La présence sur le sol italien, à partir de 1810, d’un groupe de jeunes peintres allemands – les futurs nazaréens – en rupture avec l’Académie de Vienne peut être envisagée sous deux angles différents. Caractérisé à ses débuts, comme le rappelle très justement Élisabeth Décultot1, par une « insularité culturelle, linguistique et intellectuelle » que marque, à la fois concrètement et symboliquement, le refuge dans le couvent de San Isidoro2, le mouvement nazaréen se construit en opposition avec le mode de vie et de création romaines. Se pose alors spontanément la question du rôle joué par l’Italie dans la construction identitaire de ces peintres allemands volontairement exilés3, eux-mêmes nourris de l’héritage de Dürer : à la lecture des Effusions d’un moine ami des arts (Herzensergießungen eines kunstliebenden Klosterbruders), l’ouvrage-culte conjointement publié en 1796 par Wilhelm Heinrich Wackenroder et Ludwig Tieck, naît le projet d’opérer une fusion idéale entre le Sud et le Nord – entre « Italia et Germania » pour reprendre le titre du célèbre tableau de Johann Friedrich Overbeck.
Toutefois, on peut également changer de perspective et, en quelque sorte, la renverser, en cherchant cette fois à mesurer la portée de l’esthétique nazaréenne sur le sol romain, essentiellement à partir des années 1818-1820, au moment où l’isolement monacal prend fin – la mort de Franz Pforr, chef de file du mouvement avec Johann Friedrich Overbeck, en juin 1812 l’avait pour ainsi dire programmée – et où la « Confrérie de Saint Luc » (Sankt LukasBruderschaft) est dissoute, en 1818 précisément. Une quête de reconnaissance accompagne logiquement cette nécessaire et volontaire ouverture au monde qu’opèrent les anciens « frères », bientôt regroupés sous l’appellation de nazaréens (Nazarener), un terme qui apparaît pour la première fois, à l’écrit, entre 1816 et 1817, dans un usage ironique se référant à la manière particulière qu’avaient ces peintres de porter les cheveux, « alla nazarena », c’est-à-dire longs jusqu’à l’épaule et séparés au milieu par une raie, à l’exemple du Christ. Une première étape décisive est franchie en 1816, lorsque le Consul Bartholdy demande aux nazaréens de décorer l’une des pièces de sa résidence romaine.
Avant de centrer l’analyse sur cette première commande officielle, puis sur celle que passe dans la foulée le Marchese Massimo, il paraît nécessaire de revenir, ne serait-ce que brièvement, sur l’histoire des échanges artistiques entre l’Allemagne et l’Italie, nourrie de longue date par les séjours d’une foule de peintres désireux de se faire un nom dans cet « asile de l’art4 ». Au début du XIXe siècle, Rome est un « chantier ouvert », selon l’expression d’Olivier Bonfait5, qui offre à la petite colonie allemande regroupée autour du Lübeckois Johann Friedrich Overbeck l’opportunité de laisser une empreinte durable dans le paysage artistique italien.
Que l’autorité progressivement affirmée sur le sol romain serve finalement à valider le retour des nazaréens dans leur pays natal, sauf dans le cas d’Overbeck resté seul à Rome, n’est pas la moindre des contradictions inhérentes à l’aventure nazaréenne : soustraite aux ambitions nationales et (ré)inscrite dans la continuité de la tradition romaine, plus précisément ombrienne, sans être privée pour autant de possibilités de renouvellement formel, l’esthétique nazaréenne trouve sa place en Italie, comme l’illustre de manière emblématique la dernière fresque qu’Overbeck réalise à Assise, sur la façade de la petite chapelle enchâssée dans la Basilique Sainte-Marie-des-Anges, la célèbre Porziúncola ou Portioncule. De Rome à Assise, de la « Confrérie des frères de Saint Luc » à l’Ordre des Frères mineurs, une histoire semble s’écrire, qui est, aussi, celle de l’affirmation d’une auctoritas en terre étrangère.
Le chemin de la (re)connaissance
Rome et l’Allemagne jusqu’au XVIIe siècle : un « tour d’horizon »
L’histoire des échanges germano-italiens, vue sous l’angle artistique, est relativement récente. Comme le souligne d’emblée Friedrich Noack dans son vaste panorama, parfois apologétique, de la Vie allemande à Rome, de 1700 à 19006, c’est au XVIe siècle seulement que commence à s’affirmer le rôle de Rome comme pôle d’attraction intellectuel et artistique. Le caractère international de la ville des arts se développe ensuite au siècle suivant, dès lors que s’offre la possibilité pour des peintres venant du Nord de s’y installer durablement, grâce aux commandes passées par la cour papale, les églises ou d’influentes personnalités de l’époque.
La Réforme puis la Guerre de Trente ans ayant provisoirement mis un frein aux échanges entre artistes italiens et allemands, ce sont essentiellement les Hollandais et leur chef de file, le peintre et graveur Paul Bril (1554-1626) dont l’apport est novateur en matière de peinture de paysage, qui dominent la scène artistique ; à l’époque, seul le peintre allemand Adam Elsheimer (1578-1610) parvient à se faire un nom à Rome, dans le domaine, là encore, du paysage, comme l’attestent son entrée à l’Académie de Saint Luc et la formation d’une petite école autour de son atelier. La manifestation la plus probante de la présence créative des Hollandais sur le sol romain est la Schilderbent, une ancienne association de peintres à laquelle se joignent des Allemands – dont Joachim von Sandrart (1606-1688), l’auteur de la célèbre Teutsche Akademie der edlen Bau-, Bild- und Malereikünste (1675-1679) – et des Français. Au nombre de ses membres (les Bentvögel) de renom figure le Néerlandais Pieter van Laer (1599-1642), établi à Rome dès 1625 : il Bamboccio, comme on le surnomme en italien, ou le Bamboche en français, se démarque de l’enseignement académique privilégiant la peinture d’histoire en intégrant à ses paysages italiens des scènes de la vie populaire typiquement néerlandaises. Son influence ne se limite pas à la création d’un genre nouveau, « breveté » sous le nom de « bambochade » en français ; il est possible en effet, toujours selon Friedrich Noack, que la « sécession naturaliste7 » initiée par van Laer ait contribué à la révision des statuts de l’Académie romaine en 1627. Toutefois, cet écart de style par rapport au canon académique fait exception : à cette époque, l’Académie de Saint Luc, confirmée dans son statut par Grégoire XIII en octobre 1577, ainsi que l’influente Confrérie des Artistes au Panthéon, instituée en 1543, donnent le ton, celui d’un art essentiellement mis au service de l’Église.
À partir du XVIIe siècle, le nombre d’artistes allemands venus tenter leur chance à Rome augmente considérablement, à tel point qu’aux deux siècles suivants la colonie d’artistes allemands occupe une position dominante, notamment dans le secteur spécifique de la frappe des monnaies et de l’art des médailles. Dans le domaine pictural, la renommée des Allemands repose sur deux noms – les deux fées penchées sur le berceau du classicisme allemand –, Anton Raphaël Mengs (1728-1779) et Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) :
Quand vint le temps de Mengs et de Winckelmann, la vie des Allemands à Rome devint signifiante en elle-même : la renommée allemande in situ ne se fondait plus essentiellement sur les fastes déployés à la cour par des émissaires et dignitaires impériaux, mais sur la valeur du travail accompli par des Allemands, sur leur esprit, leur savoir et leur adresse8.
L’admission de Mengs à l’Académie de Saint Luc le 30 juillet 1752, son élection comme Principe en 1771 sont autant de signes d’une reconnaissance acquise sur le sol romain et cultivée encore après la mort de l’artiste, à Rome « peut-être plus longtemps qu’en Allemagne », comme le relève justement Friedrich Noack9 : en 1782, le buste de Mengs entre au Panthéon. Plus marquant encore est le parcours italien de Winckelmann, entré dans le « monde érudit de Rome » après avoir mené une « vie de bohème » au sein de la colonie allemande10 : bibliothécaire du cardinal Albani (à partir de 1759), membre des Académies de Cortone et de Saint Luc, finalement Commissaire papal des Antiquités, les fonctions et titres ne manquent pas pour justifier de l’autorité d’un critique et théoricien de l’art d’origine allemande, dont la carrière italienne fut brutalement et tragiquement interrompue à Trieste en 1768.
La présence et l’action conjointes de Mengs et Winckelmann à Rome marquent ainsi un tournant dans l’histoire des échanges artistiques entre l’Italie et l’Allemagne : elles intensifient le rayonnement de la colonie allemande organisée autour de la Place d’Espagne et nourrissent les débats des habitués du Caffé Greco (ou Caffé Tedesco), un des hauts-lieux de la vie artistique des Deutsch-Römer. Leur revient alors un « rôle de guide11 » comparable à celui qu’eurent un siècle plus tôt les membres de la « Schilderbent », à ceci près qu’ils étaient plus portés à l’étude de leur art, plus enclins aussi à une forme de ‘rêverie idéale’ à l’allemande, que leurs exubérants prédécesseurs néerlandais.
La Révolution française donne un coup d’arrêt à cette évolution : l’exil ou les dangers d’une existence comme étranger à Rome est l’alternative devant laquelle sont placés les artistes allemands, contraints de surcroît à assister au spectacle du transfert de la plupart des chefs-d’œuvre romains à Paris. Des arbres de la liberté sont notamment plantés sur la Place d’Espagne, signal du passage à une ère certes nouvelle – celle de la République romaine, proclamée le 15 février 1798, après l’occupation de Rome par les troupes françaises et le départ en captivité du pape Pie VI – mais de courte durée. Avec le retour de la papauté à la fin de l’année 1799, la vie artistique semble reprendre, sous l’impulsion là encore des nombreux étrangers qui affluent à nouveau vers Rome.
Rome dans la première décennie du XIXe siècle : un « chantier ouvert »
Dans les premières décennies du XIXe siècle, Rome exerce sur les artistes européens le même pouvoir d’attraction qu’au tout début, à l’époque du Caravage, ou que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, marquée par la forte présence de la colonie allemande. Une différence majeure, selon Olivier Bonfait, est que la Rome du XIXe siècle, plus cosmopolite et universelle que jamais, « se présente plutôt comme une galaxie en constant échange avec les autres capitales12 » : fondant sa richesse artistique non plus sur une « accumulation d’expériences individuelles » comme au siècle précédent, mais sur le développement d’une « nébuleuse d’ateliers », Rome mise en regard avec l’Europe apparaît alors, entre 1800 et 1830, comme un « chantier ouvert ». Les traditionnels liens verticaux (de maître à élève par exemple) semblent disparaître au profit de relations « horizontales13 », propice aux échanges et à l’apparition de genres nouveaux. Les liens nationaux restent favorisés par des regroupements d’artistes autour de chantiers ou commandes communs (le Casino Massimo par exemple) et les lieux de sociabilité romains comme le café Greco, toujours, ou bien, dans les premières décennies du XIXe siècle, la maison du nouveau « Ministre prussien », Wilhelm von Humboldt, arrivé à Rome en novembre 1802 et nommé à ce poste en avril 180614, continuent d’avoir une fonction de ciment identitaire et communautaire ; pour autant, l’attachement à une « tradition romaine, universelle et éternelle15 », non réductible à l’enseignement académique, ne disparaît pas : le cas de la peinture du paysage est, une nouvelle fois, révélateur, dans la mesure où se constitue au XIXe siècle, au-delà de la revendication d’écoles spécifiques et de leurs rivalités nationales, une « poétique du paysage romain16 » supranationale, qui prend sa source chez les paysagistes du XVIIe siècle – des Italiens, parfois d’adoption comme pour le Lorrain, pour la plupart !
Ainsi, si l’on suit toujours Olivier Bonfait, l’un des intérêts majeurs de la création artistique dans la Rome du XIXe siècle réside dans « cette constante tension entre, d’une part, les ambitions individuelles dans le cadre d’une réception nationale et, d’autre part, une universalité […] de la création romaine17 ». La première grande commande officielle que reçoivent les nazaréens, enfin sortis de leur isolement monastique à San Isidoro, en est un bon exemple : entre la volonté de gagner une notoriété qui ne soit plus seulement associée à un sobriquet (il nazareni) et celle de renouveler un genre alors passé de mode, la peinture a fresco, le travail des nazaréens est traversé par cette « tension » que souligne Olivier Bonfait et qui devient aussi, par l’interaction de ses différents acteurs (artistes, commanditaires et public), un enjeu d’autorité. À cela peut s’ajouter aussi une rivalité confessionnelle, lorsque certains peintres originaires de familles protestantes voient dans l’ouverture de tels chantiers dans la « Ville Éternelle » l’occasion particulièrement valorisante, comme l’écrit Julius Schnorr von Carolsfeld à son père en janvier 1819 – le peintre est alors occupé à la réalisation de dessins préparatoires pour la salle de l’Arioste au Casino Massimo – de contribuer d’une certaine manière et non sans fierté, à « maintenir le crédit des peintres protestants18 » ; néanmoins, cet aspect entre moins en ligne de compte que la dimension nationale, dans la mesure où de nombreux artistes allemands – à commencer par Overbeck et ce, dès 1813 – n’hésiteront pas à franchir le pas de la conversion au catholicisme.
Les nazaréens « hors les murs »
Les fresques de la Casa Bartholdy : la percée nazaréenne
La commande passée par le consul général Jacob Salomon Bartholdy au printemps 1816 présente un caractère spécifique : en effet, il s’agit non pas d’un haut représentant d’une institution religieuse ou profane, mais d’un commanditaire privé qui, dans un premier temps, ne cherche à engager que des artistes vivant à Rome et d’origine prussienne comme lui – une exception sera faite pour Johann Friedrich Overbeck et pour le Berlinois Ludwig Catel – et qui laisse aux artistes le choix du thème de la représentation – l’Ancien Testament sera leur source d’inspiration et, plus précisément, la vie de Joseph. En se tournant vers les jeunes peintres de la « Confrérie de Saint Luc », le consul Bartholdy a bien conscience d’offrir à ces derniers une opportunité à la fois rare et bienvenue, ainsi qu’il le rapporte dans une lettre adressée à son beau-frère, Abraham Mendelssohn, le 6 février 1817 :
[…] En arrivant ici, j’ai trouvé de nombreux artistes allemands et prussiens aux dispositions et talents affirmés, mais sans aucune occasion de les exercer ; pas d’autre travail ou de commande que de misérables dessins pour des libraires, de temps à autre un portrait ou, chez ceux que pousse l’envie de créer, une petite composition à demi achevée ou un tableau à l’huile. […] Voyant en même temps le désarroi et la maladresse de ces gens, cette situation me faisait pitié. Il n’y avait rien à obtenir par la voie officielle et mon infuence dans ce sens était insuffisante. […] Je dus alors faire moi-même des sacrifices […] – ce à quoi je me résolus avec joie et courage, toujours prêt pour mon pays lorsque je pense pouvoir lui être utile19.
Le désintéressement affiché du consul, en poste depuis peu (depuis l’été 1815) et soucieux de valoriser sa position à Rome comme à Berlin, est certainement à nuancer ; néanmoins, l’enjeu majeur de ce premier chantier collectif est clairement cerné par le nouveau mécène, notamment lorsqu’il souligne, toujours dans cette même lettre, que le « monument » auquel ce travail donnera lieu en cas de réussite se trouvera « à Rome, le centre du monde artistique où la vérité, qu’elle soit de qualité moyenne, parfaite ou mauvaise, apparaît au grand jour »20.
Les fresques de la Casa Bartholdy devaient être peintes dans une pièce de presque 7 mètres de long, 5 mètres de large et un peu plus de 5 mètres de haut (5,20), selon une ordonnance conforme à la chronologie du texte biblique (Genèse III, 37-41, 45) : Joseph vendu par ses frères peint par Johann Friedrich Overbeck, La plainte de Jacob au sujet de la perte de Joseph par Wilhelm Schadow, Joseph et la femme de Potiphar par Philipp Veit, Joseph en prison par Wilhelm Schadow, Joseph interprète les songes des officiers de Pharaon et La reconnaissance de Joseph par ses frères par Peter Cornelius, l’ensemble étant clos par deux lunettes réalisées dans la partie supérieure de la pièce par Philipp Veit et Johann Friedrich Overbeck, soit respectivement Les sept années grasses et Les sept années maigres21. De l’avis de Peter Vignau-Wilberg22 , la peinture monumentale atteint, avec le tableau d’Overbeck, Joseph vendu par ses frères, un « point culminant » au XIXe siècle23. Trois épisodes marquants de l’histoire de Joseph apparaissent simultanément : au centre de la fresque et en accord avec son titre, la remise de la bourse ; à droite, le départ de Joseph chez les Ismaélites et tout à gauche, dans le plan intermédiaire, l’épisode de la tunique de Joseph trempée dans le sang d’un bouc. Outre cette reprise d’un mode de représentation usuel dans l’art médiéval, il faut souligner ici l’influence de l’école florentine, particulièrement sensible dans le tracé expressif des têtes masculines – largement inspiré de Masaccio (1401-1428), comme le révèle aussi le dessin du jeune Joseph, un rappel d’un modèle du peintre, selon Lionel von Donop24 – et, plus largement, dans le traitement intensif de la couleur – Overbeck aurait même recouru pour ce tableau à des rehauts d’or, tels ceux que l’on trouve dans les fresques préraphaélites de la Chapelle Sixtine. Un autre aspect significatif est la place qu’Overbeck est le seul, dans ce cycle des fresques, à accorder au paysage : à l’horizon s’ouvre largement la vue d’une petite cité italienne bordée de montagnes aux tons bleutés, les éléments végétaux latéraux faisant office de cadre naturel. Enfin, la représentation frappe par l’usage, pour les vêtements des personnages, de couleurs souvent claires et monochromes, une pratique qui tranche par rapport à celle de Raphaël notamment et qui est une « marque de fabrique » nazaréenne.
La Casa Bartholdy peut être considérée à juste titre comme le « berceau du nouvel art allemand », comme on peut le lire dans la monographie exhaustive de Margaret Howitt25 : c’est là en effet que le renouvellement de la peinture à fresque prend son point de départ, avant de s’étendre dans les décennies suivantes, par-delà l’Allemagne et la France, en Belgique et en Angleterre. À ce succès contribuent l’afflux croissant de visiteurs, locaux et étrangers, ainsi que la diffusion – facilitée par l’apparition, au XIXe siècle, de ce mode de reproduction moderne qu’est la reproductibilité en série – de gravures réalisées à partir des fresques de la Casa Bartholdy. Surtout, l’influence de ce premier travail collectif des « Frères de Saint Luc » se mesure à la nouvelle commande qui leur est passée, pratiquement dans la foulée de la première, fin janvier 1817, cette fois par un Italien qui occupe d’abord la fonction de prélat du Pape Pie VI avant de se consacrer aux sciences et à la littérature, le Comte Carlo Massimo (1766-1827), alors qu’en Allemagne précisément, les commandes se faisaient attendre. Commencé seulement au printemps 1818 (1819 pour Overbeck) et achevé dix ans plus tard, le chantier de la décoration de la Villa Massimo fonde définitivement la renommée de l’école nazaréenne – son « autorité » en matière de renouvellement de la peinture a fresco.
Le « testament spirituel » du Casino Massimo
Revenons brièvement sur la commande elle-même et sur son caractère hors-norme, en raison de l’origine familiale du commanditaire, de la nationalité des artistes engagés et du choix thématique opéré librement par le Marchese Massimo : en effet, ce dernier appartient à l’une des familles les plus anciennes et distinguées de Rome, propriétaire de nombreux palais et villas ; il n’engage, pour la décoration de sa maison de campagne (précisément, pour trois pièces communicantes), que des artistes d’origine allemande et leur propose comme sujet de représentation des scènes de la Jérusalem delivrée (1581) du Tasse (1544-1595), de la Divine Comédie (v. 1307-1321) de Dante (1265-1321) et du Roland furieux (1532) dans sa dernière version de l’Arioste (1474-1533), soit trois monuments de la littérature italienne de la Renaissance.
Dans ce vaste ensemble de peintures murales, conçu dans l’esprit d’Overbeck comme un « Tout organique26 », la salle du Tasse décorée par ce dernier occupe une place particulière. La sélection de scènes offrant matière à représentation parmi les vingt chants de la Jérusalem délivrée entre en effet en profonde résonance avec la pensée nazaréenne, tournée tout entière vers la victoire de la chrétienté : L’élection de Godefroy de Bouillon à la tête de l’armée chrétienne (ou Les préparatifs de la bataille pour Jérusalem) sur le mur principal au sud et, en regard, L’érection de la croix par Pierre d’Amiens sur l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem, peinte par Joseph Führich sous la direction d’Overbeck ; latéralement, sur la partie du mur située au-dessus des fenêtres, La mission divine de Bouillon et enfin, à l’est, La mort de Gildippe, la dernière des fresques réalisées par Overbeck (1826/27). Ces épisodes-clés de la première croisade sont associés dans les caissons latéraux à des scènes mythologiques du roman épique du Tasse, centrées sur quatre héroïnes féminines tour à tour destinées à illustrer des aspects centraux de la Jérusalem délivrée27 : Sophronie sauvée à la dernière minute du bûcher par Clorinde (Die Erretung Sofronias und Olindos), Clorinde recevant le baptême des mains de son amant Tancrède avant de mourir (Tankred und Clorinde) – là encore, comme pour la Vente de Joseph, Overbeck juxtapose trois épisodes de l’histoire de Tancrède et Clorinde (première rencontre, blessure mortelle lors du duel nocturne et mise à l’abri par des soldats) – , Armide assise aux côtés de son amant, le croisé Renaud, dans un jardin merveilleux (Armidas Reich) et enfin Herminie trouvant refuge chez les bergers (Eminia bei den Hirten). Dans le caisson central apparaît une jeune femme « d’une beauté et d’une pureté ravissantes28 », qui rappelle la Sibylle de Delphes dans la Chapelle sixtine : assise sur un siège épiscopal, elle tourne le regard à droite vers l’ange indiquant le ciel, tout en tenant dans sa main droite le Nouveau Testament et, dans la gauche, un rouleau ouvert de l’Ancien Testament. Cette représentation allégorique de la Jérusalem délivrée vient rehausser l’ensemble en le centrant sur son message chrétien, en une sorte de clé de voûte à la fois formelle et spirituelle. Contrairement aux autres nazaréens engagés dans l’entreprise, soit Peter Cornelius relayé d’abord par Philipp Veit fin mai 1818, puis par Joseph Anton Koch dans les dernières années (à partir de 1825) pour la salle de Dante et Julius Schnorr von Carolsfeld pour celle de l’Arioste, Overbeck opère une distinction entre salle et plafond : l’une est réservée aux tableaux à visée « narrative », l’autre à un mode de représentation symbolique (les quatre héroïnes figurant les vertus cardinales)29 , tandis que l’allégorie centrale fait le lien entre les deux univers visuels et leurs influences divergentes (Raffaël pour la salle, Première Renaissance pour le plafond).
Arrêtons-nous sur L’élection de Godefroy de Bouillon à la tête de l’armée chrétienne30, œuvre majeure dans la production d’Overbeck au Casino Massimo, tant par le choix de son sujet que par sa grande dimension. La représentation s‘organise autour de l’activité des artisans, au centre du tableau : de part et d’autre de la tour de bois mobile qu’ils sont en train de construire et qui doit faire office de bouclier pour pénétrer dans Jérusalem figurent les principaux acteurs de la scène. À gauche apparaît le comte Raymond surveillant les travaux et, au centre, Pierre l’Ermite ordonnant aux princes chrétiens réunis de suivre au combat Godefroy de Bouillon, assis devant lui avec recueillement ; on reconnaît à droite, posté à quelque distance de la scène, l’auteur de la Jérusalem délivrée, le Tasse, dictant des vers à un scribe agenouillé à ses pieds, tandis que sur le devant immédiat du tableau figure un jeune artisan vêtu d’un pantalon bleu ciel et occupé à planter des encoches dans une poutre de bois. C’est par le mouvement de son épaule effectuant une rotation que le regard du spectateur est invité à entrer dans le tableau et à s’arrêter tout d’abord à droite, sur la partie du tableau d’où vient l’éclairage que renforce par ailleurs la lumière naturelle émanant des fenêtres percées dans le mur ouest de la pièce, afin de contempler successivement les visages du Tasse, de Pierre l’Ermite, du premier écuyer à gauche et du jeune garçon assis sur le devant, tous rendus avec un effet particulièrement vivant. À l’arrière-plan s’étend la ville de Jérusalem, en un vaste panorama qui, une fois encore, rappelle la place du paysage dans les tableaux d’Overbeck. On remarquera enfin, en bordure droite du tableau, l’auto-représentation du peintre, portant le altdeutsche Tracht (costume dans le style de la Renaissance allemande), ainsi que l’emprunt aux traits du Marchese Massimo pour le profil gauche d’un des soldats postés près de lui.
La double inscription de l’autorité du peintre et de son puissant commanditaire est d’autant plus significative que les fresques du Casino Massimo, contrairement à celles de la Casa Bartholdy qui, suite à un changement de propriétaire du Palais et à de probables spéculations foncières, furent détachées et transportées à Berlin en octobre 1887 avant d’être exposées à la Nationalgalerie en 1888, étaient appelées à produire un impact durable sur la vie artistique romaine. Elles sont largement mentionnées dans la plupart des guides publiés au XIXe siècle pour la ville de Rome, comme témoignage le plus imposant et probant d’une nouvelle pratique de la peinture à fresque. Témoignage ou manifeste et même « testament spirituel » pourrait-on dire à la suite de Michel Le Bris31, tant ces fresques et en particulier le cycle peint par Overbeck exemplifient à grande échelle le message nazaréen, celui d’un « art chrétien » universel.
La promotion d’un « art chrétien »
Le choix d’Overbeck
Autour des années 1818-1820, quelque chose semble changer dans le rapport des nazaréens à la « Ville Éternelle » et inversement, pourrait-on relever également : « […] c’est bien à nous qu’appartient la vraie Rome32 » proclame avec une assurance que d’aucuns jugeraient présomptueuse Julius Schnorr von Carolsfeld dans l’une de ses Lettres d’Italie. Le sentiment de s’imposer à Rome, étayé par le succès de la Casa Bartholdy et la foi en la réussite du second chantier nazaréen, est largement confirmé par l’exposition qui s’ouvre au printemps 1819 au palais Cafarelli, la première à être consacrée à des peintres allemands depuis 1795, et qui montre pour l’essentiel des oeuvres de Cornelius (les cartons pour la salle de Dante), d’Overbeck (Les sept années maigres, deux cartons pour la Jérusalem délivrée et deux tableaux à l’huile), de Koch, de Thorwaldsen, de Veit (le carton pour Les années grasses) ou bien encore de Schnorr von Carolsfeld. On mesure la portée de l’événement en relisant la description qu’en donne, quelques années plus tard, le comte Athanase Raczinski dans son Histoire de l’art moderne en Allemagne, parue simultanément à Paris et à Berlin entre 1836 et 1841 :
Au printemps de 1795, l’art allemand ne s’était encore adressé aux Romains que par un seul de ses organes, par Carstens. Vingt-quatre ans plus tard, ce qui avait été l’expression du sentiment d’un seul, devint, dans la même ville, la direction du plus grand nombre, […] c’est au palais Cafarelli, qu’a été planté (sic) la bannière attestant le triomphe de l’art moderne33.
La prise de conscience, au sein même du groupe nazaréen, de l’autorité nouvellement conquise par les Allemands dans le domaine artistique s’accompagne naturellement d’un renforcement identitaire, dans un contexte de sursaut national provoqué par les guerres de libération. Les visites répétées du prince héritier Louis de Bavière, qui n’hésite pas à déambuler dans les rues de Rome en portant le altdeutsche Tracht, contribuent largement au développement d’un patriotisme plus vivement ressenti et affiché à Rome par les nazaréens que dans leur propre pays natal, au point que, de l’avis du médecin personnel du prince héritier, Johann Nepomuk von Ringseis, on « quittait Rome en se sentant plus allemand qu’on ne l’était en arrivant34 ». La fête d’adieu, devenue historique, qu’organisent les artistes allemands au printemps 1818 à l’issue du séjour de Louis de Bavière à la Villa Malta est à la hauteur de leur espérance : trouver en ce dernier, dans les années à venir, « l’égide de l’art allemand35 ».
Il n’est guère étonnant alors de voir les artisans du succès nazaréen quitter Rome, une fois les fresques du Casino Massimo achevées – Cornelius, appelé par le prince héritier à Munich pour décorer la nouvelle glyptothèque, quitte même dès 1819 le chantier –, afin de se placer sous une autorité officielle, celle de l’Académie : Cornelius en prend la direction, à Düsseldorf tout d’abord, puis à Munich dès l’accession de Louis Ier au trône ; Veit est nommé à la tête de l’Institut Städel de Francfort, tandis que Schnorr von Carolsfeld enseigne tour à tour à Munich et Dresde, avant de diriger la Gemäldegalerie saxonne. Overbeck est, lui aussi, bien tenté de répondre à cet appel de la nation, auquel, déjà, il avait été sensible lors des guerres de libération ; comme ses « frères de Saint Luc », il ressent le besoin d’œuvrer au renouveau d’une vie artistique allemande prisonnière encore du formalisme académique par l’apport de son expérience romaine, notamment dans le domaine de la peinture monumentale, et il faut dire que les offres ne manquent pas. Cornelius lui propose en 1821 de le remplacer à la tête de l’Académie de Düsseldorf, provisoirement tout d’abord en raison de son double engagement (l’hiver, Cornelius enseigne à Düsseldorf et l’été, il continue de peindre les fresques de la glyptothèque à Munich), puis définitivement après son départ de l’Académie ; Overbeck est alors retenu par le chantier du Casino Massimo, qui est loin d’être achevé ; mais s’il refuse la proposition qui lui est faite avec insistance, c’est essentiellement parce que, de son propre aveu, il n’a aucune disposition naturelle pour une fonction de direction et d’organisation. En revanche, lorsque Cornelius, une fois fixé à Munich, évoque la possibilité d’une collaboration à ses côtés, par le biais d’un poste d’honneur à l’Académie, son « vieil ami de cœur », comme il l’appelle alors, accepte, à la condition – accordée sans difficulté – de pouvoir achever les travaux en cours. Pourtant, Overbeck change subitement d’avis, probablement en raison de l’hostilité de son épouse à ce projet d’installation en Allemagne, pays au climat peu engageant selon elle. Qu’il soit dicté par l’entourage immédiat du peintre ou qu’il exprime la volonté de rester « un peintre chrétien » et non un « propagandiste36 » – les avis à ce sujet restent partagés –, le choix d’Overbeck se révèle être finalement le bon : c’est en effet l’Italie qui apparaît comme une véritable terre de fructification du nouvel art chrétien et non l’Allemagne, où la réalisation du programme nazaréen ne va pas forcément de soi37. Hermann Riegel rapporte ainsi qu’en 1865, Cornelius avoua que s’il avait pu se douter, au moment où il commençait la décoration de la glyptothèque, de la rapidité avec laquelle l’art allemand « retomberait dans la misère », il serait retourné à Rome pour y réaliser ses commandes38 ; faute de quoi, il s’y réfugiera aussi souvent que possible pour se ressourcer et créer en toute sérénité.
Overbeck, donc, reste à Rome – il y mourra le 12 novembre 1869 – « comme l’ange destiné à garder la pureté du sanctuaire », selon la belle expression d’Hippolyte Fortoul39. Commence alors la troisième et dernière phase du mouvement nazaréen, singulièrement dissocié en deux endroits différents et aussi – et là est toute sa contradiction, comme le relève Michel Caffort40 – divisé dans ses orientations esthétiques : d’une part, et pour ne citer qu’une des formes que prend l’application ‘nationale’ du programme nazaréen41 , un « néomaniérisme du colossal à thématiques mythologique et historico-nationale impulsé à Munich par Cornelius, Schnorr et le roi Louis » ; de l’autre, un « art chrétien » qu’Overbeck cherche à « recentrer sur l’impératif catholique », tout en gardant des « bases plastiques plus que jamais toscano-ombriennes ». Il faut entendre par là un art mis au service de Dieu, qui renoue donc avec sa « destination première », comme le formule Friedrich Schlegel de manière programmatique, soit « celle qui était partout la sienne dans les temps anciens et consistait à célébrer la religion42 ». Dans cette aspiration à traduire en images l’idéal d’un « beau chrétien », l’expression, « mot-clé d’un art passé de l’extérieur à l’intérieur43 », joue un rôle déterminant : lorsqu’elle est morale ou, de manière plus significative encore, mystique, l’expression, plus que le dessin ou le coloris, parvient à restituer le degré de spiritualité d’une nature humaine rendue à son état originel grâce à l’incarnation du Verbe. Enfin, c’est dans la tradition de « l’école mystique » représentée essentiellement par Fra Angelico, Le Pérugin et Raphaël que se (re)place l’esthétique nazaréenne propagée par Overbeck, l’imitant même dans sa « préférence ombrienne44 » : de même que les peintres du Quattrocento, d’abord dispersés dans les cloîtres de Toscane en particulier – autre point commun avec les « frères de Saint Luc » –, se regroupent en Ombrie, territoire emblématique de l’histoire franciscaine, de même Overbeck se rend le 11 mai 1829 à Assise pour peindre a fresco la façade de la Portioncule dans la basilique Sainte-Marie-des-Anges.
Overbeck à Assise
Dans une lettre adressée le 31 juillet 1811 à son ami Joseph Sutter rentré à Vienne, Overbeck évoque déjà son « vœu », formulé très tôt, de « consacrer au Seigneur [son] meilleur tableau en l’offrant à une église45 », car c’est là, explique-t-il quatre mois plus tard dans une autre lettre, que « l’art véritable [est] à sa juste place46 ». Avant de conclure : « Puisse le Ciel m’accorder un jour mon vœu le plus cher : pouvoir peindre […], dans un temple consacré à Dieu et en renonçant au monde et à la vanité de son approbation, des tableaux ne suscitant que le recueillement47. » L’occasion d’exaucer ce vœu et de réaliser ainsi un « acte de piété48 » s’offre à Overbeck dix-huit ans plus tard, lorsque le jeune Führich le relaie dans l’achèvement de la salle du Tasse et lui permet alors de partir pour Assise au printemps 1819. Le choix de cette ville et, plus précisément, de la Portioncule, cette petite chapelle mariale que découvrit François au début du XIIIe siècle alors qu’elle se trouvait à l’abandon dans une forêt de chênes et qui fut intégrée plus tard dans la Basilique Sainte-Marie-des-Anges après son édification entre 1569 et 1679, est particulièrement signifiant. Commencé dans l’ancien couvent franciscain désaffecté de San Isidoro, poursuivi dans le berceau même de l’Ordre des Frères mineurs – la Portioncule étant, rappelons-le, le lieu où François prit conscience de sa vocation (en entendant l’Évangile de l’Envoi des Apôtres en Mission, Mat. 10,5-13) et accueillit ses premiers frères –, le parcours nazaréen croise l’histoire franciscaine ; à cela pourrait-on ajouter aussi que c’est l’Ordre franciscain (la « Delegazione di Terra Santa ») qui devient propriétaire de la Villa Massimo en 1947, rendant ainsi les fresques nazaréennes à nouveau accessibles au grand public, ce qui n’était pas le cas du temps du précédent propriétaire, le prince Lancellotti. Le mode de vie et de création artistique qu’ont choisi à l’origine les « frères de Saint-Luc », une forme de renoncement au monde et une quête idéale de pureté et de vérité, et que reprend Overbeck lors de son séjour à Assise si l’on en croit Führich – Overbeck y vivrait, écrit-il dans ses Lettres d’Italie, « comme un demi-saint et de la manière dont ont dû vivre les Maîtres des siècles passés49 » – est la première explication « naturelle » de cette singulière entrée en résonance avec le monde franciscain ; le rapport à l’autorité comme validation de l’entreprise engagée, spirituelle et/ou artistique, en est une autre, certainement moins immédiate et plus complexe50 . En choisissant le lieu par excellence de l’identité franciscaine, Overbeck cherche indéniablement à affirmer son autorité dans le domaine de la peinture religieuse, certainement conscient du rayonnement qu’assurera au nouvel « art chrétien » son exposition en une terre de pèlerinage ancien. Dès 1216, une indulgence plénière – connue sous le nom d’indulgence de la Portioncule ou du Pardon d’Assise – est en effet accordée aux visiteurs pénitents par le pape Honorius III, sur la demande de François lui-même, à qui, dans cette même chapelle, le Christ et Marie étaient apparus, juste après que soit survenu le « miracle des roses ».
C’est précisément le sujet que peint Overbeck, en quelques mois seulement, sur la façade de la Portioncule51 : dans la partie latérale droite apparaît le saint, tombant à genoux sur les marches de l’autel, les bras largement ouverts en direction du Christ et de Marie représentés en gloire dans un tondo placé au-dessus de l’autel, au centre de la fresque, et environnés d’un chœur d’anges – dont des anges musiciens au premier rang. On relèvera l’organisation symétrique de la composition, autour de l’axe marqué par la croix surmontant l’autel. Il est peu probable qu’Overbeck ait eu connaissance des rares représentations de l’indulgence du Pardon d’Assise qui ont précédé son travail52 : pour l’essentiel, le vitrail de l’église San Franceso à Arezzo, datant du XVIe siècle, le retable de Murillo à Séville, conservé aujourd’hui au Musée Wallraff-Richartz de Cologne ou même encore le tableau du peintre franciscain Frère Luc53 récemment restauré puis exposé au Musée Carnavalet à Paris54. En revanche, il est certain qu’Overbeck n’a pu ignorer la fresque réalisée en 1516 sur le même sujet par Tiberio d’Assisi55, dans la mesure où elle se trouvait (et se trouve encore) dans la « Chapelle des roses », à quelques pas de la Portioncule : il est frappant d’y retrouver la même ordonnance symétrique des anges de part et d’autre du couple formé par le Christ et Marie, ainsi que des deux messagers postés à droite et à gauche de François, que le peintre a ici placé au centre de la représentation et représenté déjà à genoux. Cet emprunt très large, qui va même jusqu’au port de tête des saints et à leur expression, n’empêche aucunement le renouvellement de la tradition iconographique, marquée notamment par la présence d’anges musiciens56 : elle se traduit ici par l’adjonction de deux frères également saisis par l’apparition céleste et par la présence, juste derrière l’autel, d’une trouée laissant apercevoir un large paysage hivernal. Transposée dans le domaine de l’humain et de la nature, la scène perd cette fixité qu’elle avait encore chez Tiberio d’Assisi, comme dans une icône, sans pour autant se départir totalement de son caractère théâtral.
Aujourd’hui encore, le pèlerin ou simple visiteur découvre la fresque d’Overbeck avant de pénétrer dans la Portioncule57. On peut juger alors, avec l’essayiste et critique d’art Alain Buisine58 qui passe en revue les représentations picturales de la « légende de saint François d’Assise » – dont celles, bien sûr, de la Basilique Sainte-Marie-des-Anges –, que la petite chapelle, déjà « dérisoirement perdue dans l’immensité de la nef, comiquement placée et incongrue », se trouve « qui plus est ignoblement défigurée par l’atroce fresque multicolore peinte sur sa façade en 1829 par le nazaréen Friedrich Overbeck59 ». Il n’empêche que, loin de n’être qu’un « efficace moyen pour protéger de très fragiles constructions60 » comme l’avance avec beaucoup de légèreté Alain Buisine, et indépendamment de tout jugement esthétique, la fresque d’Overbeck remplit une fonction qui est proche de celle de l’imago médiévale : instruire les illitterati, remémorer et surtout, selon la formule employée par Jean Wirth, « exciter le sentiment de dévotion61 ». Nous voilà donc renvoyés, ainsi que l’expose clairement Michel Caffort dans sa présentation de « l’art chrétien », à une « tradition iconodule éprouvée », qui conçoit l’image comme une « prédication silencieuse » (muta praedicatio)62.
De retour à Rome, Overbeck peint quelques années plus tard un tableau dont le titre a valeur de programme. Il s’agit du Triomphe de la Religion dans les arts63, une représentation allégorique qui présente une grande parenté formelle avec la fresque d’Assise : même construction symétrique de part et d’autre du tondo central (ici, une Maestà) ; même ouverture, mais plus large encore, sur un paysage – une constante apparemment chez Overbeck. Surtout, cette œuvre majeure, qu’accompagne un long commentaire rédigé par le peintre lui-même afin de « devancer toute fausse interprétation » et « rendre intelligible certains éléments pouvant rester obscurs aux yeux de la plupart64 », ne traduit pas autre chose que la volonté de (re)mettre l’art au service de Dieu, sans le placer, précise le peintre toujours dans ce même souci d’exégèse, « comme une idole sur l’autel », mais en répondant à sa fonction première : « être le serviteur du sanctuaire65 ». C’est à la réalisation de cette mission que s’emploiera Overbeck dans la dernière partie de son existence romaine, comme en témoignent notamment la Madone assise avec l’Enfant Jésus endormi (1842-1853), les quarante dessins des Évangiles (1843-1853), les quatorze aquarelles du Chemin de Croix (1850-1857), les sept grands cartons des Sacrements (1846-1862) ou encore les treize cartons préparatoires aux fresques de la cathédrale slavone de Dakovo (1867-1867), dernière démonstration à grande échelle d’un « art chrétien » parvenu à maturité.
Lorsque Michel Le Bris écrit, dans son Journal du romantisme, que si les idéaux nazaréens n’avaient pas été finalement réimplantés en Allemagne et mis au service de la cause nationale, les « compagnons de San Isodoro […] ne seraient restés qu’une secte de maniaques66 », assurément, il se trompe. Si l’on ne peut parler d’une « école », au sens habituel du terme, qui se serait formée autour d’Overbeck resté à Rome, il est possible en revanche d’affirmer avec certitude la présence d’un grand nombre de ‘disciples’, venus chercher auprès du « Maître » un enseignement tout autant moral et religieux qu’esthétique, comme le souligne Margaret Howitt dans ce passage où, comme dans d’autres par ailleurs, la monographie prend des allures d’hagiographie : « Le studio [d’Overbeck] était un temple ; l’art du Maître une prière. Il vivait en une sainte paix, servant l’Être suprême dans sa mission artistique : un prédicateur avec crayons et pinceaux67. »
L’arrivée à Rome, autour de 1818-1820, de la seconde génération nazaréenne, désireuse de modifier les pratiques de ses prédécesseurs, notamment dans le domaine du paysage, change quelque peu la donne. Ainsi, même un Friedrich Schlegel, sous l’influence de ses échanges avec son beau-fils Philipp Veit, se montre prêt à renverser la hiérarchie des genres picturaux au sommet de laquelle il avait placé jusqu’alors la peinture d’histoire au profit du paysage, à condition bien sûr que ce dernier s’entende comme une représentation chrétienne de la nature et concoure ainsi à démontrer, de manière plus « éclatant[e] » encore que son ancienne rivale, le « triomphe du peintre chrétien sur une conception païenne de la nature », ainsi que le théoricien du premier romantisme l’écrit à son beau-fils68. Force est de constater, en regardant par exemple les dessins de Franz Horny – des vues souvent dépourvues d’églises – que l’empreinte religieuse tend à s’effacer. Cette évolution peut s’expliquer pour une large part par la nécessaire adaptation au goût du public de l’époque – des Italiens bien sûr, mais également des voyageurs de passage très amateurs de vedute pittoresques – et par le nouvel enjeu que représente le paysage dans la rivalité qui oppose, depuis longtemps, Allemands et Français sur le sol romain, les premiers privilégiant le dessin et la recherche de finesse dans le trait et les seconds, la peinture à l’huile et les effets de perspective aérienne et de lumière. Dans tous les cas, on ne saurait y voir, déjà, le signe d’un affaiblissement du rayonnement nazaréen à partir de l’Italie, ne serait-ce qu’en raison du lien que conserve le paysage, « certes dans son principe » ainsi que le relève à juste titre Élisabeth Décultot69, avec le christianisme et ce, même lorsque l’Allemagne, à la faveur d’une construction téléologique amorcée dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, apparaîtra comme le « berceau privilégié du paysage70 » – songeons ici aux tableaux d’un certain Caspar David Friedrich par exemple… Surtout, comme réussit à le démontrer Michel Caffort, il existe bien, au milieu du XIXe siècle, une « école de l’art chrétien », qui rassemble « toute une pléiade de disciples, amis et compagnons d’armes71 », d’abord en Italie bien sûr où le Purisme (Purismo) se développe à partir de 1834 dans le sillage du mouvement nazaréen – Overbeck est le co-signataire, avec le peintre Tommaso Minardi et le sculpteur Pietro Tenerani, du manifeste rédigé par Antonio Bianchini et publié en 1842 – et naturellement dans l’espace germanique, avec l’Allemagne (Philipp Veit et Ferdinand Olivier pour l’essentiel), l’Autriche (Joseph Führich, Edward Jakob Steinle, Leopold Kupelwieser…) et la Suisse alémanique (Melchior Paul von Deschwanden et Franz Adolf von Stürler). Le mouvement se développe également dans d’autres pays européens, notamment en France où l’on trouve aussi, placée sous l’autorité du comte de Montalembert72 et d’Alexis-François Rio, une « tribu de Nazaréens » selon l’expression de Claudius Lavergne73 qui fut lui-même un de ses membres éminents. En la personne d’Overbeck est honoré son « prince », ainsi que l’appelait l’architecte britannique Augustus Pugin en 184174, un « titre de noblesse » qui permettrait à lui seul de valider l’auctoritas nazaréenne en terre étrangère, à moins que l’on ne préfère relire ce passage de la « Melancholia » de Théophile Gautier, révélateurs de la nature profondément allemande d’un « art chrétien » que les nazaréens ont porté à son apogée dans la première moitié du XIXe siècle :
[…]
Ces Allemands ont seuls fait de l’art catholique,
Ils ont parfaitement compris la Basilique ;
Rien de grossier en eux, rien de matériel ;
Leurs tableaux sont vraiment les purs miroirs du ciel.
Seuls ils ont le secret de ces divins sourires
Si frais, épanouis aux lèvres des martyres ;
Seuls ils ont su trouver pour peupler les arceaux,
Pour les faire reluire aux mailles des vitraux,
Les vrais types chrétiens. Dépouillant le vieil homme,
Seuls ils ont abjuré les idoles de Rome.
Auprès d’Albert Durer Raphaël est païen
[…]75.