Le dictionnaire Larousse du français contemporain définit ainsi le mot « Loi » : « Prescription établie par l’autorité souveraine de l’État, applicable à tous et définissant les droits et les devoirs de chacun ». C’est là une conception moderne, étrangère aux sociétés médiévales et renaissantes, où ce n’est pas l’État mais le Prince qui est souverain, dans un royaume chrétien, dont les sujets ne sont pas égaux en droits, et où la Loi n’est pas une.
Au-dessus de toutes est placée la Loi divine. Mais elle-même se scinde en deux : l’Ancienne et la Nouvelle Loi. Les lois humaines varient, beaucoup de seigneurs ne relevant qu’en partie de l’autorité du roi, ayant eux-mêmes droit de justice sur leurs terres, et appliquant des lois tirées de coutumiers. La vieille féodalité a ses lois, la chevalerie et la courtoisie ont les leurs. Elles entrent fréquemment en conflit entre elles
Pour calmer les tensions sont prévues, par les détenteurs mêmes de l’autorité, des « soupapes de sécurité » : fêtes des fous, fêtes de l’âne, carnavals, placés sous le signe de l’irrespect et de la dérision. Les licences et les transgressions auxquelles elles donnaient lieu feraient aujourd’hui scandale. De son côté, la littérature proteste. Sur le mode tragique, en montrant les drames que la rigidité, voire l’iniquité des lois peuvent engendrer. Ou sur le mode comique, en dénonçant l’indignité des représentants de la Loi (stupides, cupides, sinon véreux), ou leur incapacité à rendre justice. Signe des temps : les personnages rusés, qui osent fronder et duper les autorités, et même les hors-la-loi, ont les faveurs du public.
Les contributions ici recueillies présentent un choix de textes européens s’échelonnant du xiie au xvie siècle. L’intérêt des auteurs s’est majoritairement porté sur des œuvres facétieuses, dans lesquelles la remise en question de la Loi et des lois passe par le rire, quand elle ne revêt pas le masque de la déraison. C’est ainsi que l’impossibilité dans laquelle se trouve Guillaume d’Orange de s’adapter à la « loi » (règle) du couvent fait de lui une sorte de fou, et, de la première partie du Moniage Guillaume (deuxième moitié du xiie s.), une histoire bien divertissante. Mais Pierre Manen montre que la démesure du héros est le signe d’une sainteté qui le distingue des autres et trouvera son aboutissement dans sa retraite au « désert ». Un « vent de folie contestataire », selon l’expression de Marc Le Person, emporte le Jeu de la Feuillée (1276). Autorités intellectuelles, scientifiques, religieuses, politiques, pouvoir des pères, tout y est moqué (sans oublier l’auteur, Adam de la Halle, qui s’y met lui-même en scène). L’interprétation de l’œuvre, toutefois, n’est pas immédiate. Faut-il voir en elle un premier théâtre de l’absurde, quelque lointain ancêtre des créations de Samuel Beckett ou d’Eugène Ionesco ? ou, plutôt, une bien médiévale « fête des fous dramatisée » ? Dérision et subversion carnavalesques règnent également en maîtresses dans le Libro de Buen Amor (env. 1330), même si le but poursuivi par son auteur, Juan Ruiz, semble édifiant. Gilles Del Vecchio s’interroge sur le rôle qu’y joue un procès opposant un renard à un loup, et dont le juge est un singe. S’agit-il vraiment d’un épisode parodique ? Le héros du Morgante Maggiore (1481) de Luigi Pulci est aussi haut en taille qu’en couleur. Que dire alors du dénommé Margoutte, qui revendique tous les crimes et les péchés possibles, et tourne en dérision la Loi de Dieu ! On s’étonne que Morgante l’accepte pour compagnon. Mirco Bologna l’explique par l’unique mais très grande qualité de Margoutte : c’est un ami loyal. À première vue, c’est une véritable histoire de fous que celle du juge Bridoye (Tiers Livre, 1re éd. 1546). Convoqué par le tribunal de Myrelingues pour s’expliquer sur une sentence par lui prononcée, ne déclare-t-il pas s’en être toute sa vie remis au jugement des dés ? Nous montrons que Bridoye est un sage, et qu’il feint la folie pour protéger des intérêts supérieurs, qu’il partage avec le héros du livre, Pantagruel, et son auteur, François Rabelais. Yona Dureau, enfin, présente un éventail de transgressions prises dans le théâtre de William Shakespeare, où elles jouent un rôle majeur. Elle les classe et les étudie en fonction de leur gravité. De celles, cocasses et carnavalesques de La Nuit des Rois (vers 1599-1601), en passant par les atrocités de Richard III (env. 1592), jusqu’à l’absolue noirceur de Macbeth (vers 1605), contre laquelle, à la fin, la Nature même, outragée, se révolte.
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Nous aimerions clore ce modeste Avant-propos par un grand merci aux participants de cette journée d’étude, ainsi qu’à tous ceux qui ont rendu possible sa tenue et la publication de ses Actes. À Agnès Morini et Yves Clavaron, respectivement directrice et directeur adjoint du CELEC (Centre d’Études sur les Littératures Étrangères et Comparées) de l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, et à Nadine Lévêque-Lair, à laquelle est due l’élégante mise en page de la gravure illustrant le thème de réflexion retenu. Œuvre d’Albrecht Dürer, et extraite d’un exemplaire lyonnais (colorié) de la Nef des fous (1494) de Sébastien Brant, elle montre un Narr (fou), coiffé d’un bonnet d’âne à grelots, bandant les yeux de la Justice, dont le glaive chancelle.