extraits de la Vita nova, qui servit de manuel scolaire dans les collèges du royaume albanais avant l’annexion du pays par les Italiens. Kadaré rappelle sa propre expérience de très jeune lecteur découvrant Dante dans des éditions bilingues et commentant les traductions qu’il avait sous les yeux49 :
Dans les écoles, des milliers de petits Albanais, feuilletant des éditions bilingues, passaient le plus naturellement du monde des vers traduits en albanais au texte original. On avait parfois l’impression qu’il s’agissait d’une même langue, simplement affublée de masques différents :
Quivi perdei la vista e la parole | Dhe humba mend e gojë, ngdale tue u mekun | |
Nel nome di Maria finì, e quivi | Shpirtin e dashë me emnin e Marisë, | |
Caddi, e rimasse la mia carne sola. | Ku rashë unë mbeta vêtem mish i vdekun. | |
Le Purgatoire, chant V. |
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Il s’agit là d’un verset traduit avec une certaine liberté, tandis que des centaines d’autres vers sonnent tels les originaux :
E caddi come un corpo cade [sic] | dhe rashë ashtu si trup i vedkur bie. | |
L’Enfer, chant V. |
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Koliqi, auteur probable de ces traductions, joua par la suite un rôle culturel important durant les années de l’occupation, puisqu’il fut nommé ministre de la Culture par le régime mussolinien dans le gouvernement albanais de collaboration. Si ce choix est politiquement déplorable, qui l’a conduit à connaître un certain purgatoire, sa réhabilitation après la guerre fut favorisée par son action sur le terrain et le développement considérable des écoles albanaises, notamment au Kosovo, dans un pays où pendant un demi millénaire la culture et la langue furent bâillonnées et proscrites par l’occupant ottoman. Le purgatoire de celui qui a tant œuvré pour la diffusion de Dante au pays des Aigles, s’est soldé par un exil forcé au moment de l’arrivée des communistes au pouvoir en 1946.
Toutefois, l’éviction de la langue italienne au profit notamment du russe ne s’est pas accompagnée d’une disparition de Dante ; bien au contraire : en 1965, à l’occasion des sept cents ans de la naissance du poète, Koliqi publia dans la revue « Shêjzat » (« Les Pléiades ») une autre série de poèmes extraits de la Vita Nova et des Rime ; par ailleurs, symbole de la résistance au communisme, la Divine comédie a connu de nombreuses autres traductions, d’abord partielles, puis enfin intégrales. C’est chose faite au début des années 1960 ; le traducteur, Pashko Gjeçi, était comme Koliqi, un catholique originaire de Shkoder qui fit ses études à l’Université de Rome dans les années 1940. Il réalisa ainsi la première traduction intégrale et en vers du poème dantesque, achevée en 196650. Fin traducteur (de Leopardi notamment), doté d’une solide culture classique, Gjeçi démontra par son travail les impressionnantes possibilités expressives de l’albanais. Non seulement le poète sut conserver le schéma complexe de la terza rima, les rimes enchevêtrées caractéristiques de la Divine comédie (ABA BCB CDC), mais il réussit également à maintenir le mètre d’origine, l’hendécasyllabe classique de la poésie italienne51 :
Nel mezzo del cammin di nostra vita | Në mes të shtegëtisë së kësa jetë | |
Mi ritrovai per una selva oscura, | u gjeta në një pyll krejt errësi, | |
Che la diritta via era smarrita. | Se kishe humbë unë rrugën e vërtetë. |
Ahi quanto a dir qual’era cosa dura | Si ish ta them sa kam vështirësi | |
Questa selva selvaggia ed aspre e forte | ai egri pyll, i ashpër, pyll hata, | |
Che nel pensier rinnova la paura ! | sa ta mejtoj më kall frikë përsëri ! |
La littérarité de la traduction ne contredit pas la fidélité au schéma métrique et parfois au rythme du texte italien, chaque fois que la morphologie du lexique albanais le permet. La rugosité de l’idiome albanais – la langue « figée dans la glace » dont parlait Kadaré –, semble faire écho à l’écriture pétrifiée du poète florentin, le fameux style « petroso » qu’on retrouve à maintes reprises dans la Divine comédie, comme dans l’incipit célèbre du chant XXXII de l’Enfer52, ou certains vers « sonores » comme « L’oltracotata schiatta che s’indraca » [L’outrecuidant lignage qui rugit comme un dragon], traduit par Pashko Gjeçi par : « Raca e mëndjemëdhejve, që tërbohet53 » ; dans ce dernier cas, l’emploi du verbe, qui signifie plus simplement « être enragé », compense la perte de la tournure métaphorique (« indraca [rugit comme un dragon] ») par une parenté phonologique et le maintien des mêmes sonorités rugueuses. Citant d’autres vers tirés du Purgatoire, Kadaré fait très justement remarquer : « On avait parfois l’impression qu’il s’agissait d’une même langue, simplement affublée de masques différents54. » La remarque de Kadaré pose la question essentielle qui légitime la traductibilité du poème dantesque, au-delà des accointances thématiques déjà relevées, au-delà de la dimension politique liée à la question de l’empire et à celle de l’exil : celle qui fait implicitement de l’albanais une langue éminemment poétique, précisément parce qu’elle est issue d’une forte tradition orale. Ce sont les caractéristiques mêmes des langues très anciennes, primitives, de reposer sur une grande ductilité, une aptitude singulière aux raccourcis synthétiques – les linguistes parleraient ici de constructions brachylogiques –, une aptitude également à la brièveté des formes lexicales, et surtout – c’est une caractéristique encore bien vivante aujourd’hui – c’est un trait tout aussi marquant que de s’appuyer sur des processus constants de métaphorisation. Or, si le langage est, par définition, métaphorique – parce qu’il définit un transport d’un objet vers sa traduction sémiologique (dans le rapport classique signifié / signifiant), mais aussi d’un signe linguistique vers un autre –, il l’est encore davantage au sein d’une langue qui fonctionne le plus souvent à travers ces processus de métaphorisation.
Revenons sur la première traduction réalisée par Luigi Lorecchio. Précisons que c’est en arbëresh, c’est-à-dire en albanais médiéval, la langue des colons installés en Italie depuis le XVe siècle, que fut faite cette traduction du premier chant de l’Enfer. L’intérêt de cette traduction est qu’elle est conduite dans un idiome contemporain de la langue de Dante ; en d’autres termes, elle réalise en toute légitimité l’idéal, louable mais totalement artificiel, de la traduction d’un Pézard, par exemple, qui transposa dans un pseudo-français médiéval le florentin du Trecento, instituant ainsi entre les deux langues une fausse analogie que la traduction en arbëresh de Lorecchio rétablit parfaitement. Bien entendu, les différences entre l’idiome arbëresh et la langue autochtone étaient déjà importantes à la fin du XIXe siècle, mais moins que celles qui allaient naître de la réforme de 1908. Toutefois, la redécouverte, dans les années 70, du manuscrit original de Lorecchio parmi les archives de De Rada dans sa demeure de Macchia Albanese, a permis de relever des différences substantielles avec la retranscription qu’en a faite De Rada dans son anthologie. Une étude en fut réalisée par l’albanologue Giuseppe T. Gangale55, et publiée en allemand dans une revue albanaise de l’université de Copenhague56, avec un résumé en français57. L’article présente en annexe une réédition de la traduction de Lorecchio publiée à Leipzig en 1948 dans l’« Albanischen Lesebuch »58, ainsi qu’une nouvelle traduction de ce même chant, dans le dialecte contemporain de Pallagorio, par Ntoni i Jokkesy, qui témoigne des variantes linguistiques de l’arbëresh. Les différences entre le manuscrit de Lorecchio et la retranscription de De Rada résident surtout dans l’orthographe et la morphologie de certains mots ; on y découvre notamment que le traducteur avait annoté son texte de considérations linguistiques très instructives sur l’état de la langue albanaise dans la seconde moitié du XIXe siècle, en particulier sur les variantes locales de Pallagorio, son village d’origine59. La confrontation avec la grammaire de Francesco da Lecce, publiée au début du XVIIIe siècle, montre la remarquable stabilité linguistique, lexicale et syntaxique de l’albanais ancien – malgré ces variantes locales – tel qu’il était pratiqué à plusieurs siècles de distance. Si l’on reprend l’incipit du premier chant, des différences substantielles apparaissent avec la traduction moderne de Pasha Gjeçi :
Manuscrit | Transcription de De Rada | |
E gjoghës s’aan te gjimse e ∂romëdit | E gjoghes s’aan tok gjimsa e domìt | |
M’u ndo∂a mbronda te në pilë e errëtë | m’u ndoda mbrenta te ñë piilj e ërrët, | |
Se udëson e mbare u kisa bierrë. | se ûdion e mbaar u kìsa biérrur. | |
Bobu ! ië punë i rrendë oo pë të |
Bobo cë pûne e rëënd ! co për mê thëën | |
Sa ajò pilë is e eghërë, e kreskë e fortë, | sa ajò piilj is e égkër ej e kresk, | |
Kë vet ndë e ketoi ntenet drea ! | kë vet ndë nì kuljtoñ ntenet drea. |
On remarque tout d’abord que Lorecchio n’a pas souhaité respecter le schéma métrique complexe de la terzina dantesque – la disposition des vers en tercets est maintenue, mais sans les rimes –, et que le mètre employé oscille entre le novénaire et l’hendécasyllabe, même si ce dernier est largement prépondérant. Une autre différence réside dans l’emploi de certaines lettres de l’alphabet grec – comme le delta, le thêta ou le lambda –, encore en vigueur dans l’albanais ancien (telles qu’elles figurent, par exemple, dans la grammaire de da Lecce ou dans les différents dictionnaires arbëresh de Calabre ou de Sicile), mais qui ont disparu après la réforme normative de Monastir en 1908. L’impression générale est celle d’une plus grande littérarité dans la disposition des différentes séquences, facilitée par l’absence de contraintes techniques comme la rime. On le voit, par exemple, dans l’interjection qui ouvre le second tercet (« Bobu ! »), absent dans la traduction moderne de Pashko Gjeçi, ou dans le vers suivant qui suit l’agencement lexical d’origine. Ailleurs, pourtant, les choix du traducteur appellent quelques remarques intéressantes. Il s’interroge par exemple sur le choix de tel terme pour rendre le plus fidèlement possible l’intention de Dante. Ainsi, concernant la traduction du vers « Anzi impediva tanto il mio cammino [Mais m’empêchait si fort en mon chemin] » (v. 35), à propos du lynx, symbole de luxure et de la corruption de Florence, que le poète croise au début de son périple infernal, Lorecchio s’interroge sur le choix du verbe « impedire » : « Impedire si può tradurre mbo∂iessj? il vocabolo mi è stato suggerito »60 ; mais Gangale, dans sa transcription du manuscrit, choisit un autre vocable (« avakatossënej »61), là où la traduction moderne de Gjeçi opte pour une version plus concrète : « e udhën time aq keq e kishte pre »62 [Et il avait tant barré mon chemin].
C’est le point de vue politico-linguistique qui me semble être le plus pertinent pour interpréter cette parenté de l’écriture, au sens barthésien63 du terme, qui unit l’albanais et le poème dantesque. En effet, la figure du poète exilé entre en quelque sorte en résonance avec cette langue de l’exil qu’est l’albanais ancien, préservé et véhiculé dans les communautés arbëresh de Calabre ou de Sicile. De ce point de vue, les toutes premières tentatives de transposition dans la langue albanaise – avant que celle-ci ne connaisse sa première grande réforme linguistique en 1908 –, effectuées par les albanophones de Calabre, renforcent la pertinence de la traductibilité du poème dantesque : l’arbëresh est une langue contemporaine du florentin du XIVe siècle, mais toujours parlée par les locuteurs d’aujourd’hui, malgré les inévitables contaminations interlinguistiques (il y a des emprunts au grec, au turc, à l’italien et même à l’anglais). Le parallélisme des deux états linguistiques croise ainsi la dimension politique : si l’exil de Dante n’a fait qu’accroître le prestige de l’auteur du texte fondateur de la littérature italienne, l’exil de la langue albanaise – langue devenue sans frontière et sans état – a permis ainsi de la préserver d’une disparition programmée qui a, en revanche, touché la production littéraire, étouffée dans l’œuf durant plusieurs siècles.
Mais plus intéressant encore est l’état de relative instabilité de la langue albanaise à la fin du XIXe siècle qui, comme le florentin du XIVe siècle, est en train de vivre sa propre « question de la langue ». Car l’albanais n’est pas une langue homogène ; son hétérogénéité symbolise la dispersion des différentes communautés après les grands exodes du XVe siècle – ce que les Albanais appellent eux-mêmes « Gjaku e sprishurë », « le sang dispersé ». Entre l’arbëresh issu du dialecte tosque et l’albanais moderne issu du guègue, se situe la langue mixte instituée en 1917, renforcée sous le règne du roi Zog et tombée en désuétude après 1950 ; à cela s’ajoutent les nombreux particularismes des différentes communautés arbëresh d’Italie, dont témoignent les grammaires spécifiques publiées régulièrement depuis le milieu du XXe siècle64, et nombreuses sont les variantes dialectales des deux communautés linguistiques du pays. En d’autres termes, la langue albanaise, comme toute autre langue ayant acquis un certain prestige littéraire65, acquiert à son tour ce prestige par le biais de la traduction, c’est-à-dire par le biais précisément de ce processus de métaphorisation que constitue le passage – (metaphorein = le transport) – d’un système linguistique vers un autre. Il est particulièrement remarquable que l’acquisition de cette dignité littéraire66 passe par la traduction du poème dantesque, œuvre fondatrice du toscan littéraire67, langue qui inventa au XVe siècle le concept même de traduction (Leonardo Bruni, De interpretatione recta, 142468). C’est également dans cette langue que furent rédigés les premiers traités modernes sur la traduction69. Or, c’est précisément par la traduction que se sont progressivement constituées les littératures nationales. Les traductions de Dante initiées à la fin du XIXe siècle et poursuivies au siècle suivant, partielles, puis intégrales, réalisent d’une certaine façon l’idéal humaniste d’une connaissance de soi transigeant par la connaissance de l’autre, à travers les textes, les livres, la lecture et la pratique de la traduction qui réactive en quelque sorte cet idéal socratique. Elles confèrent à la langue albanaise, de la manière la plus prestigieuse et la plus idoine qui soit, la dignité littéraire qu’elle attendait depuis près d’un demi-millénaire. Si l’on ajoute que le patronyme de la langue toscane elle-même provient dans son sens étymologique du dialecte tosque70, on ne peut mieux dire – au-delà du contexte politique de la propagande fasciste, conjoncturelle malgré ses implications symboliques indéniables71 – les liens étroits qui unissent l’albanais et l’italien incarné par la langue à la fois primitive et parfaite du poète florentin.