Trois siècles séparent La vie est un songe (1635) et la dernière version de La Tour (1926). Il serait trop long de s’arrêter sur les similitudes de leur contexte respectif, à la fois caractérisé par le déclin politique et l’apogée culturel. Mais disons toutefois que, dans l’écriture de Hofmannsthal, l’oubli et la mémoire se conjuguent pour donner naissance, à partir de réminiscences nombreuses et souvent insaisissables, à des créations originales qui s’inscrivent dans la tradition pour lui redonner vie1. Plus précisément, comme le remarque Claude Magris dans Le Mythe de l’Empire, la mémoire de Hofmannsthal se distingue par sa prédilection pour les siècles d’or, autrichiens ou non2. On n’est donc guère surpris de découvrir que les pièces de Calderón ont particulièrement séduit le dramaturge autrichien. Outre La Tour, il a écrit Le petit théâtre du monde et Le grand théâtre de Salzbourg, qui ne peuvent que faire penser à l’auto sacramental intitulé Le grand théâtre du monde.
Par ailleurs, avant de devenir La Tour, l’œuvre de Hofmannsthal, dans sa première version, s’intitulait La vie, un songe. Comme le laisse entendre le titre, et malgré une créativité qui annonce les versions futures, le texte, par endroit, s’apparente à une traduction. Dans La Tour, en dépit de grandes différences, le cœur de l’intrigue reste identique à celui de La vie est un songe. Le prince Sigismond, ignorant qu’il est l’héritier du roi de Pologne, Basile, est enfermé dans une tour parce que les astres ont annoncé qu’il écraserait son père. Sigismond, endormi, est transporté au palais royal, menacé d’être reconduit en prison s’il se montre violent, promis au trône s’il fait preuve de mesure. Tant dans La vie est un songe que dans La Tour, le prince réagit brutalement. Chez Calderón, de nouveau endormi, il se réveille dans sa geôle sinistre ; on lui fait croire que son expérience palatine n’était qu’un rêve. Chez Hofmannsthal, le prince est condamné à mort par son père. Dans les deux pièces, Sigismond est porté au pouvoir par une révolte. La référence de Hofmannsthal à Calderón est donc évidente.
Son originalité ne l’est pas moins, puisque la révolte de La Tour, par exemple, est bien différente de celle de La vie est un songe. Elle est annoncée dès le début de l’œuvre et devient le sujet central des deux derniers actes, sur les cinq qui composent la pièce. C’est d’abord une révolte nobiliaire, très vite dépassée par une révolution populaire, conduite par le brutal Olivier. En outre, s’il s’agit pour Sigismond, dans chacune des œuvres, de se vaincre lui-même, cette victoire a des visages bien différents. Dans La vie est un songe, il assume noblement ses responsabilités princières. Dans La Tour, il refuse d’agir, d’être manipulé. Le silence et la passivité sont les seuls moyens de préserver sa pureté3.
Il semble inutile de s’étendre sur d’autres jeux de ressemblances et de dissemblances pour constater que La Tour entretient avec La vie est un songe des liens complexes, des liens qui sont tout aussi complexes, on s’en doute, lorsqu’il s’agit des figures monstrueuses des deux œuvres. Plutôt que de partir d’une définition unique du monstre et de voir dans quelle mesure certains personnages s’y conforment, et puisque, d’après Pierre Ancet, « le concept de monstre renvoie plus à une expérience subjective qu’il n’est une détermination d’objet »4, nous tenterons plutôt de caractériser les figures qui se disent, que l’on dit ou qui semblent monstrueuses, tant d’un point de vue moral que physique, pour voir s’il existe des traits communs entre les monstres de La Tour et ceux de La vie est un songe.
Sigismond
Le terme « monstre », sous la forme d’un substantif ou d’un adjectif, apparaît dans chacun des textes dès le premier acte. Dans La vie est un songe, le mot désigne d’abord Sigismond qui, vivant dans des conditions infra-humaines, semble lui-même devenu infra-humain. Le prisonnier apparaît au milieu d’une nature et d’une tour monstrueuses parce qu’anthropomorphiques, qui illustrent et annoncent l’essence hybride de Sigismond, prince-prisonnier, mort-vivant et hommefauve. C’est ainsi qu’il se définit lui même, se présentant comme un « monstre humain », « l’homme des fauves / et le fauve des hommes »5. Comme l’a montré Roberto González Echevarría, Sigismond est un monstre, non pas parce qu’il ressemble à un fauve, mais parce que deux essences contraires cohabitent en lui6.
Dans La Tour, Sigismond n’est jamais présenté comme un monstre mais il apparaît comme un animal, et plus exactement comme un canidé. Ayant « une peau de loup autour des reins », puis directement appelé « homme-loup », le prince de Pologne qui est aussi, dès le début, désigné comme tel7, semble être une créature menaçante. Mais très vite, le chef de poste, Olivier, déclare qu’il « [se] le dresser[a] comme un chien d’arrêt »8. Un peu plus tard, le médecin envoyé par Julian, gardien et père spirituel de Sigismond, évoque le « chenil »9 où vit le prince, confirmant ainsi sa condition canine, soumise et domestique. À la fois homme-loup inquiétant et homme-chien à qui l’on jette des pierres, Sigismond est aussi, dans La Tour, un être hybride. Il est hors de la norme et brutalement soumis à elle, menaçant et méprisé, comme le veut sa condition monstrueuse. Sa parenté avec les chiens et les loups évoque quelque lien satanique, et l’on découvre en effet que c’est là ce que craint son père Basile. Se rappelant la prophétie qui l’a poussé à faire enfermer Sigismond, le roi évoque la rébellion qui annonce la venue du prince dont le « visage est comme le visage d’un démon »10. Le terme « démon » revient ensuite plusieurs fois dans la bouche de Basile11, révélant sa terreur12.
La monstruosité de Sigismond est pourtant bien vite remise en question, dans chacune des pièces. Dans La vie est un songe, le prisonnier démontre une humanité paradoxalement raffinée dans son célèbre monologue sur l’apparente absence de liberté humaine. Par ailleurs, peu après, Rosaure en appelle à l’humanité de Sigismond pour calmer la colère qui s’empare de lui lorsqu’il découvre sa présence :
Si tu es bien un être humain
qu’il me suffise de me jeter à
tes pieds pour être épargnée13.
Et l’homme-fauve, touché, retient ses élans furieux. Dans La Tour, c’est le médecin envoyé par Julian que le prisonnier reconnaît comme un homme bon14 et qui affirme non seulement l’humanité du prince mais sa grandeur, déclarant que « cet être est la quintessence des plus hautes aspirations humaines »15. La monstruosité n’empêche donc pas l’humanité ; le monstre, rejeté loin des hommes, fait partie d’eux malgré tout. Et l’on comprend, grâce au médecin de La Tour, que la monstruosité peut même être l’indice d’une nature supérieure.
Avant d’en arriver là, demandons-nous ce qui fait la monstruosité des princes dans les deux pièces. Chez Calderon, la monstruosité physique de Sigismond est l’indice d’une monstruosité morale, caractérisée par des pulsions d’une extrême violence. Cette violence, la pièce le suggère, est créée, et non contenue, par l’enfermement. Elle est, en tout cas, presque absente chez le Sigismond de Hofmannsthal. D’ailleurs, on l’a dit, jamais le prince n’est dit monstrueux. Et, à une exception près, celui-ci se montre pacifique16.
Il est vrai que l’exception est de taille puisque Sigismond, dans La Tour, agresse son propre père. Mais il ne fait que se défendre devant un être qui lui refuse froidement toute affection, ne voyant en lui qu’un héritier, et non pas un fils. En effet, lorsque le prince lui demande : « Donne-moi le baiser de paix, mon père », le roi lui réplique : « Assez. Je n’aime pas t’entendre parler ainsi. Ressaisis-toi, prince de Pologne ». Basile se laisse ensuite aller à la griserie du pouvoir, s’imaginant pareil à Dieu, capable d’être à la fois un et multiple en s’alliant avec son fils17. C’est alors que Sigismond le frappe et l’empoigne, parce que le roi nie les liens naturels qui les unissent18.
Basile
En montrant que Basile répète l’abandon qui donne naissance à l’intrigue, la violence de Sigismond souligne la monstruosité essentielle des rois dans les deux œuvres, rappelant qu’ils ont fait enfermer leurs fils à leur naissance. À travers son prince, Hofmannsthal porte un regard moderne sur l’intrigue empruntée à Calderón, et plus particulièrement sur le personnage du roi, mettant en évidence le crime des deux Basile contre ce qui apparaît, à son époque, comme une loi de la nature – l’amour d’un père pour son fils.
Tentons donc de brosser le portrait des rois afin de voir si leur monstruosité va au-delà de l’abandon fondateur. Commençons par le Basile de Hofmannsthal qui se caractérise, avant tout, par sa petitesse. Basile est incapable de régner sans conseiller19. Impulsif et ingrat, capable de condamner celui qu’il vient de porter aux nues20, il est tyrannique, comme tous les faibles. On le voit bien lorsqu’il échappe à la violence du prince et qu’il s’enivre des ordres qu’il donne pour préparer l’exécution de Sigismond et Julian. Dans la même scène, il n’hésite pas à déshonorer un vieux courtisan en lui demandant devant toute la cour de lui amener ses deux belles nièces21. Le roi est généralement, dans la comedia baroque, le garant de l’honneur de ses sujets. On le constate à la fin de La vie est un songe quand Sigismond répond à cette exigence en mariant les personnages. En revanche, dans La Tour, le roi est une source de déshonneur.
On pourrait encore ajouter que Basile, dans l’œuvre de Hofmannsthal, est un lâche plus proche d’un personnage de gracioso que de celui d’un roi22. Il est lâche notamment parce qu’il refuse de voir ce qu’il sait pertinemment. Ainsi, alors qu’il est sur le point de rencontrer Sigismond, il expose à son confesseur la crainte que lui inspire l’éventuel échec de l’expérience : « Certains ne manqueraient pas de déclarer alors : la victime de la raison d’État n’a pas su maîtriser sa tête égarée »23. Ayant été traité comme une bête, Sigismond risque fort de se comporter comme telle. Basile sait ce qu’on pourra lui reprocher. Il se doute probablement que le reproche serait fondé. Mais il refuse de l’admettre. Ce refus de lucidité, il ne le partage qu’en partie avec le Basile caldéronien. Celui-ci ne reconnaît qu’à la fin de la pièce qu’en tentant d’éviter la catastrophe, il l’a lui même provoquée24. Il le fait tardivement, mais il finit par admettre la réalité.
De façon plus générale, le roi de La vie est un songe n’est pas aussi négatif que son homonyme de La Tour. Son neveu Astolphe le dit « plus enclin aux études qu’adonné aux femmes »25. Il ne représente donc aucun danger pour l’honneur des dames de la Cour. Il est vrai, on l’a beaucoup dit, c’est un roi-savant et c’est là une anomalie. Il participe de l’omniprésence de l’hybridité dans l’œuvre et donc du désordre dont le dénouement devra venir à bout. Basile commet le péché consistant à se détourner des affaires publiques pour se pencher sur :
ces cercles de neige, ces
baldaquins de verre, que le soleil
illumine de ses rayons, que la lune
découpe en tournant, ces orbes de
diamants, ces globes cristallins
qu’ornent les étoiles, où trônent
les signes des astres26.
Néanmoins, la poésie de sa description céleste, que la traduction ne peut exprimer, interdit de le considérer comme un personnage totalement dépravé. Elle révèle plutôt la dangereuse fascination de l’homme baroque devant la beauté de la Création. Le langage, dans La vie est un songe, semble être un facteur de rédemption pour les personnages, alors que c’est le silence qui joue ce rôle dans La Tour.
Par ailleurs, le Basile de La vie est un songe règne seul. Il décide seul de faire venir Sigismond au palais, et il le fait, entre autres raisons, à cause des scrupules qu’il présente à sa cour :
aucune loi ne déclare en effet
que si je veux empêcher quelqu’un d’être un tyran sans foi ni loi,
je puisse l’être moi-même et que
si mon fils est un tyran,
pour qu’il ne commette pas de crimes,
je sois réduit à en commettre aussi27.
Ce fond de conscience morale n’existe pas chez le personnage de Hofmannsthal. S’il reçoit son fils au palais, c’est sur la suggestion de Julian, on l’a dit. C’est aussi, probablement, parce que son neveu, c’est-à-dire son héritier le plus direct en dehors de Sigismond, vient de mourir. C’est enfin parce que la révolte le menace dès le début de la pièce ; elle le menace alors qu’en enfermant Sigismond, il pensait s’en préserver28 et que Julian lui promet qu’« en [s]e montrant bon avec celui-là, [il] gagnera les cœurs »29.
Le Basile de Calderón est un mauvais roi, ce n’est pas un monstre. Il est soumis à son amour propre ainsi qu’à la terreur que lui inspire la violence annoncée du prince30 et il dissimule sa faiblesse en prétendant vouloir protéger son royaume. Comme l’affirme Walter Benjamin, Hofmannsthal, en revanche, « déroule tout ce qui était enchevêtré. La monstruosité de la violence paternelle et le martyre de l’existence du prince y sont mis en évidence »31. D’ailleurs, chez le dramaturge autrichien, contrairement à ce qui se passe dans La vie est un songe, c’est pour caractériser le roi, et non Sigismond, que l’adjectif « monstrueux » apparaît dans l’œuvre. Le médecin déclare en effet à deux reprises que la réclusion du prince est un « forfait monstrueux »32 et Basile est, bien entendu, le principal responsable de l’enfermement de son fils. Il est donc monstrueux parce qu’il a fait enfermer le prince, et pourquoi l’a-t-il fait enfermer, sinon pour préserver son pouvoir ? On l’a dit, c’est pour cette même raison qu’il le fait venir au palais. Le désir de pouvoir régit ses actes les plus opposés ; il semble à l’origine de toute chose.
Revenons-en à l’expression du médecin qualifiant l’enfermement du prince de « forfait monstrueux ». Ce faisant, il ne désigne pas seulement le roi, mais aussi Julian, le geôlier, qui, ainsi que l’a noté Walter Benjamin, « aime Sigismond, tout en cherchant à tirer profit de lui pour satisfaire ses propres ambitions »33. Dans le premier acte, Julian apprend que le neveu du roi est mort. Il espère alors s’élever avec celui qui est désormais le seul héritier de la couronne. Et le médecin voit immédiatement ce partage entre l’amour et l’ambition. Il lui déclare en effet : « Le cœur et le cerveau doivent être un. Or vous avez consenti à la division satanique »34. Julian, concerné par l’adjectif « monstrueux », est lié au démon. Basile, puisqu’il s’est montré « monstrueux » en faisant enfermer son fils, est sans doute démoniaque, lui aussi. C’est en tout cas ce que déclare Sigismond au roi lorsque celui-ci refuse de le traiter avec l’affection d’un père : « Qui es-tu, Satan, pour me ravir père et mère ? »35.
Sigismond affirme que Basile est un démon parce que celui-ci ne voit en lui qu’un héritier avec lequel il espère devenir invincible. Autrement dit, le démon qui habite Julian et Basile, le démon qui définit leur monstruosité, c’est la soif de pouvoir. Sigismond, en refusant obstinément toute forme de pouvoir, démontre donc définitivement que sa monstruosité n’était qu’apparente et que la nature démoniaque que Basile craint de découvrir en son fils n’est que le reflet de ses propres désirs et de ses propres craintes36. Basile croit son fils monstrueux parce qu’il lui prête sa propre soif de pouvoir.
Concluons, à propos du Basile de Hofmannsthal, en disant qu’il obéit à ses instincts sans aucune réflexion, des instincts qui le poussent à dominer et à tuer ses sujets, à jouir et à se jouer d’eux. Il incarne le désir de toute-puissance, mais se définit par la faiblesse. Autrement dit, sa monstruosité naît aussi du contraste entre la petitesse de son caractère et la grandeur de sa condition royale. Il serait médiocre s’il n’était pas roi. Caricature royale du monstre qui sommeille en chaque homme, Basile est finalement l’indice d’une civilisation décadente parce que déréglée – une civilisation qui s’apprête à être submergée par les instincts destructeurs.
Olivier et Rosaure
C’est le personnage d’Olivier qui incarne cette vague dévastatrice. Olivier est une invention de Hofmannsthal. Le meneur de la véritable révolution qui dévaste toute l’élite de La Tour n’existe pas dans La vie est un songe. Le peuple dans son ensemble apparaît, dans la bouche de Clothalde, comme un « monstre aveugle et déchaîné »37. C’est un monstre, donc, mais un monstre collectif, informe, sans personnalité38. Olivier, quant à lui, est doté d’une véritable individualité et d’un rôle-clé dans la pièce. Ainsi, c’est lui qui prononce les premiers mots de celle-ci, tout comme Rosaure dans La vie est un songe. Rosaure, on l’aura compris, est le dernier personnage dont nous aimerions encore dire quelques mots. En effet, son rôle dans La vie est un songe est bien loin d’être banal, ce qui rend son absence, dans La Tour, encore plus significative39.
Elle apparaît comme un être hybride, femme habillée en homme, parlant d’elle-même au féminin comme au masculin40. Et l’androgynie de Rosaure a une signification toute particulière. En effet, malgré sa part masculine – ou grâce à elle ? – Rosaure éclipse, par sa beauté, celle de l’autre personnage féminin, la princesse Etoile41. Et cette beauté joue un rôle décisif dans la victoire de Sigismond sur lui-même. La première fois qu’il voit Rosaure, et bien qu’elle porte un costume d’homme, le prisonnier se sent transformé, parce qu’elle en appelle à son humanité, on l’a dit, mais aussi parce que « plus [il la] regarde, / plus [il] désire [la] regarder »42. Lorsqu’il la revoit, « vêtue d’un casque, portant une épée et une dague », dans le dernier acte de la pièce, le prince est tenté d’assouvir le désir que lui inspire cette beauté43. Mais il décide finalement d’aider la jeune femme à recouvrer son honneur44. C’est là que se produit sa conversion définitive, alors même que Rosaure se dit « monstre composée d’une double substance »45. La beauté de la jeune femme révèle donc son pouvoir civilisateur quand elle est androgyne, puisque c’est lorsque que Rosaure est dotée d’attributs masculins qu’elle permet à Sigismond de se vaincre lui-même. Au contraire, lorsqu’elle se présente au prince vêtue en femme, ce dernier veut la violer46. On pourrait donc aller jusqu’à dire que la part masculine de Rosaure permet à Sigismond de renoncer à la jeune femme en suscitant en lui un désir qui ne relève pas de la sexualité. Ou, pour adopter un regard plus moderne, avançons plutôt que la masculinité de Rosaure éveille sans doute chez le prince un désir sexuel qui, parce qu’il doit être refoulé, lui permet de sublimer ses pulsions, d’assumer ses responsabilités princières.
Nous voilà bien loin du personnage d’Olivier et de son caractère monstrueux. Mais c’est justement cet éloignement qui est intéressant. Paradoxe baroque, la dissemblance peut se révéler convergence. Revenons donc quelque peu sur nos pas. Rosaure et Olivier ouvrent tous deux leur pièce respective. On est donc tenté de s’interroger sur les liens qui les unissent – ou qui les opposent. Essayons, pour le savoir, de caractériser le chef de la révolution. Olivier se définit par l’action, une action brutale consistant à utiliser les autres, sans respect pour rien ni personne47. Il veut manipuler Sigismond pour régner à travers lui et se montre incapable de comprendre que le pouvoir n’intéresse pas le prince. Constatant le silence de ce dernier, il lui déclare en effet : « Tu ne réponds pas ? […] Ce que tu veux, c’est le pouvoir et non l’apparence du pouvoir »48. C’est donc, de nouveau, un monstre qui, lui aussi diabolique, puisqu’il se présente comme « dragon à plusieurs queues »49, se définit par le désir de pouvoir. Et aucune faiblesse ne vient entraver ce désir.
Olivier, bien que son nom soit ironiquement signe de paix, incarne une force menaçante, secrète et omniprésente, infiltrée dans tous les autres mouvements de révolte et s’en nourrissant. C’est, selon Jacques Le Rider, la « préfiguration de la brute fasciste »50. C’est aussi, à notre avis, une incarnation de la masculinité à l’état brut, dans sa dimension la plus dévastatrice et, en cela, c’est le personnage le plus monstrueux de La Tour. En effet, dans l’œuvre de Hofmannsthal, la monstruosité, animale et démoniaque, est liée à la masculinité, à l’action et à la violence, au pouvoir. Pour s’en convaincre, on peut penser aux mots que Sigismond prononce juste avant de se jeter sur son père, la seule fois où il se montre brutal dans La Tour : « Je suis là maintenant ! – Je veux ! Je n’ai rien d’une femme ! Mes cheveux sont courts et se hérissent. Je sors mes griffes ! »51. Le désir de pouvoir qu’exprime le « je veux ! », l’animalité démoniaque qu’évoquent les griffes et les cheveux qui se transforment en poils bestiaux, sont donc liés au rejet de la féminité.
Remarquons à ce propos, avec Walter Benjamin, que La Tour ne comporte « aucun rôle féminin d’importance »52. Par ailleurs, on l’a dit et répété, c’est Olivier qui ouvre l’œuvre, et Rosaure n’apparaît pas. Nuançons à présent cette affirmation. Sigismond, au début de La Tour, tape « sur des rats et des crapauds » à l’aide d’un « os de cheval ». L’os confirme sans doute sa condition canine. Mais n’est-ce pas, également, une réminiscence de La vie est un songe, et plus précisément de cette fameuse monture, de cet « hippogriffe violent » qui ouvre la pièce de Calderón et qui annonce l’hybridité monstrueuse de Rosaure tout comme cette dernière annonce celle de Sigismond ? Cet hippogriffe n’est plus qu’un cheval, à l’état de cadavre, de squelette désarticulé. N’est-il pas évoqué pour souligner l’absence de Rosaure, la mort de Rosaure, l’avènement d’une civilisation où la féminité, donc l’androgynie, sont vouées à disparaître ? Il ne reste plus rien du monstre androgyne de Calderón. Ainsi, tout comme le personnage de Rosaure et sa volonté de reconquérir son honneur annoncent le Sigismond de La vie est un songe, ce cadavre chevalin de La Tour annoncerait la mort du Sigismond de Hofmannsthal…
En effet, rappelons que le prince précise qu’il n’a rien d’une femme lorsqu’il se montre violent avec son père. N’est-ce donc pas, dans le reste de l’œuvre, le personnage le plus féminin – donc le plus androgyne ? On sait que le silence et la passivité qui le caractérisent sont liés à la féminité dans d’autres œuvres de Hofmannsthal53. Homme au caractère féminin – selon les critères qu’il présente lui-même – le Sigismond de La Tour n’est peut-être pas si éloigné de la femme au caractère masculin qu’est Rosaure54.
Quoi qu’il en soit, dans La Tour, les hommes, les pères – Basile et Julian – sont omniprésents55. Si l’on ajoute leur dimension satanique à la signification du personnage d’Olivier, si l’on accepte l’idée selon laquelle Olivier est bien une « préfiguration de la brute fasciste », si l’on constate la quasi absence de féminité dans l’œuvre de Hofmannsthal, la volonté délibérée de se passer de Rosaure ou même celle d’affirmer sa mort, on peut inscrire La Tour dans une réflexion propre à son époque – on peut penser à Freud qui, dans Malaise dans la civilisation, consent à la femme un « rôle correctif face aux menaces totalitaires »56. En effet, c’est dans un monde presque exclusivement masculin, où les hommes sont battus par le plus masculin d’entre eux, que la monstruosité humaine peut triompher.
Par ailleurs, on vient de le dire, parmi tous les personnages de La vie est un songe et de La Tour, deux semblent androgynes. Rosaure l’est ouvertement ; le Sigismond de Hofmannsthal l’est plus implicitement. Et tous deux possèdent un relief particulier. Rosaure et le prince de La Tour préservent la civilisation, ou du moins, représentent ses plus hautes aspirations lorsque tout espoir est perdu. Finalement, Calderón et Hofmannsthal semblent laisser entendre que les sociétés qui laissent place à l’androgynie, à la monstruosité apparente – qui n’est, en fait, qu’équilibre entre les contraires – offrent des remparts à la monstruosité véritable. Et cette monstruosité véritable, osons le dire, résiderait dans la masculinité la plus pure.