Anne de France (1461-1522), dame de Beaujeu, duchesse de Bourbon, régente de France

Un cas d’école pour la recherche sur les femmes et le pouvoir

DOI : 10.35562/celec.187

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Personnage à la fois majeur pour son rôle politique et digne du plus grand intérêt pour sa contribution à la vie des Lettres, la fille aînée de Louis XI présente diverses caractéristiques très représentatives de « l’autorité déclinée au féminin » sous l’Ancien Régime – mais aussi de la sous-estimation dont cette problématique a souffert durant la seconde partie du xxe siècle. Pour traiter de ces deux volets, je commencerai par retracer le chemin, long et détourné mais riche d’enseignements, par lequel je suis arrivée jusqu’à elle comme sujet de recherche, ce qui me permettra d’une part d’évoquer plusieurs de ses consœurs, et d’autre part de mettre en évidence quelques-uns des principaux obstacles à franchir lorsqu’on s’intéresse à la question du genre en matière d’exercice de l’autorité, suprême ou non. J’évoquerai ensuite la réception particulière d’Anne de France, qui incarne magistralement l’un des deux principaux types de femmes de pouvoir que l’historiographie nous a légués, à savoir, à côté des « trop visibles », celles qui le sont trop peu. Je fournirai ensuite quelques éléments de sa vie, de son œuvre et de son mécénat, en me bornant à mettre en valeur ceux qui peuvent la faire considérer comme un « cas d’école », bien que chaque histoire de femme ayant exercé le ou du pouvoir vaille d’être considérée pour elle-même, tant les questions de personnalité et le hasard des événements s’imbriquent dans les questions institutionnelles, culturelles et politiques.

Parvenir au sujet : une gageure

Anne de France paraît au premier abord à l’opposé de la première princesse sur laquelle ont porté mes recherches : Marguerite de Valois (1553-1615), fille de Henri II et de Catherine de Médicis, sœur de Charles IX et de Henri III, première épouse de Henri IV, alias la Reine Margot, à laquelle j’ai consacré ma thèse avant de travailler à la publication de ses œuvres complètes. À bien y regarder, pourtant, les deux approches ont débuté par une même difficulté à saisir l’intérêt de se pencher sur ces femmes. C’est en effet par hasard que j’ai découvert qu’il y avait de la recherche à faire sur Marguerite de Valois, tellement, dans les années 1980, son mythe obscurcissait son personnage historique. De fait, j’avais passé presque toute l’année de ma maîtrise, consacrée aux Mémoires de Brantôme, sans me rendre compte que la « reine de Navarre et de France » à qui il les avait dédiés, et dont il parlait avec l’admiration la plus vibrante, était la gourgandine de luxe fatale à ses amants dont tout le monde pouvait lire les aventures dans le roman d’Alexandre Dumas ou les Histoires d’amour de l’histoire de France de Guy Breton. Ayant fini par renouer les fils, j’ai voulu savoir ce qui avait bien pu se passer, entre le XVIe siècle et la fin du XXe, pour qu’un tel fossé se soit creusé entre les deux images, et c’est à cette exploration que je pensais consacrer ma thèse.

Ce travail m’a confrontée aux transformations et manipulations d’images effectuées au cours des siècles sur les femmes mêlées au pouvoir – phénomène que toute personne s’intéressant à elles doit s’attendre à rencontrer, quelle qu’en soit l’orientation : de bonnes vivantes peuvent être transformées en bigotes, des femmes austères en grandes amoureuses, des politiques prudentes en écervelées ; certaines peuvent avoir tenu l’affiche pendant des siècles avant d’être mises au placard, d’autres peuvent devenir des stars après des siècles d’insignifiance, etc. Mais ce travail m’a également permis de découvrir une œuvre, dont ni Dumas ni Breton ne parlaient, et que ni la culture scolaire ni l’enseignement universitaire ne m’avaient préparée à soupçonner l’existence. Marguerite de Valois est en effet l’autrice de poésies, d’une correspondance volumineuse et remarquable, ainsi que de plusieurs textes en prose, dont des Mémoires qui, ayant été un best-seller du xviie siècle, sont à l’origine du genre des mémoires aristocratiques1. J’ai donc découvert, derrière le personnage mis en scène dans une foison de romans et de travaux plus ou moins sérieux, une femme qui avait joué un rôle très important sur le plan politique et culturel, dont la postérité l’avait délestée au profit d’une très longue liste d’amants et de quelques méfaits bien noirs. Rien de tout cela ne caractérise Anne de France, on le verra, si ce n’est la disparition – absolue ou presque – de la femme réelle du paysage historique contemporain.

Le second sujet qui m’a préparée à la rencontrer est la brochette de « femmes d’État » mentionnée dans les textes des contemporains de Marguerite de Valois, qui pour sa part ne fait pas du tout la une des gazettes durant sa vie, et que seul le succès de ses Mémoires a transformée en sujet de rêverie. En revanche, les femmes de certaines grandes familles sont au xvie siècle la cible des pamphlétaires et l’objet de réflexions récurrentes sous la plume des diplomates, des mémorialistes, puis finalement des historiens du siècle suivant. Les plus en vue sont certainement les princesses de Guise, la branche cadette de la famille de Lorraine naturalisée française au début du xvie siècle : les trois premières duchesses, Antoinette de Bourbon, Anne d’Este, Catherine de Clèves, épouses mais surtout veuves des trois premiers ducs (auxquels elles ont survécu en moyenne quarante ans !), et aussi certaines de leurs filles ou de leurs belles-filles, qui ont joué un rôle majeur dans une Europe marquée par les guerres de religion – cette famille s’étant fait le champion du camp catholique2. C’est d’ailleurs à propos de l’une d’elles, Catherine-Marie, duchesse douairière de Montpensier, fille d’Anne d’Este et sœur du Balafré, véritable ministre de la propagande durant la dernière guerre civile et religieuse du xvie siècle, que l’expression « femme d’État » (ou plus exactement « grande femme d’État ») surgit sous la plume de Brantôme3. Là encore, impossible de deviner leur rôle en lisant les ouvrages d’histoire publiés au siècle dernier. Pour donner un exemple de ce masquage, je citerai le volume consacré à la Renaissance de l’Histoire de France Hachette, signé Emmanuel Le Roy Ladurie (L’État royal, 1987), qui n’évoque aucune autre princesse de la famille, et qui ne dit d’elle, en tout et pour tout, que ceci : « l’hystérique duchesse de Montpensier, sœur de Henri de Guise, s’est munie d’une paire de ciseaux d’or pour couper les cheveux du roi Valois, et pour mieux le réduire ainsi à l’état de moine découronné »4.Soit trois lignes incompréhensibles, sur 350 pages d’un grand in-folio !

Contrairement à Marguerite de Valois, personnage relativement solitaire et dont les longs déboires s’expliquent en partie par une position en porte-à-faux sur l’échiquier politique (entre la famille royale de France, catholique, et celle de Navarre, protestante), ces femmes m’ont appris, outre que les plus grandes actrices de l’histoire pouvaient être complètement absentes des Histoires de France récentes, ce qu’est un clan : à quel point elles peuvent y être importantes (lorsque les hommes sont occupés sur divers terrains d’opération, ou lorsqu’il s’agit de négocier, tandis qu’ils ont les armes à la main), voire dominantes (lorsque ces hommes sont morts et que les héritiers mâles suivants sont trop jeunes pour diriger, ou adultes mais conscients de leur compétence et désireux de s’appuyer sur elles).

Le troisième sujet qui m’a conduite à Anne de France – directement celui-là – est une interrogation sur la formation politique des femmes que j’avais repérées pour avoir eu une carrière politique remarquable : la mère de Marguerite, Catherine de Médicis, régente à diverses reprises, au pouvoir seule ou avec ses fils durant une trentaine d’années ; Diane de Poitiers, sa rivale dans le cœur de Henri II, qui gouverna douze ans aux côtés de son royal amant ; l’arrière-grand-mère de Marguerite, Louise de Savoie, deux fois régente, au pouvoir avec son fils François Ier durant les seize premières années de son règne ; Anne d’Heilly de Pisseleu, duchesse d’Étampes, compagne du même François et au pouvoir avec lui durant les seize années suivantes ; Marguerite d’Angoulême, fille de Louise et sœur de François, reine de Navarre par son second mariage, qui gouverna aux côtés de son frère et sa mère avant de co-administrer son propre pays ; sa fille Jeanne d’Albret (la mère de Henri IV), reine héritière de Navarre ; sa fille Catherine de Bourbon, qui dirigea la Navarre pendant que son frère combattait pour le trône de France ; Marie de Guise, reine d’Écosse et régente de ce pays au nom de sa fille Marie Stuart, durant dix-huit ans. Cohorte à laquelle on peut encore ajouter deux étrangères francophones : Marguerite d’Autriche, fille de Maximilien Ier et de Marie de Bourgogne, gouvernante des Pays-Bas durant vingt-trois ans ; Marie de Hongrie, sa nièce, qui lui succéda à cette place durant vingt-cinq.

Si l’on imagine bien comment les filles élevées auprès de leur mère ou leur tante ont pu recevoir d’elles leur formation, il est moins évident de saisir comment les reines déracinées ou les femmes issues de milieux non princiers furent initiées à la politique. Or quand on se penche sur cette question, on observe des filiations concrètes, qui ressortissent à des pratiques délibérées, voire théorisées comme on le verra plus loin. Anne d’Heilly, par exemple, fut « nourrie » par Louise de Savoie : avant de devenir la maîtresse de son fils, elle avait été fille d’honneur dans sa maison.

Catherine de Médicis, elle, arrivée en France à quatorze ans pour épouser le second fils de François Ier, fut prise en charge par sa sœur et sa maîtresse. Quant à Diane de Poitiers, elle fut en partie élevée par Anne de France – comme Louise de Savoie, comme Marguerite d’Autriche, et vraisemblablement aussi comme Philippe (ou Philippa) de Gueldres, belle-mère de la première duchesse de Guise, Antoinette de Bourbon, qui elle-même forma sa fille Marie (la future reine d’Écosse), et très vraisemblablement, en même temps une kyrielle d’autres princesses du clan qui furent toutes fort actives en politique, sa petite-fille Catherine-Marie de Lorraine – l’artiste des ciseaux !

« Vraisemblablement », « très vraisemblablement ». Ce mot s’impose à tous les stades, quasiment, de ce qu’on peut dire sur ces femmes – qu’elles fassent partie de la catégorie pléthorique des « effacées » ou du petit club des très visibles, et qui ne font généralement l’objet que de biographies répétitives où abondent invraisemblances, légendes et ragots. L’une des principales difficultés, en effet, de la recherche sur l’« autorité au féminin », au-delà des méfaits que la postérité a infligés à ses agentes, c’est la minceur du travail réalisé sur elles – y compris lorsqu’il existe de très nombreuses sources.

Le sujet : l’état du savoir à la fin du xxe siècle

Le cas d’Anne de France est à cet égard exemplaire. Issue de la famille royale, impliquée dans la vie politique au plus haut niveau durant quarante ans, contemporaine de l’introduction et du développement de l’imprimerie, commanditaire de nombreux textes, autrice elle-même, elle est étudiable à travers d’innombrables sources de différents statuts. Elle a d’ailleurs fait l’objet, à la fin du xixe siècle, de plusieurs recherches importantes, qui ont débouché sur des publications majeures : d’abord ses deux textes en prose connus, dont l’éditeur, A.-M. Chazaud, reproduisait les miniatures ornant le manuscrit original, fournissait en annexe la liste des livres conservés au château de Moulins d’après des inventaires, et faisait suivre le tout d’une « introduction grammaticale » sur la langue d’Anne (Moulins, 1878). Ensuite deux excellentes monographies : l’Essai sur le gouvernement de la Dame de Beaujeu de Paul Pélicier (Chartres, 1882) et Anne de France, duchesse de Bourbonnais, et Louis XII de René de Maulde La Clavière (Paris, 1885). Enfin, à ces trois ouvrages fondamentaux s’ajouta, entre 1898 et 1905, la publication de quatre gros volumes de lettres de Charles VIII, roi au nom duquel Anne avait exercé le pouvoir et auprès duquel elle était demeurée toute sa vie.

Sur cette belle lancée, le premier quart du xxe siècle vit paraître… une biographie. L’ouvrage est intitulé Anne de Beaujeu, roi de France (Paris, 1925). Il est signé de Jeanne d’Orliac, une romancière pour l’essentiel, quoiqu’elle ait écrit quelques autres biographies de femmes de pouvoir. Un demi-siècle plus tard, la liste s’est enrichie de… deux ouvrages : Anne de Beaujeu d’Hedwige de Chabannes et Isabelle de Linarès (Paris, 1955) et Anne de Beaujeu, reine sans couronne de Françoise Provence (Verviers, 1961). Une recherche rapide sur les noms des signataires fait apparaître que ces femmes ne sont aucunement spécialistes de la vie politique de la Renaissance. Les deux aristocrates du premier livre ont signé, pour la première quelques romans, pour la seconde rien d’autre. La rédactrice du deuxième livre s’inscrit pour sa part dans la longue lignée des auteurs (et autrices) « mercenaires », ce qui n’empêche peut-être pas un certain intérêt pour le sujet : outre quelques titres comme J’élève mon chien et J’élève mon chat, elle a à son actif une biographie de Rose Bertin, la modiste de Marie-Antoinette, et une autre de Désirée Clary, la protégée de Napoléon qui coiffa brièvement la couronne de Suède. Les deux livres sont en outre fort brefs : 159 pages pour le premier, 156 pour le second – paru dans la collection « Marabout Mademoiselle ».

Encore un bon quart de siècle, et paraissent coup sur coup quatre ouvrages : trois monographies et des Actes de colloque. Le premier livre, Anne de Bourbon, roi de France (Paris, 1978), de Jean-Charles Varennes, est le fait d’un érudit qui a signé quelques autres études sur le Bourbonnais. Le second, Anne de Beaujeu, ou la passion du pouvoir (Paris, 1980), signé Marc Chombart de Lauwe, est semble-t-il l’unique ouvrage de son auteur. Le troisième, Anne de France, 1461-1522 (Paris, 1986), est signé d’un historien de l’art peu spécialisé, Pierre Pradel. Le quatrième, Anne de Beaujeu et ses énigmes (Villefranche sur Saône, 1984), provient d’une rencontre organisée par l’académie de Villefranche en Beaujolais. On note également, un peu plus tard, une thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris IV en 1992, Le Mécénat d’Anne de France, duchesse de Bourbon, ou la vie artistique à la cour de Moulins. Une thèse non publiée, dont l’autrice, Suzanne Heedene-Baron, n’a pas poursuivi ses recherches – ou du moins ne s’est pas donné les moyens de les faire connaître.

Il convient d’ajouter à cette production deux ou trois brochures confidentielles de moins de cent pages, produites au fil du siècle, et quelques articles, parus pour l’essentiel au cours des années 1980, dans des revues de très faible diffusion, comme le Bulletin de la Société d’Émulation du Bourbonnais, le Bulletin de la Société archéologique du Tarn-et-Garonne, le Bulletin des Amis de Montluçon, etc. Autant dire qu’on n’en savait guère plus sur cette princesse à la fin du xxe siècle qu’à la fin du précédent – y compris parmi le tout petit public des universitaires et chercheurs spécialisés dans la vie politique ou littéraire de la Renaissance. Ce qui explique que la maison Slatkine ait remis en circulation l’étude de Pélicier en 1970 et l’édition de Chazaud en 1978 ; et que la maison Tallandier ait réédité la biographie de Chombard de Lauwe – pourtant assez piètre – quinze ans après sa première parution, en 1995.

Attristant en soi, ce bilan est riche d’enseignements quant au traitement des sujets « Anne de France » en particulier, et « femmes de pouvoir » en général. Cette production présente en effet des caractéristiques qui doivent être décryptées, et qui marquent la réception de bien d’autres femmes relevant de cette problématique, à savoir :

  • Souvent de bonnes études entre les années 1880 et la première guerre mondiale, qui témoignent d’un véritable intérêt pour la recherche dans ce domaine. En réalité, il y a eu sous la troisième République – non pas en raison de son avènement, mais en raison de l’essor du mouvement féministe à partir des années 1860 – une floraison sans précédent d’études sur l’histoire des femmes, et notamment sur l’histoire des femmes au pouvoir.
  • Souvent un grand silence, ensuite, jusque dans les années 1980, au-delà des quelques années qui suivent la première guerre mondiale – la curiosité à la base des recherches survivant, chez les acteurs et actrices mobilisées, aux événements qui l’anéantissent pour les nouvelles générations. Au-delà, également, de quelques ouvrages généralement médiocres, réalisés par des personnalités locales (ici : Moulins, le Bourbonnais…), ou par des femmes de lettres vraisemblablement curieuses et motivées par le sujet, mais n’ayant pas bénéficié d’une formation intellectuelle suffisante pour soutenir leurs ambitions, et sans moyens institutionnels pour les faire reconnaître.
  • L’inintérêt, voire la méfiance de la « nouvelle histoire des femmes » pour le sujet « femmes de pouvoir », et tout spécialement « femmes de pouvoir de l’Ancien Régime ». Ce courant, né à la fin des années 1970 et dû, comme son aïeul, à la réémergence du mouvement féministe, a en effet été caractérisé, en France, par une préférence marquée pour l’histoire de l’oppression, par une focalisation quasi exclusive sur la période contemporaine, ainsi que par une prégnance inconsciente de l’idéologie républicaine chez les actrices de la recherche, désormais formées à l’Université (les hommes, républicains ou non, s’occupant de sujets plus sérieux).

Ces trois « tropismes » travaillant dans le même sens, et se développant dans un paysage dévasté par un demi-siècle de silence de la part de la communauté érudite, les connaissances sur Anne de France (comme sur la plupart de ses homologues, sur les conditions de leur accès au pouvoir, sur les modalités d’exercice de leur autorité) n’ont que très médiocrement progressé.

Anne de France : la « femme d’État »

Fille aînée de Louis XI et de Charlotte de Savoie, elle fut mariée à douze ans au cadet de la famille de Bourbon, Pierre de Beaujeu, de vingt ans son aîné. Il y aurait ici beaucoup à dire (et à chercher) sur les stratégies matrimoniales des rois de France qui assistèrent à la fabrication puis au lancement de la nouvelle théorie successorale française, la « loi salique », et confrontés à la double nécessité de ne pas contredire cette prétendue loi (vantée par ses partisans comme la seule justification de leur présence sur le trône de France) et de créer malgré tout les conditions d’une succession pacifique au cas où ils mourraient sans fils. Je me contenterai de signaler que plusieurs filles de rois, durant cette période qui va de Charles VII à Henri IV, ont été unies à de possibles héritiers présomptifs selon la nouvelle « règle », ce qui eut pour résultat, malgré le nombre d’inconnues entrant dans ces calculs, que les trois hommes qui coiffèrent la couronne sans être fils de rois étaient leur gendre5 ! Louis XI est le premier à avoir joué cette carte – avec sa seconde fille, Jeanne, qu’il maria à Louis d’Orléans. L’aînée, il préféra l’unir à Pierre de Bourbon, un cousin plus éloigné mais qu’il voulait fidéliser (l’homme s’était engagé dans « Ligue du bien public ») et qui devint ainsi son bras droit.

Au début des années 1480, ayant subi plusieurs crises cardiaques, Louis XI leur confia – plutôt qu’à son épouse – la tutelle de son seul fils demeuré vivant, le futur Charles VIII, afin qu’ils exercent le pouvoir au cas où il mourrait (la « garde » du dauphin, décision privée, entraînant quasi mécaniquement la régence, décision publique officiellement hors du ressort du roi). Le cas est unique dans l’histoire de la France, où ce sont généralement les mères de rois mineurs qui sont investies de cette responsabilité par leur époux, aucune autre sœur de roi ne l’ayant été. C’était pour Louis l’assurance que son équipe demeurerait en place, mais c’était aussi prendre de grandes libertés avec les traditions et paraître favoriser sa fille aînée – ce qui, dans un royaume où l’écartement des princesses royales du trône avait entraîné la guerre de Cent ans, et qu’on disait à présent disposer d’une loi immémoriale justifiant ce choix, ne pouvait que rendre fébrile ou suspicieux.

Le couple se retrouva donc en première ligne à sa mort, en août 1483, alors que Charles n’avait que treize ans, Anne vingt-deux, et que Pierre n’était toujours que « sire de Beaujeu ». Contestés d’abord par Charlotte de Savoie (instrumentalisée, car elle était malade ; elle mourut d’ailleurs à la fin de l’année), puis par divers princes français réclamant la régence (dont Louis d’Orléans), Anne et Pierre inaugurèrent alors une stratégie riche d’avenir : ils cherchèrent la légitimité qui leur manquait du côté des États généraux (dont la réunion de 1484 peut d’ailleurs être considérée comme la vraie naissance, puisqu’ils siégèrent pour la première fois au complet et en un même lieu). Une assemblée qui, habilement travaillée par un groupe de fidèles, les confirma dans leur position de régents. Leurs opposants fomentèrent alors une coalition européenne, s’engageant dans l’épisode connu sous le nom de « guerre folle », qui se termina en 1488 par l’emprisonnement de Louis d’Orléans et l’abandon des autres conjurés. Tempête durant laquelle Anne suivit fréquemment les armées françaises, accompagnée de Charles, tandis que Pierre demeurait le plus souvent à Paris pour gérer les affaires courantes. Il faut noter ici l’extraordinaire efficacité de ce dispositif, dont aucune autre régente ne bénéficia, puisqu’elles étaient veuves, mais que beaucoup cherchèrent à reconstituer en s’appuyant sur un homme de confiance (L’Hôpital pour Catherine de Médicis, Concini puis Richelieu pour Marie de Médicis, Mazarin pour Anne d’Autriche…) ; un homme, en conséquence, nécessairement hissé au rang de « premier ministre », avec les dangers afférents au fait de n’avoir avec lui ni intérêts familiaux et patrimoniaux communs, ni intimité (excepté sans doute pour la dernière, dont on comprend mieux qu’elle ait pu la rechercher).

La défaite des coalisés ouvrit la voie à d’intenses tractations en vue du mariage de Charles VIII avec la jeune duchesse Anne de Bretagne, désormais héritière du duché, dans l’objectif du rattachement de ce dernier à la France. En 1491, le roi étant désormais marié et adulte, le duc d’Orléans fut rendu à la liberté et Anne repassa au second plan, d’autant qu’entre temps, par suite du décès des deux frères de Pierre, elle était devenue duchesse de Bourbon. Les historiens disent alors généralement qu’elle se retira de la vie politique, ou qu’elle se concentra dès lors sur son duché, voire qu’elle « perdit le crédit qu’elle avait à la cour6 », comme on peut le lire dans la notice de la Biographie universelle de Michaud (1811, rééd. 1845), ouvrage en plusieurs dizaines de volumes qui fut longtemps – et demeure en partie – l’une des principales sources de renseignements accessible aux amateurs d’histoire et aux historiens eux-mêmes. Le Roy Ladurie écrit pour sa part qu’elle « vient d’accoucher d’une petite fille et se détourne quelque peu de la politique active7 ».

Il est en réalité bien peu probable que l’ancienne régente se soit désinvestie des affaires nationales, vu l’expérience qu’elle en avait, et il faut sans doute, pour une fois, suivre ici plutôt Michelet, selon lequel Anne mit « autant de soin à cacher le pouvoir que d’autres en mettent à le montrer8 » – soin à rapporter, bien sûr, tant aux contestations qu’elle avait essuyées qu’à son propre caractère. En effet, il est attesté que Charles VIII n’avait guère l’étoffe d’un dirigeant politique, qu’il séjournait de longs mois par an chez sa sœur à Moulins, et que, lorsqu’il partit pour la première guerre d’Italie (1494-1497), Pierre redevint officiellement régent de France. De fait, nous sommes confrontés là à une caractéristique générale du commentaire de la vie politique, à savoir que toute présence à son poste d’un titulaire masculin du pouvoir, fût-il incapable, lui vaut l’octroi de capacités et l’attribution de l’activité politique advenue sous son mandat. Phénomène connu d’Anne et de son mari, évidemment, qui en jouèrent habilement, mais phénomène particulièrement néfaste à la connaissance des femmes qui peuvent avoir partagé le pouvoir avec le titulaire en question, ou l’avoir exercé en son nom, puisqu’on ne les « voit » pas, ou pas encore, ou plus, dès lors qu’il occupe la place. Et d’autant plus néfaste qu’il s’ajoute à l’aveuglement, l’inintérêt ou à l’hostilité marquée de la plupart des historiens pour les femmes dont on est pourtant sûr qu’elles ont joué un rôle majeur, et dont on devrait légitimement se demander comment elles ont acquis leur compétence avant d’arriver à cette place, et ce qu’elles en ont fait une fois celle-ci réoccupée par un homme.

En l’occurrence, tout semble converger pour attester qu’Anne et son mari ont continué à exercer le pouvoir en bonne entente avec Charles, faisant du duché de Bourbon l’épicentre du royaume, et organisant dans sa capitale une cour brillantissime, marquée par la présence de nombreux artistes et de nombreuses femmes – ingrédients nécessaires pour attirer et fidéliser autour du roi et/ou des principaux « décideurs » tout ce qui compte et menacerait autrement de « remuer ». C’est en effet très vraisemblablement à Anne que l’on doit la création (ou la recréation) de la « grand’ cour des dames », cette institution que Brantôme attribue à sa belle-sœur Anne de Bretagne – qui ne l’a sans doute que développée après l’avoir vue fonctionner à Moulins9.

Cette tranquillité se vit une première fois ébranlée en 1498, lorsque Charles mourut accidentellement, sans héritier vivant. Dans l’état actuel des connaissances, on ignore si les Bourbons caressèrent l’idée de coiffer la couronne, mais c’est peu probable, d’autant qu’ils n’avaient qu’une fille vivante, Suzanne, qui était encore enfant. Leur beau-frère Louis d’Orléans, qui avait pour lui le nouveau « droit » (nulle part inscrit dans des textes officiels, mais invoqué ici et là), et qu’ils avaient depuis longtemps associé au gouvernement, n’avait pour sa part aucun enfant. En effet, trouvant son épouse Jeanne peu à son goût, il ne l’avait presque jamais fréquentée, quoiqu’il soit presque certain qu’ils aient consommé leur mariage, contrairement à ce que soutiendra… Anne elle-même. Les Bourbons favorisèrent en effet son accession au pouvoir, ou plus exactement son installation durable au pouvoir, en lui permettant de se séparer de Jeanne et d’épouser la veuve royale, qui était encore jeune et jolie, qui avait fait la preuve de sa fécondité, et qui surtout était toujours seule maîtresse de sa Bretagne ! Il fallait pour cela témoigner que Jeanne et Louis n’avaient jamais cohabité – et qui pouvait mieux le faire que la sœur de la malheureuse ? De quoi mieux saisir la phrase apparemment idiote de la notice Michaud déjà citée : « Lorsque le duc d’Orléans parvint au trône, sous le nom de Louis XII, il se plut à accabler de bienfaits celle qui l’avait persécuté. »

Il est vraisemblable, toutefois, qu’Anne ne prit un tel parti ni pour les beaux yeux du duc d’Orléans (ce que suggère la notice10), ni seulement par considération des intérêts supérieurs de la France (ce qu’elle dit), mais aussi à cause des menaces qui pesaient sur le Bourbonnais. Depuis l’époque de son grand-père, en effet, la monarchie manœuvrait pour transformer le duché en apanage, faisant inscrire dans différents contrats de mariage de ses dirigeants des clauses de « retour à la couronne » en cas d’absence d’héritier mâle. On peut donc faire assez sûrement l’hypothèse qu’Anne négocia son témoignage contre un engagement de Louis à cesser cette OPA, ce que confirme, en 1501, la demande de reconnaissance du duché comme terre patrimoniale adressée par le roi au Parlement de Paris. Tentative qui se solda toutefois par une levée de boucliers et un échec.

La seconde grosse alerte intervint pour Anne deux ans plus tard, avec le décès de Pierre. Tout espoir de mettre au monde un fils s’évanouissait. Le duché demeurant dans ses mains, puisque Louis XII tenait bon, sa fille Suzanne, alors âgée de douze ans, devint l’objet de toutes les convoitises. Anne parvint néanmoins à la marier selon ses vœux, en 1505, à Charles de Montpensier, formant ensuite avec eux un trio essentiellement préoccupé par la consolidation du Bourbonnais et la production d’héritiers mâles… Mais les enfants meurent les uns après les autres, et Louis XII finit par mourir, en 1515, sans avoir non plus réussi à engendrer de fils. Le pouvoir passe donc dans les mains du gendre du roi, François Ier, et surtout de sa mère, Louise de Savoie, qui lorgne le Bourbonnais en tant que nièce de Pierre de Bourbon, et qui le revendique dès la mort de Suzanne, en 1521 – avec la force de frappe de l’État derrière elle. Dès lors, Anne de France et son gendre, pourtant ami d’enfance du roi et nommé par lui Connétable de France, entrent en dissidence ouverte avec la Couronne. C’est dans cette posture que l’ancienne régente rend l’âme, un an plus tard, tandis que Charles de Montpensier, duc de Bourbon, passe à l’ennemi – l’Espagne – avant de mourir six ans plus tard à son service, en Italie, en combattant les forces françaises, laissant un duché que la monarchie française dépècera.

Anne de France : l’écrivaine

Plusieurs princesses de la Renaissance ont laissé non seulement des lettres (ce qu’exigeait leur statut) et des poésies (ce qu’il autorisait), mais des textes ressortissant à d’autres genres, alors qu’aucun de leurs homologues mâles ne l’a fait11. Marguerite de Valois a rédigé, outre ses Mémoires, un court plaidoyer pour le compte de son mari, arrêté comme comploteur en 1574 et sommé de s’expliquer, ainsi que, à la fin de sa vie, un petit manifeste féministe des plus spirituels (1614). Sa belle-mère Jeanne d’Albret a fait circuler (1568) puis publier (1569) une longue Déclaration sur les causes la poussant à prendre la tête de l’opposition à la Couronne française, à la veille d’une des nombreuses guerres civiles et religieuses de la période. La mère de Jeanne, Marguerite de Navarre, est non seulement l’autrice du fameux Heptaméron, mais de méditations religieuses et d’une dizaine de pièces de théâtre, qu’elle fit pour la plupart imprimer. Sa mère à elle, Louise de Savoie, a laissé un étrange texte publié au xixe siècle comme un Journal – au prix d’une refonte complète de l’ouvrage car il s’agit en fait de notes consacrées à des événements de sa vie ou de celle de François Ier, regroupées par dates, sans doute en fonction de croyances astrologiques. Ajoutons que ces textes pourraient n’être qu’une partie de ce qu’elles ont écrit, si l’on en croit certains témoignages.

Anne de France aurait-elle, là aussi, ouvert la voie ? Elle a rédigé des Enseignements destinés à sa fille, peu après la mort de Pierre, à l’époque où elle redoutait qu’une puissante famille ne parvienne à lui imposer l’un de ses fils pour gendre et que Suzanne ne soit précocement soustraite à son influence. Ce texte n’avait, que je sache, jamais été étudié sérieusement avant que je m’y penche, non seulement, sans doute, parce qu’il provient d’une femme qu’on évite d’étudier en général et dont les spécialistes de la littérature de la Renaissance ignorent tout, mais aussi parce que, lu rapidement, il est tout à fait déroutant. C’est en effet une suite de conseils extrêmement rigoureux, qui semblent avant tout destinés à fabriquer une femme pieuse et obéissante. Un livre qui tombe des mains, autrement dit, et qu’on ne peut apparemment pas relier à la femme animée par la « passion du pouvoir » qu’on lui attribue12. Du moins tant qu’on ne se pose pas la question du lien entre les deux. Or l’évidence apparaît dès qu’on l’envisage : Anne semble avoir voulu inculquer à sa fille les moyens de devenir non pas une femme soumise, mais une femme qu’on ne peut pas écarter, parce qu’elle n’offre aucune prise aux médisances et qu’elle sait se rendre indispensable. Ce qui passe effectivement par une conduite irréprochable, mais aussi par un art de séduire, voire de manipuler les autres, qui suppose une parfaite maîtrise des injonctions adressées (et des contraintes imposées) aux femmes de son époque13.

C’est au sein de ces conseils que l’on trouve décrite la manière dont une grande dame doit organiser une cour autour d’elle, notamment en animant un cercle de femmes de la noblesse, formées pour la seconder, mais aussi pour attirer et retenir les grands seigneurs autour du couple dirigeant – ce qui implique à la fois des savoirs culturels et de l’habileté sociale, y compris en matière de gestion des affects et de la libido masculine. Ce n’est donc pas par hasard qu’Anne de France forma la pépinière de grandes dirigeantes évoquée plus haut, mais en fonction d’une idée précise qu’elle s’efforce à transmettre à sa fille. Si Suzanne n’eut pas le temps de mettre à profit cette leçon, toutes les princesses royales du siècle suivant allaient le faire.

Ce texte fut publié pour la première fois à Lyon, sans mention de date mais très vraisemblablement au tout début des années 1520, du vivant d’Anne et de Suzanne, dans un objectif évidemment tout autre qu’éducatif. En effet, ni le mot Enseignements ni aucun de ses synonymes n’apparaît sur la page de titre de l’ouvrage, toute entière occupée par les noms et les titres nobiliaires des deux femmes, ainsi que ceux du Connétable ; ce qui doit certainement être compris comme une déclaration politique face aux prétentions de la Couronne. Il fut ensuite réédité, à l’initiative de Marguerite de Navarre, en 1535, avec cette fois-ci (vraisemblablement) une visée éducative : faire connaître des principes qu’elle appliquait dans ses cercles, les promouvoir, les rendre compréhensibles pour les éducateurs de sa propre fille ; peut-être aussi pour montrer qu’elle n’était pas la première à donner ses œuvres à imprimer. L’ouvrage tomba ensuite dans les oubliettes, jusqu’en 1878.

Anne écrivit également une nouvelle destinée à illustrer, sous forme narrative, la substantifique moelle de ses Enseignements. Elle la fit recopier et soigneusement illustrer à leur suite, dans un manuscrit offert à Suzanne pour son mariage. Il s’agit du second remaniement d’un épisode de la guerre de Cent ans issu des Chroniques de Froissart, dans lequel Anne met en scène un couple confronté à de terribles dilemmes, et dont la femme agit aussi astucieusement qu’héroïquement – tout en laissant le premier rôle à son mari14. Si l’on saisit bien pourquoi ce texte ne fut pas publié dans la première édition des Enseignements, il reste à comprendre les raisons du choix de Marguerite de Navarre, qui avait très certainement connaissance du manuscrit et qui ellemême écrivait des nouvelles. Le texte était donc toujours inédit en 1878.

Les derniers écrits qu’il faut mentionner sont les lettres d’Anne. Il en est paru une quinzaine entre le xviiie et le début du xxe siècle, du moins signées de son nom. Car la correspondance éditée comme celle de Charles VIII en contient quantité, quoiqu’elle les ait fait soigneusement signer par le petit roi, comme celles qui partent en août 1483 vers tous les coins du royaume pour annoncer la mort de Louis XI et la prise en main des affaires par « Charles ». Il est amusant – ou terrible – de penser que les deux éditeurs de cette correspondance, parmi lesquels figure Paul Pélicier, l’historien qui avait signé quelques années auparavant l’Essai sur le gouvernement de la dame de Beaujeu, n’ont pas osé le faire remarquer à leurs lecteurs. D’autant que les vraies lettres de Charles, qui apparaissent bientôt dans le lot, et qui se multiplient au fur et à mesure qu’il grandit, n’ont pas du tout le même style15. Il existe par ailleurs beaucoup de lettres d’Anne non publiées conservées en France, et sans doute également à la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg ; ce qui n’empêche pas certains historiens d’affirmer qu’on ne connaît pas de lettres d’elle…

Anne de France : la mécène

Dernier volet, enfin, des activités de cette princesse – qui sera plus court que les deux autres parce qu’on est encore loin d’en avoir fait le tour, et moi en particulier : ses interventions dans le domaine de la culture. Une fois de plus, il s’agit d’un terrain parfaitement traditionnel pour les femmes de sa caste, mais bien souvent peu investigué, du moins en France – la recherche américaine ayant ici plusieurs longueurs d’avance sur la nôtre, y compris concernant les princesses françaises16. Et il s’agit encore d’un terrain très particulièrement réinvesti par elles sous l’impact de la mise au point de la loi salique, qui généra quantité de discours invalidants pour les femmes exerçant une autorité, par la contestation tous azimuts de leurs capacités et le rappel incessant des interdictions, attestées ou imaginaires, pesant sur elles.

Comme beaucoup de ses homologues, Anne de France a fait bâtir ou rénover des châteaux, à Moulins et plus largement dans le Bourbonnais. Elle a fait réaliser des vitraux, notamment dans la cathédrale de Moulins. Elle a commandité des enluminures ou des peintures, par exemple pour mettre en scène sa relation avec Charles, au temps de sa régence, et le couple qu’elle formait avec Pierre, au temps où ils dirigeaient le duché de Bourbon ; tableaux où elle apparaît dans des postures éminemment autoritaires quoique toujours respectueuses de la hiérarchie sociale. Elle a également fait écrire – ou laissé écrire – des pièces à sa gloire, comme L’Aînée fille de Fortune (qui ne saurait être dissociée de son statut de fille aînée du roi) ainsi que des traités, comme ceux que rassemble la Nef des dames vertueuses, de l’érudit lyonnais Symphorien Champier (1503).

Elle est aussi à l’origine d’une production historique encore très mal explorée. Cette activité n’était pas rare parmi les femmes dirigeantes, surtout en ces temps de floraison de discours mensongers sur l’histoire des souveraines. On sait qu’Anne de Bretagne fit écrire une Vie des femmes célèbres, Louise de Savoie des Gestes de Blanche de Castille, que Catherine de Médicis est à l’origine de recherches approfondies sur les prérogatives des reines de France. Le rôle d’Anne de France demanderait cependant à être étudié de très près, car c’est sous son gouvernement que la loi salique sortit des cartons : il semble qu’elle ait été mise en scène le jour du couronnement de Charles, en 1484, et c’est dans les années suivantes que fut mise en route la « nouvelle histoire de France », celle qui reformulait le récit des origines pour y insérer les principaux épisodes et personnages inventés depuis les années 1410 afin d’expliquer son existence et son respect intangible. Le tout, probablement, contre sa volonté, si ce n’est directement contre elle. On sait en tout cas qu’elle fit écrire des historiens, soit dans le domaine de l’histoire nationale (avec un intérêt tout particulier pour celle des premiers temps), soit concernant le Bourbonnais et son gendre le Connétable, afin d’appuyer leurs prétentions sur le duché17.

Autant de faits, de textes, de bâtiments, de réalisations, et accessoirement de questions scientifiques et politiques dont on ne risque pas de soupçonner l’existence lorsqu’on lit les ouvrages de référence en circulation aujourd’hui. Un dernier exemple, à nouveau issu de l’Histoire de France Hachette, fournira la mesure de cette distorsion. Qui chercherait Anne de France dans l’index des noms de personnes de cet ouvrage ne la trouverait pas sous ce nom, mais apercevrait tout de même une entrée : « Anne (fille de Louis XI), 78, lég. » ; et constaterait qu’elle est bien évoquée dans ce commentaire d’une illustration ; et n’irait peut-être pas plus loin. De fait, l’historien en parle davantage, mais il faut alors se reporter à l’entrée « Beaujeu (Anne de) », où la première référence n’est pas reprise : il ne s’agit donc pas de la même femme ? Enfin, elle réapparaît dans l’entrée « Bourbon (Anne de) », qui renvoie à la précédente ; elle a pourtant porté ce titre prestigieux durant plus de trente ans. Qui irait malgré tout voir ce qui est dit d’« Anne de Beaujeu » la trouverait assurant prudemment « l’interrègne » entre son père et son frère, en compagnie de « l’époux de cette dame », puis s’effaçant gentiment du jeu politique en 1491, comme on l’a vu (puisqu’elle a accouché d’une fille !), puis quasiment en train de tricoter de la layette avec sa belle-sœur, tandis que les hommes vaquent à des occupations infiniment viriles et essentielles :

À Sienne, Charles est accueilli avec amitié par la Louve locale, de stylisation romaine, et par un chant latin à la Vierge Marie. Pendant ce temps, à Moulins, Pierre de Bourbon gouverne la France, et les deux Anne, de Bretagne et de Beaujeu-Bourbon, attendent le retour (qui se fait désirer) de leur époux et frère. Femme de combattant, la reine gère une grossesse et guette l’arrivée du courrier18.

Éléments de conclusion

De ce bref survol d’une destinée singulière et des aperçus de quelques-unes de ses homologues, apparaît tout d’abord une évidence : il y a là une matière énorme, d’une importance considérable à tant d’égards – mais une « matière noire », invisible au regard pressé, et plus globalement aux lecteurs et lectrices des ouvrages de référence rédigés durant les deux derniers siècles. La chose est claire pour toutes les « effacées ». Mais rappelons qu’il y a bien souvent, de la même façon, une énorme matière cachée derrière les quelques femmes qui n’ont pas été victimes de telles stratégies d’effacement, et sur lesquelles on s’imagine à tort qu’il n’y a plus rien à dire – quand il y a le plus souvent, au contraire, tout ou presque à reprendre.

Le second élément à prendre en compte, c’est qu’il y a une logique derrière ces disparitions et ces déformations. Ce n’est ni l’oubli ordinaire ni l’esprit de fantaisie qui les expliquent, mais les objectifs politiques de ceux qui écrivent l’histoire ou la littérature historique, de ceux qui baptisent les bâtiments publics ou les rues, de ceux qui donnent des sujets de thèse, etc. Il apparaît en effet qu’ont été conservées, pour être mises en pleine lumière, les femmes les plus susceptibles de donner corps à la démonstration de la nocivité du pouvoir féminin. Les autres ont été rayées de la carte, pour ne pas contredire cette démonstration, et pour ne pas donner l’impression que le pouvoir féminin n’est après tout ni si rare ni si néfaste. Qui sait, par exemple, qu’une vingtaine de femmes ont gouverné la France plus de deux ans, et pour certaines plus de vingt ? Qui sait que Clotilde en fait partie ? Qui a entendu parler de Bathilde ? de Gerberge ? d’Emma Ire ? d’Anne de Kief ? Qui même pourrait dire dix mots de Blanche de Castille ou de Louise de Savoie ? Les rares gouvernantes que puissent citer nos concitoyens, voire les historiens de métier, ne sont-elles pas justement celles qui traînent derrière elles une réputation de dureté, ou des méfaits terribles, ou des frasques sentimentales indignes – toutes choses que chacun et chacune croit en outre avérées ? Il y a donc nécessité, si l’on veut y voir clair dans la carrière des femmes de pouvoir, de décrypter les discours construits sur elles, ou les silences qui les entourent, en ne prenant surtout pas les uns et les autres pour des reflets du réel. Il faut invariablement remonter aux sources, aux discours contemporains, aux enjeux contemporains. Et il faut s’attendre à quelques difficultés dans la gestion de sa propre carrière…

Le troisième élément à considérer est que rien ne fut simple pour ces femmes. Elles ne sont jamais attendues avec des fleurs, y compris dans les monarchies ou les principautés qui acceptaient la succession féminine, que ce soit avant, et encore plus après la mise en orbite du discours français sur l’incapacité des femmes à exercer le leadership suprême – et par voie de conséquence toute forme de leadership. Même si toutes n’eurent pas droit à quatre ans de guerre civile pour inaugurer leur présence aux affaires, il y a dans ce domaine une tradition lourde, qui remonte peut-être à l’âge du fer, et soutenue, pour ce qui concerne l’Occident médiéval et moderne, par des corps exclusivement masculins très puissants (l’Église, les administrations centrales, les parlements, les universités, les municipalités…), tous producteurs de règlements organisant la domination masculine, et de textes la justifiant. Reconnaître que l’autorité au féminin ne s’exerce pas de la même manière que l’autorité au masculin, ce n’est pas postuler une quelconque différence de nature entre les hommes et les femmes, mais prendre en compte les marges de manœuvres des uns et des autres, aussi bien en termes institutionnels que d’« horizons d’attente » de la société où elles et ils ont œuvré.

Le quatrième élément généralisable est que, quoi que laissent penser les discours construits a posteriori, les femmes qui ont exercé le pouvoir, ou du pouvoir, ne l’ont jamais fait contre vents et marées. Elles ont toujours bénéficié de soutiens, et leur maintien en fonction correspond toujours à des intérêts ou à des calculs. Anne de France arrive au pouvoir grâce à son père, grâce à son mari, et plus largement grâce à l’ancienne équipe gouvernant avec Louis XI, mais aussi grâce aux États généraux. Au nom d’un raisonnement très simple et qu’on retrouve parfois jusqu’à nos jours, notamment dans les pays où la culture de l’égalité des hommes n’a pas encore fait disparaître la conscience de classe ou les fonctionnements claniques : mieux vaut la sécurité avec la femme connue, liée à l’ancienne équipe, que l’aventure avec des hommes susceptibles de capter le pouvoir à leur profit. Ce qui invite à regarder au plus près les situations où cette « loi » ne s’applique pas : celles où les hommes préfèrent perdre le pouvoir plutôt que de le confier à une femme – comme ce fut le cas en France en 2007.

Le dernier élément à retenir, me semble-t-il, est que ces femmes, presque toujours, ont souffert de leur illégitimité, y compris lorsqu’elles arrivaient au pouvoir « normalement ». En France, en tout cas, où la chose n’est plus possible dès avant le temps d’Anne de France, et où il s’est produit une quantité phénoménale de discours pour justifier cette exception, la plupart des dirigeantes ont élaboré des stratégies de légitimation de leur pouvoir, notamment à travers la production d’images ou de textes valorisant l’autorité féminine, et à travers la construction d’entourages féminins quantitativement et qualitativement puissants. C’est un domaine qui demeure à explorer, avec un autre œil, évidemment, que celui de la « passion du pouvoir ». Si l’on sait assez bien ce que disaient leurs opposants – les pamphlets sont là pour le dire –, on ne sait à peu près rien de ce qu’en pensaient les « époux de ces dames », et plus largement leurs proches. Jusqu’où partageaient-ils leur vues ? Que pensaient-ils des mises en scène du pouvoir féminin qu’elles organisaient ? Comment ces images entraient-elles en résonance avec leur propre idée du pouvoir ? de la virilité du pouvoir ?

Toutes ces questions sont à l’agenda des recherches sur l’autorité au féminin. Elles ouvrent d’immenses perspectives, en termes d’explorations, de découvertes, de remises en question des savoirs constitués, de bouleversements des perspectives… aux chercheuses et aux chercheurs d’aujourd’hui ; qui devront remercier leurs devanciers et devancières de les avoir autant négligées.

Notes

1 Ce texte présent dans toutes les grandes collections de Mémoires du XIXe siècle, mais réédité seulement trois fois au suivant, n’avait guère retenu que l’attention des historiens avant que je m’y intéresse ; les notices laissées par Sainte-Beuve (1842) et Saint-Marc Girardin (1862), bien qu’affichant une approche plus littéraire, ne contiennent que des considérations sur les capacités des femmes à écrire ou à dire la vérité, aux genres qui leur sont les plus propres, etc. Return to text

2 Voir Éliane Viennot, « Veuves de mère en fille au XVIe siècle : le cas du clan Guise », in N. Pellegrin & C. Winn (dir.), Veufs, Veuves et veuvage dans la France d’Ancien-Régime, Paris, H. Champion, 2003. Return to text

3 Brantome, Recueil des dames, poésies et tombeaux, éd. Étienne Vaucheret, Paris, La Pléiade, 1991. Return to text

4 Emmanuel Le Roy Ladurie, L’État royal. Vol. 2 de l’Histoire de France Hachette, Paris, Hachette, 1987, p. 270. Return to text

5 Louis XII, marié à la cadette de Louis XI (Jeanne de France) ; François Ier, marié à l’aînée de Louis XII (Claude de France) ; Henri IV, marié à la cadette de Henri II (Marguerite de France – ou de Valois). Les trois princesses auraient dû s’installer sur le trône, mais seule la seconde le fit. La première et la dernière, n’ayant pas eu d’enfant, furent « démariées » pour permettre à leur époux de « produire lignée ». Sur cette épineuse affaire, voir Éliane Viennot, La France, les femmes et le pouvoir, 1. La fabrication de la loi salique (Ve-XVIe siècles), Paris, Perrin, 2006. Return to text

6 « Anne de France », Biographie universelle ancienne et moderne…, Paris, Michaud frères, 1811, vol. 2, p. 193. Return to text

7 Le Roy Ladurie, L’État royal…, op. cit., p. 101. Return to text

8 Jules Michelet, Histoire de France, vol. 5, La Renaissance triomphante, éd. Claude Metra, Genève, Rencontre, 1987 [1966], p. 106. Return to text

9 J’ai suggéré (La France, les femmes et le pouvoir…, op. cit., p. 472) que cette création pouvait remonter au temps d’Isabeau de Bavière, première souveraine française, semble-t-il, à avoir connu une croissance notable de son hôtel, et, dans ce cadre, à avoir attribué à des femmes des fonctions qu’elles n’avaient jamais occupées auparavant. Ce dispositif aurait ensuite connu une longue interruption, due à la reprise de la guerre de Cent ans. Anne est alors, objectivement, la première femme capable de renouer avec cette stratégie, qui s’insère, me semble-t-il, dans un ensemble de ripostes symboliques à la dégradation du pouvoir féminin entraîné par l’écartement des femmes de l’héritage de la Couronne, ripostes repérables dès le milieu du XIVe siècle (mises en scène de l’autorité féminine dans les manuscrits enluminés, commandes d’écriture de l’histoire des femmes, inauguration des entrées royales à Paris, importance nouvelle donnée aux sacres des souveraines…). Les gouvernantes suivantes lui emboîteront le pas. Une étude systématique serait ici nécessaire, dont la thèse de Fanny Cosandey (La Reine de France, Gallimard, 2001) ne tient pas lieu, puisque la fourchette temporelle retenue (en suivant Brantôme) et la priorité donnée aux discours des propagandistes sur les actions des femmes et de leurs alliés lui ont permis de conclure, au rebours de la logique et en dépit des faits, que la loi salique avait conforté le pouvoir féminin en France. Return to text

10 L’auteur de la notice affirme en effet peu auparavant, après avoir mentionné la volonté d’Anne de maintenir le duc en prison entre 1488 et 1491 : « Plusieurs historiens prétendent que sa sévérité était moins excitée par le désir de venger l’autorité royale, que par le dépit d’avoir témoigné au duc un amour qu’il avait méprisé. » (p. 194) Return to text

11 À l’exception de Charles IX, auteur d’un traité de chasse. Return to text

12 « Est-ce bien l’orgueilleuse princesse, dont parle Brantôme, qui apporte tant de tact, tant de douceur, tant d’humilité dans ses relations et dans ses actes ? », se demande ainsi Joseph Viple en 1935 (Les Enseignements d’Anne de France, duchesse de Bourbonnois et d’Auvergne, à sa fille Susanne de Bourbon, Moulins, Crépin-Leblond, p. 24). Return to text

13 Voir mon article, « Rhétorique de la chasteté dans les Enseignements d’Anne de France à sa fille », in J.-J. Vincensini (dir.), Souillure et pureté. Le corps et son environnement politique et culturel, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003 (en ligne sur mon site). Return to text

14 J’ai donné un titre à ce texte qui n’en avait pas, y compris dans la version du second remanieur, Antoine de la Salle. Voir Anne De France, Enseignements à sa fille, suivis de l’Histoire du siège de Brest, éd. Tatiana Clavier & É. Viennot, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007. Voir également Éliane Viennot, « Une nouvelle d’Anne de France : l’Histoire du siège de Brest », in J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin & M.-C. Thomine (dir.), Devis d’amitié, Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, Paris, H. Champion, 2002 (en ligne). Return to text

15 Voir Éliane Viennot, « Gouverner masqués : Anne de France, Pierre de Beaujeu et la correspondance dite “de Charles VIII” », in L’Épistolaire au XVIe siècle, Cahiers du Centre V.-L. Saulnier n° 18, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2001 (en ligne). Return to text

16 Voir notamment Patronnes et mécènes en France à la Renaissance, sous la dir. de Kathleen Wilson-Chevalier, Saint-Étienne, Publications de l’Université, 2007. Return to text

17 Voir Éliane Viennot, « Comment contrecarrer la loi salique ? Trois commanditaires de livres d’histoire au XVIe siècle : Anne de France, Louise de Savoie et Catherine de Médicis », in J.-Cl. Arnould & S. Steinberg (dir.), Les Femmes et l’écriture de l’histoire, 1400-1800, Mont-Saint-Aignan, PU de Rouen et du Havre, 2008. Return to text

18 Le Roy Ladurie, L’État royal…, op. cit., p. 92, 107. Il avait pourtant reconnu, peu auparavant, que « les talents d’Anne de Beaujeu » étaient l’une des deux causes de la résolution de la guerre civile et du rattachement de la Bretagne à la France (l’autre étant « la puissance monarchique »…) ; ce qui rend une fois de plus ces énoncés totalement incompréhensibles (p. 98-99). Ajoutons que ces apories touchent également « l’époux de cette dame », qui fut directement impliqué dans la direction du royaume durant deux règnes, et sur lequel il n’existe toujours aucune monographie. Return to text

References

Electronic reference

Éliane Viennot, « Anne de France (1461-1522), dame de Beaujeu, duchesse de Bourbon, régente de France », Cahiers du Celec [Online], 3 | 2012, Online since 01 juin 2023, connection on 03 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/celec/index.php?id=187

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Éliane Viennot

Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Institut Universitaire de France

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