L’écrivain postcolonial anglophone et le canon littéraire

Le même ou l’autre ?

DOI : 10.35562/celec.110

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La peinture de Giorgio de Chirico qui illustre le programme du colloque « L’auteur à l’étranger » présente l’image inversée d’un autre tableau de Giorgio de Chirico intitulé « L’énigme d’un jour ». Ce dernier place la figure du poète au centre du tableau. Pourtant, bien que l’artiste soit représenté sous les traits d’une statue sur son socle, il tourne le dos aux spectateurs, forme ombreuse et presque indistincte. Cette représentation paradoxale du poète évoque aussi celle d’un autre tableau de Chirico, également intitulé « Enigme d’un jour », mais dont la statue, présentée de profil cette fois, paraît s’adresser à un auditoire absent ou très lointain, à peine perceptible1. Ce tableau a aussi été photographié par Man Ray, avec André Breton maquillé, posant de face et à l’avant plan2. Il y a alors mise en abyme de la figure de l’auteur grâce aux jeux de perspective. Ces déclinaisons d’un même tableau semblent faire écho à la manière dont l’image de l’auteur apparaît souvent dans le texte postcolonial anglophone : présence diffuse, souvent indistincte et évanescente, ou encore plus ouverte, mais généralement masquée, dissimulée par des artifices littéraires, comme le portrait maquillé de Breton. Avec ces reproductions de tableaux, de Chirico se pose aussi une problématique qui fait écho à celles développées par le post-colonialisme : quelles relations établir entre la tradition et la modernité, entre le canon et l’avant-garde ? Comment se situe le post-colonialisme par rapport à « la tradition de la rupture », dont parle le critique d’art Pere Gimferrer à propos de la peinture de Chirico3 ? Car le peintre métaphysique réinterprète souvent les peintures classiques, s’inscrivant de ce fait dans la tradition, tout en leur conférant aussi sa propre vision. L’intertextualité est au cœur de son œuvre, comme elle l’est bien souvent pour les auteurs postmodernes et postcoloniaux, et elle repose sur un autre trait fréquemment présent dans les littératures postcoloniales : la répétition, c’est-à-dire le fait de décliner un même thème en de multiples approches, ce que montrent par exemple les nombreuses peintures de Chirico qui s’articulent autour des thèmes de l’énigme et de l’identité4, avec leurs nombreux mannequins sans visage. En témoigne aussi la représentation, par Chirico, de lieux récurrents aux titres souvent identiques, comme ses nombreux tableaux intitulés « Place d’Italie », ou ses séries de personnages emblématiques, comme Hector et Andromaque. La peinture et la vie de Chirico sont aussi frappées au sceau des voyages, de départs angoissants en arrivées énigmatiques. On retrouve là encore le thème du voyage, de l’étranger, que les écrivains postcoloniaux ont décrit maintes fois, en de nombreuses nuances. Enfin, autre point focal, de Chirico est un peintre qui s’intéresse à l’autoportrait et qui place dans sa peinture la représentation même du peintre qu’il est, comme le font également nombre d’auteurs postcoloniaux.

Il n’est donc pas étonnant qu’un écrivain comme V. S. Naipaul ait intitulé un de ses romans L’énigme de l’arrivée5, présentant explicitement le tableau du même nom par Chirico comme sa source d’inspiration. Naipaul, comme de Chirico, cherche en effet à exprimer l’énigme de la création6. De plus, la littérature postcoloniale est marquée par les arrivées et les départs : arrivée et départ de l’étranger – le colon, figure de l’autorité et du pouvoir –, mais aussi départs fréquents de l’ancien colonisé vers la métropole, ou exil dans un autre pays où il devient alors lui-même un étranger. Nombreux sont, en effet, les auteurs postcoloniaux qui vivent (de manière permanente ou ponctuelle) dans des pays autres que leur pays natal. Citons, parmi d’autres, V. S. Naipaul, Fred D’Aguiar, Anita Desai, Salman Rushdie, ou Rohinton Mistry… Certains insistent sur le phénomène transitoire de ces installations à l’étranger, comme le fait par exemple Derek Walcott, qui verrait dans la permanence d’une telle situation une forme de trahison de sa culture antillaise.

Pourtant, ce ne sont pas ces migrations géographiques qui nous intéresseront ici, mais bien plutôt la manière dont l’altérité se manifeste dans le discours. Car si le discours littéraire postcolonial a fréquemment été un moyen de remettre en cause l’autorité coloniale et ses diverses manifestations (politiques, sociales, linguistiques, culturelles et autres), la figure de l’écrivain y restait bien souvent évanescente. Pour parvenir à tracer les contours de la figure autoriale, le discours postcolonial a suivi un chemin souvent sinueux, au gré des spécificités littéraires ou culturelles locales et des constantes que le canon littéraire, généralement associé à l’éducation coloniale, a cherché à imposer.

Cet article s’attachera d’abord à montrer comment le canon littéraire et/ou artistique est traité et utilisé par le discours postcolonial : intertextualité, palimpsestes seront analysés à partir d’illustrations des littératures caribéennes et indiennes. En un mot, le discours littéraire postcolonial renvoie-t-il du canon littéraire des images dans lesquelles les auteurs postcoloniaux peuvent se reconnaître ? Toutefois, en étudiant de plus près les œuvres postcoloniales, nous verrons comment elles se nourrissent du canon tout en en retravaillant le contenu pour donner libre expression à leur propre discours, à leur propre créativité, donc pour donner une voix à leur auteur. Cette seconde partie s’intitulera « Du même à l’autre : un discours aux confins d’une nouvelle généricité ». Enfin, il conviendra de tenter de brosser un portrait de l’auteur dans le nouvel espace d’écriture ainsi créé. Quelle place lui est accordée dans le discours ? Quel rôle joue-t-il ? Ce sera là l’objet d’une troisième partie, intitulée « Portraits fictionnels de l’auteur : une nouvelle autorité narrative ? ».

Le discours littéraire postcolonial et le canon : images du même ?

Une des caractéristiques indéniables du colonialisme a été d’imposer un certain nombre de valeurs européennes – politiques, sociales, économiques, culturelles, linguistiques ou religieuses. Or, cette tentative d’homogénéisation, voire d’effacement, des cultures, (« colonial erasure7 ») par le colonialisme, a été favorisée par l’éducation, à travers l’enseignement notamment de la langue anglaise, dispensé bien souvent par les missions religieuses à travers leurs mission schools. Il est assez étonnant que des habitants de pays et de cultures aussi divers que le Canada, l’Australie, l’Inde, l’Afrique ou la Caraïbe, par exemple, aient tous été soumis à l’étude d’auteurs britanniques classiques formant le canon littéraire, au rang desquels des auteurs aussi célèbres que Shakespeare, Defoe, Dickens, Austen, Wordsworth, Shelley, Keats, Coleridge, et bien d’autres. Nombreux sont les auteurs postcoloniaux à avoir apprécié ces écrivains, mais aussi à avoir souligné l’absence de lien entre la réalité décrite dans leurs ouvrages et celle du monde colonial qui entourait les étudiants et les lecteurs qu’ils étaient. On se souvient par exemple des premiers essais de V. S. Naipaul ou encore de son ouvrage plus récent, Reading and Writing, dans lesquels il explique la nature et l’ampleur de ces décalages8.

Or, pour les écrivains postcoloniaux, il y avait un gouffre entre ces auteurs canoniques et leurs propres tentatives d’écriture9. Car, comme le dit D. Walcott dans son poème « The Castaway », qui peut se traduire par « Le naufragé », mais aussi par « L’homme rejeté », le poète antillais, peut-être plus que tout autre, est un naufragé culturel qui, comme la figure emblématique européenne Robinson Crusoë, doit reconstruire son univers et se construire comme auteur à partir des débris de naufrage qu’il trouve sur la grève10. La première façon dont ces auteurs pouvaient se distinguer fut de donner d’eux-mêmes, précisément, l’image d’auteurs à l’étranger, c’est-à-dire hors de la métropole, et l’image d’auteurs de l’étranger, c’est-à-dire du non-familier, de l’altérité insaisissable, de l’autre. Toutefois, comme cela a été dit précédemment, les auteurs occidentaux de référence, appartenant au canon littéraire, leur étaient aussi, dans le même temps, devenus en partie familiers par l’enseignement. C’est donc d’abord par leurs lectures d’enfants, d’étudiants et d’adultes, que les écrivains postcoloniaux se sont familiarisés avec l’image de l’auteur canonique anglais. Et c’est par rapport à cette image qu’ils ont dû se forger leur propre identité d’écrivain, souvent à partir d’une hybridation du canon littéraire et de leurs caractéristiques culturelles locales ou individuelles. Derek Walcott, par exemple, affirme son identité plurielle d’auteur créole en revendiquant un héritage à la fois européen et africain, qui passe avant tout par l’accession au discours :

And my race began like the osprey

With that cry, that terrible vowel,

That I !

[…]11

Sans cri, point de langue, et sans langue point d’identité. Le sentiment de fracture schizoïde provoqué par ce tiraillement culturel est au cœur de nombreux écrits postcoloniaux, comme dans les titres des poèmes ou des recueils de Walcott. On citera par exemple « Another Life », « The Divided Child » ou, de manière plus métaphorique, « The Gulf », « The Estranging Sea », ou même les deux parties nettement distinctes de The Arkansas Testament, respectivement intitulées « Here » et « There ». Ceci ne saurait manquer de rappeler l’épisode de disjonction que Naipaul rapporte dans The Enigma of Arrival lorsqu’il quitte son île de Trinidad pour étudier en Angleterre12.

Pour la plupart des auteurs postcoloniaux, écrire signifiait donc réunir les éléments identitaires disparates de leur personnalité en proposant un travail qui ne soit pas toujours fondé sur le rejet de l’histoire coloniale, mais qui aboutisse au contraire à une réconciliation culturelle, en proposant des formes d’hybridation narrative, d’emprunt réciproque et de refonte. C’est ce que Walcott affirme dans le poème « A Far Cry from Africa », où il illustre sa double ascendance par l’image du gorille qui affronte le surhomme – métaphores de l’Africain et de l’Européen, les deux êtres contradictoires se mêlant pourtant dans son sang métis13. C’est aussi le but recherché par V. S. Naipaul lorsque son narrateur explique, dans The Enigma of Arrival, que l’écriture du roman est ce qui permet de réaliser enfin la fusion des deux points de vue – celui de l’homme et celui de l’écrivain – qui s’étaient disjoints lors du départ de la colonie.

Il n’était donc pas possible à ces auteurs postcoloniaux de se soustraire à l’influence culturelle européenne, pas plus qu’il ne leur était possible de rejeter ou de renier leur identité culturelle propre. Le défi consistait alors à parler de leur propre situation et de leur propre expérience en déplaçant l’image qu’ils avaient des auteurs canoniques, bien souvent présentés comme des références, pour créer leur propre image autoriale. Comment cela a-t-il pu se faire ?

Du même à l’autre : un discours aux confins d’une nouvelle généricité

Si la littérature postcoloniale se définit bien, dans de nombreux cas, comme un contre-discours, elle ne s’arrête cependant pas à cela. Elle propose bien souvent un nouvel espace de création, qui repose sur l’appropriation et l’hybridation bien plus que sur la négation. Elle a, en effet, souvent su s’approprier les normes culturelles européennes (comme par exemple le réalisme caractéristique du roman européen, typiquement occidental) pour les mêler à des techniques ou à des pratiques plus locales. La présence de l’auteur ne se manifeste alors que timidement, presque imperceptiblement, à travers le choix de stratégies d’écriture particulières et subtiles, plus que par une affirmation de soi en tant qu’auteur. Car – et ce n’est pas le propre du post-colonialisme –, il semble que l’auteur se dissimule autant que possible dans la plupart des textes, y laissant un espace de liberté accru à l’instance narrative. On proposera donc ici une analyse prudente de l’évolution de cette présence dans certains textes postcoloniaux.

Le premier signe d’une hybridation des influences littéraires se retrouve dans l’utilisation que les auteurs font de la langue anglaise. Ainsi, ils sont nombreux à proposer des emprunts lexicaux, souvent pour renvoyer à une réalité culturelle difficile à traduire, ou pour ancrer leur récit dans un contexte spatio-temporel non ambigu. C’est par exemple le cas, en Inde, des romans d’Anita Desai, comme In Custody, Fasting Feasting, A Journey to Ithaca14, ou encore de celui d’Arundahti Roy, The God of Small Things15. Les critiques proposent d’ailleurs parfois des lexiques explicatifs dans ces ouvrages. Ceci est bien sûr le cas de toutes les littératures anglophones, du Pacifique jusqu’à l’Afrique et la Caraïbe outre-Atlantique. Dans d’autres cas, ces choix d’auteurs se portent sur la syntaxe ou le rythme des phrases, comme c’est le cas de ce qu’Edward Kamau Brathwaite appelle « Nation Language », et qui fait intervenir des éléments linguistiques ou rythmiques africains dans la langue anglaise de ses œuvres. D’autres écrivains encore choisissent d’incruster des éléments littéraires locaux dans leurs textes rédigés en anglais. Il peut s’agir d’éléments dialectaux, mais aussi d’extraits de certaines œuvres qui viendront émailler leur production, soit dans un but simplement « identitaire », pour insister sur la couleur locale, soit dans un but ironique, voire satirique.

Une première illustration se trouve, par exemple, dans l’utilisation que Naipaul fait du calypso trinidadien dans ses comédies sociales, notamment dans Miguel Street16. Une autre apparaît dans les chansons créoles des nouvelles d’E. Danticat, par exemple, dans « The Funeral Singer »17. Dans A House for Mr Biswas18 de Naipaul, au contraire, ce sont les références à la littérature anglaise qui introduisent un décalage ironique entre les aspirations de Biswas et d’Anand d’une part, et la réalité de leur existence d’autre part, tandis que dans Half a Life19, du même auteur, ce sont les références aux écrivains anglais inadéquats qui assurent la même fonction. On retrouve cette préoccupation dans la littérature indienne également, par exemple chez A. Roy, où, cette fois, les grandes épopées du Mahabharata et du Ramayana ainsi que le genre du kathakali permettent d’ancrer le récit dans l’État du Kérala.

Une autre forme d’hybridation des discours postcoloniaux, qui conduit à percevoir la figure de l’auteur de manière très subtile, est le recours à l’intertextualité. Un grand nombre d’œuvres postcoloniales utilisent ainsi des matériaux intertextuels comme substrat à partir desquels d’autres œuvres peuvent être réécrites, affirmant alors leur identité propre, voire exprimant de façon latente un point de vue autorial marqué et engagé. C’est le cas du remarquable roman de Jean Rhys, Wide Sargasso Sea20, qui s’offre comme une ré-vision du roman victorien de Charlotte Brontë, Jane Eyre. C’est en proposant de reprendre la stratégie narrative de Jane Eyre – en apparence seulement – que Jean Rhys impose sa vision d’auteur postcolonial. En effet, derrière une unité narrative de façade – elle a repris un récit de première personne – Rhys n’élabore pas un Bildungsroman, mais, au contraire, ce qui apparaît comme un récit de la dislocation. Le Je narratif recouvre en fait plusieurs identités : celle d’Antoinette Cosway, qui deviendra Bertha Mason, l’épouse folle de Rochester, dans Jane Eyre ; mais il recouvre aussi l’identité de l’époux anglais d’Antoinette, celle de Grace Poole, au début de la troisième partie, et celle, à la fois plus aliénée et plus lucide, d’Antoinette emprisonnée en Angleterre. C’est grâce à cette utilisation de la narration de première personne, qui place le lecteur dans l’intimité même des pensées des différents personnages, que l’éclatement identitaire de la jeune femme devient plus prégnant, et que la personnalité dérangeante de l’Anglais conduit le lecteur à se repositionner par rapport au roman de Brontë. D’autant que le respect apparent de la narration de première personne se trouve invalidé pas la multiplicité des facettes du Je narratif, qui en viennent à s’entrechoquer. Ainsi, dans la seconde partie du récit, rapportée par la voix et selon le point de vue de l’Anglais, la voix d’Antoinette réapparaît au beau milieu du récit de son mari, le privant de ce fait de sa propre voix au moment paroxysmique. Elle s’impose finalement jusqu’aux dernières lignes du roman, comme pour contredire le fait qu’elle est devenue la marionnette de son époux. Ce faisant, Rhys exprime tacitement sa vision positive des Antilles et de la jeune antillaise autant qu’elle critique les stéréotypes en vogue au XIXe siècle à l’encontre des Antillaises. La dénonciation de la vision coloniale est ainsi plus efficace, bien qu’elle s’effectue dans le hors-texte, entre les lignes du récit.

Mais l’intertextualité peut se faire encore plus large et concerner le choix de formes génériques. Ainsi, dans In Custody, Anita Desai a choisi de célébrer la subtilité de la poésie ourdoue dont la popularité est déclinante, par le biais surprenant du genre romanesque occidental, essentiellement réaliste. Elle allie donc deux intrigues – celle qui fait de Deven Sharma un médiocre professeur universitaire – à celle de la décadence du poète ourdou Nur, mêlant deux genres narratifs opposés : au roman réaliste linéaire s’oppose la quête d’un idéal poétique impossible à atteindre, quête circulaire, construite sur des leitmotive et des échos. En effet, l’inspiration du poète ourdou étant tarie, la poésie raffinée des ghazals ne survit plus que dans la mémoire du seul personnage de Deven Sharma, qui a échoué à la faire revivre. Pourtant, le lecteur a bien conscience de cette hybridation grâce au « travail de ciselage21 » auquel se livre Anita Desai. Toute la musique des sonorités et le rythme de la poésie sont perceptibles dans le texte. Comme le dit Catherine Pesso-Miquel, « [l]e poète Nur est un être fictif, mais sa poésie existe : Anita Desai, dans une écriture hybride et changeante, une prose réaliste qui aime à se travestir, à devenir poème en prose, l’a façonnée, lui a donné un corps, un souffle et une âme22. »

De manière encore plus marquée, le roman d’Anita Nair, Mistress23, exprime la vision particulière de son auteur à travers le choix de stratégies narratives singulières : la narration allie, en effet, le genre du roman occidental au genre typiquement oriental que sont les épopées dansées du kathakali. Derrière une facture romanesque assez classique, on décèle en fait une structure qui rappelle les spectacles de danse kathakali, construits autour des neuf émotions principales (amour, mépris, chagrin, colère, courage, peur, dégoût, émerveillement, détachement). Chacune de ces émotions est évoquée dans un chapitre différent, lui-même élaboré de manière à renvoyer au résumé qui précède chaque tableau, ou sloka. Puis chaque chapitre est subdivisé en quatre sections narratives rappelant les tableaux dansés du kathakali, ou padams. Paradoxalement, ces techniques créent un effet polyphonique qui ne peut manquer d’évoquer le théâtre et le roman contemporains. En alliant ces différentes stratégies, A. Nair met en exergue sa volonté de faire sienne une tradition héritée de l’Empire britannique, sans oublier pour autant sa culture originelle kéralaise.

Pourtant, les textes postcoloniaux récents tendent parfois à montrer l’image de l’auteur de manière tout à la fois plus ouverte et tout aussi déplacée en tentant d’annuler la frontière entre réalité et fiction. En quoi les textes postcoloniaux permettent-ils de brosser un portrait de l’auteur et de se réapproprier cette instance ?

Portraits fictionnels de l’auteur : une nouvelle autorité narrative ?

C’est dans l’aspect performatif des narrations que va pouvoir s’affirmer l’image d’un auteur qui n’est étranger ni à sa culture, ni aux codes occidentaux, ni à lui-même. On ne prendra ici que deux exemples : le roman de Naipaul The Enigma of Arrival, publié en 1987, et le roman de Jamaica Kincaid, The Autobiography of My Mother, publié en 1996.

Le roman de Naipaul, très éloigné des autres récits fictionnels de l’auteur, présente cette spécificité narrative qui consiste à confier la narration à un personnage anonyme, qui est aussi écrivain, et dont un lecteur familier de l’œuvre « naipaulienne » peut percevoir les parallèles fréquents avec l’expérience de l’auteur. Au personnage fictif peuvent se superposer certaines expériences de l’auteur réel, et pour le lecteur plus connaisseur, il est même possible de retrouver des allusions à des écrits de Naipaul qui transparaissent en filigrane, ou encore à des expressions que l’on retrouve dans les essais, comme l’expression récurrente « It did not occur to me that » ou « It had not occurred to me that ». Il y a donc brouillage apparent des limites entre fiction et non fiction, entre personnage, narrateur et auteur, qui plus est en raison de l’utilisation de la narration de première personne dans la quasi-totalité du récit. Chaque instance semble se superposer à l’autre, sans pouvoir toutefois la recouvrir exactement. D’autant que l’auteur a insisté pour que le texte soit bien perçu comme une fiction, l’inscription « A novel » de la couverture semblant nier tout lien avec la réalité. En utilisant le genre hybride de l’autofiction, Naipaul parvient justement à montrer comment s’est opérée la disjonction de ses points de vue d’homme et d’écrivain lorsqu’il a quitté sa colonie, et comment l’écrivain d’âge mûr, à force d’expérience et de méditation, est parvenu à les faire fusionner grâce à ce récit performatif qu’est The Enigma, grâce, donc, à ce point de vue et à cette narration de première personne qui appartiennent à l’entre-deux de l’autofiction. Or, selon Claude Burgelin, il s’agit là du rôle précis de l’autofiction, « […] née de l’Histoire. Du besoin qu’ont eu tant d’écrivains (souvent eux-mêmes enfants de l’ailleurs, d’une terre ou d’une langue perdue), de donner trace, sens, cadre, parfois sépulture à l’histoire des leurs – et d’eux-mêmes mis en pièces ou en porte-à-faux par cette histoire.24 » L’écriture même du roman-autofiction25 de Naipaul a pour but de placer à distance l’expérience personnelle passée de manière à la revisiter par l’écriture fictionnelle et, ce faisant, à se la réapproprier. L’aspect performatif de la narration est précisément la technique qui rend l’alliage entre réalité et fiction innovant et créatif. Pas seulement selon des normes littéraires, mais par rapport à l’image de l’auteur, qui se réapproprie son histoire et se reconstruit par, et dans, le texte, grâce à l’actualisation des faits par la narration d’abord, puis par le lecteur. L’auteur reprend aussi possession de son autorité textuelle, c’est-à-dire qu’il se projette dans le texte comme auteur, et pas seulement comme narrateur – narrateur que le lecteur identifie donc aussi comme auteur implicite. Mais ce qui importe, ce ne sont pas les faits réels et l’homme – V. S. Naipaul – mais bien plutôt ce qu’en fait le récit. Comme c’était le cas pour Giorgio de Chirico, dont la peinture a été, rappelons-le, source d’inspiration pour le roman de Naipaul, l’auteur cherche à montrer que l’énigme de la création artistique consiste précisément à découvrir le sacré dans l’habituel26.

Dans le roman de Jamaica Kincaid The Autobiography of my Mother, les choses sont encore légèrement différentes, et le titre du récit est lui-même source d’interrogation : qui écrit une autobiographie parle de soi-même. Alors pourquoi ce titre, L’autobiographie de ma mère, quand on sait que le narrateur de première personne du récit s’avère être la fille ? C’est que la frontière est ténue entre les deux personnages, surtout si l’on sait que toutes deux se prénomment Xuela, et que leur destin sera toujours lié par l’absence, la mère étant morte en couches. Comme le dit Michelene Adams, « the conscious focus on autobiography in this text calls attention to the subversiveness of the act of self-writing »27. Il y a, dans le roman de Kincaid, un rapport étroit entre colonisation et liens familiaux, à travers la triade père-mèrefille. Dans le même article, Michelene Adams fait en effet remarquer que la mère de Xuela est aussi d’origine amérindienne, donc indigène aux lieux, et peut représenter l’impossibilité de recouvrer la terre et les origines perdues en raison du colonialisme. Au contraire, le père de Xuela, fort et intransigeant, peut symboliser l’Empire. Or, le fait que Xuela se fasse avorter, puis devienne stérile, montre qu’elle rejette le rôle traditionnellement dévolu à la femme dans le cercle familial. Au niveau symbolique, il peut aussi s’agir du rejet de l’asservissement de la colonie. Si cette lecture assez traditionnelle du roman d’un point de vue postcolonial peut être satisfaisante, elle n’en demeure pas moins partielle. Car plus que la thématique et la symbolique, ce qui interpelle dans ce roman est la forme elle-même, et le genre adopté. Sandra Pouchet-Paquet reconnaît aussi que le genre de l’autobiographie aux Caraïbes est « a form that allows the individual to tease out his or her genealogical complexity and as a result to better understand him or herself. Race and ethnicity are always a point of focus in coming to terms with the notion of identity, and in this region where people’s racial and ethnic makeup is typically multi-layered, they become especially crucial28. » Or, pour Xuela, ce n’est pas dans son identité ethnique que se trouve la solution. Si elle parvient à se construire à travers la narration, c’est par le discours, en tant que narratrice, en usant du genre de l’autofiction. Dans une interview accordée à Moira Ferguson en 1994, Jamaica Kincaid avait affirmé sa prédilection pour l’autobiographie, affirmant « [T]here is no reason for me to be a writer without autobiography… For me [writing] was really an act of saving my life, so it had to be autobiographical. I am someone who had to make sense out of my past. »29 Pourtant, si l’effacement de Xuela mère fait écho à l’effacement colonial des femmes en particulier, et si Xuela fille peut reconstituer son histoire dans la narration par le recours à l’autofiction à titre personnel – le roman est le récit de sa vie à elle –, il n’en demeure pas moins que chaque étape cruciale de la narration s’accompagne d’un autre moyen narratif conjoint, qui consiste à graduellement recréer l’image photographique de la mère en juxtaposant un à un des fragments, des éclats de l’image maternelle, pour finalement conclure sur l’image complètement reconstruite de Xuela mère. Le tissage du soi qu’a opéré l’autofiction en réparant la personnalité fragmentée de Xuela fille s’accompagne donc d’une recomposition photographique de Xuela mère. Comme le dit la narratrice à la fin de son récit,

[t]his account of my life has been an account of my mother’s life as much as it has been an account of mine, and even so, again it is an account of the life of the children I did not have, as it is their account of me. In me is the voice I never heard, the face I never saw, the being I came from. In me are the voices that should have come out of me, the faces I never allowed to form, the eyes I never allowed to see me. This account is an account of the person who was never allowed to be and an account of the person I did not allow myself to become30.

En usant conjointement de l’autofiction et de l’image photographique, le puzzle identitaire des deux Xuela en vient à se superposer, reconstituant dans le même temps l’identité de toutes les femmes de la Caraïbe, quelle que soit leur histoire personnelle. On parvient ainsi, à la lecture, à outrepasser des limites autrement infranchissables : limites de la temporalité, limites du monde des vivants et du monde des morts, limites de la réalité et de la fiction. Dans ce roman, l’autobiographie n’est donc plus seulement celle de Xuela fille, mais elle n’est pas non plus seulement celle de Xuela mère. Elle a une valeur universelle. Le paradoxe du titre devient donc transparent. L’Autobiographie de ma mère est aussi l’autobiographie de l’auteure, et celle de toutes les femmes caribéennes, y compris de celles à naître.

Par ces deux exemples, on voit bien que, d’une part, se dessine une tendance qui vise à outrepasser les limites traditionnelles des genres pour les fondre en des structures génériques plus hybrides, et que, d’autre part, on passe d’une prédilection pour des narrations dites omniscientes, de troisième personne, avec des narrateurs souvent non identifiés, à des narrations de type autofictionnelles, où les frontières entre fiction pure et réalité s’estompent, voire s’annulent, et où l’instance autoriale ne se dissimule plus tout à fait. Sans s’affirmer non plus comme telle, toutefois.

Pour conclure, on pourra dire que ceci nous conduit sans doute à déplacer encore un peu le regard. L’image de l’auteur se construit autour de la nécessité d’un ordonnancement que seul livre le texte, à travers l’acte créatif, et que seule la lecture restitue. Il y a donc, dans le texte postcolonial, une prise de conscience nouvelle du rôle que doit jouer l’écrivain et de la manière dont il peut le faire : parlant des récits de Conrad dans son essai « Conrad’s Darkness31 », en 1974, Naipaul avait écrit que Conrad avait été pour lui un auteur important, parce qu’il lui avait montré que le rôle de l’écrivain consistait à proposer un ordonnancement des « half-made societies » que Naipaul lui-même a souvent décrites. Le critique Bruce King a aussi réaffirmé l’interaction qui s’opère alors entre le narratif et le réel : « As a writer, [Naipaul] knows that writing creates the narrative order the world lacks: through it we can understand and celebrate ourselves »32. Et c’est bien cette célébration d’eux-mêmes que cherchent avant tout les auteurs postcoloniaux : confrontés à l’étrangeté du colonisateur et rendus bien souvent étrangers à leur culture indigène par l’éducation coloniale, ils sont parvenus, par des voies différentes, à se ressaisir de leurs propres territoires de création pour mieux affirmer leur identité personnelle et leur présence.

Notes

1 Dans une chronique parue à l’occasion d’une exposition sur Chirico à Paris, Julie de la Patelière commente le tableau en ces termes : « Comme doué d'une vie propre, l'homme sculpté détourne les yeux. Il semble parler, ou bien montrer quelque chose, mais nous ne le voyons que de profil. Où sommes-nous d’ailleurs, qui regardons ce tableau ? La perspective reste indéterminée, dans une plongée impossible. » DE LA PATELIERE Julie, « Juste un détail. L’énigme d’une journée de Giorgio de Chirico », 20/02/2009, « Evène » (mai 2009) ; http://www.evene.fr/arts/actualite/giorgio-de-chirico-fabrique-des-reves1834.php, consulté le 5/01/2013. Return to text

2 Ce tableau repris sous forme inversée dans une photographie par Man Ray, présente une variante intéressante : la photographie de l’écrivain, tournée à l’opposé de celle de la statue du poète, figure, horizontale et oblique cette fois, à l’avant plan, dirigeant la perspective à l’opposé du tableau initial. De plus, Breton a annoté au dos ce portrait de lui-même par Man Ray en ces termes : « André Breton (maquillé) devant L’Énigme d’une journée, de G. De Chirico, en 1922 (photo Man Ray.) » Voir le site internet : http://www.andrebreton.fr/fr/item?GCOI=56600100286870, consulté le 05/01/2013. Return to text

3 GIMFERRER P., De Chirico, Paris, Albin Michel, « Les grands Maîtres de l’art contemporain », 1998, p. 5. Return to text

4 Voir GIMFERRER P., op. cit., p. 18. Return to text

5 NAIPAUL V. S., The Enigma of Arrival, London, Penguin Books, 1987. Return to text

6 Voir, par exemple, LABAUNE-DEMEULE F., « De Chirico Revisited: The Enigma of Creation in V. S. Naipaul’s The Enigma of Arrival », Dijon : Commonwealth Essays and Studies, Vol. 22, N°2, 2000, p. 107-118, ou LABAUNE-DEMEULE F., V. S. Naipaul. L’énigme de l’arrivée. L’éducation d’un point de vue. Publication du Centre « Langues, Cultures et Sociétés », Lyon, Service Editions de l’Université Jean Moulin Lyon 3, 2007. Return to text

7 Voir, par exemple, MOULIN Joanny, The Collected Poems. Derek Walcott, Paris, Armand Colin-CNED, 2005, p. 53. Return to text

8 NAIPAUL V. S., Reading and Writing. A Personal Account, New York, New York Review of Books, 2000. Return to text

9 Voir, par exemple, le recueil d’articles suivant : LEDENT Bénédicte (éd.), Bridges Across Chasms. Towards a Transcultural Future in Caribbean Literature, Liège, Université de Liège, 2004. Return to text

10 Voir WALCOTT D., Collected Poems. 1948-1984, London, Faber & Faber, 1992, p. 57 ; et aussi « Crusoe’s Island », où le poète a recours à la métaphore du potier (ibid., p. 71). Return to text

11 WALCOTT D., Collected Poems, « Names », 306. Return to text

12 Voir NAIPAUL, V. S., The Enigma of Arrival, cit., p. 102. Return to text

13 « The gorilla wrestles with the superman. / I who am poisoned with the blood of both, / Where shall I turn, divided to the vein ? » (WALCOTT D., op. cit., p. 18). Return to text

14 DESAI A., In Custody, London, Vintage, 1999 ; Fasting, Feasting, London, Vintage, 2000 ; Journey to Ithaca, London, Minerva, [1995] 1996. Return to text

15 ROY A., The God of Small Things, London, Flamingo, 1997. Return to text

16 NAIPAUL V. S., Miguel Street, London, Basingstoke & Oxford, Picador / Pan Macmillan, [1959] 2002. Return to text

17 Voir DANTICAT Edwidge, The Dew Breaker, London, Abacus, 2004, p. 141-155. Return to text

18 NAIPAUL V. S., A House for Mr Biswas, London, Penguin Books, [1961] 1969. Return to text

19 NAIPAUL V. S., Half a Life, London, Basingstoke & Oxford, Picador / Pan Macmillan, 2001. Return to text

20 RHYS J., Wide Sargasso Sea, J. L. Raiskin, (éd), A Norton Critical Edition, New York & London, W. W. Norton & Company, 1999. Return to text

21 Voir PESSO-MIQUEL Catherine, Anita Desai. In Custody, Neuilly, Atlande, 2008, p. 140. Return to text

22 Ibid. Return to text

23 NAIR A., Mistress, Black Amber, Arcadia Books, 2007. Return to text

24 BURGELIN C., « Pour l’autofiction », in BURGELIN C., GRELLE I. et ROCHE R.-Y., Autofiction(s), Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2010, p. 16. Return to text

25 Bien qu’il s’agisse plutôt « techniquement » d’une autofiction, on sait l’attachement de Naipaul pour le roman. Voir l’indication « A novel » sur la couverture de ce livre. Sur ce point, voir également LABAUNE-DEMEULE F., V. S. Naipaul. L’énigme de l’arrivée…, cit. On rappellera aussi l’inscription « A Novel » et « A Sequence » sur la couverture des éditions anglaise et américaine de A Way in The World. Return to text

26 « Voir l’insolite dans le quotidien ou, plus simplement, voir le quotidien pour la première fois, c’est-à-dire redécouvrir le sacré dans l’habituel : de l’art rupestre au surréalisme, en passant par l’art roman, on tend par là à une perception de la réalité invisible derrière la réalité visible. » (GIMFERRER P., op. cit., p. 8). Return to text

27 Voir ADAMS M., « Jamaica Kincaid’s The Autobiography of My Mother: Allegory and Self-Writing as Counter Discourse », Anthurium: A Caribbean Studies Journal, Vol. 4, Issue 1, Spring 2006 ; site internet : http://anthurium.miami.edu/volume_4/issue_1/adams-jamaica.html, consulté le 5/01/2013. Return to text

28 POUCHET-PAQUET S., Caribbean Autobiography : Cultural Identity and Self-Representation, Madison, U. of Wisconsin Press, 2002 ; cité par ADAMS M., op. cit. Return to text

29 « There is no reason for me to be a writer without autobiography. […] For me [writing] was really an act of saving my life, so it had to be autobiographical. I am someone who had to make sensé out of my past. » (J. Kincaid dans une interview accordée à Moira Ferguson, « A Lot of Memory: An Interview with Jamaica Kincaid », The Kenyon Review, 16.1 (1994), p. 163-188, citée par ADAMS M., op. cit., p. 10. Return to text

30 KINCAID J., The Autobiography of My Mother, New York & London, Penguin Books, « Plume Books », 1997, p. 227-228. Return to text

31 Voir NAIPAUL V. S., The Return of Eva Peron, with The Killings in Trinidad, London, Penguin Books, (1974), 1988. Return to text

32 KING Bruce, V. S. Naipaul, Second Edition, Basingstoke, New York, Palgrave Macmillan, 2003, p. 22. Return to text

References

Electronic reference

Florence Labaune-Demeule, « L’écrivain postcolonial anglophone et le canon littéraire », Cahiers du Celec [Online], 5 | 2013, Online since 01 juin 2023, connection on 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/celec/index.php?id=110

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Florence Labaune-Demeule

Université Jean Monnet / Saint-Étienne

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