Dans le cadre d’un séminaire transversal visant à approfondir l’origine d’une « autorité déclinée au féminin » grâce à des exemples de « Reines, princesses, favorites… », la littérature courtoise en langue de sì pouvait offrir de nombreuses figures féminines intéressantes (dames célèbres dont les « gestes » provenaient souvent de récits en langue d’oc ou d’oïl comme pour le Tristano et la Tavola rotonda1). Nous avons préféré choisir la première grande œuvre poétique médiévale spécifiquement italienne, bien qu’il ne s’agisse pas ici de se référer au sens particulier du mot auctoritas dérivé de auctor2, sens pourtant le plus répandu au Moyen Âge3. L’optique suggérée par le titre du séminaire nous conduit à envisager d’abord l’autorité au sens de « souveraineté », comme dans l’opuscule très connu de Dante, La Monarchia, où est posée la question cruciale pour l’époque du fondement de l’auctoritas du Monarque4.
« Humble et élevée plus que les créatures » (Paradis XXXIII, 2)5.
En quelques mots, Dante synthétise dans la prière finale de saint Bernard6 le grand paradoxe qui caractérise la figure de la Vierge Marie : en effet, après sa mort, cette modeste jeune fille de Galilée fut progressivement considérée comme une reine dont les pouvoirs pouvaient s’étendre bien au-delà de ceux des autres reines. Les Pères de l’Église et les théologiens se basèrent avant tout sur le premier chapitre de l’Évangile de Luc pour développer cette interprétation. Dans le récit de l’Annonciation, l’ange Gabriel commence par s’adresser à elle en précisant qu’elle est « comblée de grâces », puis il lui dit que Dieu l’a choisie pour enfanter l’héritier du trône de David, que cet enfant va être appelé « Fils du Très-Haut » et que son « règne n’aura pas de fin » ; juste après, dans le récit de la Visitation, Élisabeth salue déjà sa cousine en l’appelant « mère de mon Seigneur » (cf. Luc 1, 26-33 ; 43). Cette perception d’une souveraineté implicite de Marie sera confirmée par la proclamation de sa maternité divine à Éphèse en 431 où, pour réfuter le nestorianisme, l’Église affirma l’indissolubilité des deux natures du Christ, à la fois vrai homme et vrai Dieu. À cette même occasion, sa mère fut appelée Theotokos (« Mère de Dieu »). Puisque dans la culture orientale des premiers siècles du christianisme la mère d’un souverain jouissait d’une autorité propre ; on représentait déjà Marie en impératrice, par exemple dans les peintures des catacombes. Culture populaire et exégèse conjugueront ainsi leur point de vue pour donner naissance au type de la Vierge souveraine, somptueusement représentée par exemple au vie siècle dans une mosaïque de Saint-Apollinaire-le-Neuf à Ravenne (Dante pourra les admirer durant l’ultime étape de son exil, bien des siècles plus tard), et cette vision continuera de s’enrichir tout au long du Moyen Âge7.
Comment Dante a-t-il fait jouer une autorité féminine si particulière dans son œuvre majeure ? À l’image du paradoxe déjà cité, nous verrons que La Divine Comédie présente celle que l’on appelait désormais la « Reine du ciel8 » à la fois comme l’adjuvant le plus puissant du récit et comme l’humble personnage de sa propre histoire terrestre. Il s’agira pour nous d’analyser la fonction de chacun de ces deux aspects apparemment contradictoires, et de mettre en évidence le lien que Dante a voulu établir entre les deux9.
Lorsque Dante évoque pour la première fois la Vierge Marie dans son récit, il ne la met pas en scène directement et ne dit même pas son nom : c’est au chant II de l’Enfer, au moment où Virgile cherche à convaincre le protagoniste de continuer à le suivre, alors que la tombée de la nuit a fait resurgir toutes les peurs qui semblaient s’être évanouies quand il lui avait offert son aide. Pour lui faire comprendre que c’est Béatrice en personne qui est descendue dans les limbes et l’a supplié d’intervenir, mais que cette démarche surprenante l’avait lui-même convaincu parce qu’elle avait été ordonnée par une autorité céleste plus importante, Virgile rapporte fidèlement les paroles qu’il a entendues, avec cette allusion célèbre à la noble Dame du ciel qui ne sera pas nommée en enfer :
Dame est aux cieux gentille, si émue
de l’empêchement pour lequel je t’envoie,
qu’elle a fléchi là-haut le dur jugement (Enfer II, 94-96)10.
Il est en fait inutile de préciser son nom car elle est immédiatement identifiée par ses deux caractéristiques principales : sa compassion pour tout homme en situation de péril mortel (l’« empêchement » dont il est question correspond au moment où le protagoniste était refoulé vers la forêt de la perdition par trois bêtes sauvages, figurant l’orgueil, la luxure et la cupidité), et son pouvoir d’intercession, capable d’atténuer la sévérité du jugement divin. L’intervention de Marie manifeste ainsi le secours de la grâce prévenante, qui intervient en dehors de tout mérite et avant même d’être invoquée11.
Cette première apparition de Marie comme adjuvante du récit se réfère donc à sa fonction primordiale, l’intercession, qui se situe à la fois sur un plan juridique et théologique. Les termes italiens employés, giudicio (« jugement ») et frange (« rompre »), expriment en effet un concept juridique précis, la « cassation d’un jugement », dans un contexte théologique particulier : celui d’une femme qui a été choisie par Dieu de toute éternité pour engendrer le Sauveur12, et dont la sensibilité compatissante envers les hommes et leurs faiblesses la pousse à intervenir pour infléchir la justice divine. Au lieu de s’égarer à nouveau dans la forêt sauvage, Dante peut ainsi commencer un long parcours de purification à travers l’enfer et le purgatoire, en vue d’accéder à la félicité suprême du paradis. Le rôle que l’auteur attribue à la Vierge Marie permet de souligner que le voyage a bien été voulu par Dieu lui-même : ne craignant plus de se lancer dans une folle aventure comme dans l’exemple d’Ulysse rencontré plus loin, le protagoniste cède et se soumet à ce qui apparaît désormais comme un ordre donné par la Reine du ciel, qui s’est substitué à une première sentence plus sévère émise par le Roi. Cette grâce, accordée avant même que le protagoniste ne l’implore, devient aussitôt opérante puisque Marie demande à sainte Lucie d’intervenir en faveur de son protégé13 et que celle-ci s’adresse aussitôt à Béatrice qui s’empressera de solliciter Virgile, dans un flux ininterrompu d’initiatives suscitées par cette source incomparable de grâces, à l’image du célèbre « aqueduc des eaux du paradis » que saint Bernard avait empruntée à l’Ancien Testament pour la désigner14. Le choix de ces figures intermédiaires correspond à l’affection particulière que Dante a eu pour chacune d’elles pendant sa vie. La délicatesse et la justesse de ce choix veulent donc aussi refléter les qualités humaines de cette souveraine céleste. Marie agit par l’intermédiaire de mandataires qui lui sont entièrement dévoués : cela prouve qu’elle exerce bien les pouvoirs d’une reine et Dante veut le souligner en la choisissant comme première adjuvante de son récit.
Dans La Divine Comédie, le terme « reine » n’apparaît pourtant qu’en fin de parcours, mais à quatre reprises et dans chacun des trois derniers chants du Paradis15 : il indique à nouveau celle dont la puissance d’intercession peut obtenir toute grâce auprès de Dieu. Béatrice a repris sa place aux côtés de Rachel, et c’est la figure la plus célèbre pour sa dévotion mariale qui l’a remplacée : saint Bernard. La chaîne initiale des intermédiaires de la grâce (Dame dans le ciel, sainte Lucie, Béatrice et Virgile), qui avait permis d’arracher Dante à la perdition avant même qu’il ne pense à invoquer une quelconque bienfaitrice, se reforme par le bas, puisque c’est Béatrice qui a « mandé » saint Bernard aux côtés de son protégé, et remonte vers sa source, désignée désormais de façon extrêmement explicite comme la « Reine du ciel ». Sa fonction royale est donc soulignée par cette quadruple occurrence très rapprochée.
Dans la première, saint Bernard se fait reconnaître par Dante en se présentant comme un intercesseur privilégié auprès d’elle puisqu’il est son féal tout brûlant d’amour :
Et la reine du ciel, pour qui je brûle
d’amour tout, nous en accordera la grâce,
parce que je suis son fidèle Bernard (Par. XXXI, 100-102)16.
Puis il indique à Dante sa place de Reine au sommet des gradins, elle vers qui se tournent tous les cœurs de ses sujets, pleins d’obéissance et de dévotion :
Regarde les cercles, jusqu’aux plus lointains,
afin d’y voir siéger la reine à laquelle
ce royaume est sujet et dévoué (Par. XXXI, 115-117)17.
La troisième fait partie d’une question que Dante pose à propos de l’ange qui fixe amoureusement du regard celle qu’il appelle « notre reine » :
« Quel est cet ange qui, en joueuse joie,
tient les yeux fixés dans ceux de notre reine,
si enamouré qu’il paraît de feu ? » (Par. XXXII, 103-105)18.
La dernière se situe après la prière finale, et constitue une requête spéciale que le saint adresse à cette reine qui, à l’image du Roi des rois, « peut ce qu’elle veut » :
« Encore je te prie, reine qui peux
ce que tu veux, de lui garder toujours saines,
après qu’il a tant vu, ses aspirations » (Par. XXXIII, 34-36)19.
C’est la répétition d’une expression similaire qui avait calmé Charon20, puis Minos21, ouvrant à Dante l’accès aux enfers, et qui ouvre ici l’accès à la vision directe de Dieu, comme une véritable « porte du ciel », autre célèbre image de Marie transmise dans les hymnes liturgiques22. Cette mise en évidence des pouvoirs extrêmement vastes de la Reine du ciel permet de déceler la marque de sa prévenance à plusieurs autres moments cruciaux du récit. Deux épisodes en particulier retiendront notre attention car ils présentent des analogies intéressantes : lorsque Dante est transporté dans son sommeil jusqu’à la porte du purgatoire par sainte Lucie (Purgatoire IX, 10-63), et lorsque l’intervention rapide d’une sainte venue du ciel rompt le charme de la « femme bègue » (femmina balba) apparue en songe et transformée en sirène par le regard prolongé de Dante (Purg. XIX, 1-33). Les deux scènes se déroulent à l’aube, au moment où les rêves acquièrent une signification profonde car ils ressemblent à des visions divines ou prophétiques.
Au cours de la première, Dante a l’impression de voir apparaître dans son sommeil un aigle aux plumes d’or, qui tourne au-dessus de lui quelques temps avant de fondre sur lui comme un éclair pour l’emporter jusqu’à la sphère de feu, où leur embrasement à tous deux finit par interrompre le rêve. Symbole de l’Empire – repris dans certaines épîtres pour annoncer la « descente » de Henri VII en Italie23, et au paradis pour « faire parler » longuement la justice divine24 – ou image biblique de la grâce qui vient en aide au pécheur25, l’aigle a effrayé Dante, qui se crut enlevé par Zeus comme Ganymède26. L’évocation de ce mythe permet toutefois de comprendre que le protagoniste avait déjà en tête une signification plus profonde qu’une simple ressemblance matérielle entre les deux événements. En effet, la tradition chrétienne lui avait depuis longtemps attribué un sens mystique, en y voyant figurée l’âme humaine emportée par Dieu pour participer au banquet céleste, ce qui indique clairement une « élection » divine. Comme tant d’autres fois, ici encore c’est Virgile qui le rassure, en lui racontant ce qui s’est réellement passé pendant qu’il dormait. Lucie s’est présentée à eux, tandis qu’ils étaient encore dans la vallée des princes, en indiquant clairement son nom et en exprimant son désir de faciliter le parcours du protagoniste :
Naguère à l’aube, juste avant le jour,
quand ton âme dormait au-dedans de toi,
sur les fleurs dont le fond où nous étions s’orne
vint une dame qui dit : « Je suis Lucie ;
laissez-moi le prendre, celui-là qui dort :
ainsi je l’aiderai dans son voyage » (Purg. IX, 52-57)27.
Ensuite elle l’a emporté encore endormi jusqu’aux abords de la porte du purgatoire, en montrant de ses beaux yeux à Virgile la direction à suivre :
Elle te posa ; mais avant, ses beaux yeux
m’indiquèrent l’ouverture pour entrer ;
elle et le sommeil ensemble partirent (Purg. IX, 61-63)28.
Sainte Lucie est ici le symbole de la grâce illuminante (ou illuminatrice). C’est en quelque sorte l’action opérante de la foi qui vient en aide à la raison (Virgile) en éclairant son chemin vers le salut29 ; mais elle n’a certainement pas pu intervenir sans que sa reine ne le lui demande.
Cet épisode aux références multiples peut donc être interprété à différents niveaux, mettant ainsi en lumière la richesse de la pensée de Dante. Certes, il trouve surtout son sens dans le « raptus », l’enlèvement jusqu’à la sphère du feu et l’embrasement final, qui constitue une annonce « figurale » du futur parcours de Dante au paradis, de son « élection ». Mais en marge de cette lecture mystique, il est difficile de passer sous silence la ressemblance flagrante entre la description de l’intervention de l’aigle dans le rêve30, et les expressions (déjà citées) utilisées par Dante dans ses Épîtres V (« sublimis aquila fulguris instar descendens ») et VI (« aquila in auro terribilis »). L’intervention de la grâce divine (figurée par Lucie), qui agit au niveau de la conscience personnelle, pourrait trouver son pendant au niveau politique et historique, avec l’intervention du symbole de l’Empire, qui représente une institution considérée par Dante comme providentielle. En effet, pendant la durée de l’histoire, l’Empereur a pour rôle de guider les hommes vers la félicité terrestre grâce au maintien de la concorde et de la justice31 : son action favorise ainsi l’accès au bonheur de la Jérusalem céleste (comme l’Aigle à la vue perçante, il peut discerner ses tours de loin32).
Le protagoniste représenterait donc ici à la fois lui-même et toute l’humanité, comme c’est le cas dès le début du récit, et il serait aidé dans son ascension du purgatoire par les deux forces qui viennent au secours des hommes dans leur chemin vers la perfection et la félicité humaines (l’Éden) : l’Empire et la grâce divine33, que l’on peut supposer être le plus souvent accordée sur intercession de Marie. Par ailleurs, la délicatesse et la courtoisie de Lucie venant se superposer à la violence de l’enlèvement, la réalité décrite par Virgile pourrait en quelque sorte traduire le sens caché de cette intervention fulgurante de la justice et se référer de nouveau à la présence discrète mais décisive de la miséricorde divine (dont l’initiative revient donc implicitement à Marie). Le seul fait d’évoquer cette autre « Dame du ciel » (Lucie) leur permet ensuite de convaincre l’ange qui garde la porte du purgatoire que leur présence – bien que n’étant pas des âmes de ce royaume – est bien conforme à la volonté divine (Purg. IX, 88-90).
Pour l’essentiel, la deuxième scène procède de la même manière : d’abord une description détaillée de la vision que le protagoniste a eue pendant qu’il dormait puis, dans un second temps qui vient un peu plus tard ici, Virgile lui explique ce qui s’est réellement passé. Le contenu du rêve est cependant bien différent : aucune élévation foudroyante dans les airs, ni excès de chaleur, mais l’apparition d’une femme tellement laide qu’elle semble accumuler tous les défauts. En trois vers seulement, cette femmina (« femme ») est décrite comme un véritable anti-modèle de beauté féminine : bègue, affectée de strabisme, boiteuse, les mains déformées, et le teint livide (Purg. XIX, 7-9). Malgré tout, elle ne fait pas horreur à Dante, qui continue à la fixer du regard, si bien qu’elle se transforme comme par enchantement en une gracieuse sirène qui se met à chanter et à vanter les pouvoirs de son chant, capable d’attirer même des marins aussi expérimentés qu’Ulysse en les détournant de leur destination première : d’après elle, sa capacité de séduction est telle que tout désir de poursuivre le voyage s’évanouit et rares sont ceux qui arrivent à se détacher d’elle34. C’est à ce moment-là du rêve qu’intervient promptement une donna (du latin domina, « dame », opposée à la femmina) que Dante définit comme « sainte », sans la nommer : elle interpelle sévèrement Virgile, qui réagit aussitôt en se saisissant de la séductrice et en lui déchirant les vêtements, sans toutefois quitter des yeux la nouvelle venue. Cette fois-ci Dante est réveillé par la puanteur qui sort du ventre de cette beauté trompeuse enfin démasquée (c’est en fait la puanteur du péché qui se dégage de ses viscères). Virgile l’exhorte alors vivement à se lever sans tarder pour monter à la corniche suivante, et, après avoir dépassé l’ange qui garde l’entrée du passage, il lui explique brièvement le sens de ce rêve qui accable encore son esprit au point de l’obliger à marcher en gardant les yeux rivés au sol. L’enseignement est clair : il a vu comment agit la séduction des biens de ce monde, et il sait maintenant comment il est possible de s’en libérer en tournant les yeux vers la source de la grâce divine, c’est-à-dire en laissant celle-ci éclairer sa raison (comme l’a fait Virgile dans le rêve).
Certaines similitudes entre ces deux épisodes permettent d’appuyer l’hypothèse d’une nouvelle intervention de sainte Lucie35, elle qui représente la grâce illuminante nécessaire pour dépasser les seules forces humaines : promptitude et efficacité la caractérisent à chaque fois et Virgile, immédiatement, suit son envol ou se ressaisit à ses injonctions. Sans son aide, Dante n’aurait pas pu surmonter si rapidement ces deux obstacles majeurs dans l’ascension du purgatoire : l’important dénivelé séparant le pied de la montagne et la porte d’entrée d’une part, l’ensorcèlement de la sirène d’autre part. Par ailleurs, juste avant de rêver qu’il était emporté par l’aigle, Dante avait pu admirer trois étoiles tournant autour du pôle visible dans le ciel du purgatoire, et Virgile lui avait expliqué qu’elles étaient montées là-haut pendant que les quatre autres du matin étaient descendues à l’horizon36. Les vertus théologales s’étaient substituées aux vertus cardinales, annonçant la prochaine irruption de la grâce illuminante représentée par sainte Lucie37. Peu après avoir été transporté si haut, Dante s’adresse au lecteur pour l’avertir qu’à l’envolée vers la porte du purgatoire correspondent de fait une nouvelle matière, plus élevée, et donc un nouveau style, plus approprié38. De la même façon, lorsque Virgile termine ses explications sur la manière de rompre le charme de la sirène, il invite son protégé à marcher hardiment sans s’y attarder davantage (rien ne sert de s’appesantir sur le mal, une fois qu’il a été vaincu) et à lever les yeux vers le ciel, où la beauté de la voûte céleste constitue un leurre qui cette fois-ci ne peut pas le tromper, car c’est le roi éternel qui l’offre à sa vue pour l’attirer à lui39. À ce moment-là son regard se tourne à nouveau vers le ciel, et son désir ravivé libère toutes ses énergies pour gravir rapidement la montagne vers le giron supérieur, comme un faucon attiré par la nourriture40.
La fascination des biens de ce monde, cette vieille enchanteresse (antica strega41), qui existe depuis que l’homme a été chassé du Paradis terrestre, s’est manifestée à Dante par un songe prémonitoire particulièrement impressionnant. Après les trois girons où sont expiées les fautes liées à un amour dirigé vers un mauvais objet (orgueil, envie et colère), puis celui où la mollesse est corrigée (acédie), il fallait avertir du danger encore plus sournois qui se cache derrière l’excès d’attachement à des biens apparemment inoffensifs : cet excès peut en effet conduire à différents péchés ou vices, précisément ceux qui sont expiés dans les trois derniers girons (avarice, gourmandise et luxure).
Ces deux étapes importantes du récit ont donc nécessité une intervention de la grâce pour suppléer aux faiblesses de la nature humaine : même si ce n’est pas précisé par Dante, il est évident que Lucie (ou toute autre envoyée céleste), comme pour sa première mission, a obéi à chaque fois aux ordres de la Reine du ciel. La présence de Marie comme adjuvante discrète mais puissante demande ainsi à être décryptée par le lecteur tout au long du récit.
Un autre exemple, toujours lié à sa fonction de souveraine et de médiatrice, va nous en persuader. Au même chant VIII du Purgatoire, avant et après l’épisode des trois étoiles qui captivent soudainement l’attention de Dante, se déroule une sorte de représentation sacrée, un mystère. Juste après l’hymne des complies, chanté par les princes de la vallée pour implorer la protection divine pendant la nuit, deux anges sont descendus du ciel pour se poster aux extrémités de celle-ci et la protéger des attaques du serpent tentateur42. C’est le poète Sordel qui donne l’explication à Dante :
Tous deux s’en viennent du giron de Marie »,
dit Sordello, « monter la garde au vallon,
contre le serpent qui bientôt viendra (Purg. VIII, 37-39)43.
Ces anges, d’un vert tendre, couleur de l’espérance, expriment toute la puissance de miséricorde qui jaillit des entrailles de la Vierge Marie. Grâce à la mort et à la résurrection de Jésus, le fruit de son sein, c’est en quelque sorte Marie qui a permis de révoquer la sentence divine décrétant l’expulsion des deux coupables hors du paradis. C’est elle, en effet, la nouvelle Ève, la femme qui devait écraser la tête du serpent (cf. Genèse 3, 1544). Grâce à elle, la justice divine s’est infléchie. Ainsi, contrairement aux anges chargés de chasser Adam et Ève, ceux-ci détournent la tentation diabolique (devenue inoffensive après la mort) en brandissant des épées de feu dont le tranchant et la pointe sont émoussés, sous l’effet de la miséricorde :
Et je vis du ciel descendre vers le sol
deux anges qui tenaient deux épées de feu,
mais mutilées et privées de leurs pointes (Purg. VIII, 25-27)45.
Les litanies de la Vierge confirment qu’avant même d’être invoquée comme Reine des saints, Marie est appelée Reine des anges (cf. Litaniae Lauretanae46) : les deux gardiens qui surveillent attentivement la vallée et interviennent promptement à chaque fois qu’apparaît le serpent47 répondent donc aussi à ses ordres. De fait, en s’approchant de cette vallée, Dante s’était rendu compte que, à la tombée du jour, les princes chantaient le Salve Regina48, comme le veut la tradition, pour implorer précisément la protection nocturne de la Vierge Marie, « Reine de miséricorde », « vie, douceur et espérance » des croyants49. Au début de ce passage, le narrateur a averti le lecteur que le sens profond est facilement perceptible sous le voile de l’allégorie :
Aiguise bien, lecteur, ton regard au vrai,
car le voile est ici tellement subtil
qu’il est certes facile à traverser (Purg. VIII, 19-21)50.
La scène décrite renvoie en effet clairement à celle de la Genèse5151, tout en ayant un sens littéral différent puisqu’après la rédemption la tentation est vaincue par l’intervention de la grâce divine et que, dans cette scène de la vallée des princes, c’est la certitude de la puissante protection maternelle de Marie qui est évoquée, et non la crainte du châtiment.
Cet appel au lecteur fait écho à son tour à un autre passage déterminant du récit : lorsque Dante risquait de rester pétrifié, assailli par la peur devant l’assaut des Furies défendant les murs de la cité infernale, le narrateur avait aussi attiré l’attention sur le fait qu’il fallait trouver l’enseignement doctrinal, caché cette fois derrière l’étrangeté des vers comme sous un voile plus épais :
Ô vous qui avez un sain entendement,
considérez la doctrine qui se cache
sous le voile de mes étranges vers (Enf. IX, 61-63)52.
C’est à nouveau l’intervention d’un envoyé du ciel qui s’approche en remontant le fleuve Styx, accompagné d’un fracas épouvantable, semblable à celui qui avait fait perdre les sens au protagoniste avant le passage de l’Achéron, premier fleuve de l’enfer. Ici la Méduse, la plus redoutable des trois Gorgones, signifie le désespoir du salut – le péché le plus grave –, qui risque effectivement de compromettre le voyage de Dante. Voilà pourquoi Virgile l’avait aussitôt mis en garde :
Tourne-leur le dos et couvre-toi les yeux,
car si Gorgone paraît, et que tu voies,
rien ne saurait te ramener là-haut (Ibid., 55-57)53.
Cette fois encore, seule la grâce divine a réussi à vaincre les forces du mal : elle a fait disparaître toute action maléfique et les portes se sont ouvertes d’un simple coup de verge. De plus, l’ange avance et repart au milieu des fumées denses, crasseuses et puantes de l’enfer sans en être affecté, uniquement concentré sur sa mission puis sur son retour au paradis. De même Béatrice, au grand étonnement de Virgile, était descendue sans crainte dans les Limbes pour l’avertir du danger que Dante était en train de courir. Les signes qui accompagnent l’arrivée de l’ange permettent ainsi au protagoniste d’identifier immédiatement l’envoyé céleste : « J’avais bien compris que le ciel l’envoyait » (Ibid., 85)54.
De fil en aiguille, il est possible de remonter ainsi jusqu’au début du récit en comprenant qu’à chaque obstacle important rencontré dans l’enfer et dans le purgatoire correspond une intervention divine qui n’a pu se faire sans l’initiative de cette Reine et Mère de toute miséricorde55. Nous constatons en revanche que la réalité du paradis est d’une autre nature, puisque c’est le règne même de la grâce et que Virgile disparaît pour laisser place à Béatrice. La Reine se manifeste alors dans toute sa gloire à deux reprises (Par. XXIII et XXXII), sous les yeux émerveillés de Dante qui se prépare à affronter la vision directe de Dieu. Nous laisserons de côté ces descriptions grandioses, même si elles concourent elles aussi à exprimer la toute-puissance et la majesté royale de Marie56.
L’autre aspect que nous voulons aborder, apparemment antinomique par rapport au premier, concerne la mise en scène de Marie en tant que protagoniste de sa propre histoire. Dante a choisi de la citer comme premier exemple à chaque corniche du purgatoire : « comblée de grâces », Marie est en effet celle dont la vie terrestre constitue le meilleur exemple de mise en pratique de toutes les vertus57, en particulier celles qui s’opposent aux vices à purifier : l’humilité pour l’orgueil, la charité pour l’envie, la douceur pour la colère, la diligence pour l’acédie, la pauvreté pour l’avarice, la sobriété pour la gourmandise et la chasteté pour la luxure. Aucune d’elles ne figure dans celles qu’Aristote désigne comme essentielles pour atteindre le Souverain Bien ou gouverner une cité (justice, prudence et amitié). De fait, la définition de vertu qu’il donne58, avec la célèbre notion de « juste milieu », généralement entre deux vices qui s’y opposent par excès ou par défaut59, est incapable de rendre compte de la dynamique interne de ce royaume, basée sur une purification par des exemples où domine non plus l’idéal d’équilibre, mais l’abondance de la grâce.
Ainsi, la référence de Dante n’est plus l’Éthique à Nicomaque, mais les Béatitudes60, qui expriment une vision de l’homme révolutionnaire par rapport à la sagesse antique, car elles établissent un lien entre certaines dispositions d’esprit – souvent méprisées par le monde ou ignorées par la sagesse – et les promesses de félicité les plus impensables pour la vie future. C’est au moment de la Pentecôte (effusion de l’Esprit Saint sur les apôtres), que fut inaugurée une nouvelle ère basée sur un ordre moral rendu possible par les dons de l’Esprit (sagesse, intelligence, conseil, force, science, piété et crainte)61, qui constituent ce qu’on appelle la grâce habituelle ou sanctifiante, déposée dans l’âme du croyant au moment du baptême. Pour Marie, l’Église reconnaissait déjà à l’époque de Dante qu’elle la possédait en abondance dès sa naissance car elle avait été « sanctifiée », donc libérée du péché originel, dès le sein de sa mère : seule la question du moment précis où cela s’était produit n’était pas encore tranchée62.
Pour le choix des vertus et des passages de l’Évangile qui leur correspondent, Dante s’est probablement inspiré d’un opuscule très répandu dans les milieux franciscains de son époque, le Speculum beatae Mariae Virginis, attribué faussement à saint Bonaventure et rendu depuis à son véritable auteur, Conrad de Saxe (†1279), franciscain lui aussi63. La première vertu est toujours l’humilité, qui s’oppose à l’orgueil, considéré comme le péché par excellence64. Lorsque se termine le parcours sur la première corniche, après tous les exemples d’humilité exaltée ou d’orgueil puni, l’ange qui indique le passage vers le giron supérieur se met à chanter le début de la première béatitude : « Beati pauperes spiritu !65 ». La tradition des pères de l’Église assimile en effet ceux qui ont « une âme de pauvre » aux « humbles »66. Sans qu’il soit nécessaire de l’expliciter, la deuxième partie de la béatitude vient immédiatement à l’esprit du protagoniste et de ses lecteurs : « car le Royaume des cieux est à eux67 ». Promesse démesurée réservée à ceux qui renoncent à la présomption d’affirmer leur propre mesure face à l’Éternel, et Marie, que l’orgueil n’a jamais effleurée puisqu’elle était déjà libérée du péché originel à sa naissance, était bien la plus digne de devenir la Reine de ce Royaume.
Dante s’étonne car il s’aperçoit qu’il est libéré d’un poids et qu’il peut monter sans difficulté jusqu’au deuxième giron. Après avoir partagé la peine subie par les âmes de la première corniche qui marchent complètement pliées sous d’énormes rochers, il expérimente maintenant la libération spirituelle qui correspond à la purification obtenue. Virgile lui explique que le premier des sept P inscrits sur son front par l’ange à l’entrée du purgatoire a disparu, et que les autres sont presque effacés68. En effet, l’orgueil est à l’origine de tous les autres vices (il en est le chef, caput), de même que l’humilité constitue le fondement de toute la vie morale, comme le jonc en avait été le signe dès les premiers pas de Dante dans ce deuxième royaume, lorsque Virgile l’en avait ceint à la demande de Caton69.
En définitive, Marie n’exerce pas seulement son autorité sur un plan extérieur, par une toutepuissance capable d’intervenir de façon déterminante dans le déroulement du voyage de Dante : elle constitue également une référence morale, un autre type d’auctoritas. Fondé sur la vertu qui semble la plus étrangère à l’exercice du pouvoir, l’humilité, son comportement s’appuie sur d’autres vertus tout aussi insolites dans un contexte politique classique (la charité, la douceur, la diligence, la pauvreté, la sobriété et la chasteté). Ces deux facettes de la royauté de Marie apparemment si paradoxales trouvent en fait leur source en Dieu lui-même : renonçant à sa condition divine toutepuissante, il a choisi la plus humble de ses créatures pour prendre chair en elle et redonner à l’homme toute sa dignité par la mort et la résurrection de son Fils. Et cette préférence continue de se manifester dans les prérogatives qu’il accorde à la mère de son Fils devenue Reine de son nouveau royaume, en particulier l’exercice de la miséricorde, capable d’infléchir la justice divine. En réalité, comme Virgile l’expliquera au sujet des suffrages en faveur des défunts70, les exigences de justice n’en sont pas pour autant diminuées, car c’est l’ardeur de l’amour exprimé dans les prières qui accomplit en un instant la satisfaction attendue. Les prémices du voyage se présentent ainsi comme une illustration concrète de ce qui a été amplement approfondi au chant XX du Paradis dans le discours de l’aigle. En effet, si c’est la force de l’amour humain qui est capable de vaincre la volonté suprême de Dieu, il ne s’agit plus de l’assujettissement habituel de l’homme par l’homme, et puisque Dieu lui-même « veut être vaincu », au fond, une fois « vaincue, elle [sa volonté] vainc par sa bonté » :
« Non comme l’homme sur un autre l’emporte,
mais elle triomphe acceptant sa défaite
et, vaincue, elle vainc par sa bonté » (Par. XX, 97-99)71.
Cette bonté (beninanza) sera également considérée comme un attribut de Marie dans la prière finale (voir annexe), non seulement pour sa prévenance (la benignità des vers 16-18) mais surtout pour le fait que la Vierge rassemble en elle-même tout ce qui peut exister comme bonté en chacune des créatures (la bontate des vers 19-21). La toute-puissance de Dieu n’est pas diminuée, mais on comprend que Dante ait choisi dès le début le verbe « rompre » (frange : Enf. II, 96) pour indiquer de quelle force irrésistible il s’agissait dans le cas des intercessions mariales. En effet, qui plus que Marie a cette « ardeur amoureuse » et cette « vive espérance » que l’aigle désigne comme capables de « triomphe[r] de la volonté divine » ?
« Regnum celorum souffre violence d’un ardent amour et de vive espérance, qui triomphe de la volonté divine » (Par. XX, 94-96)72.
L’autorité de la « Reine du ciel » est donc fondée sur les grâces surnaturelles reçues dès sa naissance, en prévision du règne de son Fils : cet accord parfait entre souveraineté et exemplarité anticipe ainsi la perfection de l’héritier, tout en recevant de lui sa légitimité. Ayant confié à la Vierge Marie les fonctions juridique et morale liées à cette vérité théologique fondamentale, le poète peut alors donner libre cours à son imagination poétique73.