Issu d’un colloque tenu à Saint-Étienne en janvier 2013, ce numéro des Cahiers du CELEC est consacré à la manière dont des « écrivains-phares », bien qu’étrangers – et relevant dès lors, pour la plupart, de sphères linguistiques différentes – font souche et opèrent filiation dans d’autres paysages littéraires, dans d’autres univers langagiers que les leurs. Les analyses vont donc convoquer des figures majeures de notre panthéon culturel, se centrer sur une revisitation des paradigmes fondateurs de ces « autorités en partage » (V. Gély) et questionner la matière même de ce que Glissant a pu nommer « l’inextricable de la Relation ». Il ne s’agit évidemment pas de se contenter d’évoquer d’éventuels enracinements serviles, plutôt de travailler des œuvres qui ouvrent à d’autres écritures, s’épanouissent en réseaux, d’interroger ainsi leurs modes d’emmêlement, d’élucider, en mettant en relief l’empan de leur influence, leur « légitimité », d’explorer plus avant leurs multiples traces et tracées.
N’oublions pas, en effet, combien l’auteur canonique, le « classique », figure auctoriale par excellence, reste, aujourd’hui encore, un paradigme incontournable du monde intellectuel, même s’il a connu maintes variations au cours des siècles. Car s’il a presque « disparu » sous l’influence de la critique formaliste et structuraliste, il a opéré un retour en force avec la postmodernité. Découvreur, éveilleur, phare ou fondateur, il demeure ainsi une valeur majeure dans notre culture, et son autorité se manifeste, entre autres, d’un point de vue littéraire, par la constitution de modèles, d’une orthodoxie esthétique et par le recours à divers procédés d’écriture fondant les textes sources en autant de références canoniques ou canonisées : intertextualité, reprises, citations, traductions… Or, ces « modèles », dans l’Europe et le monde d’avant et d’après la « mort de l’auteur », ont souvent été des modèles d’importation, le fruit de la diffusion particulière d’une figure qui devient un maître : Boccace et Pétrarque en Europe, Shakespeare, Cervantès et Faulkner en France, Goethe en Italie, les « maîtres à penser » Barthes, Foucault ou Derrida aux États-Unis, etc.
Se pose dès lors la question de l’autorité de l’auteur du point de vue de sa réception à l’étranger, comme celle de l’imposition de codes qui renouvellent ou créent un genre, une « manière », ou celle encore du statut particulier d’auteurs qui ont laissé, pour de très nombreuses années, voire plusieurs siècles, une marque esthétique universellement reconnue (le pétrarquisme, le marinisme…). Plus précisément même, y a-t-il là, dans ce choix de précellence de « modèles » étrangers, risque parfois de standardisation consensuelle (consensus ou vulgate à interroger bien sûr, quid par exemple de l’absence manifeste des femmes ?), un uniforme à fonction normative, ou au contraire le travail tensionnel d’un « écrire ouvert » qui réamorce l’exploration de nouveaux champs d’expériences, bref, un devenir créateur ?
Il s’agit donc bien ici, à travers des jeux de mises en regard et de lectures croisées, de se centrer sur la « fabrication » et les différents modes d’impact surtout, de l’autorité de l’auteur à l’étranger.
Notons que nous avons délibérément écarté tout agencement chronologique et même toute répartition par aire linguistique – du fait notamment des principes d’ « exclusion » et des logiques trop abstraites et le plus souvent inadéquates d’ailleurs −, et que nous avons tenu à préserver plutôt les allers retours et dérives d’une réflexion qui cherche à repenser ce qu’il en est , ce qu’il en fut aussi bien sûr, de l’importance, de la fonction et du devenir, d’œuvres que l’on se plaît à intégrer au dit « canon ».
Notre ouvrage débute par l’exposé théorique de Véronique Gély – professeure à Paris IV, présidente de la SFLGC et spécialiste de la transmission et réception des modèles antiques dans la littérature et les arts modernes – qui met clairement en place le cadre historique et conceptuel nécessaire à l’analyse, offre des définitions et des paradigmes d’interprétation, et ouvre enfin nombre des pistes de questionnement et de réflexion, que les contributions qui suivent vont emprunter et traiter.
Les trois premiers articles, par exemple, interrogent, sous l’angle de la réception – traduction parfois, influence, « digestion » même… − l’autorité et la fortune de trois figures majeures de notre panthéon littéraire européen : Rousseau, Shakespeare et Dante. C’est tout d’abord Jacques Soubeyroux qui s’attache à évoquer le rôle d’éveilleur de conscience que fut Rousseau dans l’Espagne du XVIIIe et la manière dont son influence a pu subvertir certaines des normes littéraires nationales et a été ainsi source de renouveau esthétique. Yves Clavaron se consacre, lui, à la « cannibalisation » littéraire de Shakespeare – plus précisément au cas de La Tempête –, à son instrumentalisation même, opérée tant par Césaire avec Une tempête, que par le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos, dans son essai Entre o Prospero e Caliban: colonialismo, pós-colonialismo e inter-identidade. Puis Jean-François Lattarico analyse les modalités d’implantation de La Divine Comédie en Albanie, implantation qui s’est faite à travers la rencontre de deux incarnations de l’exil, celle du poète et celle de l’arbërech, langue condamnée à une transmission purement orale.
Delphine Klein-Rouquier et Aline Vennemann (Rennes II / Berlin), dans un travail élaboré en commun, étudient, quant à elles, et la réception des grands classiques français chez Jelinek, et la réception en France de cette auteure certes Nobélisée, mais dont l’œuvre reste toujours, malheureusement, controversée.
Agnès Morini se penche sur le cas du polygraphe Giovan Francesco Loredano, traducteur d’un roman de Jean Pierre Camus dont la thématique principale, « une héroïque amitié » à la française, épouse heureusement la chronique vénitienne des années 1630. Il s’agit ici d’observer le cas du détournement politique d’un texte dont l’importation est pour le moins opportuniste.
Edgar Samper, à travers une analyse comparative d’une pièce d’Ibsen (1881) et d’une autre (1892), d’Echegaray, qui s’en inspire, met en relief les rapports complexes noués entre ces deux œuvres et notamment ce choix, qui les sépare clairement, d’un message moral tout différent, dans sa portée comme dans ses enjeux.
On reste, avec Rafaèle Audoubert, dans le domaine espagnol, mais cette fois-ci pour traiter de la représentation et réception de l’œuvre de Quevedo, fort contrastées et parfois même pleines de contradictions.
Florence Labaune-Demeule nous ramène au monde anglophone, et plus précisément à la manière dont un certain discours postcolonial, surtout celui ici des littératures caribéennes et indiennes, utilise et traite (intertextualité, métatextualité, palimpsestes…) le canon littéraire et artistique.
Jean-Pierre Chassagne, montre, à l’inverse, comment Balzac a pu faire autorité dans l’espace germanophone, et dans un contexte humaniste et francophile et dans celui d’une réception marxiste.
Pascaline Nicou se centre plutôt, sur les traductions françaises de Boiardo et leur impact, finalement limité, en regard de celles de l’Arioste, devenu, lui, l’un des grands classiques toscans.
Evelyne Lloze évoque ensuite le constant retour à Faulkner de Glissant et la façon dont le roman faulknérien informe, nourrit et travaille en traces multiples une grande partie de l’œuvre glissantienne.
Moncef Khémiri, quant à lui, s’interroge sur la « stature » de Malraux au Maghreb, à travers un rappel d’un épisode de l’histoire culturelle tunisienne : la lettre ouverte adressée, en 1945, par le grand intellectuel et écrivain Mahmoud Messadi (qui deviendra plus tard ministre) à André Malraux.
Mirco Bologna traite de l’impact en France de l’œuvre de Folengo, représentant majeur de la littérature « macaronique », que Rabelais notamment a lu avec admiration et dont il s’est inspiré.
Les deux derniers articles, enfin, centrent la réflexion sur la peinture européenne du XVIIe au XXIe siècle. Patricia Viallet se penche ainsi sur l’influence du peintre nazaréen Overbeck et sur le nouvel art paysager qu’il initie et lègue en quelque sorte en héritage en Italie comme à travers toute l’Europe. Quant à Emmanuel Marigno, il clôt notre ouvrage en liant littérature et peinture, pour étudier la manière dont un certain corpus de textes espagnols du Siècle d’Or a été visuellement réécrit en Occident, jusqu’à aujourd’hui.