Lieu incertain de l’indétermination générique, objet polymorphe1 et équivoque2, en tension entre postures scripturales différentes, la lettre représente un véritable espace oxymorique de l’écriture qui « pose de façon exemplaire la question des frontières du littéraire3 ».
Si, grâce à sa plasticité consubstantielle, le dispositif épistolaire a pu devenir un véritable laboratoire littéraire transhistorique (on pourrait citer, entre autres, les cas de Diderot, Vigny, George Sand et Flaubert), on comprend que la modernité, qui érige l’hybridation en paradigme de sa praxis4, ait deviné son potentiel expressif5.
Dans ce contexte la correspondance d’André Salmon à Jacques Doucet (1916-1917) – dont on fête cette année le centenaire – représente un cas éclairant, et tout d’abord par son statut ambigu. Le corpus, comportant quinze lettres, écrites entre le 15 novembre 1916 et le 16 octobre 1917, est le résultat d’un véritable contrat épistolaire qui engage pendant un an le poète André Salmon à rédiger pour son correspondant, le couturier et collectionneur Jacques Doucet, un rapport mensuel rétribué sur l’état de l’art et celui de la littérature contemporaine.
C’est une forme de mécénat que Doucet utilise, pendant et après la guerre, avec d’autres poètes tels que Cendrars, Max Jacob, Reverdy, et ensuite avec les surréalistes6, et qui se conçoit dans le contexte d’une véritable stratégie visant la constitution des fonds d’une bibliothèque idéale de la modernité, la future Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, qui sera léguée, à la mort de son fondateur en 1929, à l’Université de Paris7.
À la différence des autres correspondances commanditées à la même époque par Doucet, qui ont déjà été publiées, à l’exception de celle de Reverdy8, le corpus épistolaire de Salmon reste dans son ensemble encore inédit9, et même les études consacrées au mécène et à l’histoire de la bibliothèque ne s’y sont intéressées que partiellement. Les raisons sont à rechercher probablement, d’une part, dans un processus de marginalisation de l’écrivain après la deuxième guerre mondiale10 ; de l’autre dans le caractère inclassable de ces missives, à la croisée des genres et des formes. Notre étude s’efforcera d’éclairer les spécificités de l’épistolaire salmonien afin de lui restituer la place qui lui revient dans l’œuvre du poète et dans le projet du mécène.
Le poète et le mécène
En 1916, au moment où il entreprend sa relation épistolaire, André Salmon est un personnage en vue de la vie littéraire et artistique parisienne. Poète, romancier, critique d’art et journaliste, intime d’Apollinaire, de Max Jacob et de Picasso, il évolue, depuis ses débuts aux soirées de La Plume en 1903, dans tous les cercles où s’élaborent les nouvelles directions de la recherche poétique. Auteur, entre 1905 et 1910, de trois volumes de vers11, il est le frère d’armes d’Apollinaire pour son effort de renouvellement du lyrisme hérité de la tradition symboliste et il est considéré comme le grand poète de la bande qui se réunit au Bateau-Lavoir, dans l’atelier de Picasso, et qui comprend aussi Max Jacob et Apollinaire. Cette période féconde coïncide avec la saison d’extraordinaire effervescence créatrice qui préside à l’invention du cubisme et à la création des Demoiselles d’Avignon, qu’il baptise. Devenu journaliste à l’Intransigeant en 1908, il lance « la critique des poètes » pour soutenir au jour le jour les efforts des peintres modernes, auxquels il consacrera en 1912 l’essai La Jeune Peinture française12, comprenant une « Histoire anecdotique du cubisme » qui représente le premier témoignage, à chaud, sur la naissance du mouvement artistique. En 1913, la publication du recueil de nouvelles Les Tendres Canailles inaugure la mode du pittoresque des bas-fonds parisiens qui connaîtra le succès, l’année suivante, avec Jésus-la-Caille de Carco. Absorbé par ses multiples activités de prosateur et de journaliste, à la veille de la guerre Salmon se retrouve pourtant isolé, à l’écart du paroxysme expérimental qui catalyse les orientations de la recherche poétique, chez Apollinaire et Cendrars entre autres. Engagé dans les chasseurs à pied13, il est démobilisé en 1916 ; il devient alors rédacteur en chef à l’Éveil et renoue avec la vie culturelle parisienne. Durant l’été 1916, il organise au Palais d’Antin, sous le patronage de Paul Poiret, la première manifestation artistique importante depuis le début de la guerre, L’Art moderne en France14. Cette exposition, où Picasso présente pour la première fois au public Les Demoiselles d’Avignon, entendait manifester l’unité entre les artistes, français et étrangers, de l’École de Paris (De Chirico, Derain, Férat, Modigliani, Matisse), et la vitalité de l’art moderne qui survivait aux destructions opérées par la guerre. C’est l’occasion pour son organisateur de se relancer dans un circuit littéraire en plein renouvellement15 où, grâce à la mobilité favorisée par la guerre, de nouveaux prétendants (Reverdy, Albert-Birot, Dermée, auxquels il faudra ajouter bientôt les surréalistes) aspirent à concurrencer la génération précédente, celle de Max Jacob, de Salmon, des grands blessés qui reviennent du front, Apollinaire et Cendrars. On peut supposer que l’exposition au Palais d’Antin ait représenté une occasion pour rencontrer le mécène qui, à quelques années de distance, en 1924, sous l’impulsion d’André Breton16, deviendra le premier acquéreur des Demoiselles d’Avignon.
Grand couturier du monde parisien, Jacques Doucet était un collectionneur toujours avide de découvertes et de nouveautés. Après avoir dispersé sa première collection d’objets du XVIIIe siècle et créé la bibliothèque d’Art et d’Archéologie qu’il offrira, en 1917, à l’Université de Paris, il est encouragé par son conseiller littéraire, André Suarès, à se tourner vers un nouveau projet, la création de la bibliothèque idéale de la modernité.
L’idée de recueillir des témoignages vivants sur la littérature contemporaine sous forme épistolaire, considérée comme plus libre et personnelle par rapport à l’essai, est lancée en 1913, quand Doucet commence à rétribuer régulièrement Suarès pour la rédaction d’un rapport épistolaire mensuel. L’expérience dut satisfaire son initiateur puisqu’il l’étendit à d’autres écrivains pendant la guerre mais en prenant soin de fixer une limite annuelle à la collaboration de ses protégés : une formule qui lui permettait d’élargir ses initiatives à un plus grand nombre d’artistes, tout en préservant sa liberté d’action.
Une fois passée la première période d’état d’urgence, à l’origine d’une suspension presque complète de toute activité intellectuelle, la guerre s’était désormais installée dans la précarité du quotidien et Doucet estima que l’art et la culture se devaient de réaffirmer leurs prérogatives. Le 15 juin 1916, André Suarès lui soumet un projet détaillé de bibliothèque conçue comme une cathédrale17. L’intention qui préside à la création de la bibliothèque était celle de refléter l’unité d’une époque en témoignant de la façon la plus ample de ses possibilités littéraires, des œuvres éternelles jusqu’aux œuvres oubliées18. Grâce au libraire Camille Bloch19, Doucet entre en contact avec l’avant-garde poétique et en octobre 1916 lance une véritable offensive visant à s’assurer la collaboration, sous forme de contrats épistolaires, des poètes qui, avec Apollinaire, correspondent aux positions les plus représentatives de l’époque. Dans une progression spectaculaire, spéculaire à sa frénésie de découverte, il accumule les correspondants, en commençant par Reverdy20, en octobre 1916, auquel s’ajoutent, le mois suivant, Salmon et Cendrars et, en janvier 1917, Max Jacob.
L’intention documentaire est au cœur du projet épistolaire de Doucet qui attend de ces écrivains « une mise à jour des intérêts de l’actualité littéraire21 » pour nourrir sa bibliothèque où les correspondances, rédigées sur beau papier, auraient occupé une place d’honneur, à côté des œuvres, imprimées et manuscrites, et d’autres documents de travail. Dans le respect du pacte documentaire à l’origine du contrat épistolaire22, chaque correspondance se modèle librement sur les inclinations propres du rédacteur ; ainsi revêt-elle la forme de la réflexion théorique pour Reverdy, de la transfiguration mémorielle pour Salmon, du travestissement autobiographique pour Max Jacob, la seule exception étant constituée par Cendrars, remplaçant, à sa demande, la tâche épistolaire par la rédaction d’un roman qui deviendra l’Eubage. En considérant ces épistoliers si différents dans leurs personnalités et leurs approches, il est inévitable de s’interroger sur la réaction du mécène à la lecture des relations qui lui étaient soumises.
En effet, ces textes à circulation semi-privée (on sait que parfois Doucet lisait à ses intimes quelques-unes de ces lettres), rédigés pour un destinataire investi dans le commerce épistolaire mais silencieux, ne s’éclairent pas seulement à travers la personnalité de l’auteur et sa position dans le champ littéraire, mais aussi en relation à l’autre pôle structurant de la correspondance : son commanditaire. Personnalité effacée, qui choisit de s’occulter derrière ses entreprises culturelles, Doucet demandait à ses correspondants d’effacer toutes traces de ses commerces épistolaires, en arrivant même à ordonner, à sa mort, la destruction de ses archives personnelles. À la différence d’autres mécènes de l’avant-garde, tels que Gertrude Stein, Serge Férat et Hélène d’Œttingen, les co-directeurs et pourvoyeurs des fonds des Soirées de Paris d’Apollinaire, qui sont des artistes, Jacques Doucet est un grand bourgeois, étranger à un monde d’initiés dont il ne maîtrise pas les règles. Aussi craint-il les abus et les tricheries des artistes pauvres qui, de leur côté, malgré les déclarations d’affection qu’ils lui adressent23, ne se sentent pas réellement compris et craignent de faire commerce du sacré. Cette position en tension entre les raisons de l’art et celles de l’argent est à l’origine des ambiguïtés et des malentendus dans les rapports qu’il entretient avec ses protégés qui se solderont, pour la plupart, par des ruptures, depuis son plus ancien collaborateur André Suarès jusqu’aux surréalistes. En témoigne le portrait caustique du mécène consigné dans la grande œuvre mémorielle de Salmon, Souvenirs sans fin, le décrivant comme un « ami des lettres autant que des arts, pensionnant quelque peu, mais très peu, des écrivains acceptant de lui adresser une lettre mensuelle comparable à un fragment de mémoire24 ».
La correspondance comme laboratoire littéraire
Les quelques lignes lapidaires par lesquelles, longtemps après, Salmon scelle ses relations avec Doucet traduisent, par les détours de la périphrase, les tensions de la correspondance, située à la confluence entre différents cadres expressifs (la lettre, le rapport, les mémoires), et en proposent en même temps le mode d’emploi. Dans un souci de simplification taxonomique, la définition de « mémoires par lettre », formulée par François Chapon25, pourrait d’abord délimiter efficacement les contours de cette expérience. La lettre documentaire, à périodicité mensuelle, qui est l’aspect contractuel impliqué dans le pacte avec Doucet, s’investit ici d’une perspective mémorielle, pour aboutir à une véritable mise en abyme générique, incluant des sous-modalités narratives telles que la chronique, l’anecdote, le portrait, le tableau, la scène.
Ainsi l’hybridation, qui est une forme spécifique de l’imaginaire et de la pratique littéraire de Salmon26, d’Apollinaire et de leur génération littéraire, définit-elle la posture de cette correspondance. Par sa souplesse et sa flexibilité, le dispositif épistolaire qui, comme le suggère Jacques Derrida, « n’est pas un genre, mais tous les genres, la littérature même27 » se révèle particulièrement adapté au récit mémoriel de Salmon, revêtant les formes fragmentées, changeantes et digressives du souvenir. La périodicité mensuelle favorise l’éclatement de la continuité mémorielle chez le scripteur, en lui substituant l’écriture morcelée du souvenir, qui s’organise à son tour en noyaux thématiques et fictionnels privilégiés et récurrents. Jean-Louis Jeannelle a relevé la transition de l’écriture suivie des mémoires à la pratique discontinue du souvenir dans les ouvrages célébrant la fin de la Belle Époque où « les mémorialistes se détournent de l’Histoire pour raconter des souvenirs. Ils se font portraitistes, chroniqueurs pour célébrer un monde évanoui ou en passe de disparaître28 ». Or, la tendance à la fragmentation du souvenir que Jeannelle associe au récit de cette postérité frivole, loin de se confiner exclusivement à ce milieu, se retrouve également dans l’évocation d’un autre monde tout aussi proche de la disparition, celui de l’âge héroïque de l’art moderne qui deviendra un véritable topos de l’écriture mémorielle, chez Salmon29 et chez un grand nombre d’écrivains et d’artistes de sa génération, comme Carco, Dorgelès et Vlaminck.
Une telle concordance dans l’expression d’univers symboliquement aussi distants pourrait se justifier, à notre avis, par le recours à un modèle commun, celui du journal, qui informe les pratiques d’écriture et de lecture contemporaines30. Guillaume Pinson a montré ce que le récit de la Belle Époque doit à la poétique du journalisme sous la forme des microfictions, des rumeurs et des anecdotes, une attitude qui concerne aussi les articulations rétrospectives des souvenirs31. Ainsi n’est-il pas exagéré d’avancer que, comme l’atteste déjà un article de Salmon publié à la veille de la guerre32, l’écriture journalistique, intégrée au genre épistolaire et à l’intention documentaire, devient même dans le cas de la correspondance avec Doucet une pratique associée au récit fragmenté du souvenir.
Sollicité par son interlocuteur de « préciser certaines attitudes littéraires de notre temps » – c’est la formule conventionnelle qui marque le début de la correspondance – Salmon entreprend :
[…] un voyage au fond de [s]a mémoire ; le mouvement contemporain eut trop souvent une valeur collective pour qu’il soit possible de le juger en négligeant ses origines. […] Donc – c’était alors au long des années 1902-1903 – nous regardâmes en nous et autour de nous33.
Dès lors, la relation épistolaire s’inscrit dans la posture rétrospective d’une vie considérée dans sa « condition historique et dans sa dimension publique où un individu témoigne de son parcours, à la fois acteur et témoin, porteur d’une histoire qui donne sens au passé34 » à travers une écriture célébrant l’épopée d’une génération littéraire et artistique. Dans un jeu de miroirs analogue à celui de son destinataire, Salmon, qui, en bon héritier de Rimbaud, refuse tout subjectivisme littéraire35, se cache derrière la perspective collective mise en valeur dans l’énonciation plurielle dominant la correspondance, où son parcours se confond avec celui des autres « jeunes écrivains de 190036 ». En « cet atroce crépuscule de 1916, brume et sang, boue et fumée37 », les années de la jeunesse, « nos années les plus saintes, nos années d’absolu sacrifice, de rayonnante pauvreté38 », deviennent une saison lumineuse à préserver de l’oubli. Il se fait alors le « très fidèle chroniqueur39 », l’historiographe et l’apologète d’un groupe de poètes et de leur « alliance mystique avec ces peintres dont la destinée se maria si harmonieusement à la nôtre40 », Picasso en tête. Par un geste spéculaire à celui présidant la fondation de la bibliothèque de son mécène, la rédaction de l’épistolaire salmonien correspond à la création d’un « petit musée41 » où, pour reprendre à son profit une expression de Jeannelle, le scripteur fait de « l’écrin de sa mémoire personnelle un véritable conservatoire littéraire42 ».
L’attitude de repli adoptée par le poète n’est pas insolite face à l’indicible de la guerre et à un présent devenu insupportable à cause de la propagande et de l’abus de la rhétorique nationaliste43. Ainsi son entreprise de reconstruction mémorielle est-elle assimilée à une véritable « œuvre de guerre […] qui doit aider à sauver du chaos les oubliés44 », en s’opposant aux destructions qui ravagent la France, ses cathédrales et ses archives. Salmon y réalise une véritable opération de mythisation de sa génération littéraire qui, située entre les maîtres du symbolisme, Verlaine, Mallarmé, Moréas, et celle en train d’émerger pendant la guerre, risquait d’être oubliée au profit de grandes figures telles qu’Apollinaire. Or, Salmon nous le dit explicitement, la réussite extraordinaire de l’auteur d’Alcools se comprend et s’explique sur le fond du travail collectif accompli par le « mouvement contemporain ».
L’élision du présent en est le corollaire. Alors que l’année 1917 est considérée comme une charnière dans l’histoire de l’avant-garde45, avec la représentation des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire, l’activité de la revue Sic d’Albert-Birot, la fondation de Nord-Sud de Reverdy, financée par Jacques Doucet, et la querelle qui s’installe entre ses protégés, Reverdy lui-même et Max Jacob, au sujet du poème en prose, rien de tout cela ne perce dans la correspondance de Salmon, qui se trouvait pourtant au cœur de ce monde littéraire. Dans ce contexte, les rares allusions au présent46, peuvent être considérées comme une sorte de rappel à l’ordre de la part du mécène47.
De ce parti pris, rétrospectif et collectif, découle un autre aspect spécifique de la correspondance, l’optique de la marginalité, à travers laquelle Salmon opère implicitement un processus de reformulation des valeurs et des hiérarchies littéraires qui s’étaient imposées à la veille de la guerre. Parallèlement à l’évocation de ses intimes, Picasso48, Max Jacob49, Apollinaire – ce dernier étant convoqué plutôt sur le mode de l’allusion élusive –, Salmon se propose surtout comme le chroniqueur des oubliés de la modernité. On pourrait citer le penseur Mécislas Golberg, Nicolas Deniker, collaborateur du Festin, et le poète Olivier Calemard de la Fayette. Cependant, même dans ce contexte de valorisation de la marginalité, il ne privilégie pas tant les réalisations mais la perspective anecdotique, les digressions et le détail hypertrophique50, modulés sous forme de scènes, de tableaux et de portraits qui transforment ces lettres en souvenirs fictionnalisés. En témoignent les appels renouvelés à l’indulgence qu’il adresse à son correspondant : « Vous me direz : “voilà bien des commérages”. Mon excuse c’est que les commérages tiennent une place honorable dans notre littérature51 » ; et encore : « je ne rapporte pas cela pour le plaisir de raconter des histoires, mais parce qu’il me semble que ces détails situent un caractère52 ». Par cette attitude il se fait le héraut d’une littérature pure53, telle qu’elle se pratiquait au Festin d’Ésope, et qui se situe aux antipodes autant du sérieux de la NRF que du dogmatisme surréaliste qui s’imposera dans l’après-guerre.
Cette approche, anecdotique et digressive, définit également l’entreprise mémorielle publique de Salmon, défiant ouvertement l’horizon d’attente du public. Alors que le lecteur y cherche des aspects révélateurs de la révolution esthétique à laquelle il assista, sur l’invention du cubisme, sur Picasso et la naissance des Demoiselles d’Avignon, « il nous laisse en permanence sur notre faim en nous disant tout, sauf ce que nous aurions besoin de savoir », pour reprendre le commentaire excédé de John Richardson, le biographe de Picasso54. Il n’est pas improbable que par cette attitude Salmon essayât aussi de se soustraire au risque de passer à la postérité comme « l’ami de », fût-ce au prix de déplaire aux lecteurs et même, dans le cas de la correspondance, de son commanditaire55.
La présence in absentia de l’autre est en effet un aspect structurant de la relation épistolaire, qui se construit simultanément en tant qu’espace ouvert et fermé ; un espace de liberté fictionnelle, où sont convoqués un destinataire fantasmé et un moi imaginaire, mis en scène à destination de l’autre56, et un espace de contrainte, associé aux termes contractuels (la périodicité et le caractère documentaire des missives) et même aux risques, intrinsèques, de la discursivité autoréférentielle57. Ainsi, pour éviter les pièges du soliloque narcissique, Salmon recourt à toutes les stratégies textuelles sollicitant, à différents degrés, l’inclusion et l’adhésion du destinataire à un récit mémoriel personnalisé58, au point de déclarer, adulation ou sincérité, qu’il n’aurait pas écrit ces lettres pour un autre59. Placé dans la posture incommode de Schéhérazade, il se doit de renouveler sans cesse l’intérêt du collectionneur. Aussi pour plaire, adopte-t-il le ton divagant de la causerie, où le flux apparemment anarchique des souvenirs, s’organisant autour des noyaux structurants de l’imaginaire salmonien (les débuts aux soirées de La Plume, la fondation du Festin et de Vers et Prose), dicte le rythme sinueux d’une mythobiographie personnelle et collective qui élit la surprise en tant que stratégie de narration privilégiée, à travers des procédés tels que le suspense60, la réticence61, l’anticipation62, l’ellipse et l’allusion.
En même temps, la tension entre les déclarations d’amitié vis-à-vis du mécène et la prise de distance réelle, suggérée par le ton didactique de celui qui est conscient de s’adresser à un profane63, finit par rendre le texte ambigu et peut-être même suspect aux yeux du destinataire. Cette attitude pourrait contribuer à expliquer la brusque interruption de la correspondance qui ne se poursuivit pas au-delà de l’échéance contractuelle d’un an, comme s’y attendait probablement le rédacteur, annonçant dans la lettre du 17 octobre 1917, la dernière, la suite d’une chronique sur l’Abbaye qui restera finalement inachevée.
Il est probable que la perspective marginale, anecdotique et rétrospective adoptée par Salmon64 n’ait pas satisfait Doucet, qui attendait de ses « rabatteurs » des découvertes et « des trouvailles au seuil de l’avenir65 ». Peut-être les divagations incessantes de l’auteur avaient-elles encouragé le mécène à chercher ailleurs d’autres interlocuteurs. Mais pouvait-il en être autrement pour l’auteur de Souvenirs qui se voudront sans fin ?
Malgré sa brusque conclusion, la correspondance joue un rôle matriciel dans l’entreprise mémorielle de Salmon. Rédigés pendant la période la plus sombre de la guerre, ces mémoires par lettres représentent l’occasion d’un premier bilan des années héroïques de la jeunesse, destinées à être célébrées tout au long de son activité successive. En même temps, à travers le discours épistolaire, Salmon met au point un style personnel de narration rétrospective qui façonne son œuvre publique. La relation épistolaire opère une cristallisation du souvenir qui, dans l’hybridation et la contamination propre à la poétique salmonienne66, est à l’origine de la circulation des thèmes et des motifs avec l’œuvre imprimée. Pour se limiter à un exemple, la commémoration des premières années de son activité poétique, évoquée dans la dernière lettre67 – et déjà utilisée dans une lettre à Max Jacob de 191568 –, sera développée dans Peindre, un des grands ouvrages poétiques de l’après-guerre, et deviendra un véritable leitmotiv de l’œuvre salmonienne :
Ô notre jeunesse
Gageures tenues
Et paris gagnés
Nos heures perdues
Ô jeunes années !
[…]
Ô mondes élargis de nos sages ivresses
Ô patries tirées du néant
Ô rue des Abbesses
Ô rue Ravignan !
La perception des années héroïques de la jeunesse, élaborée au cours de la correspondance avec Doucet, se révèle somme toute inchangée jusqu’aux Souvenirs sans fin69.
En dépit d’une concordance de ton on relèvera pourtant quelques différences significatives entre le corpus épistolaire et l’œuvre publique. Tout d’abord sur le plan énonciatif avec la transition du pluriel du premier au singulier de la dernière qui correspond à un changement de la fonction et du statut assignés au récit mémoriel. Si, dans la correspondance, il s’agissait de préserver de l’oubli « une si ardente vie collective » les Souvenirs, situés dans la phase finale de sa carrière, s’assignent la fonction de témoigner du récit d’une vie en précisant la place de l’auteur dans l’histoire littéraire. Ayant survécu à son époque, Salmon est appelé à justifier sa destinée littéraire70.
Le statut semi-privé de la correspondance explique les autres différences avec le corpus mémorial imprimé, et plus particulièrement la liberté de jugement que l’auteur ne se permettra pas dans son œuvre publique. Telle attitude nous permet de reconstruire le point de vue de l’écrivain sans l’autocensure typique des mémoires plus tardifs, où Salmon préfère le silence à la critique, « dans ce soin à ne chagriner personne71 ». On pensera au jugement méprisant porté sur Paul Fort, « champêtre et libertin, Orphée au bal musette, Rodolphe à Montfermeil, Cyrano de Bergerac chez Paul de Cok (sic) » de la lettre du 18 janvier 1917, différant sensiblement du portrait élogieux du fondateur de Vers et Prose qu’il propose dans ses mémoires72. Sur le plan documentaire, ces lettres représentent également un témoignage important pour la reconstruction d’une période culturelle extraordinairement intense. Salmon y fait revivre l’atmosphère des premières années du siècle en nous promenant dans les hauts lieux de la vie littéraire et artistique, à travers l’évocation des cafés, des revues ou des ateliers de Montmartre.
Le « voyage » dans la correspondance salmonienne nous a permis d’explorer un aspect méconnu des relations que la modernité a établies avec la forme épistolaire, matrice et laboratoire de la littérature. En s’appropriant une partie de l’hybridité consubstantielle au genre, Salmon a pu élaborer une forme nouvelle d’écriture du souvenir ; l’intention documentaire y intègre la narration de l’intime, propre à la rétrospection mémorielle, dans un mélange autofictionnel où l’auteur, caché derrière la perspective collective, met en scène sa propre expérience. Situés au cœur de la modernité qu’ils commémorent, ces souvenirs par lettres, ainsi qu’il nous semble pertinent de les définir, sont donc bien partie intégrante de l’entreprise destinée à perpétuer un mythe fondateur : la bibliothèque littéraire Jacques Doucet.