Dans l’espace culturel germanophone, la réception de Balzac au XXe siècle atteste d’un grand intérêt, aussi bien de la part des écrivains que de celle des théoriciens de la littérature. Aussi est-il légitime de considérer que le réaliste français a fait autorité1 outre-Rhin et en Europe centrale, inspirant pendant la Grande Guerre les réflexions du germaniste hongrois marxiste, Georg Lukács, sur la théorie du roman (1916) que ce dernier poursuivra, à la fin des années trente, dans ses quatre essais publiés en allemand seulement en 1952, sous le titre Balzac und der französische Realismus2. Par ailleurs, dans un célèbre essai, l’écrivain humaniste autrichien Stefan Zweig exprime dès 1920, pour Balzac, une admiration qui l’habitera et l’inspirera jusqu’à la fin de sa vie3. Dans la dernière décennie de celle-ci, il entreprendra la rédaction d’une excellente biographie que les circonstances politiques, son exil en Angleterre, puis au Brésil, et son suicide en 1942 ne lui permettront pas d’achever. Le premier tome, Balzac. Le roman d’une vie, est néanmoins publié à titre posthume par son ami Richard Friedenthal en 19454.
La réception de Balzac par ces deux admirateurs inconditionnels présente, compte tenu de leurs divergences idéologiques, des différences notoires, et les deux exégètes ne sont pas réceptifs aux mêmes aspects de l’œuvre réaliste. Tous deux s’accordent néanmoins pour identifier en Balzac le plus grand écrivain français du XIXe siècle. Aussi nous semble-t-il intéressant d’observer ce que l’un et l’autre retient et souligne de cet univers romanesque dont l’auteur a joui, grâce à ces deux intellectuels, d’une grande notoriété dans les pays germanophones au XXe siècle. Afin de mettre en évidence les points de rencontre, mais aussi les perspectives radicalement dissemblables des deux exégètes d’Europe centrale, nous avons choisi de distinguer, dans leurs approches respectives, trois points d’entrée qui nous permettront de rendre compte de leur réception du réaliste français, à savoir la notion de génie, celle du réalisme à l’œuvre dans La Comédie humaine, puis celle du personnage-type balzacien. Cette analyse permettra ensuite de dégager les présupposés idéologiques inhérents à ces deux réceptions.
En ce qui concerne Zweig, sa francophilie et ses étroites relations intellectuelles avec certains écrivains français, comme Romain Rolland ou André Gide, de même que son cosmopolitisme réputé ne sont sans doute pas étrangers à son intérêt marqué pour le grand réaliste français. Comme une grande partie de l’intelligentsia austro-hongroise, il rêve, à l’aube du XXe siècle, d’un vaste rapprochement entre les peuples et les cultures. Mais la barbarie de la Première Guerre Mondiale l’affecte profondément et lui ôte toutes ses illusions. Aussi décide-t-il, avec l’enthousiasme de la jeunesse, de se dévouer corps et âme à la cause pacifiste et au rapprochement des peuples. Fort de ses convictions rationalistes et humanistes, il se sent investi, en tant que citoyen de l’Europe, d’une mission pacificatrice et civilisatrice. Dans l’Autriche démembrée de 1918, il multiplie les conférences et les traductions afin de faire connaître l’œuvre de ses amis européens qu’il admire, puis il se lance dans la rédaction de biographies d’illustres personnages qu’il considère comme les défenseurs de la culture et de la sagesse européennes. Dans son Panthéon personnel figurent aussi bien des personnalités politiques comme Fouché ou Marie-Antoinette, Marie Stuart, que des hommes de Lettres comme Montaigne, Erasme, Balzac, Emil Verhaeren, ou Romain Rolland. L’écriture est, pour lui, une médiation active entre les hommes, car il est convaincu de son pouvoir fédérateur et pacificateur. C’est donc dans ce cadre que s’inscrivent sa biographie de Balzac et son essai inséré, aux côtés de ceux consacrés à Dickens et à Dostoïevski, dans Les trois Maîtres, le premier tome du vaste ensemble Constructeurs du monde, resté inachevé.
Quant à Georg Lukács, il naît en 1885 à Budapest dans une famille de la bourgeoisie juive. Il fait ses études de lettres à Berlin au début du XXe siècle, puis adhère au marxisme en 1917. Après une carrière politique très mouvementée et de longues années d’exil en Union Soviétique, il peut rentrer en Hongrie dès 1957. Il se consacre alors aux questions d'esthétique et de théorie littéraire et devient un pionnier de la sociologie de la littérature. À ce titre, il lui importe de replacer toute œuvre romanesque dans son contexte social et historique et d’analyser comment les structures sociales et politiques informent l’univers diégétique du roman. Cependant, il ne s’intéresse pas à la peinture sociale pour elle-même, mais en bon dialecticien formé à l’école de Hegel et de Marx, il recherche en elle les prémisses d’une crise annonciatrice d’une évolution nécessaire. Et c’est bien dans cette perspective, et avec ces schémas d’interprétation, qu’il va comprendre et analyser l’œuvre de Balzac, comme il l’annonce d’ailleurs dans la préface de 1951 de son volume sur le réalisme français. Il importe pour l’esthétique marxiste de se référer aux grands modèles classiques que furent « les Grecs, Dante, Shakespeare, Goethe, Balzac, Tolstoï, Gorki » et qui « sont à la fois des images adéquates de grandes étapes particulières de l’évolution humaine, et des guides dans la lutte idéologique pour atteindre la totalité de l’homme5 ».
Il apparaît donc que les deux grands intellectuels qui nous occupent ne peuvent aborder l’œuvre balzacienne ni avec les mêmes présupposés, ni dans la même perspective. Cependant, c’est dans le fait que l’autorité d’un seul et même auteur étranger s’impose à deux germanophones armés de grilles de lecture à ce point dissemblables que réside tout l’intérêt d’une étude comparative. Comme on peut s’y attendre, la notion de génie est beaucoup plus présente sous la plume de Zweig que sous celle de Lukács. Tandis que le premier s’attache à souligner ce qui, en Balzac, relève de l’extraordinaire et peut être qualifié d’herculéen, le deuxième, refusant toute culte de la personnalité, se concentre plutôt sur ce qu’il interprète comme le message de l’œuvre, ne pouvant néanmoins s’empêcher de céder, de temps à autre, à l’admiration et à l’éloge. Pour Zweig, le génie de Balzac repose sur une « force élémentaire6 » alliée à une volonté titanesque. À l’en croire, cette « vitalité » et cette « vigueur » sont également inscrites dans l’aspect physique de l’écrivain qui condense en lui « la somme d’innombrables visages anonymes de son terroir » en « un visage vraiment populaire, vulgaire, tout bourgeois, plébéien même…7 ». D’où l’aisance avec laquelle Balzac entre dans l’univers des multiples personnages qui peuplent ses romans. Pour Zweig il y a donc adéquation entre l’apparence physique et le génie littéraire de l’écrivain sous la plume duquel il repère, dès les premières productions imparfaites de jeunesse, « une immense éruption qui sans cesse projette des masses en fusion8 ». Puis avec le temps, ce « géant du vouloir9 » parvient, selon Zweig, à canaliser son énergie créatrice pour faire sortir de son imagination, tel un démiurge inégalé, une œuvre majestueuse toujours plus élaborée, charpentée et prolifique :
Comme un arbre puissant, nourri des sucs éternels de la terre, il dresse son tronc luxuriant, étendant toujours plus haut vers le ciel la ramure touffue de son œuvre jusqu’à ce que la hache l’abatte ; solide à son poste, remplissant avec une patience proprement organique la fonction qui lui fut dévolue par le destin : fleurir sans cesse, croître et donner des fruits toujours plus mûrs10.
La métaphore végétale fait certainement écho au parallèle établi par Balzac, dans son avant-propos à La Comédie humaine, entre les espèces sociales et la Nature. Mais elle n’est pas sans rappeler aussi la méthode du travailleur infatigable que fut l’écrivain Zweig œuvrant simultanément à la rédaction de ses romans et nouvelles, de ses biographies, et entretenant une correspondance d’une ampleur phénoménale. On ne peut s’empêcher de penser qu’un certain processus d’identification est ici, du moins en partie, à l’œuvre. Mais ce qui suscite, avant toute chose, l’admiration du biographe est la capacité de l’imagination exubérante de Balzac à poser face à notre monde réel son propre monde de fiction qui rivalise avec lui de diversité et de véracité. Et le génie de Balzac réside, sur ce point, dans le fait qu’il a su « faire passer le monde entier dans sa cornue, le recréer « en raccourci » : […] voilà désormais son but. Rien ne doit se perdre de cette diversité de l’univers11. » Zweig décèle en outre chez son modèle une extraordinaire lucidité et une clairvoyance qui s’exercent aussi bien à ses dépens, qu’à ceux de ses personnages souvent affublés de ses propres travers. Aussi voit-il en lui une nouvelle figure de Protée « qui n’[a] aucune forme […] parce qu’il les incarn[e] toutes en lui, celui qui, comme un derviche, comme un esprit fugace, se gliss[e] dans les corps de milliers de mille personnages et se perd […] dans le dédale de leurs vies12. » Les Illusions perdues sont, à cet égard, aux yeux de Zweig, une œuvre capitale, car elles révèlent au lecteur, à travers les personnages mis en scène, « les sentiments intimes et les vœux les plus secrets » de l’auteur « pour soumettre à l’examen les périls qui le menacent au plus profond de lui-même13 ». On peut déceler dans cette analyse, qui souligne la vertu thérapeutique de l’écriture romanesque, l’influence des travaux de Freud, dont Zweig fut proche, auquel il consacra un « Portrait » et après la mort duquel il prononça son éloge funèbre. Cependant, son admiration inconditionnelle pour l’écrivain Balzac va bien au-delà de telles considérations, car il attribue au réaliste français des pouvoirs quasi surnaturels lorsqu’il évoque « ce grain de magie qui était mêlé à son être le plus intime, ce caractère un peu mystérieux qui fait que son art est non seulement la chimie, mais encore l’alchimie de la vie14 ». Comparativement à l’œuvre des autres écrivains contemporains ou des futurs épigones du XIXe siècle, nulle trace, chez Balzac, de travail besogneux, mais l’aisance souveraine de celui auquel il suffit de faire « tourner son anneau magique15 ». Nulle impression qu’il se soit contenté d’emprunter son matériau à la vie, mais plutôt « un enrichissement de la vie et un don gratuit fait à cette dernière16 ». Aussi Zweig ne déplore-t-il pas l’inachèvement de La Comédie humaine grâce auquel cette œuvre reste, pour les successeurs de Balzac, un « torse sans pareil – elle est un stimulant extraordinaire et l’exemple le plus grandiose que puisse trouver une volonté créatrice en marche vers l’inaccessible17 ».
Comme nous l’avons suggéré plus haut, ce sont de toutes autres considérations qui motivent l’admiration du marxiste Lukács, davantage intéressé par la densité idéologique que par la personne et les qualités du délivreur de message qu’est pour lui Balzac. Il n’en reste pas moins qu’à mainte reprise, il se laisse aller à parler de la « grandeur » de l’auteur, et que le mot « génie » lui échappe même, mais une seule fois il est vrai. Selon lui, la grandeur de Balzac réside en cela qu’il atteint sa maturité idéologique et artistique beaucoup plus tôt que d’autres et que, comme quelques autres « grands artistes » tels que Stendhal, Tolstoï ou Thomas Mann, il lutte « à contre-courant18 », ce qui fait la « grandeur historique19 » de La Comédie humaine. Mais en quoi consiste au juste cette « grandeur » aux yeux de Lukács ? L’exégète marxiste l’identifie « dans cette autocritique sans indulgence de ses conceptions, de ses vœux les plus chers et de ses convictions les plus profondes par la description inexorablement exacte de la réalité20 ». A priori, il aurait pu paraître surprenant que cet idéologue voue une admiration sans limite à un écrivain bourgeois dont la fascination pour l’aristocratie, les prises de position légitimistes et le catholicisme militant sont connus de tous. Or, faisant preuve d’une probité intellectuelle indéniable, Lukács observe, dans l’œuvre balzacienne et plus particulièrement, dans Les Paysans, la peinture « avec une nécessité toute réaliste21 » du désespoir qui doit conduire à la révolution prolétarienne. Et ce n’est pas un hasard si le mot de « génie » tombe dans ce contexte… De la même façon, le romancier aurait, selon lui, projeté dans Lucien de Rubempré toutes ses propres contradictions et celles de « la capitalisation de la littérature22 », ce qui témoigne d’une lucidité et d’une probité par lesquelles Les Illusions perdues « s’élèvent à une hauteur solitaire au sein de la production littéraire de la France d’alors23 ». Ces considérations appellent deux remarques. D’une part, Lukács s’inscrit là dans le sillage de l’analyse d’Engels qui déclara avant lui :
Que Balzac ait été forcé d'aller à l'encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu'il ait vu l'inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris, et qu'il les ait décrits comme ne méritant pas un meilleur sort ; qu'il n'ait vu les vrais hommes de l'avenir que là seulement où l'on pouvait les trouver à l'époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l'une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac24.
Il est donc clair que l’œuvre balzacienne est envisagée par les deux exégètes matérialistes comme le reflet d’une étape de l’évolution sociale qu’ils considèrent comme une nécessité du devenir historique. D’autre part, cette analyse croise celle de Zweig précédemment évoquée, qui, imprégné des travaux de la psychanalyse, mettait l’accent sur le clivage de l’auteur. Mais selon toute évidence, le théoricien hongrois tire de l’étude des mêmes phénomènes de toutes autres conclusions que son confrère viennois. Tandis que celui-ci envisage le génie dans sa dimension individuelle et singulière, celui-là le dissocie de la personne de l’auteur, lui conférant par là une dimension idéologique et sociologique.
Comme chacun sait, la notion de génie fut particulièrement prégnante dans l’idéalisme allemand de l’époque classique et romantique, et c’est sans nul doute à cette tradition que se réfère Zweig lorsqu’il repère le génie de Balzac, mais il la dépasse en y intégrant le réalisme lorsqu’il évoque cette « mixture parfaite de réalisme et de fantaisie25 ». Il semble donc que le génie s’accorde à ses yeux, comme à ceux de Lukács, avec la peinture de la réalité sociale telle qu’elle nous apparaît dans La Comédie humaine.
Examinons maintenant quelle réception réservent les deux exégètes au réalisme de Balzac. La qualité essentielle qui s’impose à l’observateur Zweig est celle de totalité, à savoir la capacité de Balzac à représenter son monde contemporain, non dans des détails isolés, mais dans sa complétude. Il s’agirait donc, pour le réaliste, de « faire tenir dans le cadre étroit d’un seul ouvrage toute l’immensité du monde », « d’écrire une histoire poétique de son temps englobant toutes les conditions sociales, les professions, les pensées, les sentiments et leurs mutuels rapports », « de mettre en scène une multitude d’individus dont chaque exemplaire au moins figure chacune des couches de la société, chacune de ses formes, chacune de ses passions. […] d’« établir une histoire complète dont chaque chapitre est un roman, chaque roman une époque26 ». Selon Zweig, on a donc affaire ici à un réalisme de l’exhaustivité et de la synthèse. Mais reste à montrer comment Balzac fait œuvre totale sans sombrer dans le pointillisme fastidieux du détail. L’écrivain y parvient en mettant en évidence le « moteur social » qui anime la société contemporaine, à savoir les passions exacerbées de ses personnages qui envahissent toute leur sphère et font d’eux les artisans de leur propre tragédie. Par ailleurs Balzac recourt à une méthode quasi scientifique comparable à celle du botaniste Linné, à savoir celle de la « compression » : « toute sa force travaille à comprimer les phénomènes, à les passer à travers un crible où tout ce qui est superflu reste et où ne passent que les formes pures et significatives27 ». Aussi l’univers de La Comédie humaine est-il moins riche que la réalité, mais plus dense. Zweig prend un plaisir indéniable à enrichir la métaphore scientifique par l’évocation des travaux de l’anatomiste Cuvier et du chimiste Lavoisier pour comparer le réalisme balzacien à leurs méthodes d’analyse et de classification :
Car dans ce multiple processus complexe des actions et des réactions, des affinités, des répulsions et des attractions, des éliminations et des associations, des décompositions et des cristallisations, dans la simplification atomique du composé, il voyait plus distinctement qu’ailleurs l’image du corps social28.
Ceci n’est d’ailleurs pas sans rappeler la stratégie narrative à l’œuvre dans Les Affinités électives29de Goethe. Mais Balzac va plus loin dans la mesure où ses personnages ne sont pas des entités fluctuantes au gré de leurs rencontres, mais des monomanes pour lesquels le monde se borne à un unique objet de leur désir. Ce qui importe pour le romancier est de capter les changements, les métamorphoses caractéristiques de l’époque :
La Comédie humaine […] veut montrer ce qui évolue perpétuellement ; dans ce flux et ce reflux il n’y a pas de force durable ; […] il y a cette atmosphère incorporelle, qui est comme tissée de nuages et de lumière, qu’on appelle une époque30.
Or, dans cette peinture contrastée d’un moment soumis aux fluctuations, Zweig décèle la capacité de Balzac à saisir l’essence d’une époque qui se cristallise autour de tous les éléments la composant et dont le romancier enregistre quasi scientifiquement les données :
Être le météorologiste des courants atmosphériques de la société, le mathématicien de la volonté, le chimiste des passions, un géologue des formes primitives des nations – en somme un savant multiple qui sonde et ausculte avec toutes sortes d’appareils le corps de son époque en même temps un collectionneur de tous les faits, un peintre des paysages contemporains et un soldat des idées contemporaines, telle est l’ambition de Balzac. Voilà pourquoi il était si infatigable dans l’enregistrement des choses infinitésimales aussi bien que des plus grandioses31.
Cette double aptitude à fixer et isoler les caractéristiques de ce qui, par définition, est fluctuant a été également observée et louée par Lukács qui, pour sa part, aborde l’univers de Balzac avec sa grille de lecture empruntée à la théorie du reflet. On sait que, dans la perspective normative de l’analyse littéraire marxiste, tout produit de la culture se doit d’être le fidèle reflet de la réalité historique et sociale de l’époque de sa création. Ceci revient à affirmer le primat du monde extérieur sur la conscience, de l’infrastructure sur la superstructure. Or il se trouve que, pour Lukács, il y a dans l’œuvre de Balzac une parfaite adéquation entre l’état de la société française et les formes littéraires à travers lesquelles le romancier a su saisir l’essence de son époque. Aussi le personnage balzacien est-il le pur produit de la réalité sociale dans laquelle il est immergé : « La base du réalisme balzacien est la révélation constante de la réalité sociale comme fondement de la conscience morale de chacun32. » Le personnage devient de ce fait le séismographe de la société qui l’a modelé, et dont il enregistre les crises. C’est pourquoi, par exemple, Lukács voit dans Lucien de Rubempré un nouveau type de poète bourgeois : « le poète comme harpe d’Éole pour les différentes sortes de vents et de tempêtes de la société, un paquet de nerfs sans consistance, sans direction, hypersensible ; un type de poète […] qui deviendra extrêmement typique de l’évolution ultérieure de la poésie bourgeoise33 » L’auteur considère l’évolution du personnage comme la résultante de toutes les interactions de forces et de tensions en présence à un moment donné. Parlant du rapport de Balzac à ses héros, Lukács constate : « il montre la dialectique objective de leur ascension ou de leur déchéance et motive toujours les deux par la totalité des caractères en interaction avec la totalité des conditions objectives34. » Tout se passe donc comme si le destin tragique du personnage, par exemple celui de Rubempré, était à la fois la résultante inéluctable de la réalité décrite, à savoir du capitalisme naissant, et le signe avant-coureur d’un nécessaire bouleversement social. Selon toute évidence, l’analyse lukácsienne tente ici de voir en Balzac un illustrateur de la dialectique marxiste à l’œuvre dans la société française.
À ce moment de notre analyse, il est intéressant de mettre en évidence les points de convergence et de divergence dans la conception du réalisme balzacien proposée par nos commentateurs. Tous deux se rejoignent sur les notions de totalité et d’exhaustivité. Il n’en reste pas moins que Zweig s’en tient à l’observation et à la description de la méthode quasi scientifique de l’écriture balzacienne, alors que Lukács superpose à une analyse similaire un commentaire idéologique visant à orienter le décryptage du texte. Chez lui, l’œuvre totale revêt ainsi une dimension messianique.
Un autre aspect sur lequel les deux exégètes se retrouvent, sans pour autant fusionner, est la caractérisation du personnage. Partant de l’étude de Louis Lambert dans le roman du même nom, Zweig valide ses observations pour l’ensemble des individus de La Comédie humaine, et constate qu’ils « se tiennent en marge de la raison moyenne35 ». Il s’agit de personnalités hors-normes dont le tragique réside dans le fait qu’ils « perdent tout contact avec la réalité » parce que ce sont tous des « Icares de l’esprit […] engagés dans la recherche de l’Absolu36 ». Tous sont, à l’instar de Balzac lui-même, obsédés par le désir de conquérir le monde. Il n’en reste pas moins qu’ils doivent être représentatifs de la société française de l’époque, raison pour laquelle Balzac met en scène, comme chacun sait, des types humains. Ceux-ci incarnent des vertus ou des vices qui seuls motivent leur action et, par leur monomanie, ils sont des condensés de groupes sociaux :
Pour une œuvre qui ne veut dépendre que des types, […] de tels monomanes sont seuls importants. […] seulement les hommes tout entiers adonnés à une chose, qui avec tous leurs nerfs, avec tous leurs muscles, avec toutes leurs pensées s’attachent à une des illusions de l’existence […]37.
Lukács part lui-aussi de la même constatation, mais il ajoute une dimension sociale au concept de type. Pour lui, il est impossible de séparer l’homme privé de l’homme public et Balzac n’atteint à l’universalité qu’en créant des types dans lesquels « convergent et se rencontrent tous les éléments déterminants, humainement et socialement essentiels, d’une période historique ». L’œuvre réaliste est de ce fait envisagée comme une totalité close, une hiérarchie de types dont chacun est un résumé d’Histoire. Ainsi « cette représentation extrême des extrêmes […] concrétise en même temps le sommet et les limites de la totalité de l'homme et de la période ». On retrouve au détour de l’analyse lukácsienne la théorie du reflet : le type véritable est en effet « le miroir révélateur dans lequel nous pouvons suivre aujourd’hui le chemin de Golgotha de la totalité humaine38 ». Par le truchement d’une sécularisation de la Passion christique, Lukács fait du type balzacien non un rédempteur dont les attributs hors du commun vont lui permettre de sauver le monde, mais une victime expiatoire des infrastructures dont il est le fruit. Le génie de Balzac consiste, dans ce domaine, à avoir néanmoins préservé l’individualité de ses personnages, tout comme la complexité du tissu social, évitant par-là l’écueil d’une schématisation réductrice : « Un caractère pleinement élaboré agit dans une réalité sociale concrètement variée : c’est toujours l’ensemble de l’évolution sociale qui est lié à l’ensemble d’un caractère39. » Ainsi conçu, le personnage-type fonctionne comme le reflet de la société dans la mesure où ses caractéristiques individuelles « sont le plus aptes à éclairer aussi diversement que possible […] l’aspect du processus social déterminant dans le cas précis40 ». Voué à sa perte dans un monde corrompu, il illustre une étape nécessaire vers l’avènement d’un homme nouveau dans un monde reconstruit sur des bases nouvelles. Génie monomane, figure mythique ou archétypale pour Zweig, individu emblématique d’un ordre social décadent voué à la ruine pour Lukács, le personnage balzacien est un résumé d’histoire, ce qui a grandement contribué à asseoir outre-Rhin, et dans les pays danubiens, la réputation du génie balzacien. Aussi est-il légitime de se demander dans quelle mesure Balzac a fait autorité dans le monde littéraire germanophone et de quelle façon sa réception par Zweig et Lukács a contribué à sa renommée
Les nombreuses éditions et rééditions des œuvres complètes de Balzac en langue allemande attestent de la grande notoriété du réaliste français dans l’espace germanophone depuis le milieu du XIXe siècle41. Les deux grandes éditions de référence furent celle de l’éditeur Rowohlt en quarante-quatre volumes dès les années Vingt, puis, en RDA celle du Aufbau-Verlag en vingt volumes publiés de 1961 à 1985. Il apparaît donc que Balzac a toujours figuré en très bonne place parmi les auteurs français du XIXe siècle les plus lus dans les pays germanophones, y compris de l’autre côté du Rideau de fer. Grâce à sa biographie rédigée par Zweig, on sait d’autre part que, de son vivant, il a été adulé par le public cultivé autrichien et allemand et qu’il avait son entrée dans tous les salons aristocratiques viennois et munichois. Sa sympathie déclarée pour les grands de ce monde, et ce que Zweig considère comme son snobisme, n’est certainement pas étranger à cela, mais ne suffit pas à expliquer l’admiration dont il a joui dans toute l’Europe.
Afin de mieux cerner à quel titre il a fait autorité dans ces pays, il conviendrait de se demander si son œuvre a fait école et influencé leur production littéraire, ainsi que celle des deux exégètes qui ont fait l’objet de notre étude. Pour ce qui est de Zweig, il ne saurait être question d’identifier un réalisme à la Balzac dans son œuvre qui voit le jour au début du XXe siècle sur les ruines de l’Empire austro-hongrois. Pour lui, le Reich des Habsbourg fait désormais partie du Monde d’hier42 et l’écrivain entend bien créer une œuvre qui s’inscrira dans la Modernité. Il est toutefois intéressant de constater que Zweig met systématiquement en scène des personnages dont la psychologie présente une ressemblance troublante avec ceux qui peuplent La Comédie humaine, à savoir des êtres souvent monomaniaques, en proie à des passions qui causent leur perte ou celle de leurs proches. On peut penser à l’impatience du cœur, à savoir, pour reprendre le titre courant de la traduction française du roman Ungeduld des Herzens, à la « Pitié dangereuse » du Lieutenant Hofmiller le poussant à se fiancer à une infirme qu’il n’aime pas réellement, ce qui conduira celle-ci au suicide. Dans plusieurs autres récits comme Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Amok ou le Fou de Malaisie, ou encore La Confusion des sentiments, Zweig dissèque la passion amoureuse et la passion du jeu pour en montrer les ravages et les conséquences tragiques. Son œuvre fictionnelle n’est cependant pas comparable à celle de Balzac, car chez l’écrivain autrichien, très influencé par les récents travaux de Freud, la peinture psychologique prend le pas sur la dimension sociale. Par contre, son projet de rédiger en plusieurs tomes une série d’essais intitulée Les Bâtisseurs du monde, dont Les trois Maîtres devait être le premier, s’inspire directement de l’architecture de La Comédie humaine. Il s’agissait pour Zweig de rassembler sous ce titre générique plusieurs trilogies dont chaque volume serait consacré à une catégorie de types d’intellectuels, d’écrivains, de poètes ou d’hommes de science dont l’œuvre avait contribué, selon lui, à la construction du monde de l’esprit. Par exemple, le second volume Le Combat avec le démon (1925) est dédié à trois poètes visionnaires que furent Kleist, Hölderlin et Nietzsche. La trilogie suivante Trois poètes de leur vie (1928) à Casanova, Tolstoï et Stendhal. De nombreux autres triptyques sont envisagés mais ne verront jamais le jour, si ce n’est celui intitulé La Guérison par l’esprit, consacré à Mesmer, Mary Baker-Eddy (fondatrice du mouvement de la Science chrétienne) et Freud, qui paraîtra en 1931. Parallèlement à cela, Zweig projette d’insérer ses nouvelles dans un ensemble plus vaste et les regroupe dans des recueils illustrant différentes étapes de la vie ou différents types de caractères43. On voit donc, dans son souci presque obsessionnel de typologie et de classification, quelle influence décisive la stratégie littéraire de Balzac a eu sur lui. Cette quête humaniste quasi impossible de la totalité l’occupera toute sa vie, témoignant de son ambition de construire une arche de Noé susceptible de sauver la culture occidentale de la barbarie qui s’est déchaînée en Europe dans la première moitié du XXe siècle.
Comme nous l’avons suggéré précédemment, la lecture de Balzac par Lukács revêt également une dimension messianique, mais d’une toute autre nature. La Comédie humaine a, pour le théoricien hongrois, valeur de témoignage réaliste sur une étape de l’évolution historique du monde occidental. Elle illustre le déclin du monde aristocratique et l’avènement du capitalisme bourgeois dont les ravages laissent pressentir une inéluctable faillite de ce système social autodestructeur. Aussi Lukács va-t-il puiser dans l’œuvre de Balzac les fondements de sa théorie du reflet basée sur une conception téléologique. Pour lui, la littérature tend vers l’avènement du réalisme. D’une démarche descriptive, il va passer à une étape prescriptive, voyant dans ce type inégalé qu’est à ses yeux le réalisme balzacien les prémices de ce qui deviendra plus tard le réalisme socialiste. À partir de cela, il va s’agir d’assigner à la littérature des pays du bloc soviétique l’objectif de contribuer à la construction d’un monde meilleur et d’une société plus juste capables de transformer l’individu en citoyen modèle. Pour ce faire, les deux genres romanesques prisés en RDA seront successivement l’Entwicklungsroman, une sorte de roman d’éducation dans lequel l’accent est mis sur l’évolution du héros au contact du monde, puis l’Ankunftsroman (roman de l’avènement)44. Dans l’Entwicklungsroman des années de construction du socialisme, on privilégie la description de l’évolution active du héros dans le domaine professionnel et de son intégration dans la société socialiste naissante. Puis, suite aux conférences de Bitterfeld qui fixent, à l’aube des années Soixante, une nouvelle ligne, les écrivains de RDA sont sommés, par le Parti, d’écrire des Ankunftsromane dans lesquels le personnage passe de la rébellion contre la société à une acceptation épanouissante, à une intégration exemplaire dans le monde socialiste enfin advenu. Les intérêts individuels coïncident toujours, dans ce modèle, avec l’intérêt général. Le réalisme socialiste à l’œuvre dans cette littérature marque donc l’aboutissement de la théorie lukácsienne du reflet dans la mesure où la tension, omniprésente entre individu et société dans le réalisme balzacien, est enfin abolie.
Parvenus au terme de notre analyse, nous constatons qu’à la même époque, les conclusions de deux observateurs germanophones du réalisme balzacien convergent partiellement pour reconnaître et asseoir l’autorité littéraire de notre romancier dans leur espace linguistique. Cependant on ne peut ignorer leurs divergences liées à leur appartenance à des familles de pensée fondamentalement étrangères l’une à l’autre. Tandis que Zweig aborde l’œuvre de Balzac avec le regard d’un humaniste paneuropéen pacifiste, Lukács l’intègre dans la vision globalisante et dialectique de la marche en avant de l’histoire littéraire. Mais force est de constater que cette réception du réalisme balzacien est orientée, chez l’un comme chez l’autre, par l’attente utopiste d’un monde meilleur.
Qu’en est-il aujourd’hui à l’ère « postmoderne » du désenchantement dans laquelle toutes ces utopies se sont effondrées ? En fait, le monde germanique ne semble pas en avoir fini avec la réception de Balzac qui ne s’opère plus à travers une démarche systématisante, comme ce fut le cas au XXe siècle. De nombreux écrivains contemporains font néanmoins leur miel du réalisme balzacien dont des études intertextuelles commencent à repérer des traces, par exemple, dans l’œuvre de Winfried Georg Sebald45. Aussi est-on en droit de penser que l’autorité de Balzac a, dans les pays germanophones, encore de beaux jours devant elle en notre siècle commençant.