Un déni d’existence
L’existence d’une littérature « fantastique » a été reconnue pour la première fois en France pendant la Restauration : c’est en 1828, dans les pages de la Revue de Paris, que Jean-Jacques Ampère utilise le premier ce mot pour désigner une certaine catégorie de textes littéraires1. Face à la nouveauté déconcertante que représentent les récits d’Hoffmann, traduits par François-Adolphe de Loève-Veimars à l’usage du public français, Ampère est amené à insérer une nouvelle case dans le système des genres : Hoffmann sera donc « fantastique2 ». C’est l’acte de naissance du débat sur la notion de « fantastique », qui connaît dans les années 1910 un tournant majeur : les livres pionniers de Joseph Retinger, Hubert Matthey, Dorothy Scarborough sont les premiers travaux de type « universitaire », qui s’intéressent au fantastique non en vue de la production de nouveaux textes – comme c’était le cas chez les écrivains du xixe siècle – mais pour identifier et définir un objet de recherche3. La réflexion théorique prend son essor dans les années cinquante et soixante, notamment en France, avec les contributions de Pierre-Georges Castex, Roger Caillois, Louis Vax4. C’est encore en France que paraît, en 1970, l’Introduction à la littérature fantastique de Tzvetan Todorov, qui enregistre des chiffres de vente extraordinaires – plus de 100.000 exemplaires pour un livre de critique – et qui marque une époque5. Ce travail donne une nouvelle impulsion à la critique universitaire sur le fantastique :
Todorov a eu le grand mérite de « lancer » et d’imposer à l’attention des chercheurs du monde entier […] une zone entière de la modernité littéraire, celle de la littérature fantastique, grâce à une opération critique et historiographique brillante. Par son envergure, cette opération est comparable à celles qu’ont accomplies Mikhaïl Bakhtine lorsqu’il a revendiqué la grande importance du mode carnavalesque dans la tradition littéraire, ou Northrop Frye lorsqu’il a défini et légitimé ce qu’il appelle le romance6.
Or, force est de constater qu’aucun des protagonistes de l’histoire que nous avons brièvement résumée n’avait de compétence particulière sur la littérature italienne, et que les textes fantastiques italiens ont toujours été absents de la réflexion des théoriciens, sans doute aussi en raison de leur accessibilité souvent problématique. Ce fait est d’autant plus regrettable que la littérature italienne offre des exemples remarquables, à partir des récits des frères Arrigo et Camillo Boito, émules d’Hoffmann et d’Edgar Poe au sein de la bohème milanaise des années 1860-1870 (la « scapigliatura »), pour arriver à la grande tradition fantastique du xixe siècle, digne en abondance et en qualité des domaines fantastiques les plus prestigieux. En effet, on ne saurait nier la qualification de « fantastiques » à de nombreux récits de Giovanni Papini, Massimo Bontempelli, Luigi Pirandello, Alberto Savinio, Tommaso Landolfi, Dino Buzzati, Giorgio Vigolo, Primo Levi, Giorgio Manganelli, Italo Calvino, Antonio Tabucchi… C’est une pléiade d’écrivains qui ne cèdent en rien aux grands auteurs du fantastique argentin, états-unien ou belge – l’Argentine, les États-Unis et la Belgique étant les pays leaders dans ce domaine. Mais contrairement au fantastique de ces pays, le corpus italien a été jusqu’à présent presque complètement négligé par les spécialistes internationaux du fantastique et n’est que partiellement connu des lecteurs passionnés de fantastique, que ce soit en France ou dans d’autres pays.
Par ailleurs, il est vrai que la parution de l’ouvrage novateur de Todorov7 a suscité, en Italie aussi, un certain engouement pour le fantastique ; dès lors, à partir des années quatre- vingt, la critique italienne a commencé à se pencher sur les écrivains fantastiques italiens. Cependant, malgré la multiplication des livres, des articles, d’actes de colloques et autres publications sur le sujet8, les études qui abordent la question d’un point de vue général restent peu nombreuses : on a évidemment du mal, encore aujourd’hui et même de la part des spécialistes, à envisager le fantastique italien comme une tradition unitaire, cohérente, aux caractères spécifiques et originaux ; on préfère nier cette spécificité et cette originalité, ou alors ne l’accorder qu’à un « segment » de la tradition italienne (une époque, une phase, un groupe d’écrivains donné). La première attitude est déjà celle de Benedetto Croce qui, dans son étude de 1904 sur Arrigo Boito, croit reconnaître la tendance « naturelle » de l’« âme italienne » vers tout ce qui est « défini et harmonieux », et proscrit par conséquent la littérature romantique italienne toute entière – cette « chevauchée spectrale » qui a couru la Péninsule « après 1815 » – comme un phénomène « de mode et non de poésie9 ». Pour Croce, l’éclosion d’une littérature romantique en Italie est un épisode marginal, dans le cadre d’une histoire qui se déroulerait toute entière sur le versant « éclairé » des faits culturels et littéraires : pays de raison et de lumière, l’Italie aurait été imperméable à toute authentique inspiration fantastique ; les terreurs de la nuit n’y seraient qu’un produit d’importation et de (mauvais) goût. Quant à la seconde attitude, un représentant illustre en est Italo Calvino qui, chargé par l’éditeur Einaudi de préparer une anthologie du fantastique au xixe siècle, explique dans son introduction qu’il a « laissé de côté les auteurs italiens » parce qu’il ne voulait pas « les inclure juste pour une obligation de présence10 ». Pour Calvino, le fantastique italien se résume en effet à la tradition du XXe siècle, celle des écrivains qui ont marqué son apprentissage – tels que Palazzeschi, Bontempelli, Buzzati, Landolfi11 – mais aussi de Savinio ou de Vigolo12.
Le canon du fantastique « intelligent »
Si, pendant longtemps, la littérature fantastique italienne a été jugée inexistante ou, dans le meilleur des cas, dépourvue d’intérêt, à partir des années quatre-vingt, à la suite du regain d’intérêt auquel nous avons fait allusion, un consensus se crée petit à petit parmi les spécialistes, qui aboutit à la définition d’un canon du genre. Ce que nous pourrions appeler le « déni d’existence » des critiques vis-à-vis du fantastique italien, la méconnaissance totale (Croce) ou partielle (Calvino) de son intérêt comme objet de recherche, cède progressivement la place à l’image d’un fantastique éminemment « intellectuel », nourri d’ironie et de lucidité. Ce canon du fantastique « intelligent », élaboré dans la seconde moitié des années quatre-vingt, repose pour l’essentiel sur les contributions d’Italo Calvino lui-même (1984, 1985), d’Enrico Ghidetti et Leonardo Lattarulo (1984), de Gianfranco Contini (1988).
D’un point de vue strictement chronologique, Contini est le premier. Son anthologie Italie magique – sous-titre : Contes surréels modernes – paraît en langue française, à Paris, en 194613 ; cependant cette édition princeps, imprimée en 500 exemplaires, devient rapidement introuvable, entre autres à cause de la faillite de la maison d’édition en 1948 : ce n’est que quarante ans après, en 1988, lorsque l’éditeur Einaudi publie une traduction italienne14, que le corpus de récits italiens sélectionnés par Contini devient réellement accessible, au public des lecteurs et des spécialistes. Ceux-ci s’empressent d’établir une équivalence parfaite entre le « magique » et le « surréel » de Contini d’un côté, et de l’autre, le « fantastique » mis à la mode par l’Introduction à la littérature fantastique de Todorov ; or cette lecture, fortement orientée, ne tient aucunement compte du contexte historique de l’ouvrage : une anthologie du réalisme magique des années trente et quarante devient, dès lors, susceptible d’être lue comme un choix représentatif de récits fantastiques italiens du xxe siècle – novecenteschi, comme l’indique le sous-titre de l’édition italienne15. C’en est au point que certains critiques se demandent – comme l’avait fait, dès 1982, Marco Barsacchi, l’un des rares à avoir une connaissance directe de l’édition française de 1946 – pour quelle raison Contini n’a pas utilisé le mot « fantastique16 », pour désigner ces textes qui, aux yeux des lecteurs des années quatre-vingt, apparaissent comme des récits fantastiques tout court. On ne saurait sous-évaluer les conséquences de cette interprétation fallacieuse : en raison de l’immense prestige intellectuel dont jouit Contini, les éléments constitutifs de son magico-surréel vont devenir autant d’ingrédients du fantastique italien ; Italie magique exercera ainsi une influence incalculable sur la formation du canon. Or, ce qui représente, aux yeux de Contini, la spécificité du « magique sans magie » et du « surréel sans surréalisme » des écrivains italiens est précisément « la lucidité du contrôle », cet « écran de l’ironie » dont ils se servent pour « tamiser l’exception », surnaturelle ou logique ; ce serait là la réponse italienne aux « procédés essentiellement intellectuels » des surréalistes français : une réponse moins cérébrale, certes, mais tout aussi intelligente que les stratégies littéraires élaborées « [a]u pays de l’intelligence » – la France – par André Breton et ses compagnons de route17.
Dès 1970, en répondant à un sondage sur la littérature fantastique lancé par Le Monde à la suite de la publication de l’Introduction à la littérature fantastique de Todorov, Calvino oppose deux modèles de fantastique, qui plongent leurs racines dans une différence linguistique ; les termes « fantastique » et « fantastico » sont presque deux faux amis tant ils n’ont pas, dans les deux langues, le même sens :
Dans le langage littéraire français actuel, le terme fantastique est utilisé surtout pour les histoires d’épouvante, qui impliquent un rapport avec le lecteur à la manière du xixe siècle : le lecteur (s’il veut participer au jeu, au moins avec une partie de lui-même) doit croire à ce qu’il lit, accepter d’être frappé d’une émotion presque physiologique (le plus souvent de terreur ou d’angoisse), et en chercher une explication, comme pour une expérience vécue. En italien […] les termes fantasia et fantastico n’impliquent pas du tout ce plongeon du lecteur dans le courant émotionnel du texte ; au contraire, ils impliquent une prise de distance, une lévitation, l’acceptation d’une autre logique, qui porte sur d’autres objets et d’autres connexions que ceux de l’expérience quotidienne […]18.
Si le fantastique « émotionnel » – celui de Todorov – triomphe au xixe siècle, le fantastique « intellectuel » – celui de Calvino – connaît son âge d’or au siècle suivant :
Au xxe siècle, c’est un usage intellectuel du fantastique – et non plus émotionnel – qui s’impose : le fantastique est maintenant conçu comme jeu, ironie, clin d’œil, mais aussi comme méditation sur les cauchemars ou les désirs cachés de l’homme contemporain19.
Cette opposition conceptuelle entre un usage « émotionnel » et « intellectuel » du fantastique revient dans les études critiques que Calvino publie au début des années quatre-vingt, lorsqu’il essaie d’identifier une tradition italienne du fantastique et d’en définir les spécificités. Or dans les deux essais qu’il consacre au fantastique italien – le compte rendu (1984) de l’anthologie Notturno italiano de Ghidetti et Lattarulo et la transcription (1985) d’une conférence prononcée à l’Université internationale « Menéndez Pelayo » de Séville20 – Calvino valorise, comme nous l’avons vu, la section novecentesca de la littérature fantastique italienne, qui porterait le sceau d’un intellectualisme diffus. « Dans le fantastique contemporain » – écrit-il en 1984 – « le pari […] de l’invention formelle et conceptuelle est explicite ; le problème de “croire ou ne pas croire” ne saurait plus, désormais, être posé21 » ; et d’ajouter, dans le texte de 1985, la glose suivante :
C’est surtout dans notre siècle, quand la littérature fantastique, après avoir perdu toute nébulosité romantique, s’affirme comme une lucide construction de l’esprit, qu’un fantastique italien peut enfin naître : ce qui arrive précisément lorsque la littérature italienne se reconnaît dans l’héritage de Leopardi, c’est-à-dire dans la limpidité d’un regard désenchanté, amer, ironique22.
Tout canon littéraire se fonde nécessairement sur une définition de l’objet canonique et sur un corpus : or le fantastique italien, au début des années quatre-vingt, manque encore de l’une et de l’autre. Si Calvino et Contini – ce dernier malgré lui – délimitent les frontières du genre, ce sont Ghidetti et Lattarulo qui lui fournissent un corpus, dans les deux volumes, un par siècle, de l’anthologie Notturno italiano (1984)23. Attestant l’existence d’une tradition littéraire italienne, dominée par l’intelligence que Contini avait attribuée au surréel et Calvino au fantastique, Notturno italiano joue un rôle déterminant dans la formation du canon : il suffirait de passer en revue les anthologies publiées après le travail de pionniers de Ghidetti et Lattarulo, pour constater que la plupart des auteurs et des textes présents dans Notturno italiano reviennent sans cesse dans les florilèges suivants24. Au moment de la parution de Notturno italiano, pourrait-on dire, les cinquante-sept récits qui le composent – vingt-et-un pour le xixe siècle et trente-six pour le xxe siècle – deviennent automatiquement canoniques ; ces textes sont le canon, comme Calvino lui-même se hâte de le reconnaître, dans son compte rendu déjà mentionné de l’anthologie de Ghidetti et Lattarulo. « Un’antologia di racconti “neri” » paraît, pour la précision, dans La Repubblica du 30-31 décembre 1984 : pour l’écrivain qui, plus que tout autre, s’était prodigué pour transformer sa « passion personnelle25 » pour le fantastique en un intérêt répandu, et représenté sur le plan éditorial, ce dut être une délicieuse étrenne de fin d’année que de voir sa propre notion de fantastique confirmée par le travail des deux anthologistes. Par ailleurs, non seulement Ghidetti et Lattarulo bâtissent un modèle de fantastique italien comme genre intellectuel, mais n’hésitent pas à inscrire, sur le faîte de cette glorieuse construction (tradition), le nom du « plus grand narrateur fantastique vivant26 » : Calvino lui-même ! Il y a dans la préface du Notturno du xxe siècle un passage clé, qui montre la proximité entre Calvino et Ghidetti-Lattarulo. Après avoir reconnu que le fantastique italien du xxe siècle est bien supérieur, en qualité, à celui du xixe siècle – on retrouve ici un jugement de Calvino, d’après lequel « le fantastique reste dans la littérature italienne du xixe siècle un domaine vraiment “mineur27” » – Ghidetti et Lattarulo soulignent que son développement a cependant été limité par l’action de ces « urgences éthiques et politiques, activées dans la foulée du Risorgimento, qui ont réussi à imposer la définition d’une hiérarchie littéraire reléguant tout en bas de l’échelle, si ce n’est dans les caves de la “paralittérature”, celle qu’on définissait autrefois comme littérature d’agrément28 ». Pour ne pas s’enrhumer dans le sous-sol malcommode et insalubre de la paralittérature, le fantastique italien, en quête de justifications, n’avait que deux possibilités. Soit l’hybridation avec d’autres genres : c’est pourquoi, d’après Ghidetti et Lattarulo, « la plupart des récits fantastiques [italiens] du xxe siècle […] s’orientent vers l’allégorie, l’apologue, le conte de fées29 ». Soit – et nous touchons au point qui nous intéresse le plus – un penchant intellectualiste effréné :
[L’] absence en Italie de cet artisanat littéraire qui a permis, ailleurs, un développement imposant de la paralittérature – à l’intérieur de laquelle le récit fantastique a connu, jusqu’à nos jours, une fortune toujours grandissante (il suffit de penser à des auteurs comme Lovecraft, Ray, Matheson) – […] a évidemment contraint le fantastique italien de suivre le chemin […] de l’hybridation et de la virtuosité intellectuelle30.
Un amalgame éblouissant
Le magico-surréel ironique de Contini, qui, s’il renie les « procédés essentiellement intellectuels » des surréalistes, n’en privilégie pas moins la « lucidité », le « contrôle », l’« ironie31 » ; le fantastique intellectuel de Calvino, qui remplace la croyance par la distance et la « nébulosité romantique » par « une lucide construction de l’esprit32 » ; le fantastique savant de Ghidetti et Lattarulo, qui s’évade des oubliettes de la paralittérature, du feuilleton et du roman populaire pour « suivre le chemin […] de l’hybridation et de la virtuosité intellectuelle33 » : ces trois paradigmes théoriques, élaborés ou reproposés entre 1984 et 1988, fusionnent entre eux, en produisant un amalgame éblouissant. Contini était peut-être le plus grand italianista vivant de l’époque, Calvino l’écrivain italien vivant le plus célèbre, en Italie et à l’étranger, Ghidetti et Lattarulo deux excellents universitaires, et après la publication de Notturno italiano, les spécialistes unanimement reconnus de la littérature fantastique italienne : la définition du canon du fantastique italien est le résultat d’une alliance de ces trois (ou quatre) autorités extrêmement prestigieuses ; la force de chacune d’entre elles, en soi redoutable, se trouve accrue du fait de la convergence théorique avec les deux autres illustres réputations : dès lors, l’impact canonique de ce modèle s’amplifie selon une progression non mathématique, mais géométrique. Dans l’espace de ces cinq ans, dans leurs anthologies, études, essais et préfaces, Calvino, Contini, Ghidetti et Lattarulo forgent – parallèlement et cependant conjointement – l’image d’une tradition ironique, lucide, savante, intellectuelle, voire même cérébrale : c’est le fantastique parfaitement conscient de lui-même et maître de ses propres mécanismes, effets et stratagèmes, qui s’est définitivement débarrassé de la vieille question de la croyance, fondamentale au XIXe siècle mais devenue obsolète au xxe siècle, et qui s’adresse désormais exclusivement à l’intellect de ses lecteurs. Si Contini et Calvino définissent ce type de fantastique, d’une façon plus ou moins rigoureuse, Ghidetti et Lattarulo lui fournissent le socle textuel dont il a besoin, ce corpus littéraire qui le représente adéquatement. Chaque protagoniste de ce processus de canonisation opère, toutefois, à tous les niveaux : chacun d’entre eux publie une anthologie – rappelons ici les Racconti fantastici dell’Ottocento déjà cités de Calvino (1983) – et chacun d’entre eux intervient sur le versant critique et théorique (Contini par le volet de la couverture d’Italie magique et par la postface de l’édition italienne de 198834, Ghidetti et Lattarulo par les deux importantes préfaces35 de Notturno italiano). Ainsi, ces cinq années qui s’écoulent entre la parution de Notturno italiano et celle d’Italia magica sont responsables de la construction du canon tel que nous le connaissons encore aujourd’hui ; ses caractéristiques pourraient être résumées en un seul mot : le fantastique italien est, par excellence, le fantastique « intelligent36 ».
Trois ouvre-boîtes pour un canon fermé
À partir des années quatre-vingt-dix, un consensus très ample se crée progressivement parmi les spécialistes : ceux-ci, reconnaissant le bien-fondé des analyses de Contini, Calvino, Ghidetti et Lattarulo, se renvoient la même image d’une tradition fantastique italienne souverainement « intelligente ». D’où une situation légèrement paradoxale. La menace de la non-existence une fois déjouée, pour le fantastique italien se profile, pourrait-on dire, le danger opposé : celui d’un canon excessivement prestigieux, et dès lors, trop fermé. Le fantastique « intelligent » se transforme petit à petit en monolithe : c’est une structure interprétative extrêmement solide et articulée, sans faille, mais qui risque, pour cela même, de décourager la pluralité des lectures et des points de vue. Or la description du fantastique italien comme tradition « intelligente », indubitablement exacte, est cependant le fruit d’un certain nombre de choix herméneutiques, qui auraient pu être différents. On serait, dès lors, légitimé à se demander : quels sont ces choix fondateurs ? et quels autres choix auraient pu être faits ? Et encore : faudrait-il ouvrir une ou plusieurs brèche(s) dans ce modèle théorique incontestablement efficace, mais écrasant d’autorité ? Quels seraient, éventuellement, les ouvre-boîtes qui pourraient déverrouiller le canon du fantastique italien, en révélant de nouveaux horizons à la recherche ?
À l’heure actuelle, trois chantiers semblent promettre les découvertes les plus précieuses : l’étude des thèmes, le fantastique populaire, le fantastique des femmes. Tout d’abord, le fantastique « intelligent » est celui de la tradition savante : le fantastique populaire en reste, dès lors, exclu. Le canon actuel laisse ainsi dans l’ombre la production du xixe siècle, dont une partie non négligeable appartient au domaine du populaire : songeons à cette « école démocratique » qui représente, grosso modo, une alternative populaire au roman de Manzoni et de ses innombrables adeptes ; pensons, plus particulièrement, aux textes d’un Francesco Domenico Guerrazzi, qui mélangent feuilleton, roman historique, gothique et fantastique. Dans L’assedio di Firenze (1836) et Beatrice Cenci (1854), plus tard dans Paolo Pelliccioni (1864) et Il castello di Pentidattilo (1868), Guerrazzi ne renonce pas à utiliser ces effets macabres, gothiques et sataniques – selon la leçon d’Ann Radcliffe et de Lord Byron – que Manzoni avait résolument condamnés, dès 1823, dans sa lettre Sul Romanticismo37. Or, selon Ghidetti, « ce n’était pas la modeste alternative au modèle de Manzoni constituée par l’“école démocratique” – et par ses ramifications populaires très étendues – qui aurait pu ouvrir le chemin, en Italie, au récit fantastique38 ». Ce jugement n’est peut-être pas inexact, mais apparaît, en quelque sorte, redondant vis-à-vis des prémisses du critique : évaluer l’œuvre de Guerrazzi à l’aune du fantastique « savant », comme le fait ici Ghidetti, signifie à coup sûr l’écarter. Le canon actuel du fantastique italien ne tient pas compte non plus de l’immense production fantastique – même si c’est un fantastique souvent hybride, mélangé avec le récit d’aventures, la science fiction, le récit d’horreur et le conte cruel – des revues à grande diffusion de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, l’exemple le plus célèbre étant celui de La Domenica del Corriere39. En ce qui concerne le xxe siècle, le canon privilégie, précisément, le fantastique le plus « intellectuel », en négligeant les témoignages de l’existence d’un fantastique « émotionnel », pour reprendre la terminologie de Calvino.
Ensuite, le fantastique « intelligent » est celui de la tradition masculine : le fantastique des femmes en reste exclu. Ni Contini, ni Calvino, ni le couple Ghidetti-Lattarulo n’ont donné aux femmes la place qu’elles mériteraient, pour peu que l’on songe à l’œuvre fantastique d’Elsa Morante, de Paola Masino ou d’Anna Maria Ortese. Il est à remarquer qu’aucun des huit auteurs de Contini n’est une femme, et qu’il n’y a que deux femmes – Serao dans le volume consacré au xixe siècle et Ortese pour le xxe siècle – parmi les cinquante-sept écrivains sélectionnés par Ghidetti et Lattarulo ; ces chiffres se passent de commentaire, d’autant que certains auteurs de Notturno italiano étaient des inconnus ou presque, au moment de la publication de l’anthologie, et qu’ils le restent, d’ailleurs, encore aujourd’hui. La découverte des récits fantastiques de Roberto Bracco, Giulio Caprin ou Persio Falchi a sans doute demandé un travail de recherche et de documentation que Ghidetti et Lattarulo n’auront pas souhaité accomplir pour les premiers récits de Morante40 ou pour les nombreux ouvrages fantastiques de Masino, dont la qualité littéraire est pourtant infiniment supérieure41. Cette absence d’intérêt pour le fantastique produit par les femmes se répercute dans les ouvrages critiques les plus significatifs des quinze dernières années, dans lesquels les femmes sont toujours sous-représentées et la plupart des fois manquent complètement à l’appel42.
Pour conclure, un troisième champ d’études a été, du moins jusqu’à une époque récente, fortement négligé, cette fois-ci non à cause d’un choix interprétatif de la part des pionniers du canon, mais parce qu’il s’agit d’une problématique qui n’a jamais beaucoup intéressé la critique italienne : l’étude des thèmes littéraires. Notre bilan détaillé des tendances récentes et actuelles de la recherche sur le fantastique italien commencera par ce dernier domaine.
Les thèmes du fantastique italien
En Italie, la critique thématique n’a jamais joui d’une excellente santé43, pour plusieurs raisons, et notamment à cause de la sentence d’excommunication prononcée par Benedetto Croce à l’égard des constantes littéraires44. L’intérêt de la critique italienne pour les thèmes de la littérature est assez récent : ce n’est qu’à partir des années quatre-vingt-dix que paraissent des ouvrages remarquables, au nombre desquels nous citerons les études de Piero Boitani sur le mythe d’Ulysse, de Remo Ceserani sur le train et les chemins de fer dans la littérature, de Francesco Orlando sur les objets désuets, de Massimo Fusillo sur la tradition littéraire du double, et le livre de Mario Domenichelli sur les thèmes du chevalier et du gentilhomme45. Ces cinq travaux – auxquels nous pourrions ajouter les mises au point théoriques de Domenichelli lui-même et d’un critique de la nouvelle génération, Daniele Giglioli46 – ont préparé l’avènement d’une œuvre gigantesque, un véritable monument de la recherche littéraire, destiné à marquer une époque : le Dizionario dei temi letterari publié en trois volumes par l’éditeur UTET et dirigé par Ceserani, Domenichelli et Pino Fasano, qui a vu le jour en 200747.
Pour ce qui concerne la critique thématique appliquée au fantastique italien, ce domaine spécifique a connu une floraison tardive, mais généreuse. Qu’il s’agisse d’un point de vue fécond en découvertes, l’œuvre de Vittorio Roda48 suffirait à le démontrer : depuis trente ans, ce critique se concentre sur des thématiques comme le corps, le double et l’animation des parties du corps fantastique ; il y a cinq ans, son activité infatigable a débouché sur la publication d’un recueil de Studi sul fantastico49, au caractère principalement thématique. On pourrait citer bien d’autres exemples d’un emploi fructueux des outils de la critique thématique dans le domaine du fantastique italien ; depuis une quinzaine d’années, on a assisté à la parution de plusieurs enquêtes significatives : par exemple celle que Pierluigi Pellini a consacrée au portrait vivant50, ou celle d’Angelo M. Mangini sur les thèmes du fantastique italien au début du xxe siècle51, ou encore – le lecteur bienveillant pardonnera ce manque de modestie – mon propre livre sur les thèmes de la technologie52, ou enfin le volume de Beatrice Laghezza sur le thème du double dans la littérature italienne du xxe siècle53. A signaler également la « trilogie de l’inquiétante étrangeté » qui a vu le jour au sein d’un laboratoire de recherche de l’Université Jean Monnet (Saint-Étienne), le Centre d’Études sur les Littératures Étrangères et Comparées (CELEC, Équipe d’Accueil 3069) : ces trois volumes, consacrés à l’Unheimliche des objets, des personnages et des lieux littéraires, ont été dirigés par Agnès Morini54.
Le fantastique populaire
Un autre domaine parmi les plus stimulants de la réflexion sur le fantastique italien est actuellement celui du fantastique populaire. En l’occurrence, c’est moins la méthode critique qui paraît originale – comme ce sera le cas des interprétations « genrées » – que l’objet de recherche. Les spécialistes du fantastique populaire italien essaient de concilier leurs préoccupations philologiques, liées à la redécouverte de textes oubliés, avec des ouvertures vers la théorie des littératures sérielles : c’est une approche raisonnablement éclectique ; le corpus est en revanche entièrement inédit : les textes sur lesquels ces critiques portent le regard n’avaient jamais été pris en considération auparavant. Le but de cette nouvelle génération d’interprètes, jeunes et moins jeunes, est de modifier la perception que la critique a toujours eue de la tradition fantastique italienne : le fantastique populaire dont ils sont en train d’attester l’existence et l’importance – importance qui ne fait plus le moindre doute, du moins sur le plan quantitatif – pourrait bien déplacer, entre certaines limites mais d’une façon non imperceptible, les frontières du canon. À l’heure actuelle, la bibliographie fondamentale sur le fantastique « populaire » italien comporte une dizaine de contributions – sept études et trois anthologies – qui pourraient être définies par le qualificatif un peu galvaudé, mais efficace, d’« incontournables ». Trois spécialistes se partagent pour l’instant ce petit empyrée, destiné sans doute à accueillir, dans les années à venir, d’autres élus : Gianfranco De Turris, Claudio Gallo et Fabrizio Foni55.
Le fantastique des femmes
Le débat autour du fantastique des femmes naît en Italie dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, lorsque Monica Farnetti publie une série d’études qui visent à définir la spécificité d’une approche « féminine » du genre56. Depuis, les approches gender se sont multipliées, même si elles n’arrivent pas toujours à atteindre un niveau qualitatif acceptable57. Quelques femmes écrivains ont profité tout particulièrement de ce mouvement de renouveau des études littéraires sur le fantastique. Anna Maria Ortese est sans doute l’« écrivaine » le plus souvent inscrite dans la pléiade du fantastique féminin58 ; l’engouement critique pour ce sujet, qui a remplacé un désintérêt total de plusieurs décennies, a également bénéficié à la réception de l’œuvre de Matilde Serao, bien que celle-ci appartienne à la littérature gothique plutôt que fantastique59. Par ailleurs, dans la période la plus récente, c’est surtout Paola Masino – auteur d’un roman souvent qualifié de précurseur dans le domaine de la littérature féminine et féministe comme Nascita e morte della massaia (1945) – qui a suscité l’intérêt des spécialistes60. Il vaut aussi la peine de souligner que dans les actes des derniers colloques sur la littérature fantastique italienne on enregistre une augmentation constante de la présence des femmes. Ainsi, le colloque londonien de 2003 sur la tradition gothique et fantastique italienne comporte cinq communications – sur onze – consacrées respectivement à Serao, Ortese (deux interventions), Rossana Ombres et Paola Capriolo, sans compter l’étude de Farnetti sur l’inquiétante étrangeté vue par les femmes61 ; l’une des trois sections du volume est d’ailleurs réservée au « Female Fantastic in the Twentieth Century » (« Part III »). Le colloque de Dubrovnik sur le thème du double dans la littérature italienne – colloque qui s’est déroulé en 2004, mais dont les actes n’ont été publiés qu’en 2008 – contient également une partie spécifique sur la littérature des femmes : les quatre études de la section « Il doppio femminile » portent respectivement sur Anna Banti, la femme futuriste, Masino et Rosa Rosà62. Les premiers volumes entièrement consacrés au fantastique féminin sont venus confirmer cette tendance récente : le livre de Danielle E. Hipkins (2007) s’articule en une introduction – qui pose les prémisses théoriques et historiques de l’enquête – et trois chapitres monographiques sur Capriolo, Francesca Duranti, Ombres63 ; celui de Gloria Alpini (2009) – qui, à vrai dire, est beaucoup moins convaincant que le précédent – explore les œuvres de Serao, Ada Negri, Morante, Ortese, Capriolo64. On pourrait, enfin, rappeler d’autres interventions récentes, par exemple deux intéressantes études qui portent sur les narrations gothiques et fantastiques de Neera (pseudonyme d’Anna Radius Zuccari, 1846-1918)65. Tout cela confirme une ferveur d’investigations, en vertu de laquelle le fantastique féminin est aujourd’hui le chantier le plus actif de la recherche dans ce domaine.