Depuis sa redécouverte, au xviiie siècle, Aucassin et Nicolette a beaucoup dérouté les médiévistes. On y a d’abord vu un (curieux) fabliau, puis l’unique rescapée du prétendu genre de la « chantefable », alors que c’est sûrement un « mime », une pièce de théâtre2, mais si atypique que son auteur l’a lui-même baptisée « chantefable » (car ce mot est un hapax, relevé précisément… à la fin d’Aucassin et Nicolette). Son sens est parfaitement clair : tour à tour on y « chante » et l’on y « fable » (on dialogue). Sa naïveté feinte, son dénouement heureux, l’avaient fait juger idyllique, or elle est satirique et parodique. Mais rien ne les a autant gênés que Torelore, ce monde de fous, et surtout son roi impossible, au double sens du terme, car, tout chimérique qu’il fût, ils ne l’ont pas supporté.
Notre thèse est que ce monde supposé fou est en réalité un royaume utopique. Il sert à mettre en évidence la vraie folie : celle du monde féodal de fiction où vivent les héros, lui-même reflet de la société féodale réelle à laquelle appartenait l’auteur. Pouvoir, féminité et virilité sont au cœur de la réflexion à laquelle il nous convie. Pour le prouver, nous montrerons d’abord en quoi consiste pour lui la folie du monde féodal. Puis nous présenterons Torelore. Nous verrons ensuite, dans la diachronie, l’accueil que lui ont réservé les médiévistes, et les explications qu’on en donne encore aujourd’hui. Nous finirons par la nôtre.
Beaucaire, ou le monde « réel »
Après un Prologue qui annonce celui du Gargantua3, l’auteur, tel un bonimenteur de foire, y vantant les vertus thérapeutiques de son œuvre, si « douce » qu’elle guérirait les malades les plus atteints, le récit débute in medias res par la guerre.
Présentation
Les troupes de Bougar de Valence progressent inexorablement sur les terres de Garin de Beaucaire, ravageant tout sur leur passage. Si ce conflit prend pour ce dernier fâcheuse tournure, c’est qu’il se double d’un conflit familial. Garin est trop vieux pour diriger son armée. Mais il a un fils, Aucassin, qui pourrait le faire, ayant l’âge d’être armé chevalier (il a donc environ quinze ans). Seulement, il aime et veut épouser Nicolette, une ancienne esclave achetée toute petite par le vicomte de Beaucaire, qui l’a adoptée. Aux yeux d’Aucassin, ce ne serait pas une mésalliance : il trouve que Nicolette mériterait d’être « impératrice de Constantinople ou d’Allemagne, ou reine de France, ou d’Angleterre4 ». Ce n’est pas l’avis de son père, qui lui interdit de la voir. En représailles, Aucassin fait grève : il ne veut « ni être chevalier, ni prendre les armes, ni aller au tournoi5 ». Pour tout arranger, Aucassin est en guerre avec lui-même. Sa personnalité comporte en effet des traits dits « virils », comme l’agressivité, et des traits jugés « féminins » : larmes faciles, apitoiement sur soi, manque d’initiative. Or ils ne se mélangent pas, ils alternent, si bien que ses rares décisions se concluent toujours par le découragement et les pleurs.
Son père, lui, est un homme déterminé. Il menace le vicomte de faire tuer Nicolette, et de le tuer, lui. Le vicomte enferme sa filleule. Tout le monde parle de la disparition de la jeune fille : Garin l’a-t-il fait assassiner ? Est-elle en fuite ? La rumeur parvient aux oreilles d’Aucassin, qui tâche d’intimider le vicomte pour qu’il lui rende Nicolette. C’est un échec. Alors il se retire, malheureux (« dolans »), se réfugie dans sa chambre, et y pleure. Entre-temps, la guerre avec Valence a pris un tour critique. Quant au conflit familial, il va atteindre un point de non-retour. Alors que tout Beaucaire tente de défendre la cité maintenant assiégée, père et fils poursuivent leur bras de fer. Puis Aucassin se ravise et propose à son père un marché : s’il l’autorise, à son retour, à voir Nicolette, il se battra. Le père y consent.
L’auteur parodie alors les exploits de Lancelot. Échappant de justesse à la mort, Aucassin capture Bougar et le livre à son père, nous apprenant à cette occasion que la guerre durait depuis vingt ans (plus que son âge). Mais Garin ne tient pas parole. Il menace de mort Nicolette, et même son propre fils. On s’attend à un éclat de la part d’Aucassin. Or c’est avec mépris qu’il lui répond : « Cela m’afflige qu’un homme de votre âge mente6 ». Puis il libère Bougar sous condition : « Jurez-moi, dit Aucassin, qu’aussi longtemps que vous vivrez vous ne perdrez pas une occasion de faire à mon père tout le mal possible, à sa personne et à ses biens7 ». La scène a beau être drôle, elle est grave : c’est un parricide par procuration. Pourtant, dès son retour (il a escorté Bougar), Garin le fait jeter en prison sans qu’il oppose la moindre résistance. Il n’essaie pas de s’évader : il pleure.
L’histoire serait dans l’impasse sans Nicolette. Comme Aucassin, dont elle est presque la jumelle, Nicolette présente des traits « féminins » (surtout la « douceur » : c’est pour Aucassin sa caractéristique), et des traits « virils » : détermination, inventivité, courage. Mais, chez elle, ils fusionnent harmonieusement. Tandis qu’Aucassin continue de se lamenter, elle s’évade, au moyen d’une corde improvisée, de la tour où elle était enfermée, après avoir coquettement revêtu sa plus belle robe, son intention étant d’aller faire ses adieux à son ami. Elle traverse un Beaucaire où patrouillent les archers du guet (la police de l’époque), qui ont reçu l’ordre de la tuer, parvient jusqu’à la prison d’Aucassin, et, à travers une fente du mur, lui dit son intention de s’exiler. Il lui fait une scène de jalousie ! Un guetteur voit les assassins et prévient adroitement Nicolette. Elle leur échappe et gagne la forêt où elle bâtit une hutte pour y attendre Aucassin.
À nouveau une rumeur parcourt le comté : Nicolette est-elle morte ou en fuite ? Elle parvient cette fois aux oreilles du comte, qui, tout content, libère son fils et donne même une fête. Aucassin reste à l’écart, accablé de douleur. Un chevalier s’approche alors et lui suggère amicalement d’aller se distraire en forêt : peut-être y trouvera-t-il remède à son mal ? (à l’évidence, ce chevalier en sait long). Aucassin suit son conseil. En chemin, il rencontre un bouvier de son âge, le dernier des misérables, mais qui ne s’apitoie que sur sa mère, chez qui on est venu saisir, en l’arrachant de dessous son dos, jusqu’au matelas sur lequel elle gisait. Enfin, il parvient à la hutte et s’y glisse, après avoir trouvé moyen de faire une chute de cheval stupide et de se démettre une épaule ! Nicolette l’y rejoint et le guérit.
Fuite dans la forêt et hutte sont autant de clins d’œil à la légende de Tristan, sauf qu’ici c’est l’héroïne qui construit la hutte. Un singulier abri, tout tapissé de fleurs de lys, son emblème8, sa chair en ayant la blancheur et l’éclat. La réunion dans la hutte de fleurs est une métaphore courtoise de l’union charnelle. À ce tournant du récit, arrêtons-nous pour un bilan.
Synthèse
Beaucaire est une société patriarcale brutale, presque aussi cloisonnée qu’un système de castes, où seuls comptent les aristocrates mâles. Le comte Garin, qui y détient le pouvoir, est un tyran. Un tyran domestique, pour son fils, et pour sa femme, dont nous n’avons pas encore parlé, tant son rôle est mince : elle répète comme un perroquet le discours marital. Une seule fois, une modeste concession montre qu’elle n’y adhère pas vraiment : « Bien sûr, Nicolette est charmante et gaie9… ». Elle doit être seule avec Aucassin, car, en présence de son mari, elle ne se la permettrait pas. Dans leur couple, elle n’a pas voix au chapitre, et n’a jamais pu être une alliée pour son fils, qui, de son côté, en bel égoïste qu’il est alors, ne semble pas s’être soucié de ce qu’endurait sa mère (alors que le bouvier, si).
Mais Garin tyrannise aussi ses vassaux, qui souffrent, du plus haut au plus bas de l’échelle, du vicomte au pauvre bouvier, dans un comté en guerre depuis vingt ans…
Aussi les amants hors-la-loi suscitent-ils intérêt et sympathie. Les rumeurs le prouvent, bien que deux personnes seulement (le guetteur et le chevalier) osent désobéir au comte en les aidant. Ils le font avec discrétion, nul, à Beaucaire, ne pouvant se rebeller ouvertement, puisque gens d’armes et justice sont aux mains du comte : c’est lui qui a donné ordre de tuer Nicolette, et c’est sa conception du Droit qu’appliquent ceux qui confisquent son matelas à une pauvre vieille, pour rembourser la dette de son fils.
Et le pire est que le monde « réel » tout entier semble bâti sur ce modèle. Car, à côté de Beaucaire, il y a Valence, et à côté du comte Gar-in, le comte Bou-gar. La répétition de la syllabe « gar », en chiasme, syllabe qui elle-même, dès les premiers mots du récit, fait écho au mot « guerre », montre que c’est du pareil au même : « Le comte Bougar de Valence faisait la guerre au comte Garin de Beaucaire10 ». Seule différence : Garin est une brute rusée, Bougar une brute épaisse. Ses vassaux et sa famille, car il en a sûrement une, doivent souffrir autant que ceux de Garin. Ce monde de brutes, Aucassin, qui n’aspire qu’à la « douceur » de Nicolette, s’apprête à le quitter avec elle. Mais, avant cela, l’auteur nous a ménagé une surprise.
Celle d’un Aucassin méconnaissable, « viril », qui, au sortir de la hutte de fleurs, enfourche son cheval, et, Nicolette dans ses bras, sur l’arçon de sa selle, prend en charge leur destin. En deux vers, son coursier les transporte de la forêt au bord de la mer, où Aucassin hèle un navire marchand et négocie leur passage à bord. Mais le navire est pris dans une tempête. Il perd son cap, erre au gré des flots, finit par aborder un rivage inconnu.
Le royaume de Torelore
Sitôt à terre, Aucassin apprend qu’il se trouve au royaume de Torelore. Son roi est-il en guerre ? demande-t-il. –Oh oui ! et une « grande » guerre ! Sur quoi, satisfait, dirait-on, il monte à cheval, et, l’épée ceinte, Nicolette dans ses bras, prend la direction du château royal.
Arriver dans un pays en guerre n’est pourtant pas réjouissant. Sauf pour les héros de la littérature de ce temps, quand leur seigneur les persécute. Comme Tristan, banni par Marc, ou encore Éliduc (chez Marie de France), ils s’en vont à l’étranger « soldees querre », louer leurs talents militaires à un prince en guerre11. Telle est manifestement l’intention d’Aucassin : sa question sur l’état du royaume et l’épée qu’il arbore au côté le prouvent. C’est donc un Aucassin totalement « viril » qui va être confronté à Torelore. Aux abords du château, il demande à voir le roi. On lui dit qu’il a accouché (« il gissoit d’enfent »). –Et où est sa femme ? – À la guerre, où elle a conduit tous ceux du pays12. Aucassin est ébahi.
Scène suivante : la chambre royale, où entre Aucassin, toujours l’épée au côté, ayant laissé Nicolette s’occuper dehors de sa monture. Le roi est couché et, à Aucassin qui l’apostrophe grossièrement : « Dis donc, espèce de fou, que fais-tu là13 ? », il répond dignement :
J’ai accouché d’un fils.
À la fin du mois,
Quand je serai bien remis,
J’irai à la messe,
Comme le fit mon aïeul,
Puis je reprendrai vaillamment ma grande guerre,
Contre mes ennemis.
Je n’y renoncerai pas14 !
Furieux, Aucassin arrache les draps du lit, prend un bâton, et se met à frapper le roi, qu’il traite de « sale fils de pute », menaçant de le tuer s’il ne lui jure pas que « plus jamais aucun homme n’accouchera sur ses terres15 ». Que pourrait faire le roi contre un fou armé ? Il jure donc et accepte de conduire Aucassin sur le champ de bataille. Le héros n’a donc rien changé à son intention première : mettre son épée au service d’un prince.
La reine et l’armée sont là, et le combat fait rage, tous ayant apporté leurs munitions : des fromages frais, des pommes blettes, des œufs, et de grands champignons des prés. Est vainqueur celui qui trouble le plus l’eau du gué. La première stupeur passée, Aucassin éclate de rire. Il demande au roi s’il veut qu’il le venge de ses ennemis. Celui-ci ayant donné son accord, Aucassin tire son épée et, se ruant sur ces inoffensifs adversaires, en fait un sanglant carnage… Horrrifié, le roi l’arrête. Aucassin s’en étonne. Et le roi : « Ce n’est pas notre coutume de nous tuer les uns les autres16 ». Les ennemis s’étant enfuis, on rentre au château. Mais les gens de Torelore veulent que leur roi expulse Aucassin. Pas Nicolette. Elle a l’air si noble qu’on devrait la marier au prince aîné.
Heureusement, Nicolette intervient. Pour un peu, on l’aurait oubliée, l’auteur, tandis qu’il « virilisait » Aucassin, ayant fait d’elle, en parallèle, un personnage muet, cantonné à ces tâches subalternes qui, même dans les œuvres courtoises, sont souvent celles des amies des héros : garder les chevaux, par exemple17. Un comble : Aucassin, croyant partir en guerre, l’avait laissée « dans les appartements de la reine18 »… où la reine n’était pas ! Nicolette chante au roi son amour pour Aucassin : elle ne veut pas du prince. Tout est réglé. Nous n’en saurons pas plus. Une ellipse nous apprend juste qu’ils vécurent trois ans à Torelore, dans un parfait bonheur.
Mais la violence les y rejoint, sous la forme de pirates sarrasins qui s’emparent du château et le pillent. Les héros sont capturés et embarqués sur des navires différents, qu’une autre tempête sépare. Aucassin arrive à Beaucaire, Nicolette à « Cartage » (Tunis ou Carthagène). Interrompons encore leurs aventures pour voir comment les médiévistes ont réagi à l’épisode de Torelore.
Réception et interprétations de Torelore (du xviiie s. au xxe)
Du xviiie siècle jusqu’au début du xxe, il a suscité un rejet presque unanime : « Fiction misérable19 », « épisode […] ennuyeux autant qu’absurde20 », « pauvretés21 ». Aussi les traducteurs ont-ils choisi, dans leur écrasante majorité, de le supprimer. Nous prendrons trois exemples, un par siècle.
Censure
En 1779, Legrand d’Aussy coupe le texte depuis l’arrivée à Torelore (xxviii) jusqu’à la fin du plaidoyer de Nicolette (xxxiii) :
Une horrible tempête qui survint les obligea de gagner le port du château de Torelore. Le damoiseau resta trois ans dans cette ville, au comble de la joie, car il avoit avec lui Nicolette, sa douce amie qu’il amoit tant. Mais une flotte sarrasine vint troubler ce bonheur22.
Un appel de note, après le mot « Torelore », renvoie à la fin du livre. L’auteur y signale qu’il a supprimé un épisode. Il le résume dédaigneusement en deux lignes.
En 1878, A. Bida coupe encore plus haut : à quoi bon débarquer les amoureux à Torelore, s’il ne doit rien s’y passer ? Il les amène donc de la forêt au rivage de Beaucaire, où les Sarrasins viennent les cueillir comme des fleurs :
Aucassin descend de cheval avec sa mie, comme vous avez ouï et entendu. Il tient son cheval par la bride et sa mie par la main. Et ils commencent à marcher sur le rivage. Pendant qu’il était en telle aise et en tel plaisir, car il avoit avec lui Nicolette, sa douce amie qu’il amoit tant, une troupe de Sarrasins débarque sur le rivage23.
La fin de l’ouvrage comporte toutefois une édition intégrale d’Aucassin et Nicolette. Le lecteur pourrait y prendre connaissance de Torelore, à condition d’être capable de lire dans le texte une œuvre aussi ancienne, qui fourmille de traits picards. Ce qui revient à en réserver la lecture aux happy few.
En 1901, G. Michaut opte pour un compromis : il traduit Torelore, mais le rejette en Appendice, et, pour boucher le trou dans le texte, invente un résumé d’où est éliminé tout ce qui fait l’intérêt de l’épisode24. Des crochets indiquent cependant qu’il a été modifié :
[Là, Aucassin se montra baron preux et avisé en mainte aventure, et Nicolette, sa mie, fut admirée de tous, car elle semblait bien femme de haut lignage ; et le roi et la reine les gardèrent avec eux25.]
On voit que les traducteurs ont ressenti une gêne croissante à manier les ciseaux.
Hypothèse du manuscrit lacunaire
Alors qu’ils raccourcissaient le texte, G. Paris aurait voulu le rallonger. Il croit à une lacune dans le manuscrit et reconstitue ainsi les passages « perdus » :
Aucassin avait appris (sans doute par Nicolette) les mauvais desseins du roi, les avait prévenus en le chassant ou en le tuant avec tous les siens et était resté maître du château de Torelore26.
L’hypothèse a fait long feu, et, de nos jours, on ne supprime plus Torelore. Un autre moyen a été trouvé pour éliminer ce qui en fait le scandale : son roi. Un roi pire que fainéant : féminin. Il suffit de faire de lui un simulateur. C’est la théorie de la « couvade ».
Hypothèse de la couvade
Le mot, et la coutume qu’il désigne, ont été popularisés en 1658 par un récit de voyage dû au pasteur Ch. de Rochefort, qui l’avait vu pratiquer par les Indiens des Caraïbes :
Mais voicy la brutalité de nos Sauvages, dans leurs réjouissances pour l’acroissement de leur famille. C’est qu’au même tems que la femme est delivrée le mary se met au lit, pour s’y plaindre & y faire l’acouchée : coutume, qui bien que sauvage et ridicule, se trouve neantmoins a ce que l’on dit, parmy les paysans d’une certaine Province de France. Et ils appellent cela faire la couvade27.
Cette province, c’est le Béarn. « Couvade » est la francisation de coubade, mot béarnais facétieusement emprunté au lexique de l’ornithologie (car, dans cette coutume, comme chez certaines espèces d’oiseaux, le mâle couve, mais il ne pond pas).
Mais qui donc, le premier, a fait du roi de Torelore un homme en couvade ? Legrand d’Aussy, en 1779, dans la note évoquée plus haut, car il avait lu Rochefort28. Quant à la couvade, en tant que coutume ethnologique, elle passionna l’Europe entière29. Les lettrés, complétant la liste dressée par Legrand d’Aussy (qui signalait que Strabon et Diodore de Sicile avaient observé des pratiques semblables), y rajoutèrent les noms d’Apollonius de Rhodes, de Nymphodore de Syracuse, de Marco Polo… À quoi se joignirent les témoignages de voyageurs, d’ethnologues, attestant qu’elle existait toujours chez les Galibis de Guyane, les Indiens du haut Maroni et de l’Oyapock, au Tonkin, et encore, en plein xixe siècle (mais sous une forme très atténuée), au Béarn30. On comprend que tant d’éminents médiévistes se soient ralliés à une thèse si commode, qui avait pour elle le prestige de la science et de l’érudition (H. Suchier, G. Paris, M. Roques, O. Jodogne, J. Dufournet…). Remarquons que cela n’avait pas empêché les premiers traducteurs de juger l’épisode de Torelore détestable, ni de le censurer, et que, chez les derniers, qui le trouvent drôle, on gauchit parfois le sens du texte pour qu’il cadre avec cette théorie. Par exemple en traduisant « il gissoit d’enfent » par « il venait d’être père31 ». « Il venait d’être mère » serait plus juste, l’expression « gesir d’enfant », à la seule exception d’Aucassin et Nicolette, ne s’employant que pour les femmes32. Selon le contexte, elle signifie « accoucher », ou « garder le lit après l’accouchement ».
Nous récusons la théorie de la couvade, cette vieille lune. Comment un écrivain de cette époque en aurait-il eu connaissance ? On avança que Strabon l’avait observée chez les Celtibères, c’est-à-dire les Basques, et qu’au xixe siècle elle se pratiquait encore tout près, au Béarn. S’il n’y avait pas eu solution de continuité, l’auteur d’Aucassin et Nicolette aurait pu en entendre parler : l’action ne se passe-t-elle pas surtout en Provence ? Oui, mais il était du nord (ce point a toujours fait l’unanimité chez les critiques), et il n’a sûrement jamais mis les pieds dans le sud, sans quoi il ne verrait pas en Beaucaire un comté (ce n’en était pas un), et ne le situerait pas au bord de la mer, à côté d’une épaisse forêt. Mais surtout, que viendrait faire une couvade dans Aucassin et Nicolette ? Car l’œuvre n’est pas tendre pour le pouvoir patriarcal, et elle témoigne d’une telle sympathie pour la féminité que J. Dufournet la qualifie d’« hymne à la femme33 ». On ne peut en dire autant de la couvade.
Longtemps les savants s’efforcèrent de ne pas le voir. Ç’aurait été une forme d’adoption, une manifestation d’instinct paternel, une pratique magique visant à protéger l’enfant… Si bien qu’il fallut attendre E. B. Tylor, le fondateur de l’anthropologie culturelle, pour entendre un autre son de cloches. Dans son ouvrage majeur, Primitive Culture (1871), partant du fait qu’elle a été observée sur tous les continents, il en déduit que l’humanité entière l’a jadis pratiquée. C’est pour lui un témoin capital du coup d’État planétaire, advenu aux temps préhistoriques, par lequel les hommes confisquèrent le pouvoir aux femmes, remplaçant le matriarcat par le patriarcat34. Elle est préjudiciable à la santé des vraies accouchées35. Bruno Bettelheim n’y voit ni sympathie, ni compassion des hommes pour les femmes, mais un désir jaloux de récupérer à leur profit le mystère de la maternité36.
Enfin, la couvade n’explique pas la guerre de comestibles mous. Or elle lui est si étroitement liée que jamais aucun censeur n’a pu supprimer l’une en gardant l’autre. Aussi a-t-on proposé une autre hypothèse.
Hypothèse carnavalesque
Les bizarreries de Torelore relèveraient des rituels de Carnaval, où batailles d’aliments et mascarades sont fréquentes. En présence du roi, Aucassin, « jusque-là l’homme efféminé par excellence », réagirait positivement contre « cet homme-femme qu’il ne veut plus être37 ».
La « virilisation » d’Aucassin a commencé avant. Son comportement face au roi, dont il est l’hôte, est celui d’un fou grossier, et, si c’est être « efféminé » que d’espérer en pleurant, nous verrons qu’à la fin, sur ce plan-là, il n’a pas changé.
Du xviiie siècle à nos jours, les critiques ont donc tous écarté une hypothèse : que le roi ait vraiment accouché. C’est la nôtre. Elle fait de Torelore un monde utopique38.
La royauté utopique de Torelore
L’auteur s’est pourtant ingénié à le faire comprendre.
Un pays de nulle part
Si peu réalistes que soient Beaucaire, Valence et Carthagène, ce sont des villes réelles. Torelore, c’est un refrain de chanson, l’équivalent de « tra-deri-dera ». Ce n’est nulle part. Comme dans bien des mondes utopiques, on y arrive par hasard, et, quand on le quitte, on ne peut pas y revenir, faute de savoir où c’est. Les tempêtes, qui encadrent le séjour des amants, servent justement à brouiller les cartes… marines. On pense à une île. Pas parce que héros et pirates l’atteignent par voie de mer : bien des pays, qui ne sont pas des îles, ont des frontières maritimes. À cause de la stupeur avec laquelle les gens de Torelore découvrent les coutumes du monde d’où vient Aucassin, comme s’ils n’avaient jamais eu de contacts avec lui. Sinon, le décor est juste suggéré, personne n’est décrit. Par bien des aspects, Torelore ressemble à Beaucaire (la meilleure preuve en est qu’au début, en y débarquant, Aucassin n’avait rien noté d’insolite). Leurs points communs servent précisément à souligner leurs différences, en un jeu de symétrie spéculaire.
Torelore versus Beaucaire
Torelore, Beaucaire : deux villes au bord de la mer, et, dans chaque ville, un château. Dans chaque château, un couple noble ayant des garçons. Un à Beaucaire, deux à Torelore (le bébé, et un prince en âge d’être marié). Comté et royaume sont en guerre, comte et roi dans l’incapacité physique d’en assumer le commandement. Mais, à Torelore, les rois donnent la vie, ce qui change tout.
Pourquoi Garin est-il odieux avec les femmes ? Toutes les femmes, de la comtesse son épouse à la misérable mère du bouvier. Parce qu’à ses yeux ce sont des êtres inférieurs. La maternité ne leur confère aucun prestige, puisque, pour la médecine de l’époque, leur rôle dans la conception est le plus bas qui soit : elles n’apportent que la matière. C’est le sperme, qui, informant cette matière informe, lui donne la vie et l’âme. Pour l’Église médiévale, l’accouchement est une souillure. Il répugne tant aux théologiens qu’ils le décrivent sous un jour atroce pour rappeler les pécheurs à leur néant39.
Le roi de Torelore, par sa faculté de mettre les enfants au monde, qu’il évoque avec dignité, s’apparente biologiquement aux femmes. Pourquoi les mépriserait-il ? C’est à la reine qu’il s’en remet pour la conduite de sa « guerre » (à la mode de Torelore), bien qu’il ait un fils adulte. Alors que Garin a poussé son fils unique dans une vraie guerre, où il a failli être tué. Jamais le roi ne mettrait en danger la vie de quiconque. Dans son pays, la vie est sacrée. Leurs lois tiennent en Une, d’une gravité biblique, puisqu’elle opère une synthèse entre le Premier Commandement de Moïse (« Tu ne tueras point ») et le précepte christique essentiel (« Aimez-vous les uns les autres ») : « Ce n’est pas notre coutume de nous tuer les uns les autres. ».
À Torelore, certains mots n’ont pas le même sens que dans le monde réel, à commencer par « guerre ». Les gens de Torelore sont pacifistes. Le roi n’autorise Aucassin à se battre qu’à cause d’un malentendu linguistique. Dès qu’il s’en rend compte, il l’arrête. « Guerre » désigne des activités de plein air, ludiques et sportives40. Pas des tournois : ceux d’alors sont brutaux et sanglants (raison pour laquelle Aucassin refusait d’y aller). Des sortes de matchs, où il est impossible d’être blessé, tous les projectiles étant mous ou fragiles… mais salissants. Le but du jeu est transformer le gué en boue. On imagine l’aspect du terrain et celui des joueurs à la fin de la partie ! On s’explique aussi l’enthousiasme joyeux du roi (qui doit s’embêter dans son lit), à l’idée de repartir en « guerre41 ». La preuve qu’il s’agit bien d’un jeu est que les gens de Torelore sont indignés de la façon dont Aucassin a traité leurs ennemis (c’est-à-dire l’équipe adverse), et demandent à leur roi de le chasser.
À son tour, « roi » ne signifie pas « monarque ». Les « gens du pays » ont accès direct à leur « roi », lui font leurs doléances, lui donnent des conseils, même sur le mariage de son fils (qui oserait en donner à Garin, surtout sur ce sujet ?). « Roi » désigne un Arbitre, veillant au respect de la Loi et réglant les litiges, tel celui qui oppose ses « gens » à Aucassin. En cas d’incapacité, la « reine » le remplace. « Reine » n’est donc pas le féminin de « roi » (qui lui-même est « féminin »). C’est son suppléant (sa suppléante ?).
Et si le « roi » n’en est pas un, son « royaume » n’est pas un État monarchique. Parmi les « gens », nulle mention de nobles, de vilains, de riches, de pauvres, ni même d’hommes et de femmes (seraient-ils hermaphrodites ?). On accède peut-être à la « royauté » par plébiscite : la noblesse innée de Nicolette fait que les « gens » du pays la voudraient pour future reine, alors qu’ils ignorent ses origines (ce qui prouve qu’ils s’en moquent). Leur « roi » n’est pas d’accord : ce serait un mariage forcé, et rien n’est plus étranger à ce peuple que la contrainte. On laisse le couple vivre son amour dans une totale liberté : « dans un grand bonheur et un grand plaisir42 ».
Torelore mérite son nom : c’est un doux et joyeux pays, où il fait bon vivre.
Et, comme il l’avait fait pour Beaucaire avec Valence, l’auteur laisse deviner, en arrièreplan, un autre « royaume », avec un autre « roi » et une autre « reine », « ennemis » de ceux de Torelore, c’est-à-dire en fait semblables à eux, puisqu’ils ont la même conception de la « guerre ». Tout un monde utopique heureux43, où les héros finiraient leurs jours, si l’écrivain ne les en arrachait brutalement pour les reconduire dans le monde « réel ».
Retour à Beaucaire
Les navires sarrasins les ramènent chacun dans leurs villes natales, où ils sont reconnus et fêtés. Aucassin, à Beaucaire. Il est conduit en triomphe au château et, son père étant mort, devient le nouveau seigneur. Nicolette, à Carthagène, qu’elle reconnaît pour sa ville, se souvenant soudain qu’elle est la fille de son roi. On la couvre d’honneurs, mais on veut la marier à un prince. Tandis qu’Aucassin espère en pleurant le retour de Nicolette, Nicolette déploie une énergie farouche pour rejoindre Aucassin. Elle apprend à jouer de la vièle, se déguise en jongleur, passe la mer jusqu’en Provence, poursuit sa route à pied, et parvient enfin à Beaucaire, où, tel Tristan devant Yseut, elle chante devant Aucassin, qui ne la reconnaît pas, et dont elle ne se fait pas reconnaître, leur propre histoire.
On pourrait se croire revenu au point de départ, avec un Aucassin à nouveau un peu mou, et une Nicolette hyperactive. Erreur, car Beaucaire a changé. Aux scènes de dévastations du début a succédé un décor verdoyant et fleuri, où chantent les oiseaux. Le comté est en paix et le restera. Les rapports entre comte et vassaux ont changé. On tremblait devant Garin. Aucassin, lui, siège paisiblement autour de ses « barons ». Mais, le plus frappant, c’est la considération que le nouveau seigneur de Beaucaire a pour les femmes. Pour bien montrer que, du monde qu’incarne Garin, il voudrait faire table rase, l’auteur a supprimé la génération précédente : comte, comtesse et vicomte, n’épargnant qu’un personnage, dont on découvre alors seulement l’existence : la vicomtesse. Une fois veuve, elle ne s’est pas remariée, et Aucassin ne l’a pas obligée à le faire. Depuis Torelore, il désapprouve les mariages forcés et sait qu’un fief ne tombe pas en quenouille pour échoir aux mains d’une femme.
Aucassin a intériorisé Torelore
Aucassin était né dans une région en guerre et avait toujours connu la violence. Sa part « féminine », la plus importante, en avait horreur, même s’il lui arrivait d’y avoir recours, mais toujours, paradoxalement, pour obtenir la « douceur » de Nicolette (de son père ou du vicomte). Il était pétri de contradictions, déchiré et malheureux. Pourtant, en sortant de la symbolique « hutte de fleurs », nous l’avons vu, non sans étonnement, envisager de faire de la guerre son métier. Pauvre Aucassin ! Après ce qui s’était passé entre Nicolette et lui, il se sentait un mari et un père en puissance. Or il n’avait pas d’autre modèle de père et de mari que son père, qu’il haïssait au point de désirer sa mort (et qu’il ne pleurera pas). Torelore a donc été pour lui un choc avant d’être une délivrance. Sa réaction violente n’a duré qu’un jour. Il s’y est adapté et y a vécu heureux trois ans. À Torelore, Aucassin a rencontré un homme bien plus féminin que lui, féminin jusque dans son rôle biologique, et pour qui c’est normal. Un père qui est une mère. Et un vrai chrétien. Aucassin a compris que s’il pouvait garantir la paix, c’est qu’il l’incarnait dans sa personne. Aucassin s’est alors accepté tel qu’il était. Désormais en paix avec lui-même, il en fait bénéficier son comté à son retour.
Il ne reste plus qu’à réunir les héros. De façon significative, c’est à la vicomtesse, cette femme pleinement maîtresse de sa personne et de ses biens, qu’en est laissé l’honneur. Des soins de beauté intensifs et de riches atours ayant rendu à Nicolette toute sa beauté, elle conduit Aucassin dans ce qui est désormais sa maison à elle, où l’attend, sur un siège si richement paré qu’il a des allures de trône, une Nicolette en majesté.
Une utopie, si tôt dans notre littérature ? Cela n’a rien d’étonnant
Avant Aucassin et Nicolette, le Moyen Âge avait déjà produit des récits dont les héros abordaient dans des îles fabuleuses. Mais il s’agissait de voyages (souvent effrayants) dans l’audelà, alors que la « chantefable » nous parle du bonheur ici-bas44.
De plus, l’utopie déborde le cadre de Torelore, puisque, de retour à Beaucaire, au lieu de porter en lui la nostalgie de ce monde perdu, Aucassin met en pratique, dans les limites de son comté, ce qu’il y a appris et en est réalisable (l’égalité des sexes à défaut de leur indifférenciation, par exemple). Beaucaire devient alors à son tour un lieu utopique, un îlot de douceur dans un océan de violence. Et, ce gouvernement modèle, l’écrivain rêve de le voir adopter par l’ensemble du royaume, puisque Nicolette est digne d’être reine de France et qu’elle a pour emblème la fleur de lys (et, peut-être, de le voir ensuite se propager dans le monde entier, Nicolette méritant aussi les couronnes d’Angleterre, du Saint-Empire, de Constantinople…).
Il l’a dit dès le Prologue : ce monde est malade. Tout de suite, il a nommé la maladie : « guerre ». Pour que la France soit heureuse et en paix, il faudrait à sa tête un couple tel qu’Aucassin et Nicolette. Ils règneraient à deux et avec douceur, s’étant mariés librement, par amour, sans souci de rang social. L’ambition ne serait pas leur fait. Car si Aucassin a toujours préféré Nicolette aux riches partis que voulait lui voir épouser son père, Nicolette a refusé deux trônes pour s’unir à Aucassin. Pour y parvenir, bien des choses doivent être réformées. L’éducation des jeunes gens nobles, qui vise alors tout entière à en faire des guerriers.
La littérature aussi est pointée du doigt, car, même devenue courtoise, elle célèbre toujours le culte de la prouesse et ne remet pas en cause l’institution du mariage, tel qu’il est alors conçu : une affaire de familles. D’où le recours à la parodie, qui prend surtout pour cibles les héros les plus célèbres de ce temps : Lancelot et Tristan. Elle devient féroce à l’arrivée d’Aucassin à Torelore, puisqu’en voulant se comporter comme dans les romans, il se conduit comme un fou, et relègue Nicolette dans son ombre.
Aussi, pour donner le bon exemple, l’auteur écrit-il Aucassin et Nicolette : une œuvre si « douce »…