La fin de l’institution psychiatrique en Italie

Prémisses et échos idéologiques et esthétiques de la loi 180/1978, dite « loi Basaglia »

DOI : 10.35562/celec.585

Texte

En Italie, la loi 180/1978 dite « legge Basaglia » a mis fin aux « manicomi »1. Le démantèlement de l’institution psychiatrique par excellence qu’était l’hôpital psychiatrique a eu des prémisses et des répercussions littéraires, cinématographiques et théâtrales immédiates et à moyen terme. Le prisme esthétique a sans aucun doute permis de saisir les tenants et les aboutissants de ce qui n’était pas une simple révolution médicale, mais bien et un changement culturel et social radical.

À titre d’illustration de ce phénomène, quelques exemples permettent d’ébaucher les grandes lignes de l’émergence d’une typologie de la « différence ». Les réalisations artistiques ne restent pas indifférentes, tant s’en faut, aux évolutions en matière de santé mentale en Italie dans la deuxième moitié du xxe siècle. Il n’est que de songer aux œuvres littéraires de Pino Roveredo2 ou de Mauro Covacich3, ou encore aux œuvres cinématographiques de Marco Bellochio, Giulio Manfredonia et, récemment encore, Marco Turco.

Le passage de l’institution psychiatrique (substantif, adjectif) à la psychiatrie institutionnelle, avec une inversion en chiasme du substantif et de l’adjectif marque une étape définitive, absolue de l’histoire de la santé mentale. Plus aucun retour en arrière n’est possible. En Italie, on l’a dit, la loi 180/ 1978 représente, en dépit de ses imperfections, « una svolta epocale »4. Le changement de paradigme, où le caractère institutionnel n’est plus qu’une modalité thérapeutique parmi d’autres, s’accompagne de manière cohérente d’autres formes de pratiques, sous d’autres modalités, y compris, et surtout, sociales et artistiques.

Le grand combat aux multiples enjeux du psychiatre Franco Basaglia5 commence par l’énoncé du rejet absolu de certaines réalités scandaleuses présentes dans quelques asiles et autres lieux d’enfermement parfois prétendument thérapeutiques, jusqu’à la fin des années 60, notamment en Italie. L’un des ouvrages phares qui a marqué cet incipit radicalement révolutionnaire, dès 1968, et qui impliquait comme condition sine qua non de la possibilité même d’inventer une nouvelle conception de la psychiatrie est le désormais très célèbre ouvrage collectif L’istituzione negata. Rapporto da un ospedale psichiatrico6. Outre les propres textes de Franco Basaglia, plusieurs publications collectives, italiennes et souvent ouvertes à des apports internationaux (en général actes de colloques ou de rencontres), ont par la suite scandé, théoriquement et pratiquement, l’évolution et les étapes de la « désinstitutionalisation » de la psychiatrie. Pour mémoire, mentionnons au moins Crimini di pace7, Gravità della psichiatria8 et, beaucoup plus récemment, La nave che affonda9. L’un des éléments récurrents de cette réflexion collective est, précisément, l’analyse des enjeux et des méfaits des institutions en matière de psychiatrie et de santé mentale.

L’une des premières créations artistiques issues du contexte hospitalier triestin, trois ans avant la loi 180, le célèbre Marco Cavallo10, devient l’emblème de l’aventure épistémologique, politique, de Franco Basaglia, qui place les individus (et non plus l’institution) au centre du dispositif thérapeutique. Jacques Hochmann situe les origines de l’expression « psychothérapie institutionnelle » où l’adjectif « institutionnelle » vient rappeler qu’un changement a déjà été amorcé et que l’ère de l’« Institution » psychiatrique est bel et bien révolue :

L’expression « psychothérapie institutionnelle » avait été proposée par George Daumezon pour désigner un renouveau du traitement moral dans tout le monde occidental. Par-delà des différences d’approche, somme toutes contingentes, il s’agissait d’utiliser la vie en communauté pour aider les malades à renouer les liens sociaux et à retrouver le « contact vital avec la réalité », dont la maladie et l’isolement asilaire les avaient privés. Un tel projet passait d’abord par une critique de ce que l’asile était devenu au fil du temps, sous l’effet de l’encombrement, de la misère et des contaminations psychiques d qu’impose la cohabitation prolongée d’un grand nombre de folies singulières, noyées dans la folie collective qu’elles secrètent autour d’elles. Des sociologues, comme E. Goffman, (E. Goffman, Asiles, Paris, Minuit, 1968), avaient montré les inévitables conséquences de cette cohabitation, génératrice d’une institution « totalitaire » où s’établit une séparation rigoureuse entre deux classes d’individus : les gardiens et les gardés, les instrumentalisés par des codes immuables, qui ont pour objet de maintenir ce clivage et d’empêcher ou de réduire toute communication et tout échange d’une classe à l’autre11.

Le même Jacques Hochmann consacre en fait le dernier chapitre de son ouvrage L’histoire de la psychiatrie à « L’âge des militants ». Celui-ci se subdivise de la manière suivante : « La psychothérapie institutionnelle », « Les médicaments psychotropes », « Les traitements psychothérapeutiques », « Psychiatrie de secteur », « Psychiatrie communautaire », « Les antipsychiatres modernes ». Il est remarquable que ce dernier chapitre précède immédiatement une conclusion qui s’intitule « L’âge économique ». Il est aussi significatif que, sauf erreur, le nom de Franco Basaglia n’y soit mentionné qu’une fois, brièvement, pour avoir suscité, en Italie, la loi sur la fermeture des hôpitaux psychiatriques.

À partir de la fin des années 1970, un maillage serré s’était constitué sur l’ensemble du territoire, assimilé par ses critiques à un dispositif de contrôle social dont les psychiatres du xixe siècle n’auraient pu rêver, mais qui, par la croissance exponentielle de ses usagers, paraissait répondre un besoin. L’Angleterre avait annoncé la fermeture à terme de ses hôpitaux psychiatriques. L’Italie l’avait décrété, sous l’impulsion du psychiatre Franco Basaglia. Aux États-Unis, la fermeture massive des lits d’hospitalisation, précipitait dans les rues et les parcs une nouvelle population de sans abris, qui débordaient les possibilités d’accueil des centres de santé mentale communautaire. La France et les pays francophones restaient plus prudents. Le recours à l’hospitalisation y devenait plus rare, les durées de séjour se raccourcissaient, la continuité des soins était mieux assurée, mais les dispositifs de secteurs attiraient aussi une nouvelle clientèle12.

Le film C’era una volta la città dei matti13 retrace en fait aussi, dans une vaste fresque, à travers l’exemple de Trieste, un exemple saisissant du passage de l’institution psychiatrique à la psychiatrie institutionnelle. La force et la puissance de réception de ce film, outre ses nombreux mérites esthétiques, sociaux, politiques, viennent incontestablement du fait qu’il est produit en 2010 par la télévision italienne publique (Rai Trade, Rai Fiction) et qu’il est d’emblée présenté comme une formidable fable plutôt que comme un documentaire, bref comme un admirable « docufiction » très réussi. Le titre et l’incipit donnent le ton d’un registre qui tient à la fois de la fable14 et de l’épopée (« la ville des fous » n’est sans doute pas celle que l’on imaginerait spontanément, il s’avère qu’elle est le lieu du pari inouï de la liberté). De surcroît, cette œuvre cinématographique marque une synthèse et un bilan de l’évolution du travail effectué en matière de santé mentale ces quarante dernières années en Italie et il fusionne les approches documentaires et inventives réalistes, vraisemblables15. Il donne à voir l’aventure et le changement considérable16 d’une ville tout entière, Trieste, dans laquelle l’hôpital psychiatrique, initialement univers clos au sein de la cité, s’ouvre complètement à et sur elle, à la faveur de l’audace expérimentale d’un psychiatre sui generis, Basaglia, qui saisit l’opportunité que lui offre Michele Zanetti17, alors assesseur à la santé et aux politiques sociales pour la Province de Trieste, lorsqu’il lui propose, en 1971, de venir prendre la direction de L’Ospedale Psichiatrico Provinciale di San Giovanni à Trieste (dit « OPP »)18.

Les barrières, concrètes et abstraites, qui tombent petit à petit, les frontières qui s’effondrent ne sont pas simplement physiques mais bien aussi symboliques, sociales, politiques, gnoséologiques, institutionnelles, etc. Alors que les grilles d’enceinte du parc de l’asile, les serrures, les liens de contrainte sont défaits, démantelés, etc., ce sont d’autres formes de travail et des modalités de créativité inédites qui se font jour. Les rapports hiérarchiques changent au sein même de la profession médicale. Aides-soignants, infirmiers, médecins, thérapeutes, administrateurs, directeur se mettent à travailler avec les malades qui s’emparent du droit à la parole et au mouvement, de la liberté d’imaginer et de créer qui leur sont accordés. Certes, cette évolution ne se fait pas sans heurts ni blessures, tant s’en faut. Les cloisonnements qui s’étiolent, entre l’hôpital et la ville, suscitent aussi des peurs sectaires, des réactions crispées, de vives critiques voire des procès douloureux.

Le film C’era una volta la città dei matti laisse entendre que les « pertes et profits » de la loi Basaglia n’étaient pas tous par avance envisageables ni inscrits dans un destin immuable. Ce qu’il importe de souligner, cependant, c’est que ce film insiste sur le fait que les changements (aucunement prévisibles, même s’ils étaient voulus), induits par la présence de Basaglia et de ses proches collaborateurs à l’« OPP », ont été scandés comme une aventure extraordinaire faisant fi, aussi souvent que nécessaire, du respect stérile des conventions institutionnelles. L’épisode le plus significatif et le plus fabuleux à cet égard est, à n’en pas douter, celui de Marco Cavallo, que nous avons cité précédemment.

L’histoire de Marco Cavallo est une histoire vraie19. Lorsque Basaglia prend la direction de l’hôpital psychiatrique à Trieste, le 1er août 1971, les divers pavillons à l’intérieur du grand parc San Giovanni, clos par une enceinte, sont desservis par un cheval, Marco, qui tire une charrette et transporte notamment la lingerie des divers pavillons à la buanderie. À la fin de sa vie, ce cheval est promis à l’abattoir. Or, une lettre officielle20, datée du 12 juin 1972 et signée Marco Cavallo est envoyée au Président de la Province de Trieste, Michele Zanetti, lui demandant de sursoir à cet abattage et de permettre à Marco Cavallo, en récompense de bons et loyaux services toute une vie durant, de finir ses jours, tranquille, à la campagne :

Trieste, 12 juin 1972 / Au très illustre Monsieur le Docteur Michele ZANETTI / Président de la Province de Trieste / Je m’appelle MARCO, de profession « cheval de trait à tout faire ». Je n’ai pas encore 18 ans et, pourtant, je ne me sens pas du tout vieux. Les zoologues considèrent que je peux travailler encore pendant une douzaine d’années. / C’est avec une profonde consternation donc, que j’apprends que le Conseil général que vous présidez a décidé la vente de ma pauvre carcasse au plus offrant […] / Je dois sans aucun doute admettre que l’animal mécanique appelé à me remplacer fournira des prestations indubitablement supérieures aux miennes. Je vous prie respectueusement cependant de vouloir examiner sereinement et en toute objectivité mon curriculum. / Je travaille honorablement dans les services de l’Administration Provinciale depuis 1959 (plus de 13 ans). Mon travail, consistant dans le transport du linge, des déchets de cuisine et tout ce qu’on me demande, a toujours été effectué par moi avec le plus grand zèle, chaque jour, dans le gel ou la canicule. / Je souhaite que vous vous rendiez compte des conséquences, funestes hélas pour moi, évidemment, que la dite vente comporte. / J’ai reçu, en effet, déjà différentes visites de personnes ayant une forte odeur d’abattoir, me tripotant comme il se doit. À propos je me permets de vous suggérer de vous rendre dans un abattoir quelconque et d’assister au meurtre de l’un de mes semblables. Cela pourrait vous être extrêmement instructif. / Mais il me reste désormais seulement deux alternatives de vie : / La première, peut-être trop optimiste, serait que ma lettre puisse toucher vraiment votre cœur et me permette de survivre, en restant dans mon logement habituel, et toujours, dès lors que cela s’avérerait nécessaire, à la complète disposition des services hospitaliers. (Une fourgonnette aussi peut tomber en panne). En somme, je me permets respectueusement de vous demander une retraite méritée, même sans pension. En effet, je m’engage formellement à pourvoir à ma subsistance, sans peser le moins du monde sur les fonds des finances provinciales. Au passage, la dépense s’élève à environ 100 lires par an. En compensation (vous me pardonnerez la trivialité), j’essaierai de répondre avec une notable quantité de fumier, si nécessaire pour le très vaste terrain hospitalier. / La deuxième et définitive alternative pour mon salut, serait que je sois acquis par mes nombreux AMIS, de vrais amis, loyaux et généreux qui, au-delà de la valeur intrinsèque de mes pauvres chairs (la somme correspondante en tous les cas serait versée immédiatement à la Caisse de l’Hôpital psychiatrique OPP, si cela s’avérerait nécessaire) seraient bien heureux de pouvoir m’adopter affectueusement et de pourvoir à ma subsistance « toute ma vie durant ». / Je vous implore, encore une fois, de bien vouloir ouvrir Votre cœur généreux à mon dilemme angoissé, aussi parce que, à ce qu’il me paraît, vous êtes démocrate-chrétien et Homme plein de sensibilité. / je me permets en outre de vous joindre un petit extrait de l’ouvrage Le règne du cheval de H.H. Isenbart et E ; M. Bürer. / Si vous savez vous montrer miséricordieux avec moi – malheureux animal –, vous jouirez de toute ma gratitude possible, tant de ma part que de celle de mes très fidèles AMIS, joyeux, en ce cas, d’endosser la charge financière de ma cause désespérée. / Avec mes hommages et encore… P I T I É !!! / Marco Cavallo, au 16, via San Cilino – Trieste.

Marco Cavallo sera de fait acheté par un pharmacien de la région d’Udine. Cette lettre, qui aboutit donc au résultat escompté, a été écrite par des malades de l’hôpital qui participaient, au sein d’un atelier d’écriture créative, à la rédaction d’un quotidien interne, Blip blip. Mais, le 26 février 1973, alors que le véritable Marco Cavallo a quitté l’hôpital depuis longtemps, c’est un autre cheval, une immense sculpture bleue, qui franchit l’enceinte de l’hôpital pour aller faire une première grande sortie dans la ville de Trieste en compagnie des malades, des infirmiers, des aides-soignants. Cette fête de Marco Cavallo est le résultat de quarante jours d’ateliers artistiques animés notamment par un peintre, un sculpteur, un homme de théâtre, des artistes invités par Franco Basaglia à venir exercer leurs arts et leurs talents au sein de l’O.P.P.21. « Marc Cheval », immense statue équestre bleue en papier mâché sur structure en bois, conçue par des artistes et des malades mentaux au sein de l’hôpital psychiatrique, est devenu un nouveau cheval de Troie, emblème de liberté, ou tout du moins produit d’une nouvelle conception de l’exercice d’une psychiatrie soucieuse de l’épanouissement créateur et professionnel des personnes qui souffrent. Certains patients ont déposé leurs rêves et leurs œuvres dans le ventre de Marco Cavallo (des dessins, par exemple).

La créativité issue de l’hôpital psychiatrique de Trieste ne se borne cependant pas, tant s’en faut, à la production d’une sculpture ou à l’invention de nouvelles modalités de travail, ni même à la simple métamorphose des lieux et des temporalités ou à la disposition de « laboratoires » ou « ateliers » de création artistique ou de « productions » à visée thérapeutique. Au demeurant, en matière de création artistique, il est désormais courant d’évoquer les années « post Basaglia ». Ainsi, à la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle, Gustavo Giacosa a proposé une synthèse des réalisations et des expériences en matière d’art-thérapie, en Italie surtout, mais pas seulement22. Il indique ceci :

La transformation des anciens asiles en établissements de santé fonctionnant selon un régime ouvert a promu en leur sein le développement d’activités créatives tels que des ateliers d’arts figuratifs, du théâtre, de la musicothérapie. Parmi ces laboratoires, qui diffèrent les uns des autres selon leurs intentions et leurs motivations, certains émergent car ils sont caractérisés par la poursuite d’une recherche particulière. J’ai essayé, à l’abri de leur intimité et de leur secret, de mettre au jour les liens qui se tissent entre l’artiste « tuteur » ou animateur et l’artiste qui participe à l’atelier. Je suis allé à la rencontre de ces nouvelles « révolutions humaines » en poursuivant mon voyage à travers une autre Italie, une Italie qui a surgit à l’ombre du rêve de Franco Basaglia. Foyers épars qui puisent à un même feu originaire. Je suis « avec » l’autre. / Je suis avec mon histoire. / Je suis un autre. / Et les autres sont mon histoire. / Eternelle métamorphose de l’Un originaire23.

La créativité tous azimuts, y compris dans le domaine et sous des formes « spectaculaires »24 qui a surgi au sein de l’ancien hôpital psychiatrique de Trieste, grâce au formidable élan novateur impulsé contre vents et marées par Franco Basaglia25, essaime donc hors des frontières et donne la mesure de son originalité26. Marco Cavallo devient très vite un emblème. On le trouve encore par exemple, comme une sorte de « logo » sur l’actuel site du DSM, (« dipartimento di salute mentale [département de santé mentale] ») de Trieste, accompagné de la citation en frontispice, comme en exergue : « la libertà è terapeutica [la liberté est thérapeutique]. »

L’un des derniers échos, transfrontaliers, de la « fertilité » de Marco Cavallo est offert par l’ouvrage de jeunesse d’Irène Cohen-Janca27, Le grand cheval bleu, illustré par Maurizio A. C. Quarello. Il convient de signaler que l’un des mérites de ce joli livre tient précisément au regard que porte un enfant sur les vicissitudes de l’O.P.P. et au dialogue intime que cet enfant entretient avec le protagoniste emblématique qu’est Marco Cavallo. Ces échanges sont inscrits dans le registre « fabuleux » évoqué par la rengaine « Il était une fois… », à l’enseigne du film de Marco Turco un an auparavant, en 2010. Paradoxalement, plus de trente ans après la promulgation de la loi « 180 /1978 », la narratrice discrète qu’est Irène Cohen-Janca parvient à rendre l’écho très lointain et parfois émerveillé de l’anticonformisme idéal et social qui anima certains des plus proches collaborateurs de Basaglia à Trieste, à partir de 1971. Ainsi, certaines pages du Grand cheval bleu, bien que marquées à l’aune d’une générosité enfantine et naïve, ne se situent pas à l’extrême opposé des récits recueillis et relatés par le psychiatre Peppe Dell’Acqua dans son ouvrage dont il revendique qu’il soit désormais devenu « un classique », Non ho l’arma che uccide il leone28.

De l’autre côté des Alpes, on ne saurait oublier, au sujet des relations créatives que peuvent entretenir de manière féconde la maladie mentale, la folie, la souffrance psychique et les arts, la spectaculaire exposition Banditi dell’Arte, qui s’est tenue à la Halle Saint Pierre, à Paris en 2012-2013. Cette exposition consacrée à la création hors-norme italienne proposait un ample échantillonnage d’œuvres et de documents allant de la fin du xixe siècle au début du xxie siècle29. Au sujet de « l’art-thérapie », Jean-Pierre Klein déclare : « elle interroge l’art comme elle interroge la thérapie, elle explore leurs points communs comme leur enrichissement réciproque dans une complémentarité étonnante30. » Le film Il était une fois la ville des fous et son épisode fabuleux central, celui de Marco Cavallo, sans doute l’un des plus emblématiques et des plus mémorables de l’aventure initiée par Franco Basaglia à l’hôpital psychiatrique de Trieste, paraît bien être significatif, a posteriori, de ce que deviendra l’art-thérapie. Marco Cavallo serait en somme, à son insu, un cheval de Troie, magique précurseur de la loi 180/1978 en Italie, qui n’aurait pas fait pâle figure dans le recueil pionnier des Expressions de la folie (1922) de Hans Prinzhorn (1886-1933)31, mais qui préféra, et c’est heureux, incarner la « libertà terapeutica ».

Notes

1 Le débat italien sur l’histoire des « manicomi » est analysé dans A.A.V.V, Manicomio, società e politica. A cura di Franceco Cassata, Massimo Moraglio, Pisa, BFS Biblioteca Franco Serantini Edizioni, [« Biblioteca di cultura storica 27 »], 2005, 163 pages. Retour au texte

2 L’ouvrage le plus connu de Pino Roveredo est sans doute le recueil de nouvelles Mandami a dire (Milano, Bompiani, 2005), qui a remporté le Prix Campiello à sa XLIIIe édition ; la nouvelle éponyme incluse dans ce formidable recueil esquisse une sorte de requête malaisée adressée par une personne qui souffre et qui a sans doute eu l’expérience de l’enfermement à son « tesoro ». D’autres ouvrages du même auteur laissent entendre que l’on peut établir un parallélisme entre les divers univers clos que sont la prison, l’asile, etc. et que tout contexte d’enfermement est un contexte délétère ; cf. ROVEREDO P., La città dei cancelli, Trieste, Lint, 1998, et, du même, Una risata piena di finestre. Un racconto e 24 rimbalzi, Trieste, Lint, 1997. Retour au texte

3 La production narrative de Mauro Covacich est particulièrement significative du contexte triestin dont elle illustre avec ironie et humour les divers volets, historique, austro-hongrois, social, métissé, expérimental, etc., même si elle ne se limite pas à être une simple illustration du Trieste moderne et contemporain. Pour mémoire, COVACICH M., Storia di pazzi e di normali, Roma-Bari, Etitori Laterza, [Theoria, 1993] 2007 ; et Trieste sottosopra, Roma-Bari, Editori Laterza, 2006. Il n’est bien entendu pas anodin du tout que ces deux ouvrages figurent maintenant dans la collection « Contromano » de Laterza. Retour au texte

4 On ne saurait cependant oublier que le contexte actuel de la psychiatrie en Italie est loin d’être parfaitement apaisé ; à ce sujet, voir notamment : A.A.V.V., Quale futuro per la legge 180 ? Psicoanalisi e cure psichaitriche in Italia, a cura di S. Carta e P. Petrini, postfazione di L. Ancona, Roma, Edizioni Magi, « Psicologia Clinica », 2005, 172 p. Retour au texte

5 Franco Basaglia (11 mars 1924 Venise-29 août 1980 Venise) Retour au texte

6 A.A.V.V, L’istituzione negata. Rapporto da un ospedale psichiatrico, a cura di F. Basaglia, nota introduttiva di F. Ongaro Basaglia, Milano, Tascabili Baldini & Castoldi, « I Nani Vita antropologica », 1998, 385 p. (1ère édition Turin, Einaudi, 1968). Retour au texte

7 A.A.V.V, Crimini di pace, Ricerche sugli intellettuali e sui tecnici come addetti all’oppressione. A cura di Franco Basaglia e Franca Basaglia Ongaro, Baldini e Castoldi Dalai editore, « I saggi » 390, [1975] 2009, 431 p. Retour au texte

8 Psichiatria democratica, Centro Italia, Gravità della psichiatria, Atti del convegno di Roma, 13-14 Novembre 1987, Bulzoni editore, 1988, 306 p. Retour au texte

9 A.A.V.V, La nave che affonda, Milano, Raffaello Cortina Editore, « Minima », 2008, 152 p. Retour au texte

10 À ce sujet, voir SCABIA Giuliano, Marco Cavallo. Da un ospedale psichaitrico la vera storia che ha cambiato il modo di essere del teatro e della cura, riedizione a cura di E. Frisaldi, ab Edizioni Alpha beta Verlag, « 180 Archivio critico della salute mentale », 2011, 247 p.( il s’agit d’une réédition refondue, augmentée et avec DVD de l’ouvrage publié en 1976 chez Einaudi, Turin, sous le tire de Una esperienza di animazione in un ospedale psichiatrico). Retour au texte

11 HOCHMANN J., Histoire de la psychiatrie, Paris, PUF, « Que Sais-Je ? » 1428, 2004, puis 2011 et mise à jour, 2012, p. 93. Retour au texte

12 Ibid., p. 108-109. Retour au texte

13 Au sujet de l’élaboration de ce film, voir BUCACCIO Elena, COLJA Katja, SERMONETA Alessandra, TURCO Marco, C’era una volta la città dei matti. Un film di Marco Turco dal soggetto alla sceneggiatura ; con interventi di F. Gifuni e V. Puccini, con DVD, ab alpha beta verlag edizioni, « 180 Archivio critico della salute mentale », 2011, 389 p. Retour au texte

14 Cet aspect fabuleux est paradoxalement récurrent lorsque l’on évoque les vicissitudes liées à la folie et à la maladie mentale à Trieste. Les protagonistes, les historiens, les artistes n’hésitent pas à recourir au registre de la fable, de l’irréel, voire du merveilleux, y compris de manière indirecte ou métaphorique, pour qualifier les éléments d’une aventure qui semble bien n’avoir été à nulle autre pareille. Ainsi, parmi tant d’autres exemples, lorsque deux chercheurs en architecture et un sociologue-graphiste entreprennent de retracer et de mettre en scène et en pages, en texte et en images, depuis ses prémices et son origine, l’histoire du futur et lointain Opedale Psichiatrico Provinciale situé dans le parc San Giovanni, à Trieste, ils commencent par « Il était une fois » et sont méticuleusement attentifs au langage foisonnant, aux expressions plurielles, aux formes significatives qui ont scandé cette histoire : MELLI Lucia et POLITA Giulio, C’era una volta un Manicomio. Origine e cronologia del progetto per il nuovo frenocomio di Trieste, Tirieste, Edizioni Italo Svevo, 2008, 170 p. Retour au texte

15 Le cinéma italien, qu’il s’agisse des documentaires (Matti da slegare, Nessuno o tutti de Marco Bellocchio et Stefano Agosti, en 1975, ou Lavoratori in corso de Christian Angeli, en 2003), mais aussi de la fiction (La meglio gioventù de Marco Tullio Giordana, en 2003, ou Le chiavi di casa de Gianni Amelio, en 2004), n’a pas manqué de mettre en scène les vicissitudes qui ont caractérisé le démantèlement des hôpitaux psychiatriques, la réorganisation des services médicaux-sociaux, l’intégration des handicapés à l’école et, surtout, dans le monde du travail et des loisirs, etc., en Italie, depuis la loi Basaglia. Très schématiquement, on passe de l’apparent « simple documentaire » à la fiction pour revenir à un témoignage instruit par le regard du cinéaste (Il grande cocomero de Francesca Archibugi, en 1993 ; Si può fare de Giulio Manfredonia, en 2008, ou encore La pecora nera de Ascanio Celestini, en 2010). Et, parallèlement, handicapés mentaux, travailleurs sociaux, psychiatres, et ainsi de suite s’affranchissent des seuils de l’enfermement pour investir de nouvelles modalités de travail, de sociabilité, de loisirs, de créativité (C’era una volta la città dei matti, cit.)… Retour au texte

16 On peut aujourd’hui, à proprement parler, « voir » un aperçu de ce changement en regardant le livre précieux de photos en noir et blanc : Basaglia a Trieste. Cronaca del cambiamento, Foto di C. Ernè, con interventi di P. Dell’Acqua e F. Rotelli, Viterbo, Stampa Alternativa/Nuovi Equilibri, 2008, 119 p. ; il convient de souligner que la préface et la postface de ce bel ouvrage sont en quelque sorte des témoignages de première main, car ils émanent des proches collaborateurs et successeurs de Basaglia à Trieste. Retour au texte

17 Signalons la très belle biographie qu’il a écrite avec le journaliste Franco Parmeggiani, préfacée par Claudio Magris et, de surcroît, richement illustrée par de superbes photos, outre qu’elle contient une bibliographie des écrits de Basaglia très documentée : Basaglia. Una biografia, Trieste, Lint Editoriale, 2008, 157 p. Retour au texte

18 A.A.V.V., L’ospedale psichiatrico di San Giovanni a Trieste. Storia e cambiamento. 1988/2008, Milano, Electa, 2008, 263 p. ; cet ouvrage collectif très complet et très richement illustré retrace l’histoire de l’hôpital psychiatrique en présentant divers points de vue (philosophique, littéraire, économique, politique, socio-médical…) et sections sur l’histoire du lieu et de la ville, l’architecture, l’urbanisme, les pavillons, l’utilisation et l’organisation des espaces, et ainsi de suite. Retour au texte

19 On trouve quantité d’informations sur Marco Cavallo sur le site du Département de Santé Mentale de Trieste : http://www.triestesalutementale.it/. Retour au texte

20 Cette lettre est reproduite sur le site http://www.news-forumsalutementale.it/ritrovato-lappello-di-marco-cavallo-quello- vero-per-non-venire-abbattuto/ Retour au texte

21 Parmi eux, entre autres, Vittorio Basaglia, sculpteur, cousin de Franco Basaglia, Giuliano Scabia, homme de théâtre, et Ugo Guarino, peintre. Retour au texte

22 A.A.V.V., Due ma non due. Aperture ed incontri nell’arte degli anni post Basaglia, a cura di G. Giacosa, Novi Ligure, Joker, « I libri dell’Arca. L’Arte Della Follia », n. 7, 2008, 173 p. Retour au texte

23 GIACOSA G., Op. cit., Quatrième de couverture. Retour au texte

24 Parmi tant d’autres, signalons au moins, pour les aspects plus particulièrement scéniques, théâtraux et poétiques, l’ouvrage collectif coordonné par l’acteur et metteur en scène G. Scabia, qui retrace le devenir de ces évolutions sur plus d’une trentaine d’années : A.A.V.V., La luce di dentro. Viva Franco Basaglia. Da Marco Cavallo all’Accademia della Follia. Testi di P. Dell’Acqua, G. Fenzi, G. Misculin, F. Tiezzi, Fotografie di M. Conca, Corazzano, Titivullus, « Altre Visioni » n. 70, 2010, 151 p. Retour au texte

25 En français, deux ouvrages disponibles mettent l’accent, dès leur titre, sur le « pessimisme de la raison » et « l’optimisme de la pratique » gramsciens qui caractérisaient la volonté têtue de Basaglia dans son entreprise de démantèlement des hôpitaux psychiatriques tels qu’ils étaient configurés en Italie jusque dans les années 1980, à la faveur d’un exercice de la médecine ancrée et déployée dans le tissu social et urbain : COLUCCI Mario et DI VITTORIO Pierangelo, Franco Basaglia. Portrait d’un psychiatre intempestif, traduit de l’italien par P. Faugeras, Ramonville Saint-Agne, érès éditions, « Des travaux et des Jours », 2005, 230 p. ; et aussi, plus récemment, le numéro thématique collectif de la revue Les Temps Modernes intitulé Franco Basaglia, une pensée en acte, 67e année, N. 668 (Avril-Juin 2012), 240 p. Les biographes de Franco Basaglia insistent tous, d’une manière ou d’une autre, sur les oppositions politiques et sociales et les réticences manifestées par certains médecins eux-mêmes, qu’il a sans cesse été contraint de surmonter, à Trieste certes, mais aussi avant à Gorizia ou, après, à Rome ; voir, à ce sujet, notamment, l’ouvrage très documenté de PIVETTA Oreste, Franco Basaglia, il dottore dei matti. La biografia, Milano, Dalai editore, « I saggi 452 », 2012, 287 p. Retour au texte

26 Pour ce qui est des textes de Basaglia traduits en français, mentionnons au moins Psychiatrie et démocratie. Conférences brésiliennes, Préface de M. Colucci et P. di Vittorio, Postface de F. Nicàcio, P. Amarante et D. Dias Barros, Traduit de l’italien par P. Faugeras, Ramonville Sainte-Agne, érès éditions, « La maison jaune », 2007, 222 p. Retour au texte

27 COHEN-JANCA I., Le grand cheval bleu, illustré par M. A. C. Quarello, Arles, Editions du Rouergue, 2011, 67 p. ; la quatrième de couverture de l’édition française indique « À Trieste, Paolo habite un hôpital pas comme les autres pour des gens pas comme les autres. Dans cet endroit pas banal, son meilleur ami, c’est Marco, le cheval de l’hôpital. Il a de grands yeux intelligents et doux, une petite tache blanche sur le front que Paolo aime caresser quand il lui parle ». Cet ouvrage a été traduit en italien sous le titre exact Il grande cavallo blu par P. Cesari pour les éditions « Orecchio acerbo », en 2012, à Rome ; il compte 44 p. et comporte quelques variations dans la maquette et les polices de caractères ; la quatrième de couverture indique – en italien ; c’est nous qui traduisons ici – : « Paolo vit à Trieste, la ville de la bora. Il habite à l’hôpital San Giovanni, un hôpital très particulier où l’on soigne ceux qui ont mal à l’âme. Fils d’une lingère, c’est le seul enfant de l’hôpital, et son grand ami chéri est Marco, un vieux cheval. Enfermé dans les enceintes infranchissables de l’hôpital, il passe ses journées avec l’homme-toupie, la femme aux pieds nus, l’homme-arbre… Jusqu’au jour où un nouveau médecin, fou comme un cheval et obstiné comme le vent, décide d’abattre ces enceintes. Il s’appelle Franco Basaglia »). Retour au texte

28 DELL’ACQUA P., Non ho l’arma che uccide il leone. Trent’anni dopo torna la vera storia dei protagonisti del cambiamento nella Trieste di Basaglia e nel manicomio di San Giovanni, Prefazione di F. Basaglia, Disegni di U. Guarino, Interventi di R. Mezzina, F. Rotelli, P. A. Rovatti, G. Scabia, Pavona, Stampa Alternativa, « Speciale Eretica », 2007, 333 p. ; il s’agit en fait de la reprise considérablement augmentée et remaniée de Non ho l’arma che uccude il leone… Storie del manicomio di Trieste ; Nota introduttiva di F. Rotelli, Appendice di G. Scabia, Trieste, « La editoriale libraria » S. p. A., sans date mais postérieur à 1979, 155 p. Retour au texte

29 Voir le foisonnant catalogue Banditi dell’Arte, de 280 pages magnifiquement illustrées, édité par G. Giacosa en 2012 pour Halle Saint Pierre, à Paris, et qui témoigne de cette effervescence méconnue. Retour au texte

30 KLEIN J.-P., L’art-thérapie, Paris, PUF, » Que Sais-Je », 1997, puis 2012, p. 3. Retour au texte

31 À ce sujet, voir BASSAN Fiorella, Au-delà de la psychiatrie et de l’esthétique. Etude sur Hans Prinzhorn, Traduit de l’italien pas J. Nicolas, Lormont-Bruxelles, Editions Le bord de l’eau, « La Muette », 2012, 219 p. (traduction de l’ouvrage paru en italien chez Lithos, à Rome, en 2009, sous le titre Al di là della psichiatria dell’estetica. Studio su Hans Prinzhorn). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Pérette-Cécile Buffaria, « La fin de l’institution psychiatrique en Italie », Cahiers du Celec [En ligne], 7 | 2014, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 06 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/celec/index.php?id=585

Auteur

Pérette-Cécile Buffaria

Université de Lorraine

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