Une mauvaise réception critique : une langue trop hybride
Publié partiellement en 1483, puis intégralement en 1495 posthume, le poème chevaleresque de Boiardo Inamoramento de Orlando remporta un grand succès (seize éditions entre 1483 et 1544), auquel le duc d’Este a sûrement contribué. Inachevé, il a provoqué les continuations de Niccolò degli Agostini en 1505 (« un quarto, un quinto e un sesto libro, ultimo e fine de tutti i libri de Orlando innamorato »), et l’on peut dire que l’Orlando Furioso en fait partie, même si l’Arioste sut réécrire son texte selon les préceptes de Bembo (Les Prose della volgar lingua datent de 1525). En effet le texte de Boiardo fut vivement critiqué par les toscans en raison de l’hégémonie de Florence par rapport à Ferrare et au vu des dialectalismes présents, des graphies septentrionales et des gallicismes. La langue de Boiardo mélange le vulgaire illustre de Ferrare aux formes doctes latines ou toscanes et aux composantes populaires (gallicismes de tradition franco-lombardes). Lorsque Boiardo écrit son poème, le modèle toscan n’est pas encore dominant partout et le genre chevaleresque à Ferrare est plurilingue : on lit les poèmes français, les romans toscans en prose, les « cantari » populaires. On retrouve donc des échos de ces différentes sources dans le tissu linguistique du texte, un mélange de langages et de codes linguistiques de genres littéraires différents. La langue vulgaire de Ferrare, ou « ferrarais illustre », est élégante et raffinée, mais c’est une langue hybride, une koiné où l’on trouve des niveaux différents. Avec le vulgaire toscan, qui devient la langue réglée vers le premier quart du seizième siècle, « la fortune de l’Amoureux est jouée et perdue sur le plan de la langue »1. Le Roland Amoureux constitue une « régression » par rapport à la langue des Amorum libri, comme l’affirme Mengaldo, selon qui, « le passage de la poésie pétrarquisante au poème épico-chevaleresque, qui a lieu dans un court laps de temps, comporte du point de vue linguistique une forte régression vers la langue padane, hybride »2. Boiardo veut, en effet, correspondre aux goûts plus concrets d’une société courtoise, à sa culture moyenne, basée sur la tradition « canterina ».
Cette évolution du goût donne naissance aux réécritures toscanisantes de Berni et Domenichi. La version du Berni a totalement modifié le Roland Amoureux, en enlevant ses « aspérités », en moralisant les « proemi », c’est-à-dire les premières strophes de chaque chant, et en jetant un regard ironique sur les valeurs chevaleresques, ce qui constitue des modifications en profondeur. Éditée pour la première fois en 1541, cette édition finit par s’imposer, se substituant même à l’original au XVIIIe siècle et jusqu’en 1830, date à laquelle Panizzi, directeur général de la Bibliothèque du British Museum (future British Library) réédite une des versions originales. Domenichi, quant à lui, réécrit les trois livres de Boiardo et les trois de Niccolò degli Agostini, son continuateur – on en trouve quatorze éditions entre 1545 et la fin du XVIe siècle3 –, surtout pour éliminer la composante populaire. Les modifications sont moindres, il s’agit surtout de corriger la graphie et les formulations prosaïques, mais l’incipit (la strophe 1 du chant 1) est un peu différent, ce qui nous permet de comprendre que la première traduction de Boiardo par Jacques Vincent suit Domenichi et non le texte original de Boiardo4 . Le texte de Boiardo survit donc, mais transformé, métabolisé par ses « traducteurs » jusqu’à l’édition de Panizzi qui propose enfin un accès immédiat au Roland Amoureux (1830) ainsi qu’aux Amorum libri. Pourtant, malgré la redécouverte de ses textes, la critique (Foscolo et De Sanctis par exemple) continue à lui reprocher ses idiotismes lombards et son style en général, par opposition au style de l’Arioste. Ce n’est qu’au début du siècle que Pio Rajna (1900) rétablit que Boiardo est bien l’inventeur du poème chevaleresque ou plutôt, son « véritable sommet ». Puis, la critique du XXe siècle (surtout à partir des années Cinquante) étudie Boiardo pour lui-même et le centre de Scandiano réalise régulièrement des colloques sur son œuvre. Depuis 1999, une nouvelle édition en a été faite, reprenant une édition plus ancienne que le manuscrit trivultien milanais retenu par Foffano et ses continuateurs. Elle se caractérise par une langue plus municipale et graphiquement plus émilienne5, plus proche de l’original. Cette édition épuisée a été reprise, en 2011, en édition de poche, par Andrea Canova qui en a seulement enlevé quelques marques graphiques jugées trop étranges : c’est à partir de cette édition que nous citerons désormais le texte de Boiardo6.
Les traductions de Boiardo en France7
La première traduction complète de Boiardo en France date de 1549, c’est celle de Maître Jacques Vincent du Crest, elle est en prose. Dans sa dernière édition (1605, Lyon, Pierre Rigaud, rue Mercière), il effectue un découpage différent des chants de Boiardo, peut-être pour correspondre à des critères d’éditeur et masquer le fait que le livre est inachevé (Au lieu de « livre I, 29 chants ; livre II, 31 chants ; livre III, 9 chants » comme chez Boiardo, il redécoupe l’ouvrage en « livre I, 17 chants ; livre II, 25 chants ; livre III, 26 chants »). Nous connaissons uniquement les autres ouvrages qu’il a traduits, de l’espagnol8 et de l’anglais. Certains avancent qu’il aurait contribué à la traduction de l’Arioste9 . Jeanne Flore a traduit en 1574 deux chants de l’Orlando Innamorato, en les réadaptant sous la forme de Comptes amoureux. Le titre complet est Comptes amoureux touchant la punition que fait Vénus de ceulx qui contemnent et méprisent le vray amour. Denise Alexandre nous dit que la sixième nouvelle est une réécriture du chant 25 et 26 du livre II de Boiardo10. Brandimart prend le nom de Hélias le blond et Jeanne Flore nous raconte les aventures de celui-ci ainsi que le récit de la fée délivrée. Elle adapte le texte pour en faire un récit amoureux, avec les réactions de la demoiselle qui accompagne Hélias et reconstitue aussi une nouvelle réaliste avec le récit de Daurine. Au siècle suivant on trouve celle de François de Rosset, 1619, toujours en prose.
François de Rosset est né en 1571 en Provence, c’est un poète qui a également traduit l’Arétin, l’Arioste et Cervantès. Il a fait publier un ouvrage intitulé Histoires tragiques, paru en 1614, « best-seller » de l’Ancien Régime (quarante éditions jusqu’en 1757). Enfin Alain-René Lesage traduit Boiardo en 171711, il s’agit d’une véritable réécriture pour le public de son siècle habitué au roman de mœurs picaresque et qui fait ressortir les différents personnages et leur caractère psychologique. Ce dernier dit dans sa préface que la traduction de Boiardo n’est qu’une étude préalable à la traduction de l’Arioste, car « l’Arioste a plus de politesse. Sa diction est pure et châtiée. Il possède toutes les grâces de sa langue. Ses vers ont du son et de l’énergie. Ses descriptions sont admirables et souvent pompeuses. Le Boyard, au contraire, est toujours bas, rude et languissant » (préface du traducteur). On voit ainsi que la mauvaise fortune de Boiardo dans la critique italienne influence la réception française. Enfin, deux autres traductions, qui sont plutôt des résumés ou des extraits, ont été faites par le comte de Tressan (1780) et par Frénilly (1834). Marcello Spaziani nous dit qu’il existe aussi des traductions en anglais à la même période12. Boiardo est considéré assez vite, malgré le succès initial, comme ayant le mérite de l’invention, mais pas celui du style. On retrouve cette idée dans les préfaces des traducteurs du XVIe siècle (Rosset) ou du XVIIIe siècle (Lesage).
Qu’en est-il ensuite ? Si jusqu’au XIXe siècle Boiardo reste considéré comme un auteur mineur, prébaroque, au mieux un précurseur de l’Arioste, il faut attendre les travaux de Denise Alexandre (1980) et une traduction partielle d’André Rochon dans la pléiade (1994) pour que les lecteurs français puissent appréhender Boiardo. Mais étudions maintenant la première traduction existante, celle de Jacques Vincent, de 1549.
Jacques Vincent du Crest : dans la lignée d’Amyot ?
Avant d’étudier quelques aspects de la première traduction de Boiardo, celle de Jacques Vincent du Crest, de 1549, nous voudrions l’insérer dans une réflexion issue d’Antoine Berman13. Dans cet ouvrage, Berman rappelle qu’il existe deux courants traductifs en France, celui des belles infidèles, des traductions « adaptatrices et embellissantes » et celui des traductions « littéralisantes14 » fondées sur l’oralité et la langue populaire. Avec Jacques Amyot, la traduction de textes de l’Antiquité permet à la langue française de s’affirmer comme langue classique culte. Ce projet royal est lié à Henri III et vise à s’approprier le savoir des auctoritates tout en créant la langue dont la France a besoin en adaptant et en s’appropriant les structures grecques, discursives et conceptuelles15. Amyot, traducteur de Plutarque, synthétise deux types d’écriture : une oralité populaire caractérisée par « une prose abondante, proliférante, longue, chargée d’incidentes, de ruptures, de digressions, une prose souvent lourde, obscure, mélangée, formellement négligée et non maîtrisée » comprenant beaucoup d’images et de figures et dominée par la « copia » (l’abondance) et une oralité noble « prose maîtrisée, organisée, claire, harmonieuse, coulante, moins abondante et plus homogène », régie par le principe de clarté et d’économie privilégiée par Amyot dans son projet royal. « Si les prédicats qui définissent les deux oralités sont opposés, il appartient néanmoins toujours à la grande prose française de les réunir16. » Berman souligne aussi le principe d’abondance ou copia en traduction : « écrire c’est amplifier un texte préexistant », « Selon le principe de la copia, tout texte ou même tout discours doit être riche en mots, en tournures », car « l’écriture traduisante est le lieu où une langue s’enrichit »17. Qu’en est-il de tout cela chez Jacques Vincent ?
Si nous ne savons pas grand-chose de lui, à part qu’il était le secrétaire de l’évêque du Puy, dans sa première édition de 1549, on trouve une première dédicace à Henri II (1519-1559), précédant la dédicace à Diane de Poitiers, qui était sa favorite, ce qui montre qu’il n’était pas étranger aux mécènes de l’époque et à leurs attentes culturelles. Dans cette première édition, des poésies latines sont également placées en exergue à Diane de Poitiers. Puis, dans sa deuxième et troisième édition (que nous avons trouvées et consultées : Paris, 1570 et Lyon, 1605 ; il y a eu sept rééditions), il ne reste plus que la dédicace à Diane de Poitiers, sans les poésies, et la dédicace au roi Henri II décédé. Quoi qu’il en soit, en traduisant Boiardo, depuis la version de Domenichi (seule version qu’il devait avoir en sa possession), Jacques Vincent s’intègre dans le projet d’illustration de la langue française, dans ce mouvement des traductions de la Renaissance qui visent à forger une nouvelle langue française. Cela coïncide avec le mouvement de gestation du roman chevaleresque moderne, dans les années 1540-50, Arioste est traduit aussi et c’est le roman chevaleresque moderne qui voit le jour : par exemple Amadis de Gaule est traduit en 1540 par Nicolas Herberay des Essarts, à Paris. Les deux oralités, nobles et populaires, correspondent bien aux poèmes de Boiardo qui écrit dans une langue soutenue mais très marquée par l’oralité, car le poème chevaleresque de Boiardo s’adresse à un public de cour, des auditeurs habitués à ce genre.
Ainsi Vincent rend parfois compte du « pluri-stylisme » de Boiardo, grâce à l’utilisation des deux oralités, nous donnerons des exemples en vérifiant les différentes versions. Vincent ne réécrit pas comme le fera René Lesage au dix-huitième siècle, qui opère une véritable adaptation, sa traduction reste une traduction littéralisante de la version de Domenichi. Dans sa préface il nous livre sa vision de la traduction :
avisant que par tout ne m’a été possible de le suivre de mot à mot, sinon d’autant que la phrase du langage françois l’a peu souffrir. Toutes fois là où je n’aurais rendu toutes les paroles, je pense y avoir gardé le sens, de sorte que vous y pourrez recevoir du plaisir, comme personne imitant la vertueuse vie de vos ancêtres les comtes du Valentinois
Il s’agit donc d’une traduction « littéralisante », même si parfois elle peut être « embellissante ». Prenons maintenant quelques exemples d’oralité populaire, qui correspond au registre bas du style de Boiardo, nous verrons ensuite des exemples d’oralité noble, tous ces exemples sont tirés du premier chapitre du premier livre de Boiardo. Exemple 1 : Les sarrasins sont à la cour de Charlemagne pour un tournoi organisé par ce dernier et Renaud se dispute avec un païen :
Al messagier diceva: -Raportate
A Balugante, poi che egli ha diletto
De aver le gente cristiane onorate,
Ch’e giotti a mensa e le puttane in letto
Sono tra noi più volte acarezate (Inamoramento de Orlando, I, 1, 18)18
Dites au Roy Baligant vostre maistre que puis qu’il prend plaisir faire honneur à la nation Chrestienne, que je luy fais entendre nostre coustume estre telle : qu’à la table, les Princes font caresses et faveurs aux flateurs et gloutons : & au lict, aux putains (Vincent)19.
La traduction respecte le ton bas et apporte une légère amplification (double adjectivation « caresses et faveurs », « aux flateurs et gloutons », au lieu de « caresses aux gloutons »). Exemple 2 : Angélique vient d’attraper Maugis, qui voulait prendre son plaisir avec elle et révèle son vrai visage, puisqu’elle est envoyée par son père pour capturer tous les chrétiens en les faisant tomber amoureux d’elle ; voici ce qu’elle dit :
Dicendo a lui che, poi che questo è preso,
Tutti gli altri baron non curo un ceso (Inamoramento de Orlando, I, 1, 5220)
et derechef ne faudrez l’affleurer que puis que je tiens cestuy cy, que je ne donnerois du reste une pomme pourrie » (Vincent)21
L’oralité populaire est conservée, le traducteur restitue une rime « cestuy cy / pomme pourrie ». Mais si l’oralité populaire est bien respectée, on trouve aussi l’oralité noble. Exemple 3 :
Quivi si stava con molta alegrezza
Con parlar basso e bei ragionamenti.
Re Carlo, che si vede in tanta altezza,
Tant ire, duci e cavalier valenti,
Tuta la gente pagana disprezza,
Come arena de il mar denanti ai venti.
Ma nova cossa che ebe ad aparire
Fé lui con li altri insieme isbigotire.
Però che in capo dela sala bella
Quatro giganti grandissimi e fieri
Intrarno, e lor nel megio una dongella,
Che era seguita da un sol cavalieri.
Essa sembrava matutina stella
E ziglio d’orto e rosa di verzeri:
Insoma, a dir di lei la veritate,
Non fu veduta mai tanta beltade (Inamoramento de Orlando, I, 1, 20-21)22.
Et là se rejouissait humainement entre ses chevaliers, voyant sa majesté estre accompagnée de tant de Roys, Ducs & Seigneurs, pleins de prouesse & vertu : si que sentant la grandeur de son courage, ne faisoit non plus d’estime de la nation Payenne, que du fablon de la mer, & poussière, lors qu’elle est agitee du vent impetueux. Car fubitement en ceste grande falle Royalle entrerent quatre grands Geans, de stature fiere & hideuse, & au milieu d’iceux une Damoifelle fuyvie d’un feul Chevalier, douee de Fi excellante & finguliere beauté que par fon feul regard elle eust eu pouvoir ofufquer la fplandeur des estoilles, blancheur du Lys & couleur de la Rofe vermeille. Et n’estoit que ie protefté ne me vouloir conftituer Iuge fur le different de la beauté des Dames, oferois affeurer que tout autre beauté pourroit donner lieu à la fienne » (Vincent)
La traduction de Vincent est plus copieuse et explicite les métaphores italiennes. Dans la traduction de Lesage, la métaphore est développée, la dame n’est plus une étoile et l’amplification s’incarne dans une phrase entière :
on vit entrer dans la salle quatre géants d’une mine fière et d’une stature prodigieuse. Ils s’ouvrirent pour laisser voir au milieu d’eux une dame et un chevalier, tous deux parfaits dans leur sexe. La dame surtout était au-dessus de tout ce que l’imagination la plus vive peut se représenter de plus beau. Ses yeux brillaient plus que l’étoile du matin et ses joues avaient tout le coloris du lys et de la rose23
Nous avons vu, à travers quelques exemples, que la traduction de Vincent respecte les deux oralités, qu’elle est « littéralisante », proche du texte de Boiardo réécrit par Domenichi, lequel s’éloigne peu de son prédécesseur. Cette traduction copieuse s’insère dans le projet de création d’une langue française et dans le renouvellement du genre chevaleresque qui voit son apogée à la Renaissance et qui se construit entre deux cultures, française et italienne, voire entre trois cultures, française, italienne et espagnole. Malgré cette attention à Boiardo, ce poème chevaleresque n’est toujours pas traduit intégralement au XXe siècle, ce qui reflète l’écho de sa mauvaise réception en Italie du seizième au dix-neuvième, le fait qu’il ait été éclipsé par l’Arioste dont la traduction a été sans cesse renouvelée (par André Rochon et Michel Orcel, entre autres). La langue plurilingue dans laquelle a écrit Boiardo a contribué à sa disparition pendant plusieurs siècles et a empêché les traducteurs français de s’en emparer. Le succès de l’Arioste l’a recouvert même si l’on trouve en 1549 la traduction de Vincent de Boiardo reliée avec celle de l’Arioste, les deux livres étant vus l’un par rapport à l’autre24, au détriment de Boiardo. Un travail ultérieur nous permettra de comparer les différentes traductions de Boiardo aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, pour voir si Vincent est le seul à garder l’oralité noble et l’oralité populaire, c’est-à-dire si le « pluri-stylisme » de Boiardo est restitué après lui.