1. Noi vogliamo cantare l'amor del pericolo, l'abitudine all'energia e alla temerità.
2. Il coraggio, l'audacia, la ribellione, saranno elementi essenziali della nostra poesia.
9. Noi vogliamo glorificare la guerra – sola igiene del mondo – il militarismo, il patriottismo, il gesto distruttore dei libertarî, le belle idee per cui si muore e il disprezzo per la donna.
Ce sont quelques-unes des « prime volontà » que dictent les futuristes dans leur programme de 1909 lequel, sous l’apparence d’un anti-testament, signe l’acte de naissance d’un mouvement littéraire qui veut en découdre avec la tradition symboliste et romantique1. La tabula rasa à laquelle ils entendent procéder se place d’emblée, et entre autre, sous le signe de la guerre – une guerre dans sa dimension agonique mais aussi idéologique puisqu’il est question de patriotisme et d’idéaux pour lesquels il vaut la peine de mourir – tandis que les thèmes d’élection de la nouvelle poétique correspondent aux qualités du parfait guerrier : amour du danger, énergie, courage, audace, témérité. Elle passe par l’adoption d’une posture, celle de poètes agressifs, incendiaires, destructeurs et… militaristes. Que faut-il entendre par « militarismo » ? Simplement l’expression d’un goût personnel pour le combat et les armes ? Ou une marque de respect à l’égard de l’armée, une foi dans les vertus et les valeurs de l’institution ? Dans ce cas, le mouvement futuriste, à la fois belliqueux et belliciste, serait composé au fond d’individus à la fois poètes et soldats dans l’âme, engagés dans une bataille culturelle et politique.
De nombreuses études ont montré qu’en réalité le discours sur la guerre a Marinetti pour seul auteur et que la cohésion du mouvement, telle que la laisse entendre ce programme, fut brisée à maintes reprises par de profondes divergences idéologiques2. Il suffit d’analyser quelques passages écrits à la première personne, à savoir le prologue du manifeste et le texte intitulé Uccidiamo il Chiaro di Luna, pour remarquer la propension de Marinetti à poser le mouvement futuriste comme une avant-garde dont il serait le commandant en chef. Les multiples métaphores dont il use visent à conférer à ce mouvement un sens proprement militaire : en effet, les poètes futuristes sont sous sa plume des « sentinelle avanzate » faisant face « all'esercito delle stelle nemiche » et qu’il appelle lui-même à l’action ; deux mois plus tard, alors que peintres et musiciens sont venus grossir leurs rangs, les futuristes sont représentés comme des pilotes d’avions guidant « il grande esercito dei pazzi e delle belve scatenate » vers l’objectif qu’a fixé Marinetti3.
Qu’advient-il quand la guerre métaphorique se transforme en guerre réelle, que les ennemis ne sont plus l’armée des morts4 ou les Italiens passéistes mais les Austro-Hongrois et que le chef de file du Futurisme se retrouve, au début simple soldat, sous les ordres de supérieurs ? Nous trouvons des éléments de réponse dans L’Alcòva d’acciaio. Sachant que ce récit autobiographique, écrit une fois la guerre terminée à partir de carnets griffonnés pendant les quatre années passées sous les drapeaux, est romancé5, la question devient : quelle image Marinetti donne-t-il de lui ? Celle du respect vis-à-vis de l’institution ou celle de la contestation, celle de la soumission à la discipline militaire ou celle de l’insubordination ? Et à quoi lui sert-il de construire cette image ?
L’hommage à l’armée italienne
L’Alcòva d’acciaio contient un vibrant hommage à l’armée italienne. Celle-ci a rempli sa mission : vaincre l’armée austro-hongroise. C’était l’objectif que lui avait fixé le gouvernement italien et qu’elle se devait d’atteindre. Marinetti choisit de privilégier cet heureux dénouement en faisant la chronique des derniers mois de guerre qu’il émaille de citations tirées des communiqués officiels du général en chef, Armando Diaz. À bien des égards, le récit est un long chant de victoire, une marche triomphale qui se déploie autour du motif du succès : résistance de la ligne du Piave à l’offensive ennemie, bataille de Vittorio Veneto, avancée dans les territoires occupés, occupation de Trente et de Trieste sont, entre juin et novembre 1918, les principales étapes de la phase ultime de la guerre, postérieure à la déroute de Caporetto. Marche qui trouve naturellement son point d’orgue dans le dernier bulletin de Diaz.
Marinetti le retranscrit intégralement dans le chapitre final, en guise de conclusion du récit. Sa voix se tait, sa personne s’efface pour laisser place au discours officiel du Commandant suprême qui proclame la victoire de L’Italie et célèbre la grandeur de l’armée italienne à travers un compte-rendu des derniers événements. Selon Diaz, l’armée, bien qu’inférieure en hommes et en armes est parvenue à anéantir « uno dei più potenti eserciti del mondo », à l’issue d’une « gigantesca battaglia », et ce grâce à ceux qui l’ont guidée, ainsi qu’à la « fede incrollabile » et « al « tenace valore » qui l’ont animée6. Avec l’appui aussi, mais très secondaire, des bataillons alliés. Comme le souligne l’historien Mario Isnenghi, l’éclatante victoire italienne a en réalité quelque chose de factice et ce, pour deux raisons : elle est due aux multiples défections qu’a connues le camp adverse, fruit de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, et une bonne part de l’énorme butin de guerre dont Diaz s’enorgueillit, à savoir les trois cent mille prisonniers et les cinq mille canons prétendument tombés entre les mains des Italiens, a été en réalité amassée en retardant la date de signature de l’armistice7. En outre, Diaz ne fait aucune référence ni au pays ni au gouvernement ni à la marine qui ont pourtant soutenu, chacun à sa manière, l’effort de guerre8. Seule l’armée traditionnelle, composée de l’infanterie et de l’artillerie, est saluée à travers trois noms : celui du Roi et Chef des Armées, Victor Emmanuel III, celui du Duc d’Aoste, commandant de la III armée et évidemment celui de Diaz lui-même, le signataire. De la sorte, le « bulletin de la victoire » de Diaz fait de la bataille de Vittorio Veneto une victoire napoléonienne et donne le coup d’envoi à l’hagiographie nationale. L’Alcòva d’acciaio participe, d’une certaine manière, à la construction de ce mythe. On peut dire que le soldat-poète Marinetti s’incline à sa façon devant l’autorité suprême.
En effet, le tableau qu’il brosse des deux armées ennemies est très contrasté : on trouve d’un côté, le panégyrique aux accents épiques, de l’autre, la caricature, la satire, l’invective. L’armée italienne est commandée par des chefs d’exception. Tout en haut de la pyramide, chez les généraux, figurent Diaz, Badoglio, « il miglior generale », le Duc d’Aoste, « uomo coraggioso, freddo e di gran buon senso », l’« ottimo capo di Stato Maggiore » Fabbri, mais surtout Enrico Caviglia, commandant de la VIIIe armée, auquel l’auteur fait maintes fois référence et consacre un chapitre tout entier9. Il est doté des mêmes qualités que les autres – sang-froid et bon sens –, mais c’est surtout un fin stratège qui a de l’audace et la certitude de gagner. Le plan génial qu’il a imaginé vaut la peine d’être exposé dans tous ses détails sur plus d’une page. À plusieurs reprises, Marinetti en dresse un portrait élogieux et superlatif, tel celui-ci :
Caviglia, la cui statura sembra altissima dominatrice come le cime gelate radiose e serene soggiunge :
Tutti devono avere la mia sicurezza e il mio ottimismo10.
Marinetti détecte tout de suite en lui la trempe d’un chef. Les officiers, quant à eux, généralement beaux, grands ou musclés – quand ils ne sont pas tout cela à la fois – sont soucieux de la vie et du confort de leurs hommes. Ces derniers sont unis par la haine de l’ennemi, la soif de vengeance, la volonté de vaincre, la foi dans la victoire et un moral « semplicemente meraviglioso11 ».
En face, une armée de « bruti », de « porci », de « sciacalli »12, dépeinte toutefois avec les nuances qui s’imposent : les Germains sont les plus prévaricateurs, les Hongrois les plus cruels, les Bosniaques les plus barbares13. Tous sont voleurs14. Et violeurs : Marinetti a l’occasion de vérifier en personne leurs exactions ou rapporte les récits qu’en font les victimes, en l’occurrence, les paysannes frioulanes. Mais si les hommes ont « le brutalità meccaniche dei greggi15 », les fautes incombent aux chefs : ce sont eux qui ont autorisé l’usage déloyal des gaz, l’emploi barbare des massues, les mauvais traitements à l’égard des prisonniers, les exactions sur les populations civiles et qui ont commis des erreurs de stratégie. Les officiers n’apparaissent en tant que personnages que dans les derniers chapitres du récit, c’est-à-dire au moment précis où ils sont faits prisonniers. L’occasion est belle pour les tourner en dérision. Une fois encerclés, les supérieurs font en général figurent de lâches et de menteurs puisqu’ils invoquent l’armistice pour ne pas rendre les armes. Marinetti fait perdre aux uns et aux autres tout aspect martial : le comportement clownesque de deux officiers d’État-Major, représentés dans un numéro d’équilibristes, provoque l’hilarité générale16 ; les prisonniers, pour leur part, ressemblent à des excréments :
Lerciume ondeggiante di cappottoni curvi come verniciati di sterco e piscio. Sembra veramente un fantastico fiume di putredine spessa quasi solida, oppresso da un affastellamento di stracci luridi, e misteriosamente spinto da un'invisibile corrente che lo conduce verso lo spiraglio-gorgo di una cloaca capace.17
Les Autrichiens sont aussi déserteurs et mutins alors que les défections dans les rangs italiens sont rares et se produisent toujours pour des motifs sentimentaux, conjugaux ou familiaux. Se gardant bien d’évoquer la dureté du régime disciplinaire et des mesures répressives adoptées par Luigi Cadorna pour limiter et mater l’insubordination (exécutions sommaires, décimations, tribunaux de guerre), Marinetti fait de l’armée italienne une armée intrinsèquement soudée, exemplaire à bien des égards et guidée par des chefs qui maîtrisent l’art de la guerre18. L’armée austro-hongroise, en revanche, est à ses yeux une armée qui n’est pas digne de ce nom.
La principale différence qui oppose les deux armées tient à ce qui fait leur cohésion. Selon Marinetti, les Italiens font montre de discipline et d’obéissance car ils respectent l’Armée en tant qu’institution chargée de défendre la patrie. Les adversaires, en revanche, ne reconnaissent d’autorité qu’aux officiers et commandements, « casta sacra di sacerdoti della guerra » et ne se battent que pour l’Empereur parce qu’il est le chef de l’armée19. En un mot, ce qui leur fait défaut, c’est le patriotisme. D’où, malgré la discipline de fer qui leur a été inculquée, les mutineries et les désertions. Le haut commandement italien, parce qu’il est censé servir la patrie, finit par se confondre totalement avec elle. La formule avec laquelle le général Caviglia conclut son ordre du jour illustre parfaitement ce glissement sémantique : « Ė l’Italia che l’ordina. Noi dobbiamo ubbidire20. » De la sorte, et selon un procédé rhétorique largement employé sur le front comme à l’arrière par le service de propagande, les ordres donnés – monter des ponts pour franchir le Piave, attaquer massivement l’ennemi – n’émanent plus de supérieurs mais d’une entité abstraite, les barrières hiérarchiques sont camouflées dans un « nous » collectif qui met illusoirement sur un même pied d’égalité troupes, officiers et commandants de corps d’armée. Or, on sait bien aujourd’hui que le patriotisme des aristocrates et des bourgeois italiens était étranger aux ouvriers et aux paysans et que, faute de pouvoir obtenir lui-même l’adhésion des masses à la guerre, le gouvernement d’Antonio Salandra avait dévolu au commandement militaire le soin de les plier à leur devoir de soldats. La cohésion interne de l’armée, qui fut bien réelle vu le nombre limité, somme toute, des actes de contestation ou de rébellion, s’explique par toutes sortes de raisons parmi lesquelles figurent des raisons conjoncturelles (entre autres, renoncement des socialistes à s’opposer à la guerre, système extrêmement coercitif mis en place par Cadorna, amélioration des conditions de vie des soldats sous Diaz) mais aussi structurelles puisqu’elle tient à la nature de corps séparé que constitue l’armée au front21.
Significativement, l’ordre du jour de Caviglia est lu par Marinetti, car c’est bien le patriotisme, inséparable de l’irrédentisme, qui explique la déférence du chef du futurisme à l’endroit de l’institution militaire. Celle-ci a pour mission de mener la quatrième guerre d’Indépendance à laquelle il aspire comme la plupart des bourgeois et petits-bourgeois italiens, dotés d’un capital culturel et élevés dans le culte du Risorgimento, au même titre que Giovanni Papini, Giani Stuparich ou Carlo Emilio Gadda pour ne citer que quelques écrivains ou aspirants écrivains. Voilà pourquoi Marinetti revêt l’uniforme militaire, se plie à la discipline, obéit aux ordres, transmet les ordres, aligne son comportement sur celui de la masse des combattants et déclare : « Ho l’anima di un soldato italiano22. » Il dit faire partie de ces « nuovi Italiani »23 qui, en se soumettant à l’autorité de l’armée, entendent perpétuer et prolonger l’œuvre des Pères de la Nation dont il reconnaît sans détour l’héritage24.
Mais ce qui a poussé à s’engager sous les drapeaux celui qui, à l’origine, avait réussi à être dispensé du service militaire, c’est aussi son nationalisme. On se souvient que Marinetti avait déjà souhaité s’enrôler pour la guerre de Lybie. Cette fois encore, la grandeur de l’Italie dépend des territoires qu’elle pourra annexer – Dalmatie, Dodécanèse, etc. – et qui lui vaudrait la victoire, mais aussi du prestige, au niveau national et international, grâce à son armée. Or, sur la scène nationale et internationale, l’image de celle-ci a été fortement altérée par la débâcle de Caporetto, par l’opprobre qu’a jeté Cadorna sur les soldats, en les accusant en 1917 de défaitisme et de lâcheté, par le verdict rendu par la commission d’enquête de 1919 sur les responsabilités de Cadorna et du général Capello25. L’Alcòva d’acciaio met l’accent sur la bataille de Vittorio Veneto parce qu’elle permet, aux dires de Marinetti et des commandants qu’il met en scène, de « vendicare Caporetto »26, de laver l’affront subi par l’armée suite à ce revers militaire. Allant de juin à novembre 1918, du Piave, puis du Tagliamento jusqu’à Tolmezzo, les limites temporelles et géographiques que Marinetti assigne à sa chronique font que les soldats parcourent à l’envers le trajet qu’ils ont effectué en 1917 lors de leur retraite, avant de se lancer à la reconquête des terres irrédentes. Plus encore, le récit permet d’effacer Caporetto27, au sens littéral du terme : l’effacer de la page, du livre, pour l’effacer si possible des mémoires, voire de l’Histoire. Caporetto, que Marinetti se borne à nommer à plusieurs reprises, est en même temps ce qui hante le texte et reste dans l’ombre, ce en fonction de quoi il construit le mythe d’une armée italienne supérieure : « Tout ce que fait l’Italie […] est excellent ! Nous autres italiens nous faisons la guerre et les machines mieux que tous les autres ! Avez-vous compris28 ? », crie Marinetti à un major hongrois, en s’époumonant, certainement pour être bien entendu de toutes les nations. Cette armée supérieure est en même temps l’expression et la preuve de la supériorité de la race italienne sur les autres nations : « La nostra razza è superiore a tutte le altre razze », dit encore Marinetti à un colonel autrichien puisqu’elle est « bella, intelligente, lirica, geniale, pronta a tutte le generosità, bontà, cortesie »29.
En somme, à l’heure où les Alliés ont fait subir à l’Italie l’affront d’une victoire mutilée et que « wilsoniens » et interventionnistes de gauche italiens l’ont pratiquement acceptée, alors que de rares écrivains – Palazzeschi, Malaparte – s’en prennent aux gradés ou dénoncent les boucheries de la guerre, il importe à Marinetti de démontrer, à travers l’évocation de ses exploits, la force de son armée. En 1921, l’année même où paraît Viva Caporetto, Marinetti ne s’incline pas seulement devant l’autorité de l’armée : il s’emploie à la défendre et à la restaurer.30
Armée drôle, drôle d’armée
Bien que l’idéologie et la rhétorique à l’œuvre dans L’Alcòva d’acciaio autorisent des rapprochements avec les écrits militaristes et nationalistes d’un Pascoli ou d’un D’Annunzio, le chant que Marinetti élève à la gloire de l’armée et de la nation s’en distingue par ses multiples discordances : parfois l’emphase et la grandiloquence se brisent sur des notes grinçantes ; souvent, la marche triomphale se transforme en fanfare de cirque. Les critiques à l’égard de la hiérarchie et de l’organisation, tantôt modérées, tantôt virulentes, ne manquent pas : on trouvera deux allusions à des erreurs de commandement31, des manœuvres militaires jugées sans ambages « cretine32 », mais surtout la condamnation sans appel du philogermanisme de certains officiers – philogermanisme incarné par l’officier de cavalerie Franci di Pietralunga et qui, soit dit en passant, rappelle au lecteur que l’armée de métier, subjuguée par le modèle prussien, était majoritairement neutraliste33 – et un déchaînement verbal contre les embusqués qui peuplent les casernes. Marinetti a sur eux des idées bien arrêtées :
regnano due generi di imboscati odiosi : gli sgobboni arrivisti, pavoni e tacchini di Stato Maggiore che antepongono sempre la loro carriera alla Patria e i fiacconi ramolliti che pensano unicamente a migliorare la mensa e allo champagne.34
Marinetti est prêt à mourir pour sa patrie, suivant en cela le mot d’ordre de Cadorna « vincere o morire » inscrit sur le fanion qu’arbore son autoblindée35. Mais il tient à souligner un autre sacrifice, tout aussi héroïque et plus douloureux qui consiste à avoir accepté de « militarizzare così il più ribelle dei temperamenti, disciplinando e strangolando il proprio orgoglio, sempre sull'attenti davanti a dei superiori che non lo sono36. » Au détour d’une phrase, le lieutenant exprime une opinion proprement subversive puisqu’il conteste l’ordre hiérarchique qui structure l’institution militaire. Mieux : il s’en prend aux plus hauts gradés, les généraux, pour lesquels il dit éprouver « un profondo orrore » et à qui il règle leur compte avec une phrase assassine : « hanno quasi sempre delle civetterie ridicole di vecchie mantenute37. » « Quasi sempre » puisque Caviglia, comme il le précise lui-même, fait exception. D’ailleurs, les quelques compliments dispensés sur Badoglio, le Duc D’Aoste et Fabbri que nous avons vus plus haut n’étaient pas proférés par Marinetti lui-même : remarquons qu’il préféra les placer dans la bouche de Caviglia. S’accordant quelque liberté vis-à-vis du règlement, Marinetti, qui a désormais atteint le grade de lieutenant, est une fois rappelé à l’ordre par un général. Il se défend alors intérieurement par le rire grâce à une technique de son invention, la « teoria del giaguaro », comme il l’appelle, qu’il recommande d’appliquer à tous ses amis quand ils sont victimes de semonces :
Ogni volta che ti capita addosso uno di codesti burbanzosi superiori nevrastenici e rabbiosi, guardati bene dall'ascoltare le insolenze, minacce e bestiali interrogazioni sue. Fermo sull'attenti, osserva scientificamente il suo grugno inferocito e cerca di catalogare la belva fra le belve più pericolose di un serraglio. Silenziosamente rivolgi a te stesso un discorso di questo genere : « Bene, bene ! Una vera fortuna, potere ammirare da vicino e senza gabbia il celebre giaguaro del Bengala38 !
La docilité de Marinetti est, comme on le voit, de façade ; malgré l’uniforme, il n’a pas perdu son âme irrévérencieuse de futuriste et rabaisse ses supérieurs en les ridiculisant sous la forme de prostituées ou de bêtes féroces. Le plaisir qu’il prend à se venger d’eux par l’imagination et la plume révèle sa difficulté à accepter la position de subordination dans laquelle il est cantonné : ce plaisir compense en fait le sentiment d’humiliation et la rage qu’elle génère en lui. Mais plutôt que dans la contestation de l’armée, Marinetti trouve un remède à ses frustrations dans la représentation d’une autre armée.
Il s’agit de celle des bombardiers et des auto-blindées, laquelle contraste fortement avec l’image officielle. Composée de jeunes soldats, commandée par de joyeux drilles, elle est animée d’une « anima serena e goliardica39 ». L’Alcòva d’acciaio s’ouvre significativement sur deux lieux : d’abord un baraquement de soldats puis une mystérieuse « villetta per ufficiali ». Les deux épisodes qui nous sont relatés composent en fait une image parodique de la guerre. Tous les éléments sont réunis. Les militaires ? Un pseudo-commandant – Marinetti lui-même – qui donne, à l’heure du repas, de pseudo-ordres à de vrais soldats. L’entraînement ? Il consiste à tourner autour de la table avec armes et assiettes. Le déserteur ? Un médecin rabat-joie qui préfère s’enfuir sur la terrasse pour déguster en paix son plat de pâtes. Parmi les gradés, des officiers peu conventionnels : un capitaine original qui raconte les bons tours qu’il a joués et un colonel multi-médaillé mais aussi « re dei bordelli40 ». L’objectif militaire ? Résister à « l’offensiva dell'amore41 ». Le théâtre des opérations ? La maison d’une certaine Madame Rosa. L’action ? Uno « stantuffare d'istinti nudi ». Le bain de sang ? Un « bagno di carne42 ». Le ton est donné : versant dans la parodie et le grotesque, le récit de guerre que nous nous apprêtons à lire est à l’enseigne du sexe et du jeu43.
L’architecture du texte, qui, aux dires de Marinetti, s’est imposé à lui justement dans ce bordel44, repose sur l’alternance d’épisodes, parfois de chapitres, sur la guerre et le sexe. Il est un fait que les maisons de tolérance, créées par le commandement non loin du front avec l’aval du gouvernement, ainsi que les périodes de repos et les licences accordées plus fréquemment aux soldats en 1918 permettaient de satisfaire les désirs sexuels des militaires45. Cependant, il n’est question de prostitution ni dans les archives militaires ni dans les mémoires de guerre ni dans la littérature46. Contraire à la morale, le problème du sexe en général est tabou. Marinetti le brise.
Son livre est d’autant plus scandaleux qu’il va jusqu’à rassembler et confondre le domaine de la guerre et celui du sexe : force de pénétration, héroïsme et victoire appartiennent aux deux47. Pour reprendre une de ses métaphores, Marinetti est un coq, non pas tant pour sa combattivité que pour sa capacité à monter les poules de son poulailler48. Plusieurs fois de suite et suivant des angles d’attaque variés : il ne manque pas de suggérer ses prouesses sexuelles et ses explorations du corps féminin qu’il accomplit à chaque permission ou au hasard d’une rencontre. Aussi la nuit qu’il passe avec Graziella est-elle « ebbra di eroismo49 », un héroisme tout érotique qu’éclairent les paroles que Bianca lui adresse, « al secondo amplesso » :
– Mi piacciono, mi piacciono i tuoi baci sulla schiena, ma non li voglio... Per carità non toccarmi il puff... Il mio puff è scemo, resterà scemo, non capisce nulla... In quanto a lei, lei !... Elle est très délurée… Lei è pazza da legare. Colpa tua ! Ora è pazza !... Veramente pazza !
Allora Bianca diventava frenetica, moltiplicava i suoi baci e le sue carezze50
Tandis que Rosina, étourdie de « baci e carezze infinite », est prise et reprise « con foga, con slancio »51. Façon, pour Marinetti, de se vanter d’avoir conservé, à quarante ans, un corps de jeune homme et de savoir-faire succomber les femmes car, chaque fois, le résultat est le même : sous ses assauts répétés, toutes se pâment de plaisir. La conquête des femmes suit naturellement la conquête des territoires : « Non si può veramente rifiutare nulla a un soldato vittorioso52. » Vu qu’il a contribué à repousser les Autrichiens au-delà du Piave, Rosina lui revient de droit : « la conquistavo si può dire d’autorità53. » Suivant l’enseignement de Nietzsche, la femme représente à ses yeux le repos du guerrier et le prix de la victoire :
All'alba, nello scompartimento di seconda classe che mi porta a Modena trovo finalmente il Premio che mi offre la Patria.
Un'italiana veramente bella. Bruna, delicata, morbida e flessuosa54.
Elle est la récompense qu’il mérite : « Nella camera dell'Albergo d'Italia io entrai come si entra da un pasticcere quando si è stati privati di zucchero per molto tempo. » Elle a le même goût de friandise que l’entrée triomphale dans la ville de Vittorio Veneto :
Noi filiamo sulla strada, per girare al largo di questa estrema difesa, e giungere in Vittorio Veneto.
Due ore dopo vi entriamo con venti autocarri rigurgitanti di arditi fez neri. Impetuoso scamiciamento, fucili branditi da braccia pazze, bocche squarciate dal canto, lazzi feroci di gioia barbarica nel polverone incandescente […]. La polvere calda sulle labbra è lo zucchero della vittoria.55
De manière plus générale, aventures guerrières et aventures érotiques, compétitions entre soldats et performances sexuelles se répondent. Grâce à un jeu de métaphores, les termes deviennent interchangeables. La guerre comme l’amour n’est qu’histoires de cocus et de coïts56. La bataille est « un bordello » et « un casino »57, le « Casino » est une tranchée58. L’auto-blindée est une amante :
Ognuno dei miei sette compagni auto-mitraglieri pretende che la sua amante blindata sia più veloce della mia. […] Entrando in Genova la mia 74 è in testa. Ritmo perfetto, dominatore del cuore-motore obbedientissimo a me. […] la gara riprende, le agili donne d'acciaio corrono cantando felici d'essere possedute da maschi e di possedere il lunghissimo tortuoso corpo della strada con lesbica virilità.59
Son moteur est un sexe :
Cosmica fusione del mio corpo col tuo ! Ti sento, ti sento, ti sento ! Ti prrrrendo, ti prrrrendo, ti prrrrrrrendo ! […] L'impeto virilissimo di questo mio motore che è insieme cuore, sesso, genio e volontà artistica, entra in te, con rude delizia per te, per me, lo sento60 !
Le sexe est un moteur : les copulations, comme nous l’avons vu chez les prostituées, se font à coups de pistons61. Les mitrailleuses se tirent dessus « una nel culo dell'altra62 ». La mitrailleuse Saint-Etienne est une belle dame, à en croire celui qui sait la dompter, un homme au nom de Buco, aussi ambigu que le portrait qu’il dresse de son arme : « Come è bella la mia dama ! […] Con me è buona ! Mi è stata sempre fedele, mi preferisce a tutti ! Mi dà tutto il suo spirito e il suo ingegno... Gode, veramente gode quando io la olio di baci63. » Inversement, une belle femme est comme une mitrailleuse : elle aussi procure du plaisir ou la mort64. Toutes deux sont indispensables à l’homme pour exprimer, confirmer ou affirmer sa virilité.
Certes, comme l’a remarqué Mario Isnenghi65, les conquêtes féminines de Marinetti jouent clairement un rôle symbolique : elles accompagnent la reconquête militaire du territoire italien et se concluent naturellement, sur le mode imaginaire, par l’étreinte de la seule femme à laquelle Marinetti puisse jamais rester fidèle : l’Italie. Il n’en reste pas moins que, même si elle est sublimée, l’image allégorique d’une femme forniquant avec un soldat dans une auto transformée pour l’occasion en « alcôve d’acier66 » a quelque chose de scabreux et de sacrilège par rapport à la représentation de la mère Patrie tourellée et étoilée du Risorgimento67. Réunissant tous les fantasmes de Marinetti, l’allégorie est en réalité profondément charnelle : « Italia mia, donna-terra, madre-amante, sorella-figlia, maestra d'ogni progresso e perfezione, poliamorosa – incestuosa, santa – infernale – divina68. »
Les militaires qu’apprécient Marinetti n’obéissent au fond qu’à un seul mot d’ordre : jouir. Jouir des femmes, de l’action, de la vitesse, de la vie. Joyeux, ils forment, sous la plume de Marinetti, un étrange orchestre. La musique, motif récurrent tout au long du texte, mélange tous les genres : les chants de guerre et les chansons populaires, Verdi et les cacophonies, Rossini et les mandolines accompagnés de « pernacchi » que les soldats adressent à l’ennemi pour le narguer ou l’humilier. Les officiers ont pour nom Melodia ou Squilloni. Qu’ils soient en pleine action ou invalides de guerre, les hommes saisissent toujours l’occasion pour se démener dans une danse lubrique et effrénée. Et l’hymne qui leur ressemble vraiment n’est pas celui de Mameli, mais « l’inno della burla futurista » :
Irò iro irò pic pic
Irò irò irò pac pac
Maa – gaa – laa
Maa – gaa – laa
RANRAN ZAAAF
Marinetti propose donc deux images contradictoires de l’armée italienne : celle qui est officielle, sage, froide et austère et celle folle69 et drôle, chahuteuse et paillarde, où domine l’esprit de caserne. Ce faisant, il ne lève pas seulement le voile sur ce qui est habituellement censuré ou réservé aux journaux de tranchées70 : il dénonce le caractère suranné de l’armée, dessine les contours de l’armée à venir et célèbre l’avènement d’une avant-garde futuriste.
Armée du futur, avant-garde futuriste
La critique de l’armée prend la forme d’un réquisitoire contre une armée moyenâgeuse dans le chapitre central de l’œuvre, intitulé « Cavalleria medioevale e blindate futuriste71 ». Sensible au caractère inédit de la guerre de tranchées, Marinetti a déjà exposé clairement son opinion dans le neuvième chapitre et souligné la persistance d’une fâcheuse tradition militaire : si le commandement suprême a eu le mérite de confier aux unités mobiles, c’est-à-dire aux bersagliers cyclistes, à la cavalerie et aux blindés, la mission de se lancer dans la première brèche formée dans les lignes ennemies, il a tort d’accorder une importance majeure à la cavalerie et un rôle mineur aux blindés72. Plus tard, il juge « strabiliante, assurdo, disonorante » l’ordre intimé à son capitaine de ne pas tenter de passer sur les ponts qui enjambent le Piave et s’empresse d’obtenir auprès de Caviglia l’autorisation, non seulement de franchir le fleuve mais de passer en tête de colonne, devant la cavalerie73. L’Alcòva d’acciaio a valeur de démonstration : le véhicule est au cœur du récit, occupe tout un chapitre et donne son titre à l’ouvrage car il s’agit de montrer, dans les faits, sa solidité, son efficacité, sa supériorité ; malgré tous les obstacles, il rejoint rapidement les lignes ennemies, résiste aux mitrailleuses et aux grenades, possède une grande puissance de feu74. Les chevaux en revanche sont lents et vulnérables. Evoquant une colonne d’officiers à cheval, Marinetti en souligne le caractère anachronique : « Lentezza ieratica, estetismo professorale, solennità assurda di quel corteo medievale che sembra cerchi dei castelli antichi75. » L’auto-blindée appartient à la guerre moderne, faite aussi de « cannoni a tiro rapido, mitragliatrici, aeroplani76 », le cheval est un vestige du Moyen-Age.
Rapportant longuement les propos qu’il a tenus dans une discussion entre officiers, Marinetti se pose à la fois comme juge et stratège quand il vient à reprocher à l’Etat-Major de n’avoir pas su comprendre dès le début de la guerre que le modèle prussien était dépassé et que seuls la rapidité de mouvement, l’encerclement et le sens de « l’improvisation » pouvaient faire gagner la guerre :
Se lo Stato Maggiore italiano avesse avuto al principio della guerra questo senso pratico di adattamento agli uomini e alle cose e si fosse liberato dal concetto teutonico stupidamente importato […] avremmo forse evitato Caporetto77.
Il se pose également comme visionnaire capable de prévoir non seulement le mois où l’Italie remportera la victoire mais aussi ce que seront l’armée et la guerre du futur. À distance de près d’un siècle, la fin de la conscription, l’usage des tanks et l’invention des drones lui donnent raison :
Vi saranno piccoli eserciti di 100 mila uomini agguerriti e scelti, in azione dinamica davanti alla nazione che tutta lavorerà a produrre per loro.
Questi piccoli eserciti saranno costituiti di truppe celeri e specialmente di artiglieria d'assalto cioè tanks terrestri e tanks anfibie […]. Vi saranno inoltre aeroplani-fantasmi carichi di bombe e senza piloti […] diretti anche da terra con una tastiera elettrica78.
Le réquisitoire contre une armée moyenâgeuse se double d’un plaidoyer en faveur des troupes d’assaut. Marinetti admire les arditi, loue leur impatience, l’audace et la grandeur de leurs actions, excuse leurs excès et prend leur défense quand ils sont accusés d’indiscipline, relaie leurs revendications79 et condamne, inversement, l’attentisme des militaires de métier tels le général Grazioli, commandant du Corps d’Armée d’assaut :
Penso che dei generali di alto valore, come Grazioli, sono purtroppo resi insensibili da ciò che chiamo guerrismo o mestiere della guerra. Monotona abitudine del fronte da tenere senza colpi audaci, senza carte giuocate, nella speranza che la guerra finisca lentamente da sé. La guerra invece, è l'unica cosa al mondo che non ammetta l'abitudine. Bisogna giocarla. Chi vince vince, chi perde perde, buona notte, non ne parliamo più80.
Il admire aussi la force physique des bersagliers cyclistes et vante leur esprit de compétition. Mais L’Alcòva d’acciaio est, avant tout, un hymne à la gloire des auto-blindées : formant avec les bersagliers et un détachement de cavalerie le Huitième Escadron, elles sont parvenues à la tête de l’avant-garde, elles ont été les premières à franchir les lignes ennemies, et se sont distinguées par une belle prise de guerre, un commandant de Corps d’Armée qu’elles ont fait prisonnier. Après en avoir témoigné en rapportant les faits, Marinetti souligne l’exploit à travers les paroles enthousiastes qu’il prête à son capitaine : « – Marinetti ! Marinetti ! Siamo noi che abbiamo catturato l'intero Corpo d'Armata ! È una gloria nostra ! È la gloria dell'ottava Squadriglia81 ! »
La chronique de guerre ne concerne pas tant la victoire de l’Italie que la contribution des auto-blindées à cette victoire. Voilà pourquoi le bulletin de Diaz qui conclut le récit est suivi d’une apostille : Marinetti prend le parti de développer, à sa manière, sur plus de deux cents pages l’unique phrase que Diaz a consacrée aux auto-blindées et à leurs exploits dans son journal de campagne et qu’il prend soin de citer : « Le automitragliatrici della colonna (VIII Squadriglia), catturato un comandante di corpo d'Armata, mitragliato e arrestato un treno in movimento verso Pontebba, entrarono a Chiusaforte82. » Peu importe si l’annotation est d’une grande sécheresse. Incontestable, puisqu’elle émane de la plus haute autorité militaire, elle exprime une reconnaissance officielle et confère la crédibilité nécessaire au témoignage de Marinetti. Elle représente en même temps son propre couronnement, le point d’aboutissement d’une autocélébration. En effet, Marinetti incarne à plus d’un titre la figure du héros moderne : il est, dans ce qui s’annonce déjà comme une « guerra elettrica », un élément indispensable. En effet, si Caviglia est manifestement doté d’un cerveau capable de fonctionner comme une « meravigliosa tavola di commutatori elettrici » – il sait prendre en compte et analyser tous les éléments de la situation –, et que les hommes sont « elettrizzati » quand ils se jettent dans l’action, il se définit de son côté « un accumulatore di energia patriottica », non seulement parce qu’il est, comme il le prétend, parfait patriote mais aussi un grand futuriste qui met au service de l’armée sa renommée, sa parole et son corps :
Sapete cosa significa avere 40 anni, del genio, molto fascino, una potente irradiazione di idee personali nuovissime e sane, regalate al mondo, dei poemi meravigliosi creati, altri da scrivere, e nondimeno, volontariamente e con entusiasmo giocare il tutto con disinvoltura per la propria terra e la propria razza in pericolo ?
Mi direte che un tenente di più al fronte è poca cosa. Ma questo tenente ha un nome luminoso, una parola eloquente, diventa perciò un esempio, un faro, un richiamo, una bandiera vivente di coraggio e fede per tutti coloro che credono in lui. Ecco ciò che sono. Un accumulatore di energia patriottica, utilissimo e assolutamente disinteressato83.
Avec sa « modestie » habituelle, Marinetti se présente comme celui qui cumule tous les dons : par la parole, il sait galvaniser les troupes, commander des hommes, s’imposer à l’ennemi, donner des leçons à ses supérieurs, raisonner les populations civiles assoiffées de vengeance, faire preuve de grandeur d’âme vis-à-vis des vaincus mais il parvient également à convertir au lit les femmes pacifistes au bellicisme84 et, sur le terrain, arrivé toujours le premier dans son auto-blindée, il agit immanquablement avec efficacité. Conjuguant l’art oratoire, l’art d’aimer et l’art de la guerre, il est toujours applaudi, admiré, acclamé, respecté.
Au fur et à mesure qu’il parcourt le nord de l’Italie, le lieutenant prend symboliquement du galon. Il était au début le chef du futurisme prêt à sacrifier sa vie pour la patrie ; à bord de son auto-blindée, il est transfiguré : rajeuni de vingt ans85, il est à Maniago « il primo vincitore italiano »86 auquel une jeune frioulane choisit d’offrir sa virginité ; il devient ensuite le « liberatore » de Tolmezzo et, parce qu’il a battu tous les records de vitesse et devancé son capitaine, il se présente aux ennemis comme « l'unico comandante italiano »87. En somme, on sent que le chef d’un mouvement artistique célèbre est tenté de se proclamer chef d’une avant- garde victorieuse. Pourquoi ne mériterait-il pas cette haute distinction ? Non seulement il n’hésita pas à verser son sang pour la Patrie88, il fit preuve d’une énergie hors pair et de grand courage, il se battit avec six mitrailleuses contre cinquante et treize hommes contre quatre mille, mais de surcroît il s’y connaît en matière de tactique et de stratégie, sut dans l’adversité dispenser des ordres avec discernement et autorité et, sûr de son fait, tenta même de convaincre le Commandant en chef du Corps d’Armée d’assaut que l’heure était venue d’attaquer l’Autriche.89 Il est plus qu’un soldat héroïque90 : il a toutes les qualités d’un grand chef militaire.
Marinetti célèbre l’armée italienne au nom d’une idéologie patriotique et nationaliste, en reprenant à son compte la rhétorique de la propagande officielle fondée sur l’idéalisation des militaires italiens et la diabolisation de l’ennemi. Conscient que la guerre de tranchée exige de concevoir un nouvel art de la guerre, il considère cependant que cette armée doit être profondément rajeunie et transformée et salue l’arrivée, après Caporetto, d’une nouvelle génération de généraux. Clairvoyant, il pressent les bouleversements à venir qu’induiront les progrès techniques dans les combats et l’armement. Futuriste, il réinvente l’armée avec jubilation, suivant les principes typiques de son mouvement : dynamisme et bruitisme, rire et pitrerie. Il procède également à une autocélébration dans la mesure où il incarne un héros dans lequel on reconnaît à la fois le surhomme de Nietzsche et l’homme du futur, être d’acier débarrassé de tout sentimentalisme et fusionnant avec les machines. Cet autoportrait dessine en creux une image négative de l’armée car il renvoie, de façon médiate, aux manquements et aux erreurs des plus hauts gradés. Il révèle de même, chez Marinetti, une difficulté à « rester à sa place » et la tentation de renverser à sa faveur l’ordre hiérarchique.
Que recherche donc Marinetti quand il écrit L’Alcòva d’acciaio ? Pourquoi se définit-il, dans un discours qu’il adresse à l’Italie, « lo strapotente futurista della razza tua, il tuo maschio prediletto che ti ridà penetrandoti la fecondante vibrazione »91. De quoi l’Italie devrait-elle donc accoucher ? De la liberté, certes, mais pas seulement. Cette œuvre est plus qu’un « romanzo vissuto », c’est-à-dire le récit d’une aventure si extraordinaire qu’elle dépasse la fiction ou encore une histoire exceptionnelle dans laquelle Marinetti voit l’incarnation du « futurismo assoluto92 ». Elle est indissociable du programme politique auquel l’auteur aboutit en 1919. Chez Marinetti, l’aventure individuelle, au sens belliciste et érotique du terme, est en effet étroitement liée à l’entreprise collective, l’épanouissement personnel à l’ambition politique, l’autocélébration narcissique à la promotion d’un programme à la fois artistique et politique. Ce programme propose une révolution93 puisqu’il prévoit d’instaurer la république, d’expulser le pape du Vatican, d’accorder le pouvoir aux artistes. Il préconise aussi l’abolition de la conscription obligatoire et la création d’une petite armée de volontaires dans laquelle, sans doute, les troupes d’assaut seraient privilégiées. C’est du moins ce que laissent penser son lien étroit avec le capitaine Mario Carli et les arditi, et sa participation, aux côtés de Mussolini, à la formation des faisceaux de combat ou encore la caution, éphémère, qu’il apporta en 1920 aux légionnaires de Gabriele D’annunzio, à Fiume.94 Quand Marinetti décide d’écrire ses mémoires de guerre, tout est encore possible : les futuristes au pouvoir, la société à la fois industrieuse et hédoniste dont il rêve et au-dessus de laquelle il voit un chef : lui-même. Chef futuriste assurément. À la fois chef d’orchestre, chef d’escadron, chef de gouvernement ? On ne sait trop, mais en tout cas, bel et bien un chef.