J’aurai donc ainsi ma musique d’été […] comme si j’avais une victoire à fêter. Et de fait : considérez à quel point j’ai davantage été un champ de bataille qu’un être humain, à plus d’un égard, par le corps et par l’âme1.
Cesare Pavese, l’un des écrivains majeurs du Novecento, fut également un traducteur prolifique et un rédacteur chez Einaudi, l’une des maisons d’éditions italiennes les plus influentes et les plus prestigieuses sous le fascisme et dans l’après-guerre. L’intense activité de transmission culturelle réalisée par Pavese au sein de cette maison d’édition constitue sans aucun doute un volet essentiel dans l’histoire de la culture italienne moderne2.
À la fin des années 1930, l’écrivain turinois allait acquérir chez Einaudi une position de premier plan au prix d’un travail exténuant, comme il l’avoue dans une lettre à son ami Tullio Pinelli3. À côté d’environ deux mille pages traduites par an (essentiellement de l’anglais et de l’anglo-américain), il devait fonder de nouvelles collections, corriger les manuscrits, rédiger des comptes rendus et s’occuper de toute la correspondance courante. Ses lettres éditoriales, partiellement éditées4, s’étalent de janvier 19355 à août 1950 et constituent une véritable mine de savoir qui permet de reconstruire attentivement le débat politique, culturel et intellectuel de l’Italie fasciste et post-fasciste.
Notre réflexion s’efforce de montrer à quel point la relation épistolaire, lorsqu’elle devient le véhicule de positionnements idéologiques et qu’elle porte les traces d’enjeux professionnels majeurs, constitue un instrument d’analyse incontournable pour l’historien de la culture. Elle permettrait ainsi de restituer, à la suite d’un travail attentif de fouille et grâce à la lecture croisée des documents, non seulement le climat culturel d’une époque, mais également les courants et les contre-courants, parfois violents, qui l’ont vue naître. S’il est sans doute vrai qu’une « lettre peut être une œuvre d’art » et que l’on écrit souvent « dans l’intention d’offrir à l’autre un moment de jouissance6 », il ne s’agira pas ici d’aborder la relation épistolaire comme forme de badinage mondain ou littéraire. Il s’agira plutôt d’appréhender l’art de la correspondance comme sport de combat où ce qui compte est moins la beauté du style que la pertinence et le poids des arguments invoqués dans la joute. Dans la mesure où l’étude porte sur des blocs de lettres rédigées dans le cadre d’une intense activité éditoriale, la relation épistolaire semble déployer sa dimension opérationnelle et dialectique la plus féconde : elle se révèle comme un véritable terrain de lutte où des visions divergentes du métier d’intellectuel s’affrontent et s’opposent. Mais cette relation épistolaire tissée par Pavese sur plusieurs années de travail infatigable offre également l’image d’une relation de soi à soi, car dans de nombreux échanges épistolaires il s’agit moins d’un dialogue à deux que d’un monologue solitaire où un homme, en l’occurrence un homme de lettres, jette les bases de sa propre conception du travail intellectuel, fait l’éloge de sa vision de la culture et lance un défi à la société de son temps. Ce terrain de lutte, nous le verrons plus en détail, ne laissera pas forcément indemne l’un des combattants.
Propagande marxiste et campagne d’épuration
La maison d’édition Einaudi vit le jour officiellement en 1933 grâce à l’engagement d’une poignée de jeunes intellectuels antifascistes de la ville de Turin, rassemblés autour d’un Turinois fortuné, Giulio Einaudi. L’emblème choisi comme logo – une autruche avalant un clou – accompagné de l’inscription latine Spiritus durisssima coquit (« l’esprit digère même les choses les plus dures ») était clairement un manifeste et un programme7. En effet, la maison Einaudi est connue d’abord pour avoir mis en place des stratégies de militantisme culturel contre l’autarcie fasciste afin de participer activement au dépoussiérage de la culture italienne dominante8. Si sous la dictature fasciste la maison d’édition fut le fer de lance d’une politique audacieuse et éclectique – dans les strictes limites imposées par la censure – au lendemain de la guerre sa ligne éditoriale se modifia sensiblement9. Selon les vœux de son fondateur, la maison d’édition se devait de devenir « le véritable point d’agrégation des intellectuels italiens de gauche, afin d’être un instrument actif capable d’orienter le débat politique national10 ». En d’autres termes, une orientation précise s’imposait : faire barrage à tous les derniers relents du fascisme dans une logique de claire épuration.
Ce positionnement s’insérait dans une véritable stratégie d’alliance avec le groupe dirigeant du parti communiste italien qui œuvra activement à la reconstruction politique de l’Italie post-fasciste. Le premier signe révélateur des rapports étroits entre Einaudi et le PCI fut le lancement de la publication, à partir de juin 1945, des œuvres complètes d’Antonio Gramsci, considéré comme l’un des plus insignes représentants de la martyrologie antifasciste turinoise11. La publication des œuvres complètes du fondateur du mouvement communiste italien s’avéra le résultat d’un pacte scellé entre Giulio Einaudi et le chef du parti, Palmiro Togliatti, qui octroya son accord sur la base d’une stricte supervision des publications12.
Cette nouvelle voie empruntée par la direction d’Einaudi était loin de faire l’unanimité parmi les rédacteurs. En effet, si une commune idéologie de gauche était monnaie courante chez la plupart des collaborateurs, le groupe gardait un caractère suffisamment indépendant et hétérogène pour que les désaccords et les divergences d’opinions surgissent. Il devint ainsi le reflet de la fracture de l’union antifasciste produite par le changement politique constitutionnel de l’après-guerre13.
Pavese décelait dans cette politique éditoriale les marques d’une simplification extrême du débat culturel national et voyait se profiler à l’horizon un danger encore plus grave : le retour d’une nouvelle forme de censure. Dans ce contexte de propagande marxiste, les auteurs considérés comme hérétiques et irrationalistes étaient définitivement mis au ban. Des collections qui avaient été prônées et promues par Pavese pendant la guerre – la collection d’ouvrages philosophiques en particulier – étaient soumises à une révision partielle ou totale. Des listes entières d’ouvrages étaient vouées à une véritable campagne d’épuration, car dans l’intention première de Giulio Einaudi il fallait faire preuve d’une adhésion sincère à l’esprit viscéralement antifasciste de l’idéologie du PCI. Pavese rétorquait à son éditeur qu’il était absurde de parler d’idéologie : « nous ne sommes ni pour, ni contre ; c’est le bon livre qui parle pour lui-même et révèle sa voix14 ». Voici condensée en quelques mots l’essence de la conception du travail éditorial pour Pavese : il fallait publier des livres sur la base de leur caractère novateur, de leur validité scientifique, de leur capacité à questionner le réel et à pousser à la réflexion, par-delà toute étiquette idéologique.
Parmi les philosophes qui firent l’objet d’un ostracisme sévère de la part d’Einaudi se trouvait celui que l’on considéra longtemps comme le père de l’irrationalisme et des poétiques décadentes fin de siècle, et que l’on stigmatisa comme l’inspirateur, et même le précurseur du national-socialisme et du fascisme italien, Friedrich Nietzsche15. Le philosophe et traducteur Giorgio Colli s’adressa à Pavese en juin 1945 pour lui proposer la publication, chez Einaudi, de la première édition critique des œuvres complètes du philosophe de Bâle. Pavese lui répondit par la négative, prétextant qu’en Italie « les temps n’étaient pas encore mûrs pour une lecture féconde et apaisée de Nietzsche16 ». Giorgio Colli put obtenir cette publication dans les années 1960 chez une petite maison d’édition qui venait tout juste de voir le jour, Adelphi. Celle-ci, grâce au soutien financier de Gallimard en France et de Gruyter en Allemagne, put achever le travail monumental d’une nouvelle traduction de tous les écrits nietzschéens donnant le jour à la première édition critique en dix-huit volumes des œuvres complètes de Nietzsche réalisée par Giorgio Colli et son élève Mazzino Montinari17.
L’affaire Nietzsche, véritable occasion éditoriale manquée pour Einaudi, fut l’exemple le plus parlant d’une ferme censure éditoriale. Comme le rappela quelques années plus tard Delio Cantimori, un autre éminent rédacteur de l’époque18, il aurait été impensable de faire apparaître les œuvres complètes de Nietzsche à côté de celles de Gramsci chez une maison d’édition qui aspirait à devenir l’un des plus importants réseaux de diffusion des idées issues du marxisme et de sa vulgate.
Pavese, un hérétique chez les marxistes
Afin de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de la querelle fratricide entre les irrationalistes et les marxistes orthodoxes qui secoua le débat culturel de l’Italie post-fasciste, il faut plonger au cœur d’un bloc de correspondance éditoriale que Pavese entretint de la fin 1945 jusqu’à sa mort en août 1950 à l’occasion de la naissance d’une nouvelle collection. Au lendemain de la guerre l’écrivain fonda la Violette (la Viola), en référence à la couleur choisie pour la couverture des ouvrages de cette collection. Son originalité était patente dans le panorama éditorial italien, puisqu’il s’agissait de la toute première collection entièrement consacrée aux ouvrages d’histoire des religions, d’ethnologie et de psychanalyse, et plus précisément de psychanalyse jungienne.
À partir du mois de novembre 1945, Pavese se jeta corps et âme dans cette nouvelle aventure éditoriale et choisit comme collaborateur le grand spécialiste d’histoire des religions et fondateur de la première chaire italienne d’ethnologie, Ernesto De Martino. Jusqu’en 1947, la correspondance entre les deux rédacteurs rendait compte d’une relation fondée sur l’entente cordiale et la confiance mutuelle. À partir de 1948, des divergences profondes commencèrent à voir le jour, et elles portaient sur des choix fondateurs, notamment sur le positionnement idéologique de la collection tout entière.
Le premier casus belli éclata autour de la publication de deux ouvrages de Jung, comme l’atteste une lettre du 9 octobre 194819. De Martino reprochait à Pavese d’avoir fait « des choix en amateur20 » puisqu’il avait décidé de publier, sans son accord, des ouvrages tels que L’Introduction à l’essence de la mythologie21 et Dialectique du moi et de l’inconscient22 qui risquaient de susciter, aux yeux de l’ethnologue, « des passions dangereuses23 » chez les lecteurs italiens. Derrière cette critique acérée se cachait le désaccord profond pour une ligne éditoriale qui s’éloignait du positionnement idéologique de l’aile la plus orthodoxe du courant marxiste, courant auquel De Martino adhérait pleinement24. Celui-ci considérait que l’engouement suscité en Italie par la mentalité primitive à côté de toute autre expression mystique, magique et irrationnelle, s’avérait fort suspect. Des sujets tels que le primitif, le sauvage, le monde archaïque, les mœurs des peuples et leur psyché pouvaient demeurer un objet d’étude à la condition qu’ils fussent strictement encadrés dans une vision historiciste. De Martino trouvait inquiétant qu’un intellectuel marxiste tel que Pavese veuille attirer l’attention sur des mentalités primitives censées engendrer un fanatisme brutal, et susceptibles de faire ressurgir la culture irrationaliste qui avait nourri les idéologies fascistes25.
La réponse de Pavese à ces attaques paraît dans un texte rédigé deux années plus tard pour la revue Cultura e Realtà26. C’est la première fois dans l’activité éditoriale de Pavese, et ce ne sera pas un cas isolé, qu’un dialogue à deux se transforme en une plus vaste réflexion portant sur l’histoire culturelle italienne dans son rapport avec l’avènement du fascisme :
Il est clair que le folklore et la mentalité mythique intéressent le politicien « scientifique » en tant qu’événements, phénomènes qui doivent au plus vite être assimilés à la claire rationalité et à la loi de l’histoire. Tout au plus faut-il craindre que le chercheur « scientifique » oublie l’aspect le plus important du mythe, de la magie, de la « participation mystique » : l’absolue valeur cognitive qu’ils ont représentée, leur originalité historique, leur vitalité éternelle dans la sphère de l’esprit27.
Selon Pavese il fallait donner au lecteur la possibilité de choisir sa propre vérité au milieu d’une fourchette de propositions différentes, souvent divergentes, parfois dérangeantes, pour qu’il se forge par lui-même sa liberté de jugement. Au contraire, pour De Martino chaque livre devait mettre en évidence un fil conducteur capable d’assurer la cohérence idéologique de la collection. Cela impliquait le besoin de doter chaque ouvrage d’une introduction définie de « prophylactique28 ». Tous les livres potentiellement porteurs du « virus de l’irrationnel29 » ne pouvaient trouver leur place au sein de la collection qu’à condition d’être accompagnés d’une préface des éditeurs susceptible de déclencher immédiatement chez le lecteur une prise de distance. En d’autres termes, il fallait que le lecteur soit non seulement prévenu, mais, pour ainsi dire, « vacciné30 ».
Pavese répondait dans une lettre de la fin de l’année 1948 en allant droit au cœur de ce différend idéologique :
Si les livres publiés jusqu’à présent et sortis avec ton accord manquent d’une présentation unitaire, cela veut dire qu’il est quasiment impossible de l’obtenir – du moins dans le sens que tu l’indiques. […] Considère que les deux exigences – inscrire les textes dans le milieu idéaliste italien et les harmoniser avec les velléités marxistes de nos conseillers idéologiques – sont en elles-mêmes presque contradictoires. Souvent, désespéré, j’en conclus qu’il vaut mieux les livrer tels quels et laisser que les querelles aient lieu dans les revues31.
Cet échange ne fut que la première bataille d’une joute intellectuelle et éditoriale qui éclata dans toute sa violence la dernière année de la vie de Pavese. Une affaire bien plus grave éclaboussa l’activité éditoriale de la maison, allant jusqu’à mettre en péril l’existence de la collection Violette et la survie même de Pavese dans son « fief turinois32 ».
Pavese mauvais camarade
À partir de 1949 les échanges entre Pavese et De Martino s’intensifièrent. La presque totalité de leur relation épistolaire se focalisa autour de la publication de plusieurs ouvrages de l’historien des religions Mircea Eliade. Leurs échanges portaient plus précisément sur le travail de traduction du Traité d’histoire des religions, mais aussi de deux livres de l’écrivain roumain qui avaient retenu l’attention de Pavese, à savoir Techniques du Yoga et Le Mythe de l’Éternel retour33. L’accusation portée contre Pavese par l’aile marxiste se fit encore plus grave : il publiait et soutenait l’œuvre d’un ancien collabo, pire encore, d’un véritable criminel de guerre, comme Pavese le confiait dans une lettre rédigée à la fin de l’été 194934. Face à cette lourde attaque, l’écrivain fut obligé de chercher une ligne de défense et de se justifier directement auprès de l’un des membres les plus influents du groupe dirigent du PCI :
Les livres de Mircea Eliade […] ont été choisis pour leur intérêt et leur valeur scientifique, parmi de nombreux titres que les éditeurs français […] nous envoient. Nous n’avons pas pensé une seule seconde devoir vérifier le casier judiciaire de l’Auteur. […] Quoiqu’Eliade fasse en tant qu’exilé, cela ne peut pas nuire à la valeur scientifique de son œuvre. Devrions-nous arrêter de publier les ouvrages scientifiques d’Heisenberg parce qu’il est nazi35 ?
La sombre affaire Eliade ne donna que l’avant-goût de ce qui allait se préparer pendant l’hiver 1949-1950. Cette fois-ci c’était Renato Poggioli, un historien de la littérature et professeur aux États-Unis qui devait en faire les frais en déclenchant un véritable incident diplomatique au sein de la maison d’édition. Au mois d’octobre 1949, Poggioli obtint l’accord de publier, grâce au soutien de Pavese, Il Fiore del verso russo36, une anthologie de poètes russes de l’époque pré-révolutionnaire.
Dans une lettre de novembre 1949 De Martino mettait directement en garde l’éditeur Giulio Einaudi sur les conséquences néfastes que cette publication allait entraîner dans les rapports avec le PCI. Le 6 décembre 1949 le chef du parti communiste en personne envoya un télégramme à la direction Einaudi pour l’informer sèchement que la publication des écrits de Gramsci serait compromise par le livre de Poggioli. L’ouvrage était en effet jugé « ouvertement contraire à l’Union Soviétique et à la conception soviétique de la culture37 ». Chose encore plus grave, Poggioli était connu pour avoir collaboré avec l’Institut national de culture fasciste pendant le Ventennio. Au même moment, dans plusieurs revues italiennes, une campagne de presse diffamatoire déclencha de violentes attaques à la fois contre Poggioli, accusé d’être le pourfendeur d’un anticommuniste américain, et contre la maison d’édition qui s’était prêtée à servir les spéculations politiques de l’auteur.
Pavese fut traîné malgré lui dans le tourbillon de cette campagne d’une violence inouïe et fut obligé de faire amende honorable. Au nom de la maison d’édition, il dut rédiger une préface prophylactique dans laquelle la prise de distance par rapport aux idées de l’auteur était explicitement affirmée. Poggioli, l’auteur malheureux de l’ouvrage, commenta ainsi les événements dans une lettre à Pavese du 3 janvier 1950 :
Cette polémique me fait comprendre à quel point j’ai de la chance de ne pas vivre en Italie où si tu n’es pas rouge on te croit noir. Moi je refuse d’être rouge ou noir. […] je hais de la même manière le Vatican et le Kremlin, car au fond ils se ressemblent38.
La réponse de Pavese à cette lettre date du 16 février 1950 et se révèle extrêmement importante dans l’économie générale de notre discours. L’écrivain nous livre en effet une image saisissante de la situation existentielle qu’il était en train de vivre, et, plus largement, du rôle de l’intellectuel dans l’Italie post-fasciste. Un passage particulièrement significatif de cette lettre semble sonner le glas de sa collaboration intellectuelle et professionnelle chez Einaudi. Il possède les accents d’un monologue à travers lequel l’intellectuel, laissé seul et désemparé face à la société de son temps, ne peut que devenir le porte-parole d’une crise culturelle et sociétale irréparable : « Les temps que nous vivons sont bien sombres. Refuser d’être noir ou rouge, dans l’Italie actuelle, signifie “rester suspendu entre ciel et terre”, “ni dedans, ni dehors”, “ni vêtu, ni nu”39 ».
Ne pas être politiquement rangé dans l’Italie post-fasciste de l’après-guerre voulait dire se retrouver dans la position honteuse d’un intellectuel voué à la condamnation et à l’exclusion. Le contenu de la lettre à Poggioli fait écho à un autre constat accablant qui apparaît dans une page du journal de Pavese, Le Métier de vivre, à la date du 15 février 1950, précisément un jour avant la rédaction de la lettre de réponse à Poggioli : « “P[avese] n’est pas un bon camarade”… Discours d’intrigues partout. Manœuvres louches, qui sont peut-être du reste les discours de ceux qui te tiennent le plus à cœur40 ».
Le 27 mai 1950, l’écrivain dressa un bilan définitif de l’année en cours, un bilan d’une noirceur profonde :
La béatitude de 48-49 est entièrement payée. […] Maintenant, à ma manière, je suis entré dans le gouffre : je contemple mon impuissance, je la sens dans mes os, et je me suis engagé dans la responsabilité politique, laquelle m’écrase. Il n’y a qu’une seule réponse – le suicide41.
Trois mois plus tard, dans la nuit du 27 août 1950, Pavese se suicida avec une dose massive de somnifères dans une chambre d’hôtel à Turin, à l’âge de quarante-deux ans. Sa disparition représenta une perte très grave, non seulement dans le panorama culturel italien, mais plus particulièrement pour la maison d’édition Einaudi. La déclaration exprimée par l’écrivain Vittorini à l’occasion de sa mort apparaît très significative à cet égard : « Einaudi se fondait sur son travail42 ».
La lecture croisée de plusieurs échanges épistolaires que Pavese tissa dans le cadre de son activité éditoriale s’avère extrêmement féconde. Elle permet de dégager les traits distinctifs d’un panorama culturel particulièrement problématique et conflictuel, lorsque l’intelligentsia italienne se retrouva à manier les matériels les plus compromis avec la culture réactionnaire de son temps et dut composer avec les fantômes de l’irrationalisme qui hantèrent le xxe siècle. Cette fructueuse moisson de lettres éditoriales nous offre également une vision beaucoup moins monochrome de l’engagement intellectuel de Pavese en tant qu’opérateur culturel chez Einaudi.
Si l’écrivain turinois a été défini comme un Piémontais à la trempe alfiérienne43, obligé de s’entêter dans une posture d’auto-flagellation pour arriver à réaliser pleinement son rêve d’accomplissement artistique44, il est également vrai que ses relations avec le milieu culturel turinois se fondèrent souvent sur une ambivalence profonde. La dichotomie entre « être et faire45 » plongeait ses racines dans le rapport d’attraction-répulsion à l’égard d’un univers culturel à la fois stimulant et extrêmement sévère sur le plan des valeurs morales et de l’engagement politique qu’il exigeait. L’échange épistolaire avec De Martino constitue en ce sens un modèle parfait d’analyse, offrant l’image d’un terrain de lutte où les contradictions de l’écrivain s’affrontèrent jusqu’à leur paroxysme.
Le grand historien Norberto Bobbio a parfaitement condensé en une formule lapidaire l’esprit de la culture turinoise de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre : « Fais ton devoir et crève46 ». Il s’agissait, comme Bobbio le soulignait, d’une sorte de traduction vulgarisée de l’impératif catégorique kantien. Cette formule exprimait l’essence d’une morale laïque et sévère qui était à la base de la tradition positiviste de la ville de Turin. C’est sans doute dans ce rapport problématique entre le caractère fortement irrationnel de l’approche éthique et professionnelle de Pavese et celui foncièrement rationnel et marxiste de la tradition culturelle turinoise qu’il faudrait sans doute mener l’enquête sur ce qui a été défini, dans un sens foncièrement négatif, comme le caso Pavese47. Peut-on pour autant concevoir, comme certains critiques l’ont suggéré, que l’un des mobiles du suicide de l’écrivain viendrait sans doute de son incapacité à reproduire un modèle culturel trop éloigné de ses aspirations et de ses intérêts professionnels les plus authentiques48 ?
Afin de chasser toute tentation diétrologique, sans doute faudrait-il garder bien à l’esprit les derniers mots que Pavese griffonna en guise de testament sur la page de garde d’un livre qui lui était cher : « Je pardonne à tout le monde et je demande pardon à tout le monde. D’accord ? Ne faites pas trop de commérages49 ». Il s’agissait d’une reprise des derniers mots laissés par un autre poète qui mit fin à ses jours : Maïakovski. Il ne serait pas illégitime de croire que Pavese ne pouvait les avoir lus que dans une page de l’anthologie de Renato Poggioli, Il Fiore del verso russo, qui consacrait un long passage à ce génie de la littérature irrationaliste russe50.