Tératologie et propagande

Le cas de Joaquín Arrarás et ses Memorias íntimas de Azaña

DOI : 10.35562/celec.151

Plan

Texte

Dès 1931, pour l’Espagne antirépublicaine, Manuel Azaña ˗ « le Monstre » ˗ fut l’incarnation diabolique d’un système politique dévastateur. Logiquement, cette répulsion haineuse s’accentua sous le régime franquiste. Toutefois, l’insulte comporta des nuances entre 1931 et 1939. La publication de certains passages de son journal fut, en effet, intelligemment instrumentalisée par l’appareil de propagande franquiste, pendant et après la guerre. En réalité, la survie du souvenir du Monstre s’avéra vitale à la légitimation du sauveur providentiel.

I – Azaña avant juillet 1936 : hydre ou phénix ?

Pour la droite espagnole, Azaña instilla sa propre perversité au nouveau régime. Il annonçait le Mal chimiquement pur, corrodant les fondements de l’identité nationale. Ainsi, sortis de leur contexte, ses commentaires justifiaient les appels à la résistance contre une révolution prolétarienne encore inavouée1. Paradoxalement, selon l’opposition la plus réactionnaire, le sens des institutions républicaines était subrepticement dévoyé. Le mythe d’un Azaña rancunier et antipatriote était né et les attaques ad hominem expliquèrent alors la marche suicidaire du système2. Certains militaires dénoncèrent son sectarisme, ce « scorpion » qu’il couvait en son sein. La cause en aurait été cette « réputation de pédé connue partout en Espagne »3, colportée par des tracts anonymes. Malgré tout, l’agression publique restait encore relativement bridée. La victoire de la CEDA, en novembre 1933, sonna l’heure de l’hallali.

Emilio Mola, le « directeur » de juillet 1936, dépeignit Azaña comme un homme dont « le cœur […] est un nid de rancœurs4 ». Le « raffinement démontré dans le châtiment de ses adversaires »5 inspirait le dégoût et la peur. Il méritait, de ce fait, une place à part dans l’univers de la tératologie. Après l’échec sanglant de la gauche, en octobre 1934, ce « sinistre personnage »6, accusé à tort d’être l’instigateur des troubles à Barcelone, fut emprisonné. Pourtant, González Ruano n’y vit aucun signe d’arbitraire. Bien au contraire. Il n’apprécia guère la mansuétude démontrée car, assurait-il, Azaña, « dont l’incorruptibilité des complexes l’assimile à un monstre, n’aurait sans doute pas arrêté grand monde en cas de victoire dans cette sombre bataille. Nous savons bien que les ennemis politiques de cet homme et de sa clique auraient été pourchassés et que, au nom de la révolution, toute sorte d’actes barbares auraient été commis »7. Toutefois, malgré cette vindicte, seules les difformités morales et la perversité politique faisaient d’Azaña un être monstrueux. Le zoomorphisme ne faisait pas encore partie de l’arsenal avilissant, destiné à détruire sa crédibilité et sa dignité. Sans doute ses ennemis considéraient le spectre révolutionnaire à jamais enterré dans les mines des Asturies. La République serait donc promptement annihilée... Le 10 mai 1936, trois mois après la victoire du Front Populaire, l’homme qui se battait « contre sa patrie sur les barricades du séparatisme catalan »8 fut élu Président. La donne avait donc radicalement changé. Puis la guerre civile éclata.

II – Azaña ou la monstrueuse aberration nationale

Avant juillet 36, Azaña avait incarné l’immoralité portée au Pouvoir par la République. Avec le conflit, il fut érigé en symbole de toute démocratie. Il n’était plus le corrupteur mais le parfait accomplissement d’un système létal, capable de laisser s’épanouir une telle engeance. Le 18 août, Mola – encore lui – tonnait sur Radio Castilla : « Seul un monstre, un monstre à la complexe nature psychologique d’Azaña, a pu encourager une telle catastrophe ! Un monstre qui ressemble davantage à l’absurde expérimentation d’un nouvel et extraordinaire Frankenstein qu’au fruit des amours d’une femme. Il serait injuste de le condamner à la disparition, après notre victoire. Azaña doit être enfermé afin que d’éminents phrénologues étudient son cas, peut-être le plus intéressant de dégénérescence mentale »9. Par contre, un régime qui se reconnaissait dans une telle aberration de la nature devait périr : la guerre trouvait là sa pleine justification… Pourtant, les mêmes discours répétaient à l’envi que, privé de tout pouvoir politique, Azaña était l’abject otage de ses propres nervis10. Après la guerre, Joaquín Arrarás reprit l’antienne d’un homme « abandonné, solitaire et prisonnier dans sa retraite de Montserrat11 ». Aussi, la capacité de nuisance d’Azaña découlait d’une pensée fétide au service d’une insanité apocalyptique : la résistance dantesque aux forces du Bien. Dans la mythologie naissante, décapiter Azaña, même symboliquement, priverait l’Ogre républicain de sa force la plus maléfique : la vision d’un avenir sans contraintes morales, pure émanation d’un intellect pervers. En somme, sous la propagande, apparaissait la conviction que les discours présidentiels gardaient toujours une réelle force de mobilisation populaire. Il fallait donc rendre inaudible cette parole et la stériliser en semant la zizanie chez l’ennemi. La publication du journal volé vint à point nommé.

Le larcin concerna trois carnets sur neuf12. Sous la garde de Rivas Cherif, consul à Genève et beau-frère d’Azaña, ils étaient théoriquement à l’abri. Ils furent néanmoins dérobés par le vice-consul Antonio Espinosa San Martín, avant sa défection en décembre 1936. Nicolás Franco, frère du Caudillo, en prit connaissance et les transmis à Joaquín Arrarás, chef du Service de Propagande nationaliste. Entre le 21 août et le 14 novembre 1937, ABC de Séville publia des extraits choisis, mais non manipulés13, de ces Mémoires secrètes et intimes d’Azaña. L’ensemble était signé J. pour, de toute évidence, Joaquín Arrarás en personne.

La publication avait un double but. D’une part, dans une logique de propagande interne, l’« abominable homme politique »14, lui-même, confirmait sa noirceur d’âme. Le mois précédent, la lettre collective des évêques avait exalté la pureté d’intention des chefs nationaux… La croisade rédemptrice libérerait donc le pays du satrape. D’autre part, alors que Salamanque possédait les carnets depuis plus de six mois, ces révélations devaient saper l’unité républicaine, malmenée par les événements catalans de mai et apparemment retrouvée avec le premier gouvernement de Negrín. Dans ce premier article, J. annonçait, en effet, que, pour Azaña, ministres et députés n’étaient que « des créatures grotesques et méprisables, des végétations de la pourriture démocratique15 ». L’opération déstabilisatrice se révéla cependant un total échec. En effet, « les gens avaient d’autres soucis, il y avait une guerre, une autre génération avait occupé le devant de la scène et, dans la rue, on se souciait comme d’une guigne de ce que Azaña avait écrit en 1932 sur les uns et sur les autres » 16. En outre, la configuration politique de la République en guerre avait déjà largement débordé, voire décrédibilisé, le courant incarné par le Président… Il fallut donc attendre la fin du conflit pour voir apparaître ces carnets volés, sous forme de livre, avec des arrière-pensées logiquement très différentes.

III – Des Mémoires « pédagogiques »

La publication de ces Mémoires intimes – mais plus secrètes – recherchait sans doute d’abord un succès de librairie de ce « magnifique livre17 ». Mais pas uniquement. La victoire réaffirmait « l’esprit de guerre ». Sous tension permanente, la population devait s’avérer plus aisée à contrôler : les « Alerte, Espagnols ! », quotidienne litanie à la radio, rappelaient que l’ennemi se terrait. Les vaincus, coupables de subversion selon la « Loi sur la Responsabilité politique » du 9 février 1939, devaient abandonner tout espoir de réconciliation. Expiation et/ou rééducation : telles étaient leurs seules alternatives. La parution des Mémoires, alors qu’Azaña était en France, dépassait donc le puéril acharnement sur l’exilé honni. Dans l’optique d’une société totalitaire, elle devenait un outil supplémentaire d’endoctrinement dans les zones récemment occupées, à commencer par Madrid.

L’enkystement pathogène de corps étrangers aux tissus sains de la Nation et le caractère thérapeutique du conflit sous-tendaient un discours où l’exemplarité de l’Histoire nationale naissait de son incontestable caractère linéaire. Morale car univoque, elle acquérait le statut de Vérité quasi révélée dont la diffusion, dans une sorte d’évangélisation profane, opérerait avec une parfaite fonctionnalité politique à but prophylactique. C’est pourquoi, la structure du livre, tout comme l’ordre des articles dans ABC, ne furent pas innocents. Tout répondait aux exigences d’un efficace conditionnement du lecteur et aux impératifs du culte de la personnalité développé. Cependant, le recueil offrait un avantage supplémentaire : sa lecture suivie décuplait l’ampleur de l’horreur infrahumaine dénoncée. Aussi, les légères variations entre le livre et les articles s’avérèrent signifiantes en fonction, justement, des objectifs fixés. Pour parachever l’œuvre de dénigrement, les Mémoires étaient illustrées par Joaquín de Alba Santizo, Kin, au coup de crayon assassin, qui transforma les leaders républicains, jadis craints et haïs, en inoffensifs objets de curiosité afin de favoriser la catharsis du lecteur. Quoi qu'il en soit, Arrarás revendiqua toujours le plus grand souci d’objectivité...

En 1937, J. s’en remit à « l’avis d’un grand professeur »18 de graphologie. Les conclusions, largement prévisibles, de l’anonyme éminence diagnostiquaient : « Homme bilieux et cardiaque […] Brusques changements d’humeur […] Réfractaire à la tendresse et à l’amour […] Goûts féminins […] Montre des signes caractéristiques de pyorrhée chronique. Ses excès et sa rancune, et ses autres qualités perverses, peuvent être dus à cette maladie, qui martyrisa sa bouche dès l’enfance, le privant de ses dents. Azaña n’a jamais pu rire à son aise. Cette entrave a bridé ses élans et aiguisé son esprit critique. […] Tout comme le plus insignifiant des moustiques, agrandi des millions de fois, deviendrait un épouvantable dragon qui sèmerait la terreur, Azaña, grossi sur son piédestal de gouvernant, montra les anomalies caractéristiques du fruit d’un incube19 ». Il était également qualifié de vermoulure et de mite. Cependant, on peut douter de l’existence du graphologue. En effet, en 1939, Arrarás transformait Azaña en « taon d’Ateneo et annélide du Registre des dernières volontés20 ». Le goût pour l’entomologie comme arme de dénigrement, laisse à penser que le professeur de 1937 et le compilateur de 1939 n’en faisaient qu’un… En fait, l’alibi de la science s’avérait moins vital après la victoire. Celle-ci justifiait par elle-même toutes les imprécations déversées. Cependant, Arrarás apportait une preuve supplémentaire de l’essence monstrueuse d’Azaña : ses propres aveux. À lire, donc, « avec la même précaution qu’un chimiste manipulant des poisons21 ».

Dans son préambule, Arrarás reprenait l’un des derniers passages de El jardín de los frailes. Azaña y avouait à Don Mariano, un augustin devenu ami, une éternelle insatisfaction intérieure, doublée d’une obsédante quête de perfection. D’où sa foi vacillante. Sombre et lucide, il savait que, depuis sa naissance, « un personnage m’accompagne, qui n’est sans doute pas un ange. Il ronchonne sans arrêt, mécontent de moi, comme si je pouvais lui offrir une vie meilleure, sans pour autant me dire qui il est, ni ce qu’il prétend. À force, j’en ai assez de lui. Le tuer serait un plaisir, mais je ne puis. […] C’est un monstre22. » Arrarás coupait alors opportunément le récit : Azaña s’était toujours cru possédé par un démon. Le lecteur ignorerait donc que Don Mariano, ému par son angoisse, lui répondait : « Que Dieu te fasse écouter le monstre afin de devenir un jour notre fils prodigue »23… La citation tronquée certifiait la véracité des jugements portés depuis toujours contre Azaña. Cet homme n’avait jamais ignoré sa perversité. Par comparaison, les qualités du Héros de la nouvelle Espagne s’imposaient spontanément.

IV – Un Monstre au microscope

Un physique cauchemardesque

« Manuel, les Verrues » : ce surnom traduisait la laideur d’un visage déformé où les excroissances tumorales induisaient la malignité intérieure. L’action politique menée entre 1931 et 1933 en était l’abominable conséquence, « les deux ineffables années aux verrues24 ».

La victoire avait enfin permis d’en surmonter le souvenir obsédant par l’analyse méticuleuse. Restait cependant une question sous-jacente : toute laideur était-elle nécessairement monstrueuse ? Manifestement, non. Sauf à vouloir accuser le Créateur … La hideur devenait anormalité terrifiante lorsque l’âme martyrisée du sujet trouvait le réconfort dans l’exaction jouissive. Azaña était le paradigme de ce processus dévastateur.

MANUEL AZAÑA, vu par Kin

MANUEL AZAÑA, vu par Kin

(Memorias íntimas de Azaña, p. 304)

Il se savait différent, condamné à l’exécration de son prochain. Mais, refusant sa croix, il conceptualisa sa frustration aliénante et donna forme, par la pensée, à la « froide exsudation de sa chair gélatineuse25 ». Trop lâche pour exorciser son abjection, cet inadapté avait fait de son monstre intérieur le levier de sa reconnaissance sociale. Égotiste compulsif, voire « amoureux de lui-même » 26, il l’érigea en norme universelle. Dans sa perversion, sa rancune sans bornes ne naissait pas d’une jalousie maladive, mais de l’affront subi par sa supériorité trop longtemps ignorée. Il « hait son prochain »27, concluait Arrarás, et cette exécration donna enfin un sens à son existence.

La pyorrhée disparue, le recueil martelait son incapacité physique à exprimer « le rire, la joie, l’amour, l’optimisme, le printemps28 ». Azaña avait très tôt assumé sa marginalisation forcée, grandissant « solitaire, torve et méfiant comme une hyène29 ». La quête d’une source d’auto-estime compensatrice le poussa donc vers l’écriture. Méprisant la beauté physique, il se façonna artificiellement une image exquise, « avec une coquetterie féminine30 ». Mais la littérature montra vite ses limites. Il se voulut alors le démiurge d’un chaos inégalé. Il « rêva d’être Robespierre »31, tyran au pouvoir de nuisance absolu qui anéantirait le vieux monde, avant d’en reconstruire un autre à sa mesure, peuplé de sous-hommes. D’où sa névrose destructrice, une fois au faîte de sa puissance. Tout vestige antérieur – la vraie Espagne – devait disparaître. Aussi, si parfois Azaña devenait l’émule de Napoléon, il était plus volontiers comparé à Néron, jouant « de la cithare en contemplant l’incendie de Rome32 ». En somme, la laideur extrême, vécue sans la résignation et la modestie chrétiennes, débouchait inéluctablement sur les pires aberrations mentales. La cruzada avait donc bien été une guerre de libération contre l’Hydre d’Alcalá de Henares. Et la traque impitoyable que cette dernière subissait encore après sa chute, était alors d’autant plus justifiée.

La démesure dans l’horreur : le baume d’un esprit tourmenté

Parangon du Monstre, « avec ses difformités physiques et psychologiques »33, Azaña transcendait consciemment ses tares par une obsédante volonté dans l’excès. D’où sa capacité à inspirer la terreur. Sous la plume d’Arrarás, Azaña s’imposait en inattendue réincarnation de la Chimère, tant la complexité de la nature humaine lui était étrangère. Sa malfaisance en découlait : « perverti, cruel, infâme : outre de haines et d’échecs, vessie de fiel [infligeant à] tout un pays sa cruauté et ses aberrations »34. Exécrant la Tradition, il avait rêvé d’une Espagne, repère d’infirmes immoraux. Un seul exemple suffisait pour étayer la thèse. Recourant à un néologisme, tant sa dépravation était humainement inimaginable, Arrarás voyait en lui non un démocrate honni, mais un « éphèbocrate furtif » 355. En filigrane, se posait alors une deuxième question. Toute monstruosité, même ouvertement revendiquée, était-elle définitivement rédhibitoire ? Méritait-elle forcément l’ultime châtiment ? Pour Azaña, l’évidence s’imposait. Fière de ses tares, « son âme endurcie, comme une terre asséchée »36 avait toujours méprisé toute pénitence rédemptrice. Cette suffisance coupable était le sceau de sa nature abhorrée. Il avait finalement rendu lui-même criminelle sa différence en se fermant, par vanité, à la Bonne Parole, politique et spirituelle. Comme un avertissement aux « rouges » réfractaires à la repentance…

Ainsi, en refusant d’assumer sa propre infériorité, cet « avorton des loges et des Internationales »37 s’était exclu d’abord de l’Espagne éternelle, puis de l’Humanité. Le condamner à la disparition – et non plus à l’expertise médicale – relevait donc du devoir moral et non du sentiment de vengeance, réprouvé par tout bon chrétien. En pourchassant l’homme, l’Espagne rendait à nouveau un immense service à la Civilisation. Dans la même veine, s’inscrivait alors l’obstination à effacer toute trace de la cour immonde de l’Inverti, nauséabonde galerie d’horreurs.

La foire aux monstres : quand l’anormalité devint la règle

Arrarás mit en scène une pléiade de créatures grotesques, hideuses et déshumanisées. Le zoomorphisme prit alors toute sa place. Le socialiste Indalecio Prieto jaillissait « comme un gorille traverse la forêt. Des branchages brisés, des hurlements, un halètement et un vent de panique autour de lui » 38.

INDALECIO PRIETO, vu par Kin

INDALECIO PRIETO, vu par Kin

(Memorias íntimas de Azaña, p. 78)

Rivas Cherif se muait, à la lecture des confidences de son beau-frère, en « rat à lunettes39 ». Leur civilité n’était plus qu’un vague maquillage, craquelé par la vésanie de la guerre et cachant à peine leur bestialité. Sous la plume de Kin, Gordón Ordax, vétérinaire de son état, devenait un hippopode, un fer à cheval en guise de rosette. Cette transmutation insidieuse en avait annoncé une autre, plus dramatique pour l’Espagne, puisque il était devenu « un fauve enragé, effrayant et affamé » 40.

GORDON ORDAX, vu par Kin

GORDON ORDAX, vu par Kin

(Memorias íntimas de Azaña, p. 149)

Par une funeste erreur de la nature, ces êtres avaient hérité d’une apparence d’hommes… ou de femmes. Pourtant, ces dernières ne s’apparentaient même pas aux femelles des espèces animales. Elles appartenaient à la catégorie des « révolutionnaires, et par conséquent [des] êtres ambigus »41 : des viragos, selon Arrarás. Hybrides ou mutants, ces énergumènes, affranchis par la République, avaient donné libre cours à leurs pulsions.

MARGARITA NELKEN, vue par Kin

MARGARITA NELKEN, vue par Kin

(Memorias íntimas de Azaña, p. 168)

Cependant, même dans ce domaine, il existait une hiérarchie. Ainsi, Santiago Casares Quiroga ˗ président du Gouvernement le 17 juillet 1936 ˗ méritait mieux qu’une simple comparaison animalière. Cible privilégiée de la presse antirépublicaine, il incarna la terreur front populiste42. Dominé par sa « froideur d’ophidien »43, il avait progressivement sombré, comme Azaña, dans l’innommable jusqu’à devenir « un cas tératologique propre d’une baraque de foire, comme le cochon à deux têtes ou le chien à huit pattes44 ». Arrarás décrivait alors, avec délectation, la soumission d’Azaña qui avait toujours prodigué des attentions « presque énamourées »45 à son complice. « Les monstres s’attirent »46, concluait Arrarás, laissant au lecteur le loisir de définir le type d’attraction mutuelle…

CASARES QUIROGA, vu par Kin

CASARES QUIROGA, vu par Kin

(Memorias íntimas de Azaña, p. 109)

Les liens vicieux, jadis noués dans les sphères du pouvoir, avaient désormais été tranchés. Mais, une fois encore, ces diatribes posaient implicitement un problème. Ces créatures malfaisantes avaient été acclamées, un jour, par des milliers d’Espagnols qui avaient défendu ensuite les idéaux qu’elles proclamaient. Devait-on dès lors assimiler tout républicain à un monstre ? Pendant la guerre, la question supposait la réponse : les rangs républicains regorgeaient d’individus vendus à l’anti-Espagne, corrompus dans l’âme par leurs maîtres moscovites. Ni Espagnols, ni étrangers : juste des bêtes à abattre… ou à exposer. Queipo de Llano avait ainsi promis à ses auditeurs sévillans un grand divertissement lors de l’exhibition publique d’un prisonnier républicain de haut rang « car je veux leur offrir ce spectacle. Il s’agira d’un spectacle hilarant »47. Avec la paix, la perspective devait évoluer. En apparence.

Le réquisitoire lapidaire final contre Azaña transformait la victoire de Franco en miracle des temps modernes. Elle avait rendu à la vie nationale toutes les victimes de ce « suffrage pseudo démocratique corrompu et corrupteur48 ». Aussi avaient-elles payé le prix de leur extrême indigence politique et pâti, surtout, du monstre de leur ignorance. La nouvelle Espagne se chargerait de leur apporter la lumière. D’ailleurs, la rédemption était devenue une réalité avant même la fin du conflit : Azaña « outragea le titre d’Espagnol et les Espagnols le maudirent49 ». Il serait désormais définitivement voué aux gémonies car, nul n’en doutait, l’Espagne avait enfin à sa tête l’anti-Azaña.

V – De l’utilité d’un Monstre : l’annonce du Héros

Arrarás s’attarda sur les trois apparitions de Franco dans le journal d’Azaña. La méfiance réelle de ce dernier se mua, sous la plume du thuriféraire franquiste, en peur irrépressible : « il tombe sur un nom et, sur le champ, il se recroqueville et se ride comme une limace50 ». Un nouveau miracle car Azaña eut la soudaine prémonition de sa propre fin. Il avait pressenti que « dans cet homme se trouvait toute la puissance de l’éclair qui devait les foudroyer »51, ses sbires et lui. Toutefois, Arrarás ne releva pas le non-sens de cette longue passivité suicidaire de la Bête sanguinaire – pendant cinq ans ! –, inexplicablement tétanisée face au Preux Chevalier. Non que cela eût la moindre importance. Propagande oblige, l’essentiel était ailleurs. À travers cet épisode, Arrarás faisait du mort-vivant exilé la preuve de la prédestination de Franco. Le Caudillo – synthèse bienheureuse de Saint Georges, Moïse et l’Archange Gabriel – était indubitablement né pour accomplir cette mission. Tout compte fait, telle était sans doute la finalité première de la publication de ces Mémoires intimes. Or, dans cette conclusion à la gloire du Sauveur, s’insinuait un paradoxe troublant. En résumant sa gloire immarcescible au triomphe sur Azaña, Arrarás offrait aussi involontairement un viatique pour l’éternité à l’abomination à visage humain. En effet, sans le Monstre exécré, Franco aurait-il jamais occupé une place dans le Panthéon national ? Lui serait-il alors, peu ou prou, redevable ? Comme si, finalement, la revendication de la légitimité du pouvoir exercé devait comporter la nécessaire pérennité, dans la mémoire collective, de celui dont on abhorrait jusqu’au nom. Mais en cet été 1939, il est vrai, l’Espagne n’avait que faire de cette épineuse question52.

Conclusion

La publication de ces Mémoires de Manuel Azaña, même incomplètes, fut l’occasion de justifier a posteriori, une fois encore, le déclenchement de l’horreur, tout en faisant porter l’entière responsabilité aux ennemis de l’Humanité. Apanage du vainqueur, le régime franquisme réécrivait l’Histoire grâce aux commentaires parus pendant la guerre, expurgés des passages désormais jugés inutiles. Au service, naturellement, d’une exigence immédiate de nature politique.

Le discours officiel, peaufiné pendant le conflit, chercha à ancrer dans les esprits l’idée d’une anormalité congénitale de ces Espagnols, traîtres à leur Patrie. La pensée antinationale, source de la barbarie républicaine, avait facilement empoisonné ces êtres dont les tares témoignaient de leur infériorité. Des créatures cauchemardesques avaient souillé l’Espagne de leur animalité. Elles avaient flatté les plus bas instincts d’un peuple trompé mais qui, au fond, restait foncièrement sain. La guerre avait donc été l’opération purificatrice des « résidus moraux déjà fermentés dans [le] cerveau »53 d’hommes comme Azaña. Une fois assainie, toute l’Espagne s’abandonnerait au libérateur. En diabolisant Manuel Azaña, le régime naissant, aux velléités totalitaires, s’adonnait parallèlement au culte de la personnalité. Cependant, cette stigmatisation du Président profitait également de manière autrement plus subtile au militaire galicien. Victime puis bourreau du Monstre d’Alcalá, Franco avait enfin terrassé une Bête combattue, avant même la guerre, par les vrais patriotes. De juillet 1936 à avril 1939, il avait repris leur flambeau, signe d’une indéniable communion d’esprit. Une manière détournée, en somme, de faire silence sur son allégeance passée à la République... Quoi qu'il en soit, l’anéantissement de cette galerie d’êtres hideux devait suffire à sa légitimité. Il devait aussi ôter tout espoir aux compatriotes rétifs qui, en cachette, se reconnaissaient encore en Manuel Azaña et ses idéaux. Ils sauraient désormais que le « monstre démocratique » ne ravagerait plus l’Espagne. Le règne de l’anormalité historique était enfin aboli.

L’ŒUVRE DE MANUEL AZAÑA. Kin

L’ŒUVRE DE MANUEL AZAÑA. Kin

(Memorias íntimas de Azaña, p. 304)

Notes

1 Il promit, par exemple, de « triturer, arracher cette organisation avec la même volonté […] que j’ai mis à défaire d’autres éléments moins menaçants pour la République », / « triturar, arrancar esta organización con la misma resolución […] que he puesto en deshacer otras cosas menos amenazadoras para la República », Marco José María, Manuel Azaña, Barcelona, Planeta, 1998, p. 175. Azaña visait les structures du caciquisme : la droite répandit l’idée d’une destruction de l’Armée. Retour au texte

2 Les caricatures satiriques en faisaient un mégalomane. Azaña, prisonnier de ses pulsions autocratiques, ne se droguait pas à la cocaïne, mais à la vanité. Retour au texte

3 fama de maricón era conocida en toda España », Cité par Marco, op. cit., p. 173. Retour au texte

4 « el corazón […] es un nido de rencores », Mola Vidal Emilio, El Pasado, Azaña y el porvenir, Madrid, Bergua, 1934, p. 158. Retour au texte

5 « el refinamiento empleado en el castigo de sus adversarios » , Idem. Retour au texte

6 « siniestro personaje », idem. Retour au texte

7 « cuyos complejos insobornables le equiparan al monstruo, no hubiera detenido sin duda a muchas personas en caso de vencer en la oscura contienda. Sabemos bien que se hubiera cazado a los enemigos políticos de ese hombre y de su cuadrilla, y que se habrían cometido en nombre de la revolución todo género de salvajadas », El de los tristes destinos, ABC, Madrid, 11/10/34. Retour au texte

8 contra su patria desde las barricadas del separatismo catalán », idem. Retour au texte

9 « ¡Sólo un monstruo, un monstruo de la compleja constitución psicológica de Azaña, pudo alentar tal catástrofe! Monstruo que parece más bien la absurda experiencia de un nuevo y fantástico Frankestein que el fruto de los amores de una mujer. Al final de nuestro triunfo, pedir su desaparición me parece injusto. Azaña debe ser recluido para que, escogidos frenópatas, estudien su caso, quizá el más interesante de degeneración mental », Rubio Cabeza Manuel, Diccionario de la guerra civil española, Barcelone, Planeta, 1987, p. 78. Retour au texte

10 Dès le 29 août, Queipo de Llano claironnait que « personne ne s’intéresse à Azaña ». Cf. Gibson Ian, Queipo de Llano, Barcelone, Grijalbo, 1986, p. 435 Retour au texte

11 « abandonado, solitario y triste en su retiro de Monstserrat », Joaquín Arrarás, Memorias íntimas de Azaña, Madrid, Ediciones Españolas, 1939, p. 33. Retour au texte

12 Ils couvraient les périodes juillet 31/ février 33 et juin-août 33. Retour au texte

13 Avec quelques commentaires introductifs, Arrarás se borna à trier les morceaux jugés utiles, isolés de tout contexte éclairant. Retour au texte

14 del abominable político », ABC, Séville, 21/08/37. Retour au texte

15 « entes grotescos y despreciables, vegetaciones de la podredumbre democrática », idem. Retour au texte

16 « la gente estaba en otras cosas, había una guerra, otra generación había ocupado el primer puesto de la escena y maldito el interés popular por saber lo que Azaña había escrito de unos y otros en 1932 », Santos Juliá, Introducción, in Azaña Manuel, Diarios, 1932-1933, Barcelone, Crítica, 1997, p. XX. Retour au texte

17 « libro magnífico », Informaciones, Madrid, 24/08/39. Retour au texte

18 ABC, Séville, 21/08/37. Retour au texte

19 « Hombre bilioso y cardíaco […] Alternativas bruscas de carácter. […] Refractario a la ternura y al amor. […] Gustos femeninos […] Tiene signos definidos que acusan la piorrea crónica. En gran parte su destemplanza y su rencor, y otras cualidades perversas, pueden ser debidas a esta enfermedad, que desde niño martirizó su boca, dejándole sin dientes. Azaña jamás ha podido reír a sus anchas. Esta prohibición contuvo sus expansiones, agudizando su espíritu crítico. […] De la misma manera que el más insignificante mosquito, agrandado millones de veces, se convertiría en un espantoso dragón que sembraría el terror, Azaña, amplificado en su pedestal de gobernante, descubrió las anormalidades características de un producto de incubo », idem. Retour au texte

20 « tábano de Ateneo y anélido del Registro de últimas voluntades », Arrarás, op. cit. p.5. Retour au texte

21 « con la misma precaución del químico que opera con venenos », ibid, p. 6. Retour au texte

22 « me acompaña un personaje, que no debe de ser un ángel, rezongando de continuo, descontento de mi, como si yo pudiese darle mejor vida, sin acabar de decirme quién es ni qué pretende. Estoy, al cabo, aburrido de él. Matarlo sería un placer y no puedo. […] Es un monstruo. » (Ibid., p. 28). Retour au texte

23 « Dios haga que escuches al monstruo y seas un día nuestro hijo pródigo », Manuel Azaña, El jardín de los frailes, Madrid, Alianza Ed., 1982, p. 173. Retour au texte

24 « el inefable bienio de las verrugas», Arrarás, op.cit., p. 79. Retour au texte

25 « exudación fría de su carne gelatinosa », ibid, p. 310. Retour au texte

26 « enamorado de sí mismo », ibid, p. 6. Retour au texte

27 « odia al prójimo », idem. Retour au texte

28 « la risa, la alegría, el amor, el optimismo, la primavera », idem. Retour au texte

29 « solitario, torvo y desconfiado como una hiena », idem. Retour au texte

30 « con femenil coquetería », ibid, p. 31. Retour au texte

31 « Soñó con ser Robespierre », ibid, p. 331. Retour au texte

32 « con que Nerón tañía la cítara contemplando el incendio de Roma », ibid, p. 183. Ce parallèle n’était pas innocent : au mois d’avril, la propagande rebelle attribua la destruction de Guernica à l’incendie déclenché par les gudaris. Retour au texte

33 « con sus deformidades físicas y psicológicas », ibid, p. 31 Retour au texte

34 « Pervertido, cruel, infame: bolsa de odios y de fracasos, vejiga de hiel (infligiendo a) todo un país su sevicia y sus aberraciones », ibid, p. 31-32. Retour au texte

35 « efebócrata furtivo », ibid, p. 118. Retour au texte

36 « Alma yerta, como un secaral », ibid, p. 332. Retour au texte

37 « el aborto de logias e Internacionales » ,ibid, p. 6. Retour au texte

38 « como un gorila atraviesa el bosque. Ramajes tronchados, aullidos, jadeo y una ola de pánico a su alrededor », ibid, p. 78. Retour au texte

39 « una rata con lentes », ibid, p. 36. Retour au texte

40 una fiera rabiosa, horripilante y hambrienta », ibid, p. 147. Retour au texte

41 « revolucionarias, y por tanto (…) seres ambiguos », ibid, p. 293. Retour au texte

42 Jusqu’en 1975, il sera injustement accusé d’avoir commandité l’assassinat de Calvo Sotelo, le leader du Bloc National, juste avant le conflit. Retour au texte

43 « su frialdad de ofidio », Arrarás, op.cit., p. 108. Retour au texte

44 « un caso teratológico propio de barraca, como el cerdo de las dos cabezas o el perro de las ocho patas » ibid, p. 107. Retour au texte

45 « casi amorosas », idem. Retour au texte

46 « los monstruos se atraen », ibid, p. 108. Retour au texte

47 « porque quiero concederles ese espectáculo. Va a ser un espectáculo hilarante », ABC, Séville, 07/08/36. Retour au texte

48 « un sufragio seudodemocrático corrompido y corruptor », Arrarás, op.cit., p. 6. Retour au texte

49 « Ultrajó el título de español y los españoles abominaron de él », ibid, p. 331. Retour au texte

50 « tropieza con un nombre y en el acto se encoge y arruga como las babosas », ibid, p. 307. Retour au texte

51 « en aquel hombre estaba en toda su potencia el rayo que había de fulminarlos », ibid, p. 310. Retour au texte

52 Dans un manuel d’Histoire, en vigueur pendant plus d’un quart de siècle, Azaña fut le seul républicain de gauche nommé. Les élèves découvraient ainsi sa fuite… avant la victoire finale de Franco. Cf. Agustín Serrano de Haro, España es así, 20e éd., Madrid, Ed. Escuela Española, [1940] 1946, p. 294. Retour au texte

53 residuos morales ya fermentados en su cerebro » , Arrarás, op.cit., p. 5. Retour au texte

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Citer cet article

Référence électronique

Pierre-Paul Grégorio, « Tératologie et propagande », Cahiers du Celec [En ligne], 1 | 2010, mis en ligne le 31 mai 2023, consulté le 07 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/celec/index.php?id=151

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Pierre-Paul Grégorio

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