À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on a fait le bilan du « Troisième Reich ». Entre 1941 et 1945 les nazis firent périr les trois quarts des juifs de l’Europe occupée, soit environ 5,5 millions de personnes. L’extermination fut pratiquée selon des méthodes industrielles et bureaucratiques sans précédent dans l’histoire ; ce fut aussi la première fois qu’un génocide visa à éliminer jusqu’au dernier enfant ou vieillard d’un peuple désarmé, l’objectif étant de déshumaniser les juifs et d’effacer leur mémoire. Ce génocide fut perpétré selon différentes méthodes : par la faim dans les ghettos de Pologne, par balles sur le front de l’Est par les unités mobiles des Einsatzgruppen, par le travail forcé et par les chambres à gaz dans les camps de concentration et d’extermination. À leur descente du train à Auschwitz, les hommes étaient séparés des femmes et des enfants, les effets personnels devaient être abandonnés sur place. Dans les camps mixtes, une partie des déportés était sélectionnée pour travailler dans le camp. Les autres étaient dirigés vers des chambres à gaz dans lesquelles était introduit le Zyklon B. Les corps étaient ensuite, selon les cas, incinérés ou enterrés dans d’immenses fosses communes, tandis que tous leurs effets personnels étaient récupérés, triés et réexpédiés en Allemagne à bord des mêmes trains.
Ces horreurs ont pris fin en janvier/février 1945, comme en témoigne Primo Levi :
24 janvier. La liberté. La brèche dans les barbelés nous en donnait l’image concrète. À bien y réfléchir, cela voulait dire plus d’Allemands, plus de sélections, plus de travail, ni de coups, ni d’appels, et peut-être, après, le retour. Mais il fallait faire un effort pour s’en convaincre, et personne n’avait le temps de se réjouir à cette idée. Autour de nous, tout n’était que mort et destruction. Face à notre fenêtre, les cadavres s’amoncelaient désormais au-dessus de la fosse. En dépit des pommes de terre, nous étions tous dans un état d’extrême faiblesse : dans le camp, aucun malade ne guérissait, et plus d’un au contraire attrapait une pneumonie ou la diarrhée ; ceux qui n’étaient pas en état de bouger, ou qui n’en avaient pas l’énergie, restaient étendus sur leurs couchettes, engourdis et rigides de froid, et quand ils mouraient, personne ne s’en apercevait. [...]. J’ai vu aussi des enfants… C’était un tableau terrible : ils avaient le ventre gonflé par la faim, les yeux vagues, des jambes très maigres, des bras comme des cordes, et tout le reste ne me semblait pas humain, comme si c’était cousu. Les gamins se taisaient et ne montraient que les numéros qu’on leur avait tatoués sur le bras1.
Le général soviétique ayant dirigé la division qui a libéré Auschwitz exprime des impressions et sentiments similaires :
Le jour de mon arrivée à Auschwitz, on avait compté sept mille cinq cents rescapés. Je n’ai pas vu de gens « normaux ». Les Allemands avaient laissé les impotents. Les autres, tous ceux qui pouvaient marcher, avaient été emmenés le 18 janvier. Ils avaient laissé les malades, les affaiblis ; on nous a dit qu’il y en avait plus de dix mille. Ceux qui pouvaient encore marcher, peu nombreux, se sont enfuis alors que notre armée s’approchait du camp2
Dès 1945, nombreux sont ceux qui se sont posé la question de savoir si on pouvait expliquer les « crimes sans nom », pour reprendre l’expression de Winston Churchill (1941), cette énigme du mal absolu avec un noyau proprement incompréhensible et donc inexplicable, pour la qualification duquel le juriste Raphaël Lemkin a créé en 1944 le mot « génocide ».
Cette question du vide langagier face aux crimes monstrueux a été au cœur d’une série d’articles dans la revue « Die Wandlung » sous le titre « Aus dem Wörterbuch des Unmenschen » (« Du dictionnaire du monstre ») publiée par les intellectuels allemands Dolf Sternberger, Gerhard Storz et Wilhelm Emanuel Süskind dès le mois d’août 1945. Tandis qu’ils prétendaient en 1945 qu’une langue pourrie pourrissait aussi l’homme, ils stipulaient dans la préface d’une réédition en 1968 que cette causalité marchait aussi dans l’autre sens. L’emploi de la langue par des monstres donne aussi à la langue un caractère monstrueux3.
Mais cette approche plutôt linguistique n’a pas convaincu, parce qu’elle offrait aux « Mitläufer » et aux bourreaux la possibilité de se décharger de toute responsabilité en avançant leur rôle de victime d’une langue qui les aurait séduits et corrompus. Mais surtout, elle ne donnait pas de réponses aux questions que l’historienne française Annette Wieviorka formule dans la préface de son livre « Auschwitz expliqué à ma fille » :
Pourquoi les nazis ont-ils voulu supprimer les juifs sur la planète ? Pourquoi ont-ils dépensé tant d’énergie à aller chercher aux quatre coins de l’Europe qu’ils occupaient, d’Amsterdam à Bordeaux, de Varsovie à Salonique, des enfants et des vieillards, simplement pour les assassiner4 ?
Aujourd’hui encore, la Shoah nous paraît d’autant plus déconcertante et traumatisante qu’elle a été perpétrée à l’instigation d’un des pays les plus modernes du monde, célèbre pour ses réussites scientifiques et techniques et pour son abondance d’artistes, de philosophes et d’écrivains. Le haut niveau culturel et intellectuel de maints participants dépourvus d’états d’âme a également frappé la postérité. Devant la dimension monstrueuse des crimes du « Troisième Reich », toute explication semble échouer comme le confirme le meilleur biographe de Hitler, l’historien britannique Ian Kershaw : « On pourrait soutenir qu’une explication intellectuellement satisfaisante du nazisme est impossible […], le phénomène semble dépasser toute analyse rationnelle »5. Mais là où la compréhension s’arrête, s’ouvre un espace pour la fascination de l’horreur dont profitent des films, la littérature et même certains documentaires.
1. Le recours à l’extraordinaire pour expliquer l’inexplicable : Hitler comme monstre
Cette incompréhension devant cette réalité hors norme que fut le système concentrationnaire a donné naissance à la figure du monstre qu’incarne par excellence Hitler. Pour le dire avec les mots de Michel Crépu : « Il est celui devant qui l’espèce humaine n’en finit pas d’éprouver ce qui la sépare de lui », lui qui semble avoir passé la frontière de l’humain6.
Le « monstre Hitler » apparaît déjà dans les premières considérations des résistants conservateurs en Allemagne autour de l’année 1942. Selon Hans Walz, l’un des proches de Robert Bosch, la chute d’Hitler serait inévitable, mais il évoque en même temps la question de savoir s’il faut aussi le tuer ? Il souligne que l’assassinat de Hitler serait certainement justifié, parce qu’il s’agissait d’un « monstre », mais ne vaut-il pas mieux le juger devant un tribunal pour ne pas faire de lui un martyr7. Par son suicide, Hitler a échappé à un procès, mais il est devenu très vite l’incarnation du Mal, surtout suite au procès de Nuremberg et à la stratégie des accusés de se présenter comme de simples exécutants, en rejetant la responsabilité des crimes sur Hitler. Ils refusaient en général toute culpabilité personnelle et contribuaient à l’élaboration d’un démon qui tenait les rênes du pouvoir dans ses mains8.
La première grande biographie de Hitler de l’historien britannique Alan Bullock a largement contribué à une interprétation centrée sur le Führer9, tout comme le livre notoire de Golo Mann, fils de Thomas Mann, « Deutsche Geschichte des 20. Jahrhunderts » (« L’histoire allemande au 20e siècle ») dans lequel celui-ci essaie de présenter le « Troisième Reich » comme une aventure d’un seul malfaiteur (« Bösewicht ») qui avait imposé sa volonté à l’Allemagne et par l’Allemagne à une grande partie du monde10. Par ailleurs, le mythe du Führer véhiculé déjà avant 1933 par le NSDAP et poussé à son paroxysme pendant la « guerre totale » par le ministre de la propagande, Joseph Goebbels, a, d’une certaine manière, trouvé son prolongement dans la réduction du national-socialisme à un « hitlérisme » (Hans Buchheim)11. Certes, le « monstre Hitler » est né avant 1945, mais il a grandi grâce à une vision très personnalisée de l’Histoire selon laquelle les « grands hommes » font l’Histoire.
Très répandues furent également les études psychanalytiques recherchant les origines du « monstre Hitler ». La psychanalyste Alice Miller, dans son livre de 1983 « Am Anfang war Erziehung » (« C’est pour ton bien »), recourt à la figure du monstre pour expliquer des comportements violents d’Hitler par ses traumatismes infantiles :
Est-il toujours possible dans l’Allemagne d’aujourd’hui d’échapper à la prise de conscience que sans les maltraitances des enfants, sans une forme de dressage faisant plier l’enfant basée sur la violence pour lui inculquer l’obéissance aveugle, il n’y aurait pas eu d’Hitler et ses partisans ? Et ainsi pas de millions de victimes assassinées ? Probablement chaque personne pensante dans la période de l’après guerre s’est demandée de temps à autre comment est-il possible qu’un humain invente une gigantesque machine de mort et trouve des millions de personnes pour le soutenir ? Le monstre Adolf Hitler, meurtrier de millions de personnes, le maître de la destruction et de la folie organisée, n’est pas venu au monde en étant un monstre. Il n’a pas été envoyé sur terre par le diable, comme certaines personnes le pensent, il n’a pas non plus été envoyé par le ciel pour remettre de l’ordre en Allemagne, pour lui donner l’autoroute et la sauver de la crise économique, comme beaucoup d’autres pensent toujours. Il n’est pas né avec des « gênes destructeurs », parce qu’il n’existe pas de telles choses. Notre mission biologique est de préserver la vie, pas de la détruire. La destructivité humaine n’est pas innée, et les traits héréditaires ne sont ni bon ni mauvais. La manière dont ils se développent dépendent du caractère de chacun, qui est formé au cours de la vie, et dont la nature dépend, à son tour, des expériences que l’on a, et par dessus tout, de l’enfance et de l’adolescence, et surtout des décisions qui font de nous des adultes. Comme chaque autre enfant, Hitler est né innocent, seulement pour être élevé, comme tant d’autres enfants à cette époque, d’une façon destructrice par ses parents qui l’ont fait devenir un monstre. Il était le survivant d’une machinerie d’annihilation qui dans le tournant du siècle en Allemagne était appelée « dressage d’enfant » et que j’appelle « le camp de concentration dissimulé de l’enfance », qu’il n’est jamais permis de reconnaitre pour ce qu’il est12.
L’enfance de Hitler semble être un champ propice pour toucher les racines de la haine qu’il a éprouvée par rapport aux juifs, pas seulement chez Alice Miller, mais également dans la littérature, comme en témoigne la citation suivante :
Quand l’un des monstres sacrés de la littérature américaine s’attaque au pire monstre de l’Histoire, cela fait forcément des étincelles ! Avec Un château en forêt, premier tome d’une trilogie à grand spectacle, Norman Mailer retrace en 450 pages hallucinées, tourbillonnantes d’énergie négative, l’enfance d’un chef nommé Adolf Hitler13.
Le romancier s’interroge sur l’immixtion, bien réelle à ses yeux, de Satan dans notre monde et traquant l’instant où le mal s’insinue dans les existences les plus banales : ascendance incestueuse, violence des rapports d’Adolf Hitler avec son père, sexualité perturbée, et même, selon certains, absence d’un testicule… « Le syllogisme est tentant : puisque Hitler a envoyé à la chambre à gaz des millions de personnes, il arrachait forcément, enfant, les ailes des mouches et battait ses camarades de classe, de préférence juifs ».
Chercher les origines du monstre dans la jeunesse d’Hitler reste donc un motif d’actualité comme en témoigne le film hollywoodien « Hitler : The Rise of Evil » (« Hitler : Der Aufstieg des Bösen » ; « Hitler : La montée du mal ») de 2002 que la chaine américaine CBS avait annoncé comme « Téléfilm de l’année », diffusé en deux parties en prime time le dimanche et mardi soir, mais s’avéra finalement être une sorte de soap-opéra, ce que reflète également le commentaire de l’acteur écossais Robert Carlyle : « Hitler était le fucking greatest monster que j’ai jamais joué ». L’hebdomadaire « Der Spiegel » commentait : « Hitler pour les nuls »14.
Retrouver dans le petit enfant le pervers qui se cachait dans le dictateur meurtrier s’avère fort peu convaincant et perpétue la figure du monstre qui empêche de rechercher toute explication rationnelle en recourant au surnaturel. Cette thèse est également confirmée par la récente biographie de Heinrich Himmler par l’historien Peter Longerich15, ainsi que le souligne Franziska Augstein dans la « Süddeutsche Zeitung » du 5 novembre 2008 : Analyser la jeunesse de Himmler ne nous donne pas d’indices pour expliquer son parcours de monstre humain pendant le « Troisième Reich ».
2. Rejeter le monstre pour découvrir la banalité du mal
C’est le film « Max » du metteur en scène Menno Meyjes qui essaie de déconstruire le « monstre Hitler » par des moyens cinématographiques. Dans l’immédiat après-guerre, Max Rothman, un célèbre marchand d’art moderne, rencontre un vétéran de la Grande Guerre, le jeune Adolf, artiste débutant, le prend sous son aile et l’encourage à exorciser sur la toile ses traumatismes, ses haines et ses angoisses. Lui rêve d’être reconnu comme un grand artiste et aspire aussi au mode de vie de Max. Mais le jeune homme, voyant son travail sur l’image d’une Allemagne futuriste rejeté, se retournera vers son autre talent, oratoire celui-là : la politique. Ce jeu dangereux de Max est alors voué à l’échec et met en branle la plus horrible tragédie du XXe. Par le biais de cette rencontre fictive, Meyjes a essayé de démythifier la figure d’Adolf Hitler en dressant la figure du monstre avec des traits humains :
Si nous ne parvenons pas à faire revenir Hitler dans le domaine de l’humain, nous le positionnons en dehors de notre imagination. Il serait réduit à un monstre, né d’un nuage de soufre, avant de faire des ravages en Europe pendant douze ans pour enfin disparaître dans un nuage de carburant.
Lever des tabous autour du personnage d’Adolf Hitler, telle a aussi été l’intention du cinéaste allemand Dani Levy qui a essayé dans son film de 2006 « Mein Führer – Die wirklich wahrste Wahrheit über Adolf Hitler » (« La vérité vraiment la plus vraie sur Adolf Hitler ») de s’en approcher en présentant une comédie, ce qui, jusqu’à nos jours, est souvent considéré comme de mauvais goût et donc malvenu, parce que la présentation sous forme de comédie ne peut pas renoncer à une humanisation d’Hitler, source fréquente d’après certains d’une relativisation du Mal. Mais peut-on reprocher cela à Dani Levy, metteur en scène d’origine juive quand il ridiculise Hitler dans sa vie privée pour ôter à ce soi-disant monstre son aura démoniaque ? En inventant une histoire à caractère ironique, il se distancie volontairement de films plus réalistes comme « La chute » pour ne pas donner à cet « homme cynique et psychologiquement dévasté l’honneur d’une présentation réaliste ». Par ce choix, il se réfère à de grands modèles cinématographiques : « Sein oder Nichtsein » (1942) de Ernst Lubitsch et surtout la parodie de Hitler « Le dictateur » de Charlie Chaplin (1938) qui introduit dans la culture de masse une nouvelle acceptation du mot « dictature ». Les réactions partagées du public et de la presse spécialisée montrent quand même que l’homme à moustache reste encore aujourd’hui un défi pour le cinéma allemand. Le metteur en scène Oliver Hirschbiegel, a lui aussi, en préparant le film « La chute », éprouvé ce même sentiment :
Je ne croyais pas que l’on ait le droit de visualiser Hitler […]. Mon premier réflexe était : On ne le montre que de derrière ou dans le off comme un fantôme, comme un ombre qui erre par les pièces du bunker. Bernd Eichinger m’a convaincu que ce n’était pas possible. La clé du film est cette figure et il faut la représenter. C’est une grande erreur de montrer les dirigeants nazis de manière diabolisante. Certains font encore croire aujourd’hui qu’il s’agissait à l’époque d’une exception, comme s’il y avait eu des monstres introduits par un grand démon16.
Et effectivement, le portrait que brosse Hirschbiegel d’Hitler ne correspond pas à ce qu’il est convenu d’en montrer, à savoir un monstre sanguinaire, incarnant le mal absolu. Évoquer ses interminables discussions avec Speer sur l’Art, sa complicité avec Eva Braun, sa bienveillance à l’égard de sa secrétaire, sa tendresse pour les enfants et pour la chienne Blondi, c’est briser un tabou. Il est visiblement inconcevable que l’homme qui est responsable de la Shoah apparaisse sous les traits d’un être humain ordinaire. Pourtant, le dire ne remet nullement en cause l’atrocité des crimes qu’Hitler a commis ou encouragés ; au contraire, ils n’en sont que plus intolérables. Humaniser les responsables de la Shoah par les scènes de vie quotidienne et rappeler que Hitler n’était pas un diable ou un extra-terrestre, mais qu’il appartient bien à l’espèce humaine, nous empêche de nous exonérer de tels crimes. En revanche, dévisager Hitler dans l’espoir d’y trouver la marque du monstre, c’est refouler l’évidence que la Shoah fut bien l’œuvre des humains ou pour le dire avec les mots de Primo Lévi :
Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zélés d’ordres inhumains, n’étaient pas des bourreaux-nés, ce n’étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres, c’étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Höss, le commandant d’Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Treblinka, comme, vingt ans après, les militaires français qui tuèrent en Algérie, et comme, trente ans après, les militaires américains qui tuèrent au Viêt-nam17.
Le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1960 a mis en évidence l’implication d’hommes ordinaires dans le génocide juif. En observant le procès, la philosophe Hannah Arendt a forgé l’expression de « banalité du Mal » : l’expression, qui déclencha une très vive polémique, ne le dédouanait pourtant en rien parce qu’elle n’avait pas l’intention de caractériser les actes de banals, mais ôter du Mal comme catégorie morale son vocabulaire métaphysique18. Ce qui choqua H. Arendt et bien d’autres pendant le procès Eichmann, c’était ce fossé entre la personnalité du bourreau, sa normalité stupéfiante et la cruauté inimaginable des crimes commis. Écrire ce livre était finalement la tentative de retrouver des paroles face à la stupeur ressentie par la présence de cet homme ordinaire.
3. Les figures de l’immonde : Hitler et la société allemande
S’interroger sur la banalité du mal comme caractéristique de l’espèce humaine, chez Hitler comme chez ses principaux lieutenants ne permet pas de faire l’économie d’une question centrale : comment Hitler a-t-il pu s’imposer en Allemagne et faire triompher son idéologie ? Dans son article « Après la catastrophe », C.G. Jung définit les troubles mentaux de Hitler, en insistant en même temps sur la prédisposition des Allemands de l’époque à recevoir son discours :
Si l’on veut préciser le diagnostic qui s’impose pour Hitler, il faut sans doute s’arrêter à celui de Pseudologie fantastique, c’est-à-dire à cette forme de l’hystérie qui est caractérisée par une aptitude particulière du malade à croire à ses propres mensonges […]. Jamais le peuple allemand ne se serait laissé prendre aux gesticulations d’Hitler […] si ce personnage […] n’avait pas été le reflet d’une hystérie communément allemande19.
Autrement dit, il n’y aurait pas eu le personnage Hitler si les Allemands de l’époque ne s’étaient pas laissés convaincre par l’idéologie du national-socialisme.
Ce débat sur l’individuel et le collectif, sur les rapports entre Hitler et la société allemande, a été posé depuis longtemps. Pendant la guerre, en 1942, l’émigré juif allemand Franz Leopold Neumann, élève de Max Horkheimer, publia en anglais la première édition de son ouvrage « Behemoth. The structure and Practice of National Socialism » (version élargie en 1944 en langue anglaise ; publication en allemand en 1977). Béhémoth tout comme Léviathan sont des références bibliques du Livre de Job, le premier, le seigneur des terres, le deuxième, le seigneur des eaux. Dans l’eschatologie juive, il est le symbole du démon et du mal, le symbole de la rage de rébellion contre tout ordre, la Bête, la force animale que l’homme ne peut domestiquer. Dans son livre, Neumann reprenait la métaphore utilisée par Thomas Hobbes à propos de la guerre civile anglaise qui est réduite dans son « Béhémoth » de 1668, à un acte de sédition de la part d’une populace inculte et brutale tandis que la guerre civile dans « Léviathan » (1651) était assimilée à une maladie. Mais, comme l’a constaté Enzo Traverso, Hobbes ne les a pas traités avec beaucoup de rigueur philosophique : « Ce sont pour lui de simples métaphores politiques de l’anarchie et de l’ordre, de la désobéissance et de l’autorité souveraine, de la guerre civile et de l’État »20.
Neumann se sert de « Béhémoth » pour décrire le système de pouvoir national-socialiste raciste et impérialiste, mais rongé par les contradictions internes qu’il n’arrive pas à surmonter. Aux yeux de Neumann l’Allemagne nationalesocialiste était « un non-État, un chaos, un règne du non droit et de l’anarchie »21 et le dernier niveau de radicalisation de l’arbitraire dictatorial au-delà de la souveraineté traditionnelle. Dans ce régime de non-droit, cet « Unstaat », s’engage un combat entre l’État (le Léviathan) et le parti/mouvement (le Béhémot) pour imposer leurs aspirations totalitaires donnant naissance à une société, dans laquelle les classes dirigeantes contrôlent directement la population avec brutalité et violence. Cet état d’urgence permanent contraint le régime à l’expansionnisme, à l’intérieur comme à l’extérieur. En étudiant parallèlement les mécanismes du pouvoir au sommet du régime et les formes du pouvoir, c’est-à-dire les relations entre le régime et la population, Neumann présente Hitler davantage comme un médiateur que comme un dictateur absolu et ouvre des perspectives permettant d’analyser et les structures et les responsabilités des dirigeants dans la Shoah22.
Neumann devait ainsi ouvrir la voie aux fonctionnalistes face aux intentionnalistes. Ceux-ci insistent sur l’intention, sur la volonté d’exterminer les juifs qu’a manifestée Adolf Hitler clairement dès « Mein Kampf », avant de la mettre en œuvre avec tous les moyens de l’État nazi ; les fonctionnalistes s’interrogent davantage sur les conditions de réalisation d’une telle action. Comment la mise en œuvre du génocide a-t-elle été possible ? Ils mettent l’accent sur le fonctionnement de la société dans son ensemble, sur ses mécanismes, sur la pluralité des acteurs en jeu, etc. Pour eux, le génocide est le résultat d’un processus décisionnel et organisationnel étalé dans le temps, entre l’été 1941 et l’automne 1942, dans lequel Hitler s’est contenté de donner de vagues directives. Dépassant cette querelle entre les deux approches, l’historien britannique Ian Kershaw explique dans son livre « Hitler », que le Führer a toujours été au centre des décisions, même s’il ne donnait pas tous les ordres lui-même :
Hitler doit faire preuve des qualités que les gens ont investies en lui. Auprès des membres de son parti d’abord, ensuite en tant que dirigeant du Reich, il doit être le grand chef qui sait tout, qui peut tout faire et qui ne se trompe jamais. Cela explique qu’Hitler est toujours assez distant, qu’il ne s’implique pas dans les discussions de son entourage. Et en même temps, il est condamné à des succès constants pour entretenir la dynamique de ce pouvoir charismatique. C’est pourquoi j’ai dit qu’Hitler était une création de la société allemande, bien que, évidemment, il ait beaucoup participé à cette création23.
Il faut faire place à une interprétation sur plusieurs niveaux refusant un déclencheur unique comme le souligne Édouard Husson :
La Shoah […] est le résultat de la convergence monstrueuse entre la volonté de Hitler, telle qu’elle s’exprime déjà dans Mein Kampf en termes assez vagues, le zèle des membres de l’appareil nazi qui « travaillent dans le sens du Führer » (Ian Kershaw) et l’adhésion partielle ou complète de milliers d’« individus ordinaires » (Goldhagen/Browning) en Allemagne et en Europe24.
Si les historiens semblent être parvenus à faire la synthèse de cette longue controverse historiographique, le cinéma reste fasciné par le personnage d’Hitler qui continue à occuper une place centrale. Revenons au film « La chute ». On peut certainement approuver la critique de l’historien allemand Hans Mommsen pour qui la réduction de l’Histoire à une histoire de personnes ne serait pas appropriée pour transporter une meilleure compréhension du processus historique. Mais est-ce que le film relativise les crimes du nazisme en perdant de vue les grands contextes de l’Histoire, les origines de la dictature et sa stabilité relative ? Je ne crois pas, car peut-on reprocher à un film de ne pas être exhaustif ? Ne faut-il pas concéder à Oliver Hirschbiegel ou à Steven Spielberg dans « La liste de Schindler » une liberté artistique sans avoir à la base une volonté d’occulter mais d’orienter le zoom sur une scène choisie volontairement à un moment donné. En outre, si l’on en croit les réactions des élèves après avoir vu le film, il permet à cette jeune génération de mieux comprendre une partie essentielle du « Troisième Reich » comme en témoigne le commentaire d’une élève : « Pour la première fois, j’ai perçu Hitler comme un être humain et pas comme un monstre ».
Pour conclure : Les interactions entre les différents niveaux semblent aujourd’hui le chemin à prendre pour s’approcher d’une explication de l’inexplicable si on croit Ian Kershaw : « On ne peut pas mettre en doute la responsabilité d’Hitler, ni le fait qu’il soit un antisémite fanatique, mais c’est le système nazi qui, en se radicalisant progressivement va entraîner le génocide juif »25. Ce processus explique à mon sens l’impression de Primo Levi que les SS à Auschwitz se comportaient « sans être pourtant des monstres congénitaux : il y avait assez peu de monstres, de malades mentaux, de tortionnaires », « je n’ai pas rencontré de monstres, mais des fonctionnaires ». Pour comprendre des génocides dans l’histoire, au présent et peutêtre dans l’avenir, il faut se souvenir qu’« il n’y a plus aujourd’hui de monstres mais seulement des actes, des formes et des situations monstrueux qui bafouent l’ordre moral, social ou naturel. Il n’y a plus de monstres, mais seulement des monstruosités commises par les hommes »26. Hitler est et reste alors une possibilité anthropologique que nous pouvons toujours retrouver. Mais réactualiser le « monstre Hitler » pour diaboliser un adversaire d’aujourd’hui (Saddam Hussein, Milosevic etc.) à partir de similitudes entre les personnages et leurs actes ou entre les régimes pour justifier des interventions militaires contre le Mal est un abus rhétorique et relativise les crimes monstrueux du nazisme.