Il est frappant de constater, comme Jean-Marie Schaeffer le note en 1989, en ouverture à Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, que « les interrogations concernant ce que peut ou ne peut pas obtenir une théorie des genres semble troubler surtout les littéraires1 ».
Le recours à une classification typologique des œuvres est présent dans toutes les littératures. En Occident, depuis la Poétique d’Aristote, les théorisations génériques traversent en effet l’histoire littéraire, les pays, les périodes et les modes. Qu’une étude soit synchronique ou diachronique, qu’elle traite d’une œuvre ou d’un auteur, qu’elle en confronte ne change rien au fait qu’elle se réfère inévitablement aux notions liées au genre. L’autorité générique pose tant problème qu’on tend souvent à la scinder, à la compartimenter : Tzvetan Todorov distingue genres historiques et genres théoriques quand Schaeffer propose d’user de trois conventions différenciées (constituante, régulatrice et traditionnelle). C’est toutefois à travers ces réflexions métacritiques que s’opèrent rétrospectivement les évolutions ou les révolutions littéraires : comment passerait-on du roman de chevalerie au roman policier, du théâtre classique à celui de l’absurde, du conte de fées à la fantasy actuelle, des poèmes courtois du Moyen Âge au vers libre de la Modernité ? Défier l’autorité des classements établis et sortir des cadres usuels ne ramènent qu’à créer de nouvelles autorités et de nouvelles cages -ainsi, le concept de transfiction élaboré par Francis Berthelot censé répondre à l’hybridité propre aux périodes modernes et post-modernes. Toujours selon Schaeffer, tout discours générique peut donc s’apparenter à un discours ontologique. Qu’est la Littérature ? Que représente-t-elle par rapport à l’extériorité et l’intériorité, la tentation du réalisme et les vertiges de l’imagination ? En ce sens, toute étude sur les fictions de la Littérature est un travail lié, d’une manière à une autre, à une perception de la notion de genre et de l’autorité que celle-ci portera en elle.
Effectivement, comme le rappelle Alain Rey dans son Dictionnaire historique, il ne faut pas négliger que le terme latin auctoritas pouvait désigner le « crédit d’un écrivain ou d’un texte »2. Si la langue française n’a pas maintenu cette valeur au-delà du XIIIe siècle, cet usage s’est bien conservé en espagnol à travers le terme autoritad qui peut encore aujourd’hui désigner une « citation servant de modèle, d’exemple ». Si les mots portaient leurs choses, il faudrait reconnaître que le mot autorité renferme bien déjà en lui tous les germes d’un questionnement littéraire. Autorité des genres, autorité des auteurs, autorités des œuvres, autorité des citations forment une constellation d’interrogations sur laquelle se déploie peut-être plus ou moins largement toutes nos recherches.
L’autorité de la question générique ne se pose pourtant pas uniquement du point de vue critique, idéologique ou historique, mais aussi des points de vue de l’édition ou de la réception. L’emballement générique – évidemment lié aujourd’hui à la prolifération des sous-genres - matérialise certaines démarches éditoriales modernes mais répond aussi à l’attente d’un lectorat éprouvant le besoin de lectures en cases et pour lequel « l’horizon d’attente » d’Hans Robert Jauss constitue peut-être à la fois un espace rassurant mais aussi la frontière de nouveaux territoires élargissant sans cesse la maison de la fiction. C’est dans cette optique volontairement ouverte que nous avons donc souhaité aborder non la question de l’autorité du genre mais celle des autorités des genres, laissant ainsi la porte ouverte à toutes les interprétations et réflexions littéraires autour de ces deux termes.
Les chercheurs qui se sont intéressés ici à cette notion d’autorité des genres ont privilégié l’étude de questions portant sur la généricité littéraire, son histoire, son évolution, aussi bien que sur des œuvres utilisant le mélange des genres, leur hybridation ou leur fusion, comme une force vitale. Ils ont aussi, riche et significative coïncidence, choisi d’aborder, à l’intérieur de l’espace littéraire, des œuvres faisant la part belle à l’imaginaire. Ce numéro de notre revue s’ouvre ainsi sur deux articles qui se répondent et se complètent idéalement. Le premier, de Stefano Lazzarin, propose d’évoquer « Trois ouvre-boîtes pour un canon fermé (Perspectives actuelles de la recherche sur le fantastique italien) », permettant d’effectuer une synthèse de la réception et de la diffusion du fantastique en Italie au cours du xxe siècle. Prenant comme sujet l’un de ces trois ouvre-boîtes évoqués, Beatrice Laghezza explore avec « Théories du fantastique : les écrivaines italiennes recréent le genre » un champ d’études encore trop peu défriché. Yves Clavaron et Jean-Pierre Chassagne s’attachent, pour leur part, à deux œuvres spécifiques avec « Faire parler une esclave noire du xviie siècle : les genres littéraires mis au défi dans Moi, Tituba sorcière de Maryse Condé » et « Le libre jeu du roman avec l’autorité des genres dans l’œuvre de Leo Perutz ». Au sein de ces œuvres se trament en effet des assemblages génériques complexes n’hésitant pas à jouer avec l’histoire autant qu’avec l’Histoire. Lors du séminaire qui a présenté ces travaux, Elisabeth Bouzonviller avait apporté un éclairage complémentaire sur un autre auteur avec « Jeux de genres dans Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse de Louise Erdrich ». Cette communication ayant trouvé naturellement sa place dans un ouvrage monographique à paraître prochainement aux Publications de l’Université de Saint-Etienne, nous avons évidemment choisi de ne pas la sortir d’un ensemble lui ajoutant sens et pertinence. Nous invitons donc les lecteurs désireux de se faire une idée du traitement de l’autorité générique par Louise Erdrich de se reporter à cette étude à paraître dans la collection « Les Scripturales » du CELEC. Sous un angle plus générique, nous avons proposé de nous interroger sur la « Valse des genres : x-fictions ? » en questionnant la manière dont, sur le modèle avoué du terme science-fiction, se développe une myriade de termes génériques tels que la politique-fiction, la linguistique-fiction, l’archéologie-fiction ou encore l’écofiction. Pour finir, et comme pour offrir un démenti à l’affirmation par laquelle nous avons débuté cet avant-propos, Anouk Chirol To s’est échappée du domaine littéraire pour réfléchir d’une autre manière à l’autorité des genres avec « Le portrait photographique : l’autorité d’un genre questionnée (Réflexions autour des photos de Maras d’Isabel Muñoz) ». Ce dernier texte nous sert même ici d’ouverture en nous rappelant que les enjeux de l’autorité générique se mesurent bien, avec une égale acuité, au sein de toutes les pratiques artistiques.
Si, en effet, l’importance prise outre-atlantique par les théories autour du gender remet aujourd’hui, en France, le terme genre au centre des échanges universitaires3 et même des discussions sociales4, il ne faudrait pas pour autant reléguer les autres acceptions du terme à quelques rayonnages poussiéreux. Ainsi, avec la place de plus en plus grande accordée, dans nos sociétés, à la fiction, à travers tous ses avatars artistiques, la réflexion autour de l’autorité des genres ne peut cesser de grandir et de s’enrichir.