Spero non mi darete il dolore di dirmi che lo Stato c'è ancora… Alla mia età, e con tutta la fiducia che ho avuto in voi, sarebbe una rivelazione insopportabile. (Leonardo Sciascia, Todo modo)
Tous les États démocratiques occidentaux se sont construits à partir d’une conception de l’État de droit élaborée par les philosophes des Lumières qui en avaient eux-mêmes retrouvé les principes à travers l’exégèse des textes de l’antiquité gréco-latine traitant des fondements de la Cité ou Polis. Au terme d’une relecture largement néo-platonicienne de ces textes, lesdits philosophes ont arrimé la politique à l’éthique et ont fait découler la bonne pratique politique et sa légitimité du respect par les citoyens et par leurs représentants des principes de vérité et de justice placés sous l’égide de la raison. La nouvelle philosophie du droit proposée par Hegel quelques décennies plus tard, tout en y introduisant — tel le vers dans le fruit, diront certains — la notion de liberté individuelle, codifie de façon presque définitive les relations entre ces principes fondateurs et le fonctionnement politique et social de la Cité moderne. Cela signifie qu’il n’est donc pas d’indicateurs plus fiables, pour repérer les atteintes à l’État de droit, que les mensonges ou les dénis de justice. Il va par ailleurs de soi que, plus les responsables de ces manquements à la morale et au contrat social qui régissent la res publica sont haut placés dans la hiérarchie de la Cité, plus la faute est grande et plus sont graves les conséquences pour l’ordre social. De fait, le degré le plus élevé de corruption de l’ordre moral et de l’ordre social est atteint lorsque ce sont les dépositaires de l’autorité de l’État qui se rendent coupables de tels manquements. Mais, du même coup, il est extrêmement difficile de dénoncer leurs agissements et de les punir dès lors qu’ils sont à la fois ceux qui mettent en péril l’ordre social et ceux qui sont censés le garantir. Cette difficulté tient notamment au fait que, en leur qualité de représentants des trois pouvoirs sur lesquels repose l’État de droit — exécutif, législatif et judiciaire —, ils sont les mandants naturels de ceux dont le métier est de faire respecter ou de rétablir l’ordre dans la Polis, les policiers justement. Et il y a donc fort peu de chance qu’ils les mandatent contre eux-mêmes. De façon plus indirecte, mais non moins significative, les comportements dévoyés de ces représentants des autorités compromettent une autre institution, littéraire celle-là, dont les règles et les codes reposaient eux aussi sur les principes de l’État de droit ainsi battus en brèche : il s’agit du roman policier dont le fonctionnement s’articule autour de la restauration de la justice par la découverte de la vérité au moyen de la raison.
Ce genre littéraire, longtemps considéré comme impur, est né au xixe siècle du croisement entre les valeurs de l’ordre bourgeois et les théories expérimentales positivistes mais il a connu un développement exponentiel au cours des cinquante dernières années et ces mécanismes d’élucidation sous-tendent les intrigues d’un nombre sans cesse croissant d’ouvrages. Cependant, une telle fortune est rien moins qu’encourageante. En effet, dans le meilleur des cas, elle signifie qu’auteurs et lecteurs sont de plus en plus conscients de l’opacité du monde qui les entoure et sensibles à la multiplication des atteintes contre l’État de droit. Dans le pire des cas — moralement et politiquement parlant —, le succès et, surtout, les avatars du genre policier deviennent le signe tangible de la mise à mal des valeurs sur lesquelles reposait jadis l’État de droit ; une mise à mal manifeste dans l’évolution que nombre d’auteurs font subir au statut de leurs personnages d’enquêteurs et jusque dans les bouleversements dont ils affectent la structure, naguère rigidement codifiée, du texte. En somme, plus le comportement politique se détériore dans la réalité plus le roman policier se développe en littérature ; et plus les auteurs de ces comportements déviants sont proches du pouvoir et des autorités de l’État plus les codes du genre sont détournés et distordus. Tout au moins chez les auteurs qui, depuis Sciascia, il y a cinquante ans, jusqu’à Carlotto, aujourd’hui, ont compris que, du fait de leur matrice commune, le roman policier était l’instrument le mieux indiqué pour enquêter sur l’état de l’État de droit et pour dénoncer ceux qui conspirent à sa mort.
Il n’y a rien de surprenant à ce que l’initiateur de la récupération des mécanismes du genre policier classique à des fins de dénonciation soit un Sicilien. Sciascia est en effet le mieux placé pour s’apercevoir que l’État de droit est en péril depuis sa terre, où l’anti-État mafieux s’est développé au point de s’attirer jadis les foudres de la police fasciste, non pas tant parce que la mafia était une organisation criminelle — ce qui, pour les assassins de Matteotti et de tous ceux qui l’ont suivi, n’était pas forcément une tare —, mais parce que le Régime totalitaire fasciste, autoritaire par essence, ne pouvait tolérer que son autorité soit concurrencée par une autorité parallèle, un véritable contre-pouvoir doté de ses propres règles et de sa propre hiérarchie. Sciascia est aussi le mieux placé pour s’apercevoir que ce même anti-État mafieux, restauré après-guerre grâce à la bienveillante reconnaissance du grand frère américain1, non seulement n’est plus combattu par le nouvel État républicain — ni comme contre-pouvoir, ni comme organisation criminelle2 —, mais que son mode de fonctionnement dévoyé contamine peu à peu, par « dilatation géographique », les institutions de la République italienne à travers les représentants de chacun des pouvoirs constitués. La gangrène mafieuse attaque ainsi jusqu’aux rouages de la démocratie puisque les principales victimes « exogènes3 » des assassinats mafieux sont des syndicalistes, des élus d’opposition et des journalistes qui ont tenté de démontrer les liens entre la mafia et le monde politique. Au fil des ans, cependant, ce que l’on appelle désormais le système mafieux clientéliste — dont les mots d’ordre sont « lottizzazione », « voto di scambio » et « corruzione » — a commencé à s’essouffler et à susciter un mécontentement grandissant sur la toile de fond d’un miracle économique confisqué au profit de quelques-uns. La décision a donc été prise de faire entrer une partie de l’opposition dans le gouvernement — et dans le système — au prix d’une énième manœuvre transformiste et d’un nouveau déficit démocratique. Parallèlement, le fossé entre les détenteurs de l’autorité de l’État et les principes de l’État de droit sur lequel cette autorité s’appuyait et dont elle retirait sa légitimité n’a cessé de s’élargir. Du coup, à partir de la fin des années 60, les défenseurs de la démocratie et autres contempteurs du système vont devoir remettre en cause l’ensemble des figures d’autorité dont les gouvernants se réclament : l’État, l’Église, le pater familias. Ils s’en prendront aussi à leurs nouvelles idoles : l’argent et le pouvoir qui désormais ne font plus qu’un. Face à la contestation qui gronde, les représentants des plus hautes autorités de l’État iront jusqu’à envisager un coup d’État destiné à préserver leur position, leurs intérêts financiers et leurs réseaux d’influence au prix d’une véritable dérive autoritaire. Pour finir, ils se contenteront d’immoler l’un des leurs, Aldo Moro, en guise de victime sacrificielle et de bouc émissaire, choisi parce que, comme le dit alors Pasolini, il était « il meno implicato di tutti nelle cose orribili che sono state organizzate dal ’69 a oggi, nel tentativo, finora formalmente riuscito, di conservare comunque il potere4. »
C’est dans cette atmosphère délétère qu’après avoir dénoncé, dans ses deux premiers romans policiers, les collusions en acte dans la Sicile de l’immédiat après-guerre entre pouvoir politique et mafia5, ainsi que le soutien non négligeable que nombre de membres de l’Église catholique locale ont apporté aux politiciens démocrates-chrétiens impliqués dans ces alliances contre nature6, Sciascia écrit Il contesto, son troisième roman à trame policière. Il y fait un tableau saisissant de la situation italienne au début des années Soixante-dix, d’où il ressort que le « non troppo immaginario paese7 » où prend place l’intrigue est bien malade, car le siège même de ses défenses immunitaires — entendez les partis d’opposition, garants naturels du libre débat démocratique — est attaqué par le cancer du transformisme et du clientélisme mafieux. Juges, ministres, généraux, chefs de parti, tous sont occupés à ronger ce qui reste de sain dans l’État. Pour ce faire, ils mettent en œuvre ce qu’il est convenu d’appeler la « strategia della tensione » : il s’agit d’organiser le désordre politico-social, grâce à des structures semi-clandestines commanditées par le pouvoir, afin que ce même pouvoir puisse ensuite prétendre, par la voix des plus hauts dignitaires de la hiérarchie politique et militaire, que l’ordre doit être rétabli, fût-ce au prix d’une suspension des libertés individuelles, voire de la Constitution. Ce qui signe bien entendu la condamnation à mort d’une démocratie. Comme on le voit, les instruments de cette stratégie sont le mensonge et la manipulation, et c’est donc dans le discours que l’on pourra en retrouver la trace, si l’on veut pouvoir dénoncer la confusion des rôles qui est en train de s’installer entre ceux qui bafouent l’État de droit et ceux qui sont supposés en être les garants.
Pour mener l’enquête, Sciascia crée l’inspecteur Rogas, qui est connu pour « la chiarezza, l'ordine e l'essenzialità delle sue relazioni scritte8 », mais surtout, qui a « dei principi in un paese in cui quasi nessuno ne aveva9 ». Il apparaît donc comme l’entéléchie du policier, c’est-à-dire comme l’un des derniers défenseurs des règles et des lois de la Polis. Rogas doit enquêter sur une série d’assassinats dont les victimes sont des juges et l’on pourrait voir un symbole dans ce choix : le crime, devenu crime par excellence, s’attaque à ceux-là mêmes qui sont chargés de le punir. Mais le symbole est ailleurs ; car l’assassin frappe des juges dont l’intégrité est mise en cause par Rogas au cours de l’enquête. Est aussi remis en question le fonctionnement de la machine judiciaire tout entière : elle apparaît comme un engrenage aveugle qui broie indifféremment coupables et innocents et plus souvent, semble-t-il, les innocents que les coupables comme nous allons le voir. Rogas se lance donc à la poursuite de l’assassin — dont il s’avère qu’il est la victime probable d’une erreur judiciaire et qu’il se venge ainsi de ses juges —, mais il est systématiquement gêné par les interventions intempestives de ses chefs, qui semblent faire exprès de prévenir le criminel en dévoilant les éléments de l’enquête par voie de presse. Rogas en comprend la raison lorsque, grâce à des témoins providentiels, des groupuscules extrémistes sont rendus responsables des assassinats. Il s’aperçoit, en outre, que quelques hauts fonctionnaires espèrent en profiter pour tenter un coup d’État destiné à instaurer un régime totalitaire, sous prétexte de balayer la chie-en-lit. Le policier est donc confronté à des situations extrêmes, symptomatiques de la « sicilianisation » de l’Italie et de l’évolution mafieuse de la société et de l’État. Toutes, à différents degrés, remettent en cause et nient son rôle de défenseur des institutions démocratiques et de l’État de Droit. C'est que, pour Rogas,
Dentro il problema di una serie di crimini che per ufficio, per professione, si sentiva tenuto a risolvere, ad assicurarne l'autore alla legge se non alla giustizia, un altro ne era insorto, sommamente criminale nella specie, come crimine contemplato nei principî fondamentali dello Stato, ma da risolvere al di fuori del suo ufficio, contro il suo ufficio. In pratica si trattava di difendere lo Stato contro coloro che lo rappresentavano, che lo detenevano. Lo Stato detenuto. E bisognava liberarlo10.
Pour ce faire, il doit donc choisir entre la loi dans l’absolu et sa subversion dans la réalité ; et en choisissant la loi dans l’absolu, comme l’y obligent les déterminations de son personnage, il devient un hors-la-loi, car la dichotomie qui s’est déclarée entre la loi et la justice le pousse à se transformer en justicier, et c’est en tant que tel qu’il sera lui-même assassiné par l’un de ses collègues à la fin du roman.
Si le but de l’enquête est bien de dénoncer les coupables de la mise à mort de l’État de Droit, elle permet aussi d’en identifier les symptômes révélateurs. Parce qu’elle est un procédé rationnel qui se traduit dans une forme littéraire, elle autorise une autre lecture des éléments de l’intrigue et de la réalité, car la corruption de l’État de droit se manifeste aussi à travers les mots, à travers le langage, et non pas seulement à travers les faits. Cette autre lecture s’impose si l’on considère la nature des obstacles auxquels Rogas se heurte : tous relèvent d’un usage perverti de la parole, reflet d’une conception pervertie des rapports sociaux et institutionnels.
La première manifestation de cette perversion est incontestablement le mutisme total, la loi du silence à laquelle les organisations mafieuses et leurs alliés politiques soumettent les individus susceptibles de leur nuire. Paradoxalement, le corollaire d’un tel silence est une véritable logorrhée qui vient combiner ses effets contradictoires mais complémentaires à la force d’inertie de l’omertà. C’est la rhétorique des hauts fonctionnaires et des hommes de pouvoir ; elle se manifeste dans les instructions que Rogas reçoit de son ministre de tutelle et du président de la cour suprême11. De telles instructions, associées aux déclarations intempestives faites aux journaux, révèlent une réalité inquiétante lorsqu’on en analyse le sens à peine caché : ses supérieurs limitent le champ des investigations de Rogas, lui dictent la marche à suivre, lui suggèrent les conclusions à tirer et lui offrent, en prétendant que l’assassin est un fou, un coupable commode parce que, rationnellement, introuvable. Mais le plus grave, c’est le mensonge. Déjà présent dans les ordres de la capitale, il se fait évident dans les faux témoignages qui vont faire des membres d’hypothétiques groupuscules extrémistes des suspects en puissance. Dernière phase d’une véritable confiscation de la parole, il est, avec le silence et la logorrhée, l’expression d’une même volonté de tordre le cou à la vérité et à la justice. À la suite de ce mensonge, Rogas est dessaisi de l’enquête et doit se mettre à la recherche des extrémistes sous les ordres de son collègue de la section politique.
Il est alors confronté à un autre type de perversion du langage : il doit, en effet, interroger des intellectuels réputés engagés qu’il découvre mesquins et velléitaires, incapables de dépasser leurs petites querelles de chapelles et leurs contradictions de bourgeois qui jouent aux révolutionnaires ; ils deviennent, de ce fait, les alliés objectifs du pouvoir en jetant le discrédit sur les mouvements qui gravitent dans leur aire idéologique. Les hommes de pouvoir, qu’ils soient aux affaires ou dans l’opposition, se font les échos, dans leurs déclarations, de cette confusion des langues, reflet d’une totale confusion idéologique où s’annule le débat démocratique. Le ministre de tutelle de l’inspecteur l’exprime parfaitement :
Consumo […] l'uovo di oggi e la gallina di domani, l'uovo del potere e la gallina della rivoluzione. Voi sapete qual'è la situazione politica; della politica, per così dire, istituzionalizzata […]: il mio partito, che malgoverna da trent'anni, ha avuto ora la rivelazione che si malgovernerebbe meglio insieme al Partito Rivoluzionario Internazionale12.
Et le vice-secrétaire du parti révolutionnaire lui fait écho à la fin du roman : « Non potevamo correre il rischio che scoppiasse una rivoluzione […]. Non in questo momento13. »
Le dernier obstacle auquel se heurte l’inspecteur, in cauda venenum, est sans nul doute le plus redoutable. En effet, du terreau favorable que représentent la confiscation de la parole et la confusion des langues vont pouvoir naître une nouvelle parole, une nouvelle langue, expressions d’un ordre nouveau, garant de la Civitas Dei dont rêvent certains hauts fonctionnaires de l’ordre en place. Leur foi dans son possible avènement leur permet d’envisager, sous le couvert de la Raison d’État, un véritable coup d’État destiné, selon eux, à protéger l’État contre lui-même. Il suffit pour cela d’achever de séparer la loi, issue de l’autorité politique, de la justice, garantie, elle, par l’autorité morale. Cela signera la mort définitive du concept de justice dont les Lumières, après les Classiques, avait fait le deuxième pilier de l’État de droit, aux côtés de la vérité. L’une soutenant et garantissant l’autre. De fait, dès lors que la vérité a été foulée aux pieds, plus rien ne s’oppose à l’élaboration d’une autre conception de la justice, enfin conforme au nouvel ordre du monde.
Dans le roman de Sciascia, le grand prêtre de ce nouvel ordre est, logiquement, le président de la Cour Suprême. C’est lui qui explique à Rogas comment l’État va pouvoir renaître de ses cendres et, avec lui, une nouvelle forme de justice qui ferait presque regretter l’arbitraire à quoi elle a souvent été réduite en des temps et sous des régimes moins éclairés :
Il prete può anche essere indegno, nella sua vita, nei suoi pensieri: ma il fatto che è stato investito dell'ordine, fa sì che ad ogni celebrazione il mistero si compia. Mai, dico mai, può accadere che la transustanziazione non avvenga. E così è un giudice quando celebra la legge: la giustizia non può non disvelarsi, non transustanziarsi, non compiersi14.
Sa profession de foi se poursuit, avec une implacable logique, par l’affirmation désormais possible — comme deviennent possibles toutes les inquisitions — d’un principe monstrueux : tout le monde est coupable. À partir de là, « la sola forma di giustizia, di amministrazione della giustizia, potrebbe essere, e sarà quella che nella guerra militare si chiama decimazione. Il singolo risponde dell'umanità. E l'umanità risponde del singolo […]. Il disonore e il delitto debbono essere restituiti ai corpi della moltitudine15 ». De ce fait, l’existence même de Rogas, policier, enquêteur, justicier, est un non-sens. Le président de la Cour Suprême le sait bien, qui lui dit :
Il suo mestiere, mio caro, è diventato ridicolo. Presuppone l'esistenza dell'individuo, e l'individuo non c'è. Presuppone l'esistenza di Dio, il dio che acceca gli uni e illumina gli altri, il dio che si nasconde: e talmente a lungo è rimasto nascosto che possiamo presumerlo morto. Presuppone la pace e c’è la guerra16.
Ici encore l’accusation de Sciascia est claire : la disparition de l’État de droit, orchestrée par les hommes de pouvoir, débouche sur le seul vrai terrorisme, celui qui permet et justifie tous les autres : le terrorisme d’État — et l’affirmation est lourde de sens dans le contexte des « années de plomb » que commence à vivre l’Italie au rythme des attentats. Car « pour que le citoyen choisisse son camp et que celui-ci soit le camp de l’État il faut que l’État utilise des méthodes qui ne prêtent à aucune confusion et respectent totalement la loi17 ».
Mais ce n’est pas tout. Si l’on regarde de plus près les mots prêtés au juge on y voit apparaître un dernier thème — celui de l’autorité morale suprême censée s’incarner dans la figure d’un Dieu de justice et de vérité — que Sciascia va développer dans Todo modo, son roman policier suivant. Même si, justement, l’appellation de roman policier paraît ici déplacée, car
Nella sua forma più originale ed autonoma, il romanzo poliziesco presuppone una metafisica : l'esistenza di un mondo “al di là del fisico”, di Dio, della Grazia — e di quella Grazia che i teologi chiamano illuminante. Della Grazia illuminante l'investigatore si può anzi considerare il portatore, così come santa Lucia nella Divina Commedia (“Lucia, nimica di ciascun crudele”). L'incorruttibilità e infallibilità dell'investigatore, la sua quasi ascetica vita, il fatto che non rappresenta la legge ufficiale ma la legge in assoluto, la sua capacità di leggere il delitto nel cuore umano oltre che nelle cose, cioè negli indizi, e di presentirlo, lo investono di luce metafisica, ne fanno un eletto18.
Or, ce Dieu, dont l’existence garantissait jusqu’ici — fût-ce au prix d’un pari ou au détour d’un impératif catégorique — la morale dont se réclame et découle l’État de droit, est désormais mort ; et l’enquêteur investi de la grâce illuminante avec lui, comme il ressort du discours du président Riches. C’est pourquoi dans Todo modo, l’enquêteur n’est plus et ne peut plus être un policier car le roman se passe dans un monde où le concept même de Polis a disparu et où l’administration de la chose publique peut se résumer à une métaphore alimentaire :
Nell’insieme, pareva che tutti parlassero della refezione consumata a mezzogiorno e di quella che sarebbe stata consumata tra un paio d’ore: della inappetenza di qualcuno e della fame dei più. Quello mangia, quello ha una fame, quello non ha mangiato ancora, non vuole mangiare, vuole, non può, bisogna farlo mangiare, deve finire di mangiare tanto, c’è un limite al mangiare; e così via19.
Ceux qui filent ainsi la métaphore, en détournant encore une fois le sens des mots pour mieux se comprendre sans être compris, sont les hommes politiques de la coalition qui, sous la conduite de la Démocratie chrétienne, détient le pouvoir depuis près de trois décennies. C’est donc à cause d’eux que « dalla morte di Giuliano […] non c'è episodio criminale che, avendo qualche rapporto con la politica, abbia avuto una spiegazione razionale e una giusta punizione20 ». Ces hommes sont les hôtes, pour ne pas dire les créatures, d’un prêtre qui les réunit chaque année, sous prétexte d’exercices spirituels, et qui peut leur dire, non sans ironie bien sûr : « Spero non mi darete il dolore di dirmi che lo Stato c'è ancora… Alla mia età, e con tutta la fiducia che ho avuto in voi, sarebbe una rivelazione insopportabile21. » Ironie à part cependant, ces mots, placés dans la bouche du maître de cérémonie, laissent entendre que l’Église n’est pas sans avoir sa part de responsabilité non seulement dans l’assassinat de l’État — les preuves ne manquent pas de la persistance ou de la résurgence périodique de ses ambitions temporelles — mais surtout dans l’assassinat de l’État de droit en quoi elle se refuse visiblement à reconnaître un descendant direct de l’autorité morale suprême qui pour elle s’incarne en Dieu seul. La raison en est peut-être que, depuis Hegel, la philosophie du droit a incorporé l’idée de liberté individuelle, qui rappelle un peu trop le libre arbitre avec lequel l’Église a toujours été en délicatesse. Du coup, les principes de l’État de droit entrent en contradiction avec l’idée selon laquelle
La grandezza della Chiesa, la sua transumanità, sta nel fatto di consustanziare una specie di storicismo assoluto: l’inevitabile e precisa necessità, l’utilità sicura, di ogni evento interno in rapporto al mondo, di ogni individuo che la serve e la testimonia, di ogni elemento della sua gerarchia, di ogni mutamento e successione22.
Une telle conception a pu permettre à une partie de la classe politique qui se prévalait du soutien de l’Église de justifier, au nom d’une autorité et d’un ordre supérieurs, des comportements contraires tant à la morale laïque qu’à la morale religieuse commune. Et cela au prétexte de combattre « quei delitti contro la legittimità della forza che soltanto la forza, rovesciandosi dalla loro parte, può cancellare come delitti e assumere nella forma, inalterabilmente pronta a riceverla, di ingresso di dio nel mondo. Il solo ingresso che il mondo consente a dio… Non al dio che si nasconde, beninteso…23 » précise le juge fanatique de Il contesto, à qui Sciascia prête ces mots. C’est d’ailleurs un raisonnement du même type qui, dans la dure réalité magistralement anticipée par Sciascia dans ses romans, permettra aux « amis » d’Aldo Moro de le sacrifier sur l’autel de la raison d’État et de la raison de parti. En effet, ils se rendent rapidement compte, au moment de son enlèvement, que « l’assenza dell’onorevole Moro avrebbe rapidamente prodotto quel che la sua presenza difficilmente avrebbe conseguito24 » et que, mieux encore, « l’assenza dell’onorevole Moro dal Parlamento, dalla vita politica, è più producente — in una determinata direzione — della sua presenza25 ». Et quand Moro sera assassiné au terme d’un processus de confiscation de la parole grâce auquel ses « amis » politiques auront fait de lui un grand homme d’État qui n’aurait jamais voulu que l’État cède aux terroristes pour le sauver, on pourra dire de lui « è morto "al momento giusto"26 ». Ce que Sciascia dénonce donc ici, comme dernier symptôme de la mort de l’État de droit, c’est la mainmise des représentants des autorités civiles et religieuses non seulement sur le cours mais aussi sur le récit de l’Histoire, devenue l’histoire du pouvoir grâce à une série de falsifications qui permettent d’établir une chaîne de causalité soi-disant prédéterminée et légitimée par l’autorité supérieure de l’État ou de l’Église.
Outre la confusion du discours et la remise en question de la possibilité de l’innocence, cette particularité qu’ont les détenteurs de l’autorité de raconter l’histoire à leur façon est, selon Sciascia, l’ultime indicateur du dévoiement des principes de l’État de droit qu’il entend dénoncer jusque dans les intrigues de ses romans, en soumettant ses enquêteurs aux effets dévastateurs que de tels comportement ont sur la perception du bien et du mal dans l’ensemble de la société : voir les enquêteurs échouer à faire éclater une vérité pourtant rigoureusement établie, voir les innocents punis et les coupables récompensés, voir l’infaillible policier contraint de devenir un justicier pour faire encore respecter la loi, le voir se faire tuer même, tout cela doit permettre au lecteur de bonne volonté de comprendre que les valeurs sur lesquelles étaient fondés tant l’État de droit que le roman policier sont désormais bafouées. Cela doit aussi lui faire comprendre que la crise politico-sociale et, surtout, la crise morale de la société des années 70 est la conséquence de la fin de l’adéquation entre l’autorité morale et les institutions créées pour la garantir.
Hélas, si le lecteur l’a compris, il n’en a rien montré, et les analyses de Sciascia — dont les ouvrages ont significativement presque totalement disparu depuis des rayons des librairies — sont restées à ce point lettre morte que, vingt ans plus tard, Massimo Carlotto peut déclarer que, comme
Le journalisme d’enquête n’existe plus […] le roman policier veut en quelques sorte occuper le vide laissé par ce dernier et donc cherche à informer le lecteur tout en lui donnant des éléments de réflexion. C’est d’ailleurs un pari actuel du roman policier italien […]. La force de notre genre réside dans la capacité d’analyser la réalité à partir de données précises […]. Les années 80 ont été dévastatrices pour la culture et la morale [en Italie]. Cela a été quelque chose de terrible qu’aujourd’hui encore nous payons lourdement. Il y a eu un alignement général sur la seule valeur de l’argent. Puis s’en est suivie la crise avec le dévoilement de la corruption par l’opération "mains propres" ainsi que diverses tragédies orchestrées par la mafia au début des années 90. Et l’on s’est alors rendu compte de la gravité de la situation. Cette dernière devait être interprétée. Il s’agissait d’années très importantes qui devaient être écrites et racontées. Cela est certainement une des raisons italiennes de la renaissance du roman noir27.
À la lumière de ces déclarations, il ne fait aucun doute que les intentions de dénonciation de Carlotto recoupent presque exactement celles de Sciascia et que les raisons pour lesquelles il décide d’utiliser le roman policier pour ce faire sont sensiblement les mêmes. Il ne nous reste qu’à vérifier si notre propre analyse des symptômes qui, selon nous, permettent, dans l’œuvre de Sciascia, d’établir un diagnostic sur la santé de l’État de droit dans les années 70-80 reste pertinente pour les romans de Carlotto qui couvrent les années 90 et les premières années 2000.
La première manifestation que nous avons mise en évidence avait trait au langage, à travers la perversion ou la confusion des discours qui reflétaient la perversion de l’ordre moral et la confusion des rôles entre les dépositaires de l’autorité civile et morale de l’État et ceux qui mettaient en péril l’État de droit. Vingt ans plus tard, la confusion des langues et la manipulation des mots ne tente même plus de masquer la totale confusion des rôles. Le meilleur exemple en est sans doute donné par l’évolution particulièrement révélatrice des termes qui se réfèrent au phénomène du « pentitismo ». En effet, ceux que les « malvitosi » de la vieille garde — tel Rossini l’ami que le détective de Carlotto a connu en prison — appelaient naguère des « infami » s’appellent désormais des « pentiti » ou des « collaboratori di giustizia ». On pourrait ne voir là qu’une manifestation parmi d’autres du politically correct, avec son cortège d’euphémismes et d’expressions pseudo-techniques. Mais, pour Carlotto, ce phénomène est le nœud autour duquel s’organise la confusion morale que le choix de ces termes préfigure. Que sont les « pentiti », en fait : ce sont des criminels auxquels la justice, qui n’hésite pas à faire d’eux des collaborateurs, comme le dit parfaitement l’expression italienne, accorde l’impunité pour peu qu’ils acceptent de trahir, généralement par intérêt personnel ou par esprit de vengeance, d’autres criminels autrefois leurs complices voire de parfaits innocents, comme cela a souvent été le cas pendant les « années de plomb », dans les affaires de terrorisme. La police se sert de ces personnages peu recommandables qui, à leur tour, se servent de leur position de quasi impunité pour continuer leurs trafics et, à l’occasion, pour éliminer leurs concurrents. Ainsi, les bandits auxquels le détective s’intéresse « capeggiano una banda veneto-campana affiliata alla camorra. Sono anche informatori di prim’ordine legati a doppio filo con un maresciallo della questura28 ». Et Rossini de confirmer : « Era un pezzo che non vedevo uno spacciatore raccogliere gli incassi alla luce del sole. In questura sul suo fascicolo ci deve essere un bel timbro con la scritta intoccabile29. » Le fait est que « con l’arrivo delle organizzazioni straniere è cambiata la malavita e sono cambiati anche sbirri e giudici. Nemmeno loro rispettano più le regole30 ». D’ailleurs, « una delle ultime trovate del dipartimento amministrazione penitenziaria, era quella di creare una nuova generazione di pentiti, soprattutto tra gli affiliati alle organizzazioni criminali straniere31 ». Quitte à se heurter à quelque résistance car, par exemple,
La mala albanese rigidamente articolata in nuclei familiari era una vera e propria organizzazione mafiosa, un’accolita criminale ancora impermeabile al fenomeno del pentitismo. Era un tale modello di virtù che la n’drangheta aveva deciso di ristrutturarsi sullo stesso modello organizzativo. In quel tipo di cultura era infatti difficile che ci si decidesse ad accusare padre o fratello32.
Bien que le doute soit permis si l’on tient compte du fait que « quello che comandava il settore italiano viveva a Milano » mais que « Magistratura e forze dell’ordine ne ignoravano evidentemente l’esistenza dato che il boss assolutamente indisturbato, continuava a comandare, dirimere controversie, riciclare denaro, rafforzare l’organizzazione33 ». Comme on le voit, dans les années 90, on est désormais bien loin de cette rigide séparation entre gendarmes et voleurs qui attestait du respect, de la part des autorités judiciaires, des principes de l’État de droit, protecteur des honnêtes citoyens. D’autant que les incursions dans le monde d’en face ne sont pas le fait de quelques « ripoux » qui agiraient à la marge, mais qu’elles sont devenues la praxis normale de la part de représentants de l’État qui ne semblent absolument pas conscients de la totale confusion des genres et des rôles que représente cette façon d’administrer la justice.
Il n’est pas étonnant que, forts de cet exemple venu des autorités elles-mêmes, d’honnêtes citoyens se soient cru autorisés à franchir ce qui était naguère la frontière entre le bien et le mal ; une frontière désormais complètement perméable. Certains ont commencé à trouver normal de se payer les services de délinquants patentés par l’intermédiaire de ce détective dont Carlotto a voulu faire — et ce n’est évidemment pas anodin — un ex-taulard à qui s’adressent « gli avvocati che avevano bisogno di qualche aggancio con il mondo della malavita, magari per togliere dai guai i loro assistiti o per clienti un po’ particolari34 ». C’est ainsi qu’a trouvé à s’employer « il giovanissimo capo di una banda di balordi, un po’ ladri un po’ rapinatori, che i padroncini dei laboratori di scarpe e bambole pagavano bene per intimidire i lavoratori con velleità di diritti sindacali35 ». Mais, avec la diffusion de la vulgate néo-libérale et le remplacement par l’argent de toutes les autres valeurs civiles et morales, c’est une véritable délinquance en col blanc et en 4X4 de luxe qui se développe en toute bonne conscience et en toute impunité. On assiste alors à l’épanouissement d’une société où la dérégulation morale est l’exact reflet de la dérégulation économique, où le lucre et la luxure sont devenus l’unique but de ces commerçants et de ces entrepreneurs si fiers, naguère, d’appartenir à l’industrieuse bourgeoisie du Nord-est où venait de commencer le deuxième miracle économique italien ; de ces sympathisants des ligues xénophobes et partisans de l’évasion fiscale qui affichent et revendiquent leur différence par rapport au Sud sous-développé où règne la criminalité organisée, mais qui ont construit leur fortune en exploitant des immigrés et tuent leur ennui en fréquentant les prostituées de l’Est et du Sud et en « sniffant de la coque » ; quand ils ne gèrent pas carrément les réseaux d’approvisionnement de celles-ci et de celle-là. C’est ce qui ressort, en tout cas, des déclarations d’une honorable commerçante qui arrondit ses fins de mois et anime ses soirées en organisant des rencontres sadomasochistes « amicales » depuis son magasin de lingerie :
Dalla cocaina ha preso il via ogni cosa. Gli altri amici sono imprenditori che hanno rapporti con il Sudamerica. All’inizio cominciarono a portarne qualche grammo. Adesso due, tre chili l’anno […]. La vendiamo a una signora che gestisce un giro di … pubbliche relazioni […] È un giro di studentesse e giovani signore frequentato da politici e professionisti. Tutta gente in vista36.
Comme on le voit le relativisme politique et moral — qui, chez Sciascia, était le fait de la classe politique contaminée par les comportements mafieux — s’est désormais répandu et se retrouve dans les discours et les comportements de ceux que l’on appelle encore les honnêtes gens ; ou qui se considèrent en tout cas comme tels. Quant aux relations qu’entretiennent ces citoyens au-dessus de tout soupçon, ce sont aussi et avant tout des relations d’affaires au sein d’un réseau d’influence qui, sous couvert d’amitié, leur permet de veiller à leurs intérêts communs. Carlotto a baptisé l’association qui les regroupe « I Cavalieri di Santa Costanza », mais elle rappelle au lecteur bien informé le fonctionnement d’une certaine loge pseudo-massonique qui a beaucoup fait parler d’elle dans les années 8037. En effet,
Con la benedizione e la copertura […] inconsapevole di una parte del clero, questa struttura raccoglie tutto il marcio di questa città — da vecchi arnesi fascisti implicati in Gladio e varie trame nere, a esponenti corrotti del mondo politico, finanziario, giudiziario, militare — ed é a sua volta trasversale ad altre strutture, lobby o logge massoniche, anche estere38.
La schizophrénie morale de ces notables leur permet de continuer à tenir des propos bien-pensants et à porter des jugements de valeur en affectant de se référer toujours à l’ordre moral ancien, tel qu’il était garanti naguère par l’État de droit, tout en se livrant à des activités indéniablement criminelles et en bafouant quotidiennement les règles et les principes de ce même État de droit. Ainsi, lorsque le détective, accompagné par Rossini, l’ami qu’il s’est fait dans les geôles de la République, rend une visite de courtoisie à l’un des affiliés de cette honorable association, celui-ci lui démontre que, malgré l’incontestable inversion de leurs rôles respectifs de part et d’autre de la sacro-sainte frontière entre le bien et le mal, la stigmatisation sociale jouera en la défaveur de ceux qui, bien qu’ancien taulards, sont pourtant les défenseurs du bien face à celui qui, bien que délinquant en col blanc, sera toujours considéré comme un citoyen respectable :
Avanzi di galera come lei […] e il suo socio non possono pensare di accusare stimati professionisti, nonché […] membri emeriti della comunità. Farlo significherebbe solo un inutile sacrificio. La giustizia è un meccanismo che stritola i perdenti […]. I nostri amici farebbero quadrato intorno a noi e userebbero la loro influenza per difenderci39.
Rossini ne s’y trompe d’ailleurs pas, car il sait bien que, plus que les faits, ce sont les mots et ce qu’on leur fait dire qui comptent. Même lorsque ces mots disent le contraire de ce que montrent les faits :
Questa tua crociata alla ricerca del colpevole è un lusso che può costare molto caro, soprattutto se arriva a mettere in cattiva luce sbirri, magistrati e tutto il loro seguito. Mettiti in testa che non sei un "regolare", uno che può permettersi di sostenere la parte del cittadino indignato. Tipi come me e come te li chiamano pregiudicati. Siamo i rifiuti della società. Ci possono fare a pezzi. Come e quando vogliono40.
On pourrait considérer que ce statut de « pregiudicati » que Carlotto a choisi pour les héros de ses romans, en ce qu’il brouille la lisibilité du rôle des uns et des autres du point de vue de la morale sociale convenue, affaiblit voire annule sa charge contre la transformation du citoyen respectable en criminel patenté à l’aube du troisième millénaire41. Il n’en est rien, bien au contraire : exactement comme Sciascia a voulu montrer les atteintes contre l’État de droit en bouleversant les codes et la structure canonique du roman policier classique qui se réfèrent justement aux principes de l’État de droit, Carlotto a volontairement inversé ou plus exactement permuté les polarités morales et les catégories sociologiques convenues des personnages de romans policiers pour montrer que, non seulement le défenseur du bien ne peut plus être un policier dès lors que les lois de la Polis sont bafouées par ceux qui détiennent l’autorité de l’État — et c’est là qu’en était arrivé Sciascia —, mais qu’en outre, même un ex-taulard a plus de sens moral et plus de respect pour la loi et la justice que ceux que l’on continue cependant d’appeler des représentants de la loi et des citoyens respectables. C’est bien là le signe que s’est accompli le souhait du juge fanatique de Il contesto et que le deuxième symptôme de la mort de l’État de droit a pris des proportions inouïes : dans la société que nous dépeint Carlotto, le déshonneur et le délit ont bien été restitués aux corps de la multitude, au point que, là où l’on respectait autrefois un citoyen pour sa moralité, on respecte désormais des délinquants notoires pour leur réussite en affaire. Et la justice ne broie plus des innocents « par erreur », mais parce qu’ils sont socialement pour ne pas dire pécuniairement du côté des perdants.
Confusion et perversion du langage, changement de statut et remise en question du concept même de l’innocence étaient les deux premiers symptômes de la mort de l’État de droit que nous avions repérés chez Sciascia. Il en manque un dernier : c’est la constante tendance des représentants du pouvoir qui ont dévoyé l’autorité dont ils étaient investis à élaborer à leur façon et à leur avantage l’histoire officielle, fût-ce en mettant en œuvre un véritable terrorisme d’État. On trouve bien, chez Carlotto, des allusions à diverses barbouzeries sur fond de bases de l’OTAN et de manipulations des séparatismes sardes ou corses. L’un de ces militants fait effectivement mention de :
L’incontro di alcuni ex agenti segreti di varie nazionalità con un incerto numero di malavitosi, i quali hanno deciso insieme di offrire i loro servigi al miglior offerente… Oggi la Francia, domani potrebbe essere la Spagna, l’Inghilterra o l’Italia… per tutte quelle operazioni che ufficialmente i governi non possono autorizzare42.
Il parle aussi de :
Un ex ufficiale dei servizi segreti francesi. Adesso continua a lavorare per loro ma per conto proprio : si occupa della guerra clandestina, e "ufficialmente" non autorizzata che i francesi ci hanno dichiarato… Agguati, sequestri, torture, omicidi, tentativi di infiltrazione queste sono le loro attività… In più gestisce uno spaccio di eroina… i francesi lo lasciano fare perché tanto è la gioventù corsa a morire43.
Mais tout cela n’est pas concluant. Pas assez en tout cas pour prouver que l’État italien est effectivement détenu par ceux qui le détiennent, pour reprendre l’expression de Sciascia. Heureusement, si l’on peut dire, l’actualité du début du millénaire offre aux représentants corrompus du monde politique, financier, judiciaire et militaire qui gouvernent alors l’Italie de donner leur pleine mesure à l’occasion de la tenue du sommet du G8 à Gênes. La description de ce qui va se passer pendant ces quelques jours va permettre à Carlotto de montrer comment la confusion des langues et des rôles permet de déplacer à tel point l’axe du bien et du mal, au nom d’une histoire inventée par le pouvoir, que les plus hautes autorités de l’État parviendront impunément à traiter des citoyens ordinaires comme de vulgaires criminels. En effet, à Gênes, au nom de la lutte tous azimuts contre un terrorisme censé mettre en péril l’ordre mondial et les valeurs de l’Occident, des policiers infiltrés déguisés en manifestants et aidés par les black blocs ont provoqué les forces de l’ordre qui ont ainsi pu charger et tabasser des manifestants altermondialistes on ne peut plus pacifiques. Comme seul un ex-taulard pouvait le faire, le détective de Carlotto prend la mesure de l’énormité de ce qu’il est en train de se passer : « Il comportamento degli sbirri mi era sembrato “normale" e questo era corretto se rapportato al mondo del carcere e dell’uso della violenza poliziesca su marginali e malavitosi. Non lo era però nei confronti di persone pacifiche e incensurate44. »
La boucle est donc bouclée et, vingt voire trente ans après celui de Sciascia, l’état des lieux établi par Carlotto confirme les plus sombres prédictions de la Cassandre sicilienne sur la mort de l’État de droit et la nature de ses assassins. À ceci près que contrairement à Sciascia, il semble que Carlotto soit relayé par un certain nombre de groupes, associations, blogs et autres collectifs politiques et littéraires. À l’instar du troisième mousquetaire qui a rejoint la croisade pour la vérité et la justice de son détective hors-normes, le dénommé, et bien nommé, Max la memoria — un « latitante » rescapé des années de plomb, « che si occupava di controinformazione per un gruppo della sinistra extraparlamentare » et, désormais, « vende o regala informazioni solo se l’uso che ne viene fatto coincide con i suoi disegni politici45 » —, les uns et les autres essaient de préserver et de dire l’autre histoire, celle qui peut se réclamer de l’autorité de la vérité et de la justice. Car, comme le montre l’un des derniers ouvrages de Gianrico Carofiglio46, magistrat et auteur de romans policiers, en matière de mensonges et de falsifications, il y a toujours de quoi faire, en Italie et ailleurs, et à force de laisser manipuler les mots sans réagir, nous ne sommes pas loin du Newspeak, la nouvelle langue promue par le Ministère de la vérité dans le trop galvaudé, mais décidément prophétique 1984 d’Orwell.