Lorsqu’on considère, d’un côté le retard avec lequel le récit fantastique est né puis s’est développé en Italie, et de l’autre les résistances que d’illustres critiques ont opposées, sur la base d’arguments de nature formelle ou idéologique, à l’éclosion d’une tradition interprétative susceptible d’éclairer l’histoire de ce genre1, il peut paraître surprenant de constater que la toute première étude sur le fantastique italien publiée en Italie remonte à l’année 1925, bien avant, donc, la publication de ce livre capital qu’est l’Introduction à la littérature fantastique (1970) de Tzvetan Todorov2. De plus, le livre en question, Il fantastico nella letteratura italiana della seconda metà del sec. XVIII [« Le fantastique dans la littérature italienne de la seconde moitié du xviiie siècle »], est l’œuvre d’une femme, Isotta Pieri Bortolotti, laquelle analyse, dans les ouvrages de Gaspare et Carlo Gozzi, les premiers exemples de « ce genre poétique et fantastique [qui se manifestent] en plein xviiie siècle3 ». À l’étonnement que suscite cette rareté bibliographique s’associe la perplexité pour le rôle tout à fait marginal qui a été réservé aux femmes par les critiques qui se sont penché(e)s sur la présence et les frontières du genre fantastique dans la littérature italienne des xixe et xxe siècles. À coté des pères fondateurs du fantastique italien et de leurs successeurs les plus connus – d’Igino Ugo Tarchetti à Antonio Tabucchi, en passant par Camillo et Arrigo Boito, Luigi Pirandello, Alberto Savinio, Dino Buzzati, Tommaso Landolfi, Italo Calvino et Giorgio Manganelli – l’histoire de la littérature italienne peut en effet se targuer d’une légion d’écrivaines fantastiques qui, de même que leurs collègues hommes, fréquentèrent le répertoire du surnaturel tout entier, en le renouvelant dans leurs œuvres. Parfaitement conscientes de l’existence d’une tradition européenne et occidentale du genre, ces mêmes écrivaines choisirent soit de s’inscrire dans la continuité de celle-ci pour élaborer des conceptions du fantastique personnelles et originales, soit au contraire de prendre leurs distances avec une telle tradition, pour revendiquer l’indépendance de leur imaginaire vis- à-vis des auctoritates masculines. Ce n’est cependant qu’en 1986 que la critique littéraire semble s’apercevoir de la présence, jusqu’alors refoulée, d’un fantastique italien écrit par les femmes : en cette année-là, paraît l’anthologie L’orrore al femminile. 20 autrici di narrativa gotica, nera, fantastica [« L’horreur au féminin. 20 écrivaines de littérature gothique, noire, fantastique »], dont les éditeurs scientifiques, Elinor Childe et John G. Pinamonte, ne sélectionnent pas moins de cinq Italiennes (à savoir : Matilde Serao, Carolina Invernizio, Grazia Deledda, Annie Vivanti, Rosa Rosà4). Un véritable débat sur la question du fantastique féminin naît une dizaine d’années plus tard, grâce à un travail précurseur de Monica Farnetti, intitulé « Irruzioni del semiotico nel simbolico. Appunti sul fantastico femminile » [« Irruptions du sémiotique dans le symbolique. Notes sur le fantastique féminin »] et publié dans un recueil d’études sur le fantastique dirigé par Marina Galletti5 en 1996. À partir de cette date, Farnetti consacre à ce sujet de nombreuses interventions qui ont l’ambition d’inscrire la problématique du fantastique féminin dans le cadre du vaste débat sur le fantastique italien qui, précisément pendant les années quatre-vingt-dix, se développe de plus en plus. Tandis que se multiplient les études – dans des revues ou des actes de colloques – consacrées à telle ou telle femme écrivain fantastique, au début du troisième millénaire apparaissent les premiers bilans critiques, qui visent à tracer les grandes lignes d’une histoire du fantastique italien décliné au féminin. Pour ne citer que les contributions les plus représentatives, nous rappellerons le livre d’Annamaria Cavalli, Oltre la soglia. Fantastico, sogno e femminile nella letteratura italiana e dintorni6 [« Au-delà du seuil. Fantastique, rêve et féminin dans la littérature italienne et ses alentours »] publié en 2002, les actes d’un séminaire de recherches qui s’est déroulé, toujours en 2002, entre Venise et Florence, dont les mélanges sont parus en 2003 par les soins d’Eleonora Chiti, Monica Farnetti et Uta Treder, sous le titre éloquent de La perturbante7, les actes du colloque londonien de 2003 sur le gothique et le fantastique italiens, publiés en 2007 par Francesca Billiani et Gigliola Sulis (au sein de l’ouvrage, une section entière porte sur le fantastique écrit par les femmes8), l’étude de 2007 de Danielle Hipkins qui comporte des chapitres monographiques sur Paola Capriolo, Francesca Duranti et Rossana Ombres9, le volume de Gloria Alpini, en 2009, qui analyse les œuvres de Serao, Ada Negri, Elsa Morante, Anna Maria Ortese et Capriolo10, et, pour conclure, un livre de Cecilia Bello Minciacchi en 2010 sur la participation des femmes au mouvement futuriste11. Cette liste, sans doute ennuyeuse en dépit de sa brièveté, est cependant intéressante, dans la mesure où elle nous permet de remarquer que le fantastique féminin, malgré l’attention critique dont il a été l’objet pendant la décennie qui vient de s’écouler, reste un domaine de recherche réservé aux femmes : sa réhabilitation effective n’aura lieu, croyons-nous, que quand des critiques des deux sexes se pencheront sur ce sujet, en dehors des préjugés liés – dans un sens comme dans l’autre – au genre.
Or, parmi les travaux que nous venons de citer, nous souhaiterions mentionner deux positions théoriques qui, à notre avis, montrent avec une admirable clarté la question fondamentale autour de laquelle tourne le débat sur le fantastique féminin, au risque d’y rester enlisé. Le point de départ est le suivant : le fantastique féminin est-il affaire de genre – au sens sexuel du mot – ou bien de genre – au sens que ce terme possède dans la théorie littéraire ? Dans son étude de 2002, « Definire il fantastico femminile » [« Définir le fantastique féminin »], Farnetti affirme que « pour penser le fantastique dans une perspective féminine, l’essai de Freud », Das Unheimliche (1919), sur lequel on fonde, par tradition, l’esthétique du genre, « est en partie inutilisable, ou du moins, doit être soumis à une relecture rigoureuse12 ». En effet, l’expérience de l’inquiétante étrangeté décrite par Freud, liée comme elle est au complexe de castration, serait selon Farnetti intrinsèquement masculine, par conséquent inapte à « rendre compte d’un sujet différent de celui auprès duquel la psychanalyse est née et sur lequel elle travaille13 ». En suivant le chemin de la différence sexuelle tracé par Hélène Cixous et Julia Kristeva, et à travers des sondages sur un corpus narratif très vaste, qui va de Serao et Deledda aux écrivaines futuristes, de Masino et Ortese – l’auteur préférée de Farnetti – à Neera (pseudonyme d’Anna Radius Zuccari), Ada Negri et Annie Vivanti, Farnetti identifie trois « déviations significatives » par rapport au « paradigme freudien14 », qui correspondraient à autant de preuves de l’existence d’un fantastique féminin ontologiquement et génétiquement différent du fantastique des hommes. Le premier modèle alternatif concerne « la réponse émotionnelle que le personnage, au niveau textuel, fournit à l’événement inquiétant15 », réponse en vertu de laquelle les écrivaines « remplacent » la « dimension du conflit angoissé et angoissant avec l’“étranger” » – typique du fantastique des hommes – par « une relation empathique » d’« ouverture, de gentillesse, de compassion, voire même d’affection et d’amour16 », dont le but est « l’amitié avec l’autre, la reconnaissance de l’autre, parfois l’identification avec l’autre17 ». La deuxième déviation intervient quand, à l’intérieur d’une dynamique narrative qui déclenche l’expérience – très reconnaissable – de l’inquiétante étrangeté freudienne, « les héroïnes qui subissent cette expérience, héroïnes par lesquelles les auteures se font généralement représenter, n’en sortent pas épuisées et négativement marquées, mais deviennent au contraire beaucoup plus fortes, ce qui est plein de signification18 ». La troisième déviation par rapport au modèle psychanalytique coïncide avec cette composante « ironique, pour ne pas dire euphorique19 », qui, d’après Farnetti, caractérise la posture narrative des écrivaines du fantastique. Ces hypothèses, sans doute fascinantes et riches en suggestions, risquent, à notre avis, d’être invalidées par trois considérations. En premier lieu, Farnetti emploie la notion de fantastique dans une acception très large et flexible, en faisant converger dans cette catégorie de nombreux genres et registres littéraires : le merveilleux, le féerique, la science-fiction, le récit cosmogonique, le mythe, le surréel, l’utopie, la fantasy. Dès lors, l’empathie vis-à-vis du surnaturel à laquelle fait référence cette spécialiste constitue bien plus une prérogative du merveilleux ou du féerique, que du fantastique au sens strict de ce mot. En deuxième lieu, Farnetti semble oublier que l’ironie représente l’un des instruments rhétoriques les plus fréquemment adoptés par l’écrivain fantastique et « maniériste20 » du xxe siècle ; celui-ci, parfaitement conscient qu’il a derrière lui un répertoire extraordinaire de modèles auxquels puiser son inspiration, exploite le registre humoristique pour redonner du crédit et de la vitalité à des thèmes et des formes littéraires désormais tombés en prescription, devenus peu vraisemblables dans l’imaginaire au second degré de la modernité (et de l a postmodernité). Ce n’est certes pas un hasard si l’« ironie » représente l’élément fondamental sur lequel Calvino bâtit sa propre théorie d’un fantastique italien du xxe siècle considéré comme un genre éminemment « intellectuel21 ». Par ailleurs, et en troisième lieu, Farnetti semble négliger une autre caractéristique récurrente du fantastique contemporain : dans les textes du xxe siècle, la perte de l’effet inquiétant et l’acquiescement au surnaturel – qui fait irruption dans la réalité fictionnelle dans des formes parfois simplement a-problématiques, parfois, au contraire, sciemment recherchées et désirées par le personnage principal du récit – devient une constante. Todorov lui-même a contribué à la reconnaissance théorique de cet aspect, dans la mesure où il a évoqué, à propos de La métamorphose (Die Verwandlung, 1915) de Kafka, un « fantastique adapté » au sein duquel « l’événement surnaturel ne provoque plus d’hésitation car le monde décrit est tout entier bizarre, aussi anormal que l’événement même à quoi il fait fond22 ». Bien avant Todorov, d’ailleurs, Jean-Paul Sartre, dans une brève mais pénétrante étude publiée en 1947 et consacrée aux nouvelles formes du fantastique au xxe siècle, mentionnait quelques exemples de ce « fantastique […] contemporain23 » où « le monde humain à l’endroit » s’est transformé en un monde « à l’envers24 », dans lequel les « manifestations saugrenues figurent à titre de conduites normales25 ». Ce n’est donc ni dans la disparition de l’expérience unheimlich, ni dans l’empathie, ni dans l’ironie, que nous pouvons découvrir les fondements spécifiques d’un fantastique féminin : ces trois éléments représentent autant de stratégies de réécriture propres à tout le fantastique du xxe siècle, masculin aussi bien que féminin.
Dans son livre sur le fantastique, Danielle Hipkins affirme, au contraire, que les écrivaines italiennes ne sont absolument pas immunisées contre les complexes freudiens : il serait, par conséquent, préférable de réfléchir sur le genre au sens littéraire et non sexuel du terme. C’est justement ce que fait Hipkins, dont le discours se situe sur le terrain des théories de la réception. Dans un contexte socio-culturel comme celui de l’Italie, où les femmes sont restées très longtemps à l’écart de l’histoire littéraire et des politiques éditoriales, les écrivaines du fantastique ne seraient pas seulement victimes de cette « angoisse de l’influence » qui, d’après Harold Bloom26, frappe, à partir d’une certaine époque, toute la littérature, devenue consciente de sa « condition posthume27 » ; en plus de cette anxiété généralisée, les femmes manifesteraient une angoisse épigonale plus spécifique vis-à-vis d’un canon littéraire du fantastique exclusivement composé d’auctoritates masculines. Une trace reconnaissable de cette angoisse réside, selon Hipkins, dans le taux d’intertextualité très élevé qui caractériserait les textes fantastiques écrits par des femmes.
Malgré les différences évidentes, à la fois sur le plan théorique et méthodologique, il nous semble que ces deux approches ont un élément en commun : Farnetti et Hipkins considèrent qu’une définition du fantastique féminin italien ne saurait faire abstraction d’une comparaison/confrontation avec la tradition masculine ; cette relation conflictuelle prend les formes diamétralement opposées, et par conséquent complémentaires, de la résistance au canon – d’après Farnetti – et de la dépendance du canon – d’après Hipkins.
Nous souhaiterions ici, en revanche, sortir de cette bifurcation – ou de cette impasse – en essayant de parcourir une troisième voie : l’examen des poétiques du fantastique élaborées par les écrivains femmes qui ont pratiqué ce genre. Il ne s’agit nullement d’une proposition théorique, mais empirique, que vient conforter l’opinion de plusieurs théoriciens, selon lesquels « parmi tous les registres et les genres littéraires » le fantastique serait « l’un des plus clairement auto-conscients28 » ; il est d’ailleurs aisé de constater que nombre d’écrivains fantastiques – hommes et femmes – n’ont pas résisté à la tentation de réfléchir sur leurs œuvres, et plus généralement, sur l’horizon littéraire destiné à les accueillir ou sur le type de littérature qu’ils étaient en train de produire29.
Sur le chemin de la réflexion métalittéraire autour du genre et de ses caractères, on rencontre, dès 1895, un véritable essai théorique, dans lequel une critique littéraire d’exception, Matilde Serao, explique qu’à la différence du « merveilleux » mis en œuvre par Carlo Gozzi dans ses Fiabe [« Contes de fées »], le fantastique « n’est absolument pas contraire à tout ce qui est ordinaire », car « le fantastique n’est pas le contraire de la vie », il ne bouleverse pas les lois de l’existence » : « le fantastique, c’est tout autre chose, tout autre chose30 ! », écrit-elle. En effet, tandis que dans le merveilleux « les lois habituelles de la nature sont suspendues » et que « tout peut arriver : […] ce qui est étrange, mais aussi ce qui est impossible31 », le fantastique « correspond à la vie et il lui correspond, parfois, selon une mesure mathématique : il a des règles intimes, profondes, en vertu desquelles il peut apparaître tel qu’il est réellement, fantastique, certes, mais en même temps logique32 ». Serao propose ici une définition « exclusive » et circonscrite du genre, qu’elle distingue clairement de registres littéraires comme le féerique ou le merveilleux, et dont le statut se fonde sur l’opposition entre, d’un côté un univers fictionnel gouverné par les mêmes codes de vraisemblance auxquels obéit la réalité extérieure au texte, et de l’autre, un événement qui brise la cohérence logique et narrative de cet univers. Le fantastique de Serao est en somme le fantastique classique du xixe siècle, dont les modèles – expressément cités dans le texte – s’appellent Hoffmann et Poe, et qui prend naissance dans cette dialectique entre norme et infraction que vont théoriser, dans la seconde moitié du xxe siècle, des critiques comme Caillois et Todorov33.
En revanche, l’idée selon laquelle le fantastique peuplé de monstres et de fantômes, et bâti sur la croyance du lecteur, doit désormais céder la place à un fantastique plus quotidien et plus existentiel, émerge dans les douze Quaderni d’appunti inédits [« Cahiers de notes »] de Paola Masino, conservés dans l’Archivio del Novecento de la « Sapienza – Università di Roma ». Quelques réflexions réunies dans les deux premiers calepins, et qu’on peut dater des années 1929-1939, semblent anticiper de plusieurs décennies la célèbre distinction de Calvino entre le fantastique « visionnaire » du xixe siècle et le fantastique « psychologique » ou « mental » du xxe siècle, où le mystère « commence à faire partie d’une dimension intérieure, à l’instar d’un état d’âme ou d’une conjecture34 ». D’après Masino, en effet, « quand nous voulons imaginer une sorcière, nous nous la représentons avec une mine menaçante ou maligne. Mais cela est faux, car les choses qui nous épouvantent le plus, ce sont les choses impassibles35 » ; dès lors, « une maison qui a une fenêtre toujours fermée acquiert la signification d’un soupçon effrayant », et « toute personne qui se tait, au-delà de l’inertie de la stupidité ou du mépris de l’intelligence, […] devient une présence obsessionnelle36 ». Dans les notes de Masino on découvre également une réflexion sur cette « rhétorique de l’indicible37 » qui constitue un véritable topos du fantastique : « les gens – remarque Masino – sont facilement disposés à croire à l’horreur », cependant « ce qu’on peut représenter n’est jamais la véritable essence du drame […]. Le drame authentique est dans tout ce que nous imaginons38 ». D’autres éléments significatifs de la pensée de Masino sur le fantastique, qui affleurent des cahiers de notes, sont l’importance qu’elle accorde au « domaine mystérieux39 » de l’enfance, son intérêt pour l’inquiétante étrangeté que suscitent les objets technologiques, telle que la radio40, et même, l’hypothèse selon laquelle le fantastique doit se croiser avec la science-fiction ou avec le récit cosmogonique pour « chercher une nouvelle capacité d’expression dans les premiers pas de la science » : « autrement dit, [il doit s’]installer devant un microscope pour discerner les pourquoi de l’existence et de ses multiples modes d’expression41 ». Pendant les années du régime fasciste et de l’après-guerre, animées, on le sait, par de fréquents débats sur le rapport entre art et politique, Masino essaie donc de trouver une réponse personnelle au « dilemme » qui oppose un « art d’imagination » à un « art réaliste », en affirmant que « dans le domaine de l’art, lorsqu’une chose est créée, elle est réelle, qu’elle corresponde ou non à une réalité physique de la nature42 ». Par conséquent, contre « l’habitude de ne considérer comme réel que ce qui peut être matériellement attesté, et rien que cela », pour Masino, « l’imagination aussi, la fantaisie aussi, comme les rêves, sont une partie de l’homme et sont, dès lors, réalité43 ». Le fantastique philosophique des Quaderni est en somme celui qui naît du « climat spirituel » qui gouverne l’âme de tout artiste authentique : vivifié « par un désir d’absolu44 », ce fantastique jaillit des « pensées universelles et inéluctables45 » « du Moi, de la Vie, de la Mort, de la Folie, de l’Amour46 ».
À première vue, la tension spéculative qui nourrit le genre dans la poétique de Masino semble se situer très loin du fantastique onirique qu’Elsa Morante théorise dans les Lettere ad Antonio [« Lettres à Antonio »], écrites entre les mois de janvier et juillet 1938 et publiées à titre posthume en 1989. Grâce au stratagème narratif de la fiction épistolaire, Morante bâtit un véritable « zibaldone47 » de rêves – comme le définit Elena Porciani, se référant aux fameux carnets de notes de Leopardi – dans lequel l’onirocritique ancienne et l’interprétation psychanalytique – Morante cite explicitement Freud – se mélangent avec la réflexion sur le rôle que les matériaux oniriques revêtent dans la création littéraire. Ce dernier aspect est en réalité un topos du fantastique du xixe siècle. Il suffira de mentionner ici le fameux essai de Robert Louis Stevenson, A Chapter on Dreams [« Un chapitre sur les rêves »] (1888), où l’auteur de The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde [« L’étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde »] évoque le spectacle que de petits génies qu’il appelle Brownies montent chaque nuit dans le théâtre de son cerveau : l’écrivain éveillé se chargera ensuite de transférer ce spectacle onirique du monde des rêves à celui de la fiction narrative. Pour Morante, le rêve donne sur le royaume mystérieux de l’inconnaissable et de l’indicible, car « au moment de connaître un peu plus », on se réveille ponctuellement « en sursaut48 ». Cependant, c’est précisément au moment du réveil que peut débuter cette « Recherche […] dans le territoire du rêve » qui permet à l’écrivain, en poursuivant « des paysages et des événements dont nous avons rêvé et qui sont ensuite disparus de notre mémoire49 », de transformer les contenus de l’activité onirique : les « procès nocturnes de toutes les fautes de la journée50 » se changeront ainsi en « véritables créations artistiques51 ». La greffe du processus de l’anamnèse sur la production onirique fait donc jaillir l’idée que « le secret de l’art » réside « dans le fait de se souvenir de la façon dont on a vu l’œuvre pendant l’état de sommeil […]. Car il se peut que tout ce qu’on invente soit un souvenir52 ». Il ne sera pas inutile de rappeler que Morante, dans les Lettere ad Antonio, traduit cette hypothèse par l’allégorie de la « sombre cathédrale » : cette image onirique permet à l’écrivain de comparer « la construction du récit à une architecture53 ». L’Antonio qui figure dans le titre, « projection de l’auteur » Elsa Morante54, est donc censé apprendre par l’« artiste des rêves » – une sorte de démiurge de la vie onirique qui « connaît son métier » et connaît « même les petites ruses, les effets55 » – comment reproduire dans l’écriture la « dentelle féerique56 » des visions nocturnes. Dans ce travail d’artisan sur les contenus il devra, comme nous l’avons dit, se faire constamment accompagner par l’activité mémorielle, pour convertir la matière brute des rêves en formes artistiques parfaites, sous peine de condamner l’écriture au chaos de l’irreprésentable. Si dans les page du journal « métapoïétique57 » de 1938 le fantastique de Morante est en somme un fruit hybride, qui naît de la greffe de la mémoire sur le rêve, dans les essais « I personaggi » [« Les personnages »], de 1950, « Sul romanzo » [« Sur le roman »], de 1959, et « Pro o contro la bomba atomica » [« Pour ou contre la bombe atomique »], de 1965, la réflexion sur le statut du surnaturel émerge indirectement, comme dans le négatif d’une photographie, à partir du rapport que l’écrivain instaure entre les concepts de réalité et d’irréalité, et de la fonction testimoniale qu’exerce la vérité poétique sur les terme de cette dialectique. Morante écrit en effet – il nous semble réentendre Masino – qu’« un véritable roman […] est toujours réaliste : même le plus invraisemblable ! » ; les narrations d’un Poe ou d’un Kafka, par exemple, sont « réelles » dans la mesure où elles expriment le « drame humain58 ». Dès lors, de même que « dans les mythes le héros solaire […] affronte le dragon nocturne pour libérer la ville terrifiée59 », de même, « l’écrivain et tout particulièrement le romancier » – auquel nous pourrions ajouter l’auteur de récits fantastiques – « représente, dans le monde, […] l’intervention qui soustrait la ville humaine aux monstres de l’absurde […], de façon à retrouver, même parmi les confusions les plus aberrantes et difformes, la valeur cachée de la vérité poétique, pour la livrer aux autres60 ». C’est au romancier qu’« on demande de braver l’angoisse non pour obéir à la mort, ou pour se donner en spectacle, mais pour obtenir une connaissance absolue »61.
Fantastique logique chez Matilde Serao, fantastique philosophique chez Paola Masino, fantastique onirique et gnoséologique chez Elsa Morante : ce sont là trois exemples possibles de la façon dont les écrivains femmes du fantastique italien inscrivent leur propre poétique dans une réflexion sur l’esthétique du genre. Il nous semble qu’une telle approche nous permet de sortir de l’impasse du gender conçu en opposition au genre, pour récupérer ces deux notions au sein d’une enquête sur les mécanismes de la création artistique. C’est de là qu’il faut sans doute partir pour mesurer l’impact des positions critiques et théoriques sur l’œuvre narrative des auteures, dans la tentative de vérifier la correspondance des poétiques et des réalisations, ou éventuellement leur incohérence – qu’elles soient dues, ou non, à la volonté d’identifier dans l’histoire du genre littéraire une différenciation sexuelle.