Pour vous faire voir donc que je ne songe dans ma solitude à rien tant qu’à vous obliger, j’ai résolu d’employer la meilleure partie de mon temps à vous accorder une chose que vous m’avez si souvent demandée, qui est de vous faire une relation exacte et bien circonstanciée de tout ce qui m’est arrivé de particulier (Les Amours d’une belle Anglaise).
Nombreux sont les événements « particulier[s] » survenus dans l’existence d’Olinde, et c’est avec malice qu’elle les narre au fil des Amours d’une belle Anglaise, œuvre anonyme, publiée pour la première fois à Cologne en 16951. En neuf lettres, la jeune épistolière fait le récit de sa vie : les sept premières missives sont adressées à son ami Cléandre, qu’elle entend distraire par la relation de ses multiples galanteries, alors que les deux dernières ont pour destinataire son amant Cloridon, auquel elle finit par confesser son amour.
À notre connaissance, rares sont les critiques à s’être intéressés à cette œuvre parue au crépuscule du xviie siècle. En 1990, Yves Giraud et Anne-Marie Clin ont publié un article2, dans lequel ils présentent cet ouvrage méconnu et en proposent une brève analyse3. Le titre complet de l’édition princeps – Les Amours d’une belle Anglaise ou La Vie et les aventures de la jeune Olinde, écrites par elle-même en forme de lettres à un Chevalier de ses amis – fait apparaître les deux pôles de la communication : l’émettrice, Olinde, et le récepteur principal, Cléandre. Tous deux sont mis en relation par le biais des lettres : celles qui codent le langage, bien entendu, mais aussi – et c’est ce qui nous intéressera dans cette étude – celles que s’échangent les personnages. Autour de la « relation exacte et bien circonstanciée » promise par Olinde s’élaborent donc d’autres types de relations, fondées sur l’épistolarité : relation entre la belle Anglaise et son chevalier, mais également entre les personnages et le lecteur-voyeur, autre destinataire des lettres. Ces liens sont pluriels et complexes, non seulement du fait de la facture hybride de l’ouvrage (contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, l’histoire d’Olinde n’occupe pas la totalité du livre), mais aussi en raison des questions que soulève la destinée éditoriale de l’œuvre.
Dans un premier temps, les lettres établissent un lien entre l’épistolière, Olinde, et ses deux destinataires, Cléandre et Cloridon. Cette relation s’ébauche suivant des modalités particulières dont témoignent les épîtres, elles-mêmes objets d’un discours qu’elles rendent possible. Les rapports d’Olinde et Cléandre se parent ensuite d’autres nuances dans leur confrontation avec ceux qu’entretiennent Olinda et Cleander, protagonistes de The Adventures of a Young Lady, œuvre parue à Londres en 1693 et dont Les Amours seraient une traduction. La relation épistolaire se voit alors bouleversée et interrogée à plus d’un titre pour le lecteur d’hier et d’aujourd’hui, confronté à cette œuvre hétéroclite à la croisée de deux horizons culturels, sociaux et linguistiques.
Loin des yeux, près du cœur : lettres d’amis, lettres d’amants
« Les lettres empêchent la ruine des amitiés », déclare Paul Jacob4. Pour Olinde et Cléandre, fort « [é]loignés » (p. 219), l’échange épistolaire est en effet le seul moyen de maintenir et d’exprimer « l’affection si tendre et si charmante » (p. 219-220) qui les unit, le seul moyen de rendre présent l’absent. De prime abord, le régime monodique de l’histoire, exclusivement constituée des lettres d’Olinde, paraît menacer la figure du destinataire, mais ce dernier, par ailleurs à l’origine du roman5, se manifeste sous différentes formes au sein de l’œuvre. Mentionné comme il se doit à l’ouverture et à la clôture du discours épistolaire, Cléandre apparaît à plusieurs reprises dans le récit d’Olinde, qui attire son attention (« Remarquez ici, mon cher Cléandre » [p. 40]), s’excuse (« Pardon, Monsieur » [p. 68]), ou imagine ses pensées et ses réactions (« Je sens bien que vous me prierez de profiter de l’avis que vous m’avez déjà donné » [ibid.]). Fréquemment mise en œuvre, la fonction de communication introduit du dialogisme et révèle la familiarité des correspondants. En effet, Les Amours ne peuvent être considérés comme un « pur soliloque sans réponse6 », pour reprendre les mots de Jean Rousset au sujet des Lettres portugaises. Si le lecteur n’a pas accès aux missives de Cléandre, ces dernières existent à travers les références qu’y fait Olinde. La jeune femme évoque ainsi les « réflexions » de son destinataire sur ses lettres, qu’elle « ne li[t] jamais qu’[elle] ne [se] félicite d’avoir quelque part dans [son] amitié » (p. 62). Il arrive cependant que le cri d’Olinde « retombe dans le vide7 », et l’épistolière ne manque alors pas de gourmander son destinataire : « Vous me rendrez presque jalouse d’Ambrisie, si vous ne m’écrivez bientôt ; car voici la quatrième fois que je vous écris sans que vous m’ayez répondu » (p. 172), ou encore : « Écrivez-moi promptement, car j’ai de l’impatience de savoir les raisons qui vous en ont empêché » (p. 185).
Ces prières sont symptomatiques d’un manque que la relation épistolaire, aussi nourrie et intime soit-elle, ne parvient pas à combler. Être « un peu plus présent8 », pour paraphraser la religieuse portugaise, ne saurait se substituer à la présence physique de l’être cher :
L’espérance que j’ai de vous voir me fait un extrême plaisir, car quoique je trouve beaucoup de satisfaction dans le commerce de lettres que j’ai avec vous, cependant cette satisfaction n’est ni aussi entière ni aussi parfaite qu’elle le serait si j’étais avec vous. Éloignés comme nous sommes, je ne puis pas si bien vous dire mes pensées ni apprendre les vôtres. Une question faite tout à coup, ou quelquefois une œillade, m’en apprendrait plus que vous n’en savez vous-même9.
La relation épistolaire est en effet tributaire de contraintes matérielles qui ne permettent pas la spontanéité d’une conversation de vive voix. La belle Anglaise manifeste ainsi à plusieurs reprises une grande conscience de l’acte scriptural mis en œuvre : correspondre est une activité de longue haleine, qui demande non seulement du papier, mais aussi du temps (« Si nous étions à portée, je vous ferais tout voir, mais la copie me désole » [p. 47]). Autre temps pris en compte, celui de la lecture : il s’agit de ne pas ennuyer Cléandre (« Je crois qu’il est temps de finir cette lettre, et de vous laisser un peu respirer » [p. 169]). La segmentation du discours épistolaire, motivée par le souci du destinataire, se voit redoublée par le mode d’acheminement physique de la correspondance : l’histoire d’Olinde se déroule au fil de « l’ordinaire » (p. 131), de ce courrier « qui part à certains jours précis10 ».
Comme dans bon nombre de fictions narratives du xviie siècle, la lettre en tant qu’objet matériel est exploitée à des fins romanesques11. Transmise par la poste ou par une « voie secrète » (p. 139), laissée sans surveillance ou jalousement gardée, elle est en effet susceptible d’être perdue, volée, échangée ou recopiée, ce qui met en péril les liens qu’elle est censée établir. Parmi les multiples péripéties épistolaires rocambolesques, retenons le vol d’une lettre d’Olinde à Licydon12 par une servante malintentionnée ; la colère que cette épître provoque chez Béronte13, qui confond les adresses en envoyant ses deux missives de reproches ; et enfin le rétablissement de la vérité par la lecture que la belle Anglaise fait de la réponse de Licydon. Loin d’être anodin, ce quiproquo aurait pu avoir de funestes conséquences et coûter son honneur à Olinde, et leur vie aux deux hommes. Les Amours sont ainsi le théâtre d’un véritable ballet de lettres, évoquées, parfois reproduites par la belle Anglaise, qui a entretenu de fait plus d’une correspondance dans sa vie mouvementée.
Les huitième et neuvième lettres de l’œuvre représentent ainsi un décrochage par rapport à la situation de communication initiale. Adressées non plus à Cléandre mais à Cloridon, elles sont livrées au public afin de « satisfaire la curiosité de ceux qui voudront savoir comme elle [Olinde] écrit à son amant, puisqu’elle traite son ami avec tant de tendresse14 ». Invitation à contempler un lien épistolaire fondé sur d’autres sentiments, ces deux lettres « “directes” », pour Yves Giraud et Anne-Marie Clin-Lalande, « ne brisent pas l’unité de la narration15 », l’héroïne-épistolière agissant comme un principe unificateur. Anne Kelley n’est pas de cet avis pour les lettres d’Olinda à Cloridon dans The Adventures of a Young Lady16, œuvre sur laquelle nous allons à présent concentrer notre attention.
Lettres d’outre-Manche ?
C’est en 1693 que paraît à Londres, chez Samuel Briscoe, le premier volume d’un recueil de lettres intitulé Letters of Love and Gallantry and Several Other Subjects. All Written by Ladies. Les neuf missives d’une certaine Olinda y sont insérées sous le titre The Adventures of a Young Lady. Written by herself in several letters, to a gentleman in the country – titre fort proche du frontispice de l’ouvrage imprimé en français à Cologne17. Quelques années plus tard, lorsque l’histoire reparaît en 171818, elle est associée au nom de Catharine Cockburn Trotter, femme de lettres britannique, auteur de romans, de poésies, de pièces de théâtre mais aussi d’essais philosophiques19. Introduite par deux adresses au lecteur – le libraire puis Cleander – l’histoire se compose de neuf lettres, sept destinées à Cleander, deux à Cloridon. Ces dernières, on l’a vu, produisent une rupture tonale pour Anne Kelley, qui suggère d’y voir un ajout ultérieur, probablement de Briscoe, afin de mieux rattacher l’œuvre au style émotif du roman épistolaire20.
Bien qu’elle ne soit pas visible dans les ouvrages bibliographiques consultés21, la filiation des The Adventures of a Young Lady et des Amours a déjà été suggérée – sinon affirmée – par plusieurs critiques. En 1969, pour introduire la réédition du texte anglais de 1718, Robert Adams Day présente ainsi Les Amours comme une traduction plutôt fidèle d’Olinda’s Adventures22. Dans les années 1990, Y. Giraud et A.-M. Clin-Lalande recourent quant à eux au conditionnel pour évoquer cette version anglaise qui « constituerait l’originale de l’œuvre23 ». Outre la correspondance des personnages et de la forme de l’histoire, une étude linéaire comparée révèle la proximité des deux textes, pour une large part superposables d’une langue à l’autre24. Les dates de publication – 1693 pour The Adventures et 1695 pour Les Amours – accordent l’antériorité à l’œuvre anglaise. Certaines singularités suggèrent également un double parcours éditorial de l’histoire d’Olinde. À l’issue de la lettre X de l’œuvre25, les lecteurs sont par exemple invités à consulter un ouvrage intitulé Lettres et poèmes d’amour et de galanterie pour comprendre les lettres suivantes26. Pas plus qu’Y. Giraud et A.-M. Clin-Lalande, nous n’avons trouvé trace de ce texte27. En revanche, Letters and Poems Amorous and Gallant, mentionné dans The Adventures28, est le titre d’une œuvre de William Walsh, publiée chez Jacob Tonson en 1692. Les missives XI et XII des Amours et de The Adventures renvoient bien à cet ouvrage qui, à notre connaissance, n’existe pas en français.
Les lettres de la belle Anglaise sont donc véritablement des lettres anglaises, parues à Londres et traduites dans notre langue deux ans plus tard. Jointes à ces informations, les quelques différences entre les deux textes, signalées par les critiques, sont susceptibles d’infléchir la réception des Amours par un lecteur averti, et conséquemment les diverses relations épistolaires qui s’élaborent dans et à travers l’œuvre. Parler de traduction stricte est en effet négliger la réalité du texte, qui se présente davantage comme une réappropriation – parfois maladroite29 – de The Adventures. Si le contexte des Amours demeure anglais (il est ici question de Greenwich [p. 36], là de Tumbridge [p. 194], ou encore d’une « coutume d’Angleterre » [p. 6]), le lecteur français rencontre à plusieurs reprises des références familières dans les pièces que livre Olinde à la fin de ses lettres – pièces absentes de la version anglaise, comme nous l’avons déjà noté. Ainsi, dans la lettre II, la belle Anglaise reproche à Cléandre de la vouloir « copiste de messieurs de Fontenelle, Perrault, Despréaux, de Madame Deshoulières, et des autres » (p. 46-47) ; et effectivement, elle reproduit non seulement « Les Souhaits ridicules » de Charles Perrault (lettre II), mais aussi les « Réflexions morales » de Madame Deshoulières (lettre III), ou encore des stances, qu’elle attribue ici à un personnage, mais qui ont en réalité paru dans Le Mercure Galant (lettre IV)30. Alors que celle d’Olinda demeure muette sur le sujet, la plume d’Olinde compare les qualités littéraires des nations, et juge qu’en cette matière la France l’emporte sur l’Angleterre :
Il faut avouer que bien que la nation française ait plusieurs mauvaises qualités, il n’y a pas de gens au monde qui réussissent mieux que les Français dans les productions de l’esprit. […] Nos Anglais ont de l’esprit et de la vivacité, mais on les accuse d’être un peu trop méditabonds31, et quelquefois, ils pensent si creux qu’ils ont de la peine à s’entendre eux-mêmes32.
Il n’est pas rare qu’Olinde s’inquiète de la situation géopolitique de la France, et en particulier des dépenses de la guerre, susceptibles de rejaillir sur les pensions des « beaux esprits de Paris », et « [a]près cela, le moyen de faire des vers » (p. 132)… L’un des ajouts opérés dans Les Amours est particulièrement susceptible d’influer sur la perception que le lecteur a de l’épistolière. À la fin de la lettre III, Olinde reproduit en effet un ensemble de vers « qui ont fait beaucoup de bruit » et sont adressés « [a]u Roi de France » (p. 98). Les quatre premiers donnent le ton :
À vaincre tant de fois les forces s’affaiblissent ;
Tu triomphes, Louis, mais tes peuples gémissent :
La France avec douleur admire tes hauts faits,
Et ta grandeur, grand Prince, accable tes sujets33.
Ces vers34, qu’Olinde ne s’attribue pas mais qu’elle juge « beaux » (p. 98) et divertissants, inscrivent le personnage dans une dimension plus subversive que son double d’outre-Manche. L’audace de la belle Anglaise se voit cependant muselée dans l’édition de 1697, dans laquelle ses réflexions politiques, et en particulier ce passage hostile à Louis XIV, sont supprimées35. Ainsi, d’une langue à l’autre, les relations épistolaires – non seulement celles qui unissent les personnages, mais aussi celles qui lient le lecteur à ces derniers – varient et parfois évoluent au fil des éditions : Olinde n’est pas Olinda ; de même Cléandre, à travers la parole d’Olinde, est bien plus solliciteur que Cleander. La construction du destinataire ne dépend cependant pas uniquement de l’épistolière : Cléandre/Cleander s’exprime en effet directement au seuil des neuf lettres d’Olinde et fixe, avec le libraire, les premières modalités de la relation épistolaire, à l’échelle des personnages, mais aussi à celle du lecteur-voyeur.
Au(x) seuil(s) de la relation
Les Amours comme The Adventures ne s’ouvrent pas directement sur les lettres de la belle Anglaise, mais sur deux avant-textes, deux « seuils » – pour reprendre la terminologie genettienne – depuis lesquels deux voix s’adressent au lecteur : le libraire, puis Cléandre/Cleander36. Contrairement à Samuel Briscoe, qui signe son avertissement dans The Adventures, le libraire des Amours est anonyme. Les propos tenus sont cependant sensiblement identiques : il est question d’un second volume, qui sera composé de nombreuses lettres de dames, reçues à la suite de la publication de l’histoire d’Olinde/Olinda. Néanmoins, Samuel Briscoe confie aux épistolières intéressées l’adresse à laquelle elles peuvent envoyer leur correspondance (Russel-Street, Covent Garden, over against Will’s Coffee-House37), ce qui n’apparaît pas dans la traduction. Quant à l’intervention de Cléandre/Cleander, elle complète – voire redouble38 – celle du libraire : le personnage se fait éditeur des lettres qu’il livre « telles qu[» il] les [a] reçues, excepté les noms qu[» il a] changés » (as they were sent [him] without any alteration but the names). Comme bien souvent dans les textes liminaires de ce type de romans39, il se prétend honnête et objectif vis-à-vis de son public : il ne chercherait pas à « briguer à l’avance [leur] approbation40 », leur ferait part de tout ce qu’il sait et a reçu « afin qu[» ils] en sach[ent] autant que [lui]41 », et donne pour authentiques les textes qu’il offre à leur lecture : il jouit d’un contact direct avec l’héroïne (« j’ai prié cette belle de me donner copie des deux premières [lettres] qui m’avaient été adressées » ; the two which immediately follow Olinda’s to me, I prevail’d with her to give me the copies of42), héroïne qui a écrit ses lettres « sans beaucoup de méditation » (extempore) et « sans aucun dessein de les rendre publiques » (without any design of publishing). Ces déclarations, sensiblement variables d’une langue à l’autre, invitent le lecteur à considérer les lettres d’Olinde comme le produit d’un échange véridique offert à sa curiosité. D’autres éléments parent Les Amours de teintes « réalistes » : le statut a priori non fictionnel du libraire, particulièrement dans la version anglaise où il se voit nommé et associé à une adresse géographique, peut rejaillir sur Cléandre/Cleander, dont les propos rejoignent en outre ceux du débiteur d’ouvrages43. Le pôle récepteur – le(s) lecteur(s) – est a priori le même, et les deux instances se voient très étroitement rapprochées dans la lettre X, « [é]crite à Cléandre dans le même temps qu’il reçut les suivantes » (p. 238) (To Cleander, sent with the following letters [p. 142]) : la missive est adressée au personnage par des dames qui « [ont] appris par hasard qu[» il] all[ait] faire imprimer les aventures d’Olinde » (p. 238) (hav[e] heard by a great accident, that [he is] going to print some letters from a young lady to [him] [p. 142]) et lui ont envoyé des lettres « pour achever le volume » (p. 239) (to fill up the volume [p. 142])44. Affirmant qu’« aucune d’entre [elles] » n’est capable de « deviner qui est Olinde » (p. 240) (none of [them] can guess who Olinda is [p. 144]), ces dames renforcent l’impression d’authenticité déjà inhérente à l’avertissement de Cléandre. Le lecteur est invité à considérer ces lettres et leur auteur comme réels, ce qui est de première importance pour la nature du lien l’unissant à l’épistolière. Si derrière le pseudonyme de l’être de papier se cache un être de chair, la lettre se teinte des séduisants accents du témoignage, de l’histoire vécue dont il s’agit de chercher le protagoniste. Certains critiques ont naturellement établi des parallèles entre Olinda et Catharine Trotter, avec plus ou moins de réserve45. Il ne s’agit pas ici de soutenir ou d’infirmer cette hypothèse, mais il convient de noter son importance dans le cadre d’une étude de la relation unissant le lecteur et l’épistolière. En effet, leur statut, fictionnel ou non, est susceptible de bouleverser la perception que nous avons du personnage et de ses lettres : dans le cas le plus fameux, celui des Lettres portugaises, notre vision de Mariane et de ses épîtres n’évolue-t-elle pas si nous envisageons leur construction par un homme, Gabriel de Guilleragues46 ?
Enfin, en dépit du titre et du sujet des avant-textes, les lettres d’Olinde/Olinda ne sont pas les seules comprises dans cette œuvre. Ce n’est pas seulement avec une, mais avec une multiplicité de dames que le lecteur se lie, parfois le temps d’une missive. L’ensemble des lettres et billets galants qui suit l’histoire de la belle Anglaise forme un assortiment hybride, aussi bien dans la version anglaise que dans la version française47. Le lecteur peut être tenté de chercher un écho aux mots et aux aventures de l’épistolière dans le déploiement de cette profusion de voix, qu’Yves Giraud et Anne-Marie Clin-Lalande qualifient pour leur part de « fatras si résolument inorganique qu’on imagine mal un auteur composant pareil ramassis48 ». Du point de vue de la relation épistolaire néanmoins, le lecteur a toujours la belle Anglaise à l’esprit lorsqu’il plonge dans ce « fatras » et établit de nouveaux liens avec d’autres dames, même si ces derniers sont plus brefs et moins intimes.
Les relations épistolaires qui se tissent dans Les Amours sont donc multiples et multiformes. Tendues entre plusieurs pôles émetteurs et récepteurs, elles sont cousues de sentiments divers et brodées aux couleurs de deux nations. Elles peuvent être interrogées non seulement à l’échelle de l’histoire, à travers l’amitié et l’amour qui unissent les personnages, mais aussi à l’échelle de l’œuvre, par le rapport que ces lettres entretiennent avec le contexte de leur élaboration, rapport qui influence finalement le lien que le lecteur partage avec l’épistolière par le biais de ses lettres. Car Outre-Manche existe la sœur aînée d’Olinde, Olinda. Cette dernière offre au lecteur un caractère et une relation expurgés de la plupart des traits plus français de sa cadette. Les gages d’authenticité donnés au seuil des deux versions tendent à dépouiller les jeunes femmes de leur aura fictionnelle et attisent ainsi la curiosité du public, tenté de chercher les clés de ces lettres où les noms ne seraient que masques. D’une nation à l’autre, voire d’une édition à l’autre, les relations épistolaires varient, et la parenté appuyée des deux textes n’éclipse pas leurs fertiles divergences. Le lecteur averti qui, tel un Janus, tourne son regard à la fois vers la rive nord et la rive sud de la Manche, noue peut-être la plus complexe et la plus riche des relations épistolaires, forte de toutes les autres, à la fois anglaises et françaises.