Introduction
Cet article s’interrogera sur la notion de l’intersubjectivité introduite par la mise en place d’un coénonciateur à travers une étude énonciative du marqueur en japonais ‑ndesu. Celui-ci est considéré comme une variante stylistique de ‑noda dans les recherches antérieures1 qui décrivent en général les emplois de ‑noda sans faire clairement la distinction entre ses variations formelles, telles que ‑nodesu, ‑nda, ‑ndesu et no. Le marqueur ‑noda, composé étymologiquement de no servant à nominaliser le contenu précédent et de da pour l’affirmer, est souvent considéré comme « une forme expliquant des circonstances ou un contexte d’un procès2 » (T. Masoka et Y. Takubo, 1992 : 131).
Les fonctionnements de ‑noda relevés dans la littérature sont si nombreux et variés qu’il n’est pas toujours évident de les comprendre dans leur ensemble. Les caractéristiques énumérées pour ‑noda par différents auteurs se confondent parfois avec celles de l’énoncé entier dans lequel ‑noda est employé ou de ses autres éléments3. Elles ne nous permettent pas toujours de savoir si elles sont propres à ‑noda. D’ailleurs, les valeurs énonciatives de ‑noda ne sont pas faciles à cerner car, d’une part, on a souvent l’impression que sa présence ou son absence n’influence pas le sens global de l’énoncé et, d’autre part, ses fonctions semblent très variées, comme le souligne T. Tanomura (1989 : 5). Les chercheurs ne sont pas toujours d’accord sur l’analyse des énoncés, comme nous le verrons plus loin. De plus, ‑noda n’a pas d’élément formel comparable en français, ce qui pose souvent des problèmes pour la traduction et l’apprentissage du japonais par les francophones.
Dans cet article, nous nous intéressons plus particulièrement à ‑ndesu, forme abrégée de ‑nodesu, qui est utilisée généralement à l’oral soutenu et enseigné en premier parmi ses variantes en japonais langue étrangère. Les hypothèses que nous formulons sur les valeurs énonciatives de ‑ndesu pourraient être applicables à celles de ‑noda et ses autres variantes, mais il nous semble nécessaire d’effectuer au préalable des analyses minutieuses de chaque forme.
Afin de rendre compte des propriétés linguistiques de ‑ndesu qui transcendent leur variabilité et la singularité des phénomènes, il nous est apparu intéressant de mobiliser la notion du coénonciateur élaborée par A. Culioli dans le cadre de la théorie des opérations prédicatives et énonciatives. Nous admettons que l’énonciateur est une instance subjective à l’origine d’un énoncé qui est garant de la validité de cet énoncé, et que le coénonciateur est une instance subjective qui constitue un pôle d’altérité subjective possible par rapport à l’énonciateur. Ce que A. Culioli appelle « co-énonciateur », c’est « la représentation que l’on se fait de soi-même en tant qu’autrui, et d’autrui en tant que soi-même fictif » (2018 : 53). Autrement dit, « l’énonciateur se construit, sous forme intériorisée, la représentation de son activité de locuteur-auditeur, ce qui entraîne un dédoublement entre énonciateur et co-énonciateur » (2018 : 117).
Il est important de souligner que l’énonciateur et le coénonciateur ne s’identifient pas, respectivement, au locuteur et à l’interlocuteur. Le locuteur correspond à celui qui parle et l’interlocuteur à celui à qui la parole est adressée. En revanche, l’énonciateur et le coénonciateur sont des instances abstraites que les linguistes mobilisent afin de rendre compte d’un énoncé en tant que résultat des opérations prédicatives. De ce fait, l’interactivité qui concerne les activités langagières du locuteur et de l’interlocuteur se distingue de l’intersubjectivité qui est liée à la mise en place ou non du coénonciateur par l’énonciateur et à leur prise de position par rapport à la notion prédicative.
Avant de présenter notre hypothèse sur les valeurs énonciatives de ‑ndesu, admettons qu’une notion prédicative P puisse prendre une valeur positive p ou une autre valeur que p (notée p'). À notre avis, dans le cas de ‑ndesu, l’énonciateur en considérant p comme valable introduit p' comme valeur éventuellement valable pour le coénonciateur, mais valide finalement p en excluant cette possibilité que p' soit valable. Nous tenterons de démontrer cette hypothèse en examinant les emplois typiques dans la littérature. Les analyses porteront d’abord sur les énoncés affirmatifs et ensuite sur les énoncés interrogatifs.
1. Énoncés affirmatifs
Lorsque ‑ndesu est utilisé à la fin d’un énoncé affirmatif (noté Y‑ndesu), ses emplois sont souvent distingués par rapport à X, énoncé précédent ou suivant, dans la littérature. Ce X peut ne pas être marqué formellement, c’est-à-dire, correspondre aux éléments situationnels. Dans cette section, nous examinerons les énoncés du type « X. Y‑ndesu », « Y‑ndesu. X. » et « Y‑ndesu‑ga, X. » avant d’aborder le cas où Y‑ndesu dit « sans X ».
1.1. Énoncé du type « X. Y‑ndesu. » : ‑ndesu est-il un marqueur de causalité ?
De nombreux auteurs soulignent que Y‑ndesu sert souvent à expliquer les raisons de ce qui est asserté dans X. Selon C. Ego (1995 : 17), ‑ndesu peut être employé dans le cas où le locuteur « ajoute une raison à son propos » :
(1) | Kinou | wa | gakkou | wo | yasumi | mashi | ta. | Netsu | ga | |||
hier | th. | école | obj. | s’absenter | pol. | acp. | fièvre | suj. | ||||
at | ta | ndesu. | (japonais) | |||||||||
avoir | acp. | |||||||||||
Hier je me suis absenté(e) de l’école. En effet, j’avais de la fièvre. (C. Ego, 1995 : 17) |
Dans cet exemple, ‑ndesu se traduirait par en effet. Cependant, la causalité peut être marquée également par d’autres expressions telles que ‑kara qui l’a pour principale fonction :
(1') | Kinou | wa | gakkou | wo | yasumi | mashi | ta. | Netsu | ga |
hier | th. | école | obj. | s’absenter | pol. | acp. | fièvre | suj. | |
at | ta | kara | desu. | (japonais) | |||||
avoir | acp. | comme | cop. | ||||||
Hier je me suis absenté(e) de l’école. Parce que j’avais de la fièvre. |
Il est possible que X ne soit pas marqué formellement :
(2) | (Chikoku shite kite) | Densha | ga | okure | ta | ndesu. | (japonais) |
train | suj. | retarder | acp. | ||||
(En arrivant en retard) Le train a eu du retard. (T. Tanomura, 1989 : 25) |
Selon T. Tanomura (1989 : 25), « cet énoncé exprime la raison pour laquelle le locuteur arrive en retard », mais l’auteur la considère comme « un des effets » de ‑ndesu. D’ailleurs, il est difficile de remplacer ‑ndesu par ‑karadesu à la différence de l’exemple précédent :
(2') | (Chikoku shite kite) | ??Densha | ga | okure | ta | kara | desua | (japonais) |
train | suj. | retarder | acp. | comme | cop. | |||
a. Nous marquons de « ?? » les énoncés considérés comme difficilement acceptables. |
En effet, lorsque X n’est pas explicitement articulé, il est difficile d’employer ‑karadesu contrairement à ‑ndesu. L’exemple suivant montre que ‑ndesu ne marque pas toujours la causalité :
(3) | Kyou | wa | asa | kara | hidoi | ame | dat | ta | deshou. | |||||||||
aujourd’hui | th. | matin | depuis | terrible | pluie | cop. | acp. | n’est-ce pas | ||||||||||
Demo, | shiai | wa | yotei | doori | okonawa | re | ta | ndesu. | (japonais) | |||||||||
mais | match | th. | prévu | comme | organiser | pass. | acp. | |||||||||||
Aujourd’hui, il pleuvait beaucoup depuis ce matin, n’est-ce pas ? Mais en fait le match a eu lieu comme prévu. (Ishiguro, 2003 : 20) |
Dans cet exemple, Y (« mais le match a eu lieu comme prévu ») n’a pas de relation causale avec X (« aujourd’hui, il pleuvait beaucoup depuis ce matin »), bien que Y soit suivi par ‑ndesu. Nous avons traduit celui-ci par en fait en français, ce qui peut être glosé par « personne n’y aurait cru, mais à notre grande surprise », alors qu’en absence de ‑ndesu, l’énoncé présente juste le fait que le match a eu lieu.
Selon nous, avec le marqueur ‑ndesu, la validité de p (« le match a eu lieu ») n’est pas remise en question par l’énonciateur, mais celui-ci introduit p' (autre que p : « le match a été annulé », « reporté », etc.) comme valable pour le coénonciateur, et puis exclut p'. Dans ce cas, le pôle d’altérité qui est coénonciateur est mobilisé par l’énonciateur, car cela lui permet de tenir compte de p' sans remettre en cause la validité de p, même si p' sera rejetée par la suite.
K. Ishiguro (2003 : 20) explique que « le fait qu’aujourd’hui il pleut beaucoup depuis ce matin est une supposition préalable et partagée par le locuteur et l’interlocuteur », et que « seule la déduction que le match serait annulé a fini par être modifiée ». Mais comment est-il possible de savoir si l’interlocuteur partage cette supposition ? Comment cette déduction est-elle modifiée ? Quelle est la part de ‑ndesu dans cette modification ? En effet, X ne nous permet pas toujours d’affirmer que l’interlocuteur partageait l’information, c’est-à-dire, savait qu’il pleuvait beaucoup ce matin-là : l’interlocuteur pourrait éventuellement donner une réponse comme « Ah bon, je ne le savais pas, j’ai dormi toute la journée ». Ce qui nous est possible est de seulement constater dans X que le locuteur a fait une supposition selon laquelle son interlocuteur savait qu’il pleuvait beaucoup depuis ce matin-là.
Nous pensons, en accord avec T. Tanomura (1989 : 25), que dans l’énoncé du type « X. Y‑ndesu. », la causalité apparaît seulement si Y est une raison de X comme dans les exemples 1 et 2. Autrement dit, Y n’est pas a priori une raison de X dans ce type d’énoncé. Mais comment peut-on expliquer la différence entre Y avec et sans ‑ndesu ? Avec ‑ndesu, le fait que le locuteur avait de la fièvre dans l’exemple 1 et que le train a eu du retard dans l’exemple 2 est présenté comme indiscutable, c’est-à-dire, comme si toute autre éventualité était exclue. En revanche, sans ‑ndesu, d’autres possibilités ne sont même pas prises en considération.
1.2. Énoncé du type « Y‑ndesu. X. » : ‑ndesu est-il un marqueur de fondement ?
Passons aux énoncés du type « Y‑ndesu. X. ». Selon T. Tanomura (1989 : 49), Y‑ndesu « est présenté comme fondement pour prononcer la phrase suivante », c'est-à-dire, étant donné Y, « il est naturel » qu’il soit X :
(4) | Sekkaku | koko | made | ki | ta | ndesu. | Mi | te | iki |
quand même | ici | jusqu’à | venir | acp. | voir | conn. | aller | ||
masho | u | (japonais) | |||||||
pol. | vol. | ||||||||
Nous sommes quand même venus jusqu’ici. Allons-y le voir. (T. Tanomura, 1989 : 49) |
Dans cet exemple, étant donné qu’ils sont venus jusqu’à cet endroit-là, il est naturel qu’ils aillent le voir. L’emploi de ‑ndesu implique que le locuteur demande à son interlocuteur de reconnaître Y (le fait qu’ils soient venus jusqu’à cet endroit-ci) et d’avoir le même point de vue, avant de lui proposer d’aller le voir. Le locuteur présente Y à son interlocuteur comme indiscutable. La valeur p' est introduite par rapport au coénonciateur, mais le choix de p' finit par être exclu.
Sans ‑ndesu, l’énoncé serait difficilement suivi par X, car nous ne voyons pas clairement le lien entre Y-ndesu et X, à moins que l'on y ajoute un élément comme ‑kara marquant une raison :
(4') | Sekkaku | koko | made | ki | mashi | ta | kara, | mi | te | iki |
quand même | ici | jusqu’à | venir | pol. | acp. | comme | voir | conn. | aller | |
masho | u | (japonais) | ||||||||
pol. | vol. | |||||||||
Comme nous sommes quand même venus jusqu’ici, allons-y le voir. |
Sans ‑ndesu, n’apparaît pas la prise de considération de l’interlocuteur de la part du locuteur.
I. Iori et al. (2001 : 288) mentionnent que Y‑ndesu peut s'employer comme une « annonce préalable » pour « diminuer de la charge psychologique de l’interlocuteur », lorsque le locuteur lui demande quelque chose :
(5) | Sensei, | o | hanashi | ga | aru | ndesu, | O | heya | ni | |||||
professeur | pol. | histoire | suj. | avoir | pol. | bureau | loc. | |||||||
ukagat | temo | yoroshii | desho | u | ka. | (japonais) | ||||||||
venir | même si | bien | cop. | conject. | inter. | |||||||||
Professeur, j’ai quelque chose à vous dire. Pourrais-je passer à votre bureau ? (I. Iori et al., 2001 : 288) |
Dans cet exemple, si ‑ndesu n’était pas employé, l’énoncé donnerait l’impression brusque, comme si le locuteur obligeait son interlocuteur à reconnaître le fait qu’il a des choses à lui dire. De prime abord, les fonctionnements de ‑ndesu dans les exemples 4 et 5 ne sont pas compatibles : dans l’exemple 4, ‑ndesu sert à faire reconnaître Y à son interlocuteur, alors que ‑ndesu atténue cet effet dans l’exemple 5. Mais d’où vient cette différence ?
Dans l’exemple 4, il n’est pas important pour le locuteur d’anticiper un éventuel désaccord de la part de l’interlocuteur, en lui rappelant qu’ils sont venus jusqu’à cet endroit afin de lui proposer d’aller voir la chose ou le lieu en question. En revanche, dans l’exemple 5, le fait que le locuteur veuille parler de quelque chose à son interlocuteur ne tient qu’au locuteur ; ce dernier prend alors la précaution de ne pas être trop insolent, afin d’obtenir plus facilement la permission de la part de son interlocuteur par la suite. L’emploi de ‑ndesu marquerait que le fait que le locuteur prenne en compte d’autres prises de position que la sienne : « le fait que j’aie quelque chose à vous dire ne vous intéresse peut-être pas ».
Dans les deux cas, ‑ndesu signifierait que l’énonciateur introduit la valeur possible p' pour le coénonciateur et finit par valider p qui était initialement valable pour lui. Selon la validabilité préalable de p pour l’interlocuteur, cette mise en place de p' donne une impression différente : elle peut être une prise de considération d’un différent point de vue, lorsque le locuteur suppose que p n’est pas toujours valable pour l’interlocuteur, comme dans l’exemple 5 ; en revanche, ce qui est important pour le locuteur dans l’exemple 4 est d’attirer l’attention de l’interlocuteur sur p qui est potentiellement valable pour celui-ci.
1.3. Énoncé du type « Y‑ndesu‑ga, X. » : ‑ndesu est-il un marqueur de préambule ?
Y‑ndesu peut être suivi par ga, avant de terminer par X. Cet emploi de ‑ndesu est appelé « préambule » par H. Noda (1997 : 170), I. Iori, et al. (2001 : 288), etc. :
(6) | Eki | mae | de | koten | wo | yat | teiru | ndesu | ga, | |||||||
gare | devant | loc. | exposition personnelle | obj. | faire | dur. | mais | |||||||||
Yokat | tara | mi | ni | ki | te | kudasai. | (japonais) | |||||||||
bon | acp.cond | voir | pour | venir | conn. | donner.imp.pol | ||||||||||
Mon exposition personnelle est organisée devant la gare, venez la voir si vous voulez. (I. Iori et al. , 2001 : 288) |
(6’) | Eki | mae | de | koten | wo | yat | teiru | ndesu. | Yokat | |||||||
gare | devant | loc. | exposition personnelle | obj. | faire | dur. | bon | |||||||||
tara | mi | ni | ki | te | kudasai. | (japonais) | (japonais) | |||||||||
acp cond | voir | pour | venir | conn. | donner. imp. pol. | |||||||||||
Mon exposition personnelle est organisée devant la gare, venez la voir si vous voulez. (I. Iori et al., 2001 : 288) |
I. Iori et al. (2001 : 288) remarquent que l’emploi de « préambule » est similaire à celui d’« annonce préalable » et qu’il est possible de transformer l’exemple 6 en 6'. Nous pensons qu’il est possible également d’ajouter ga après ‑ndesu dans l’exemple 5 et qu’il est difficile de percevoir la différence entre les exemples avec ou sans ga, marquant lui aussi le préambule.
Selon I. Iori et al. (2001 : 288-289), 1) ‑ndesu ne sera pas utilisé lorsque Y « exprime l’intention de poser une question ou d’effectuer une demande » comme dans l’exemple 7 et 2) si ce n’est pas le cas, ‑ndesu sera employé « lorsque le locuteur mentionne quelque chose dont il suppose que son interlocuteur n’est pas au courant » comme dans l’exemple 6, mais ‑ndesu ne sera pas utilisé si « le locuteur mentionne ce dont il suppose que son interlocuteur est au courant » comme dans l’exemple 8 :
(7) | Soredewa | shitsumon | (shi | masu | ga | / ??suru | ndesu | ga), | nihon | ||||||
alors | question | (faire | pol. | mais | faire | mais | Japon | ||||||||
no | shodai | shushou | wa | dare | desho | u. | (japonais) | ||||||||
de | premier | ministre | th. | qui | cop. | conject. | |||||||||
Alors je vais vous poser une question : qui est le premier Premier ministre du Japon ? (I. Iori et al., 2001 : 288) |
(8) | Tanaka | san | no | okusan | wa | gaikoku | no | kata | (desu | |||||||||||||||
Tanaka | M./Mme | de | épouse | th. | pays étranger | de | personne | cop. | ||||||||||||||||
ga | / ??na | ndesu | ga), | doshira | de | shiri | awa | re | ta | |||||||||||||||
mais | cop. | mais | où | loc. | rencontrer | se | pol. | acp. | ||||||||||||||||
ndesu | ka ? | (japonais) | ||||||||||||||||||||||
inter. | ||||||||||||||||||||||||
Votre femme vient de l’étranger, mais où vous êtes-vous rencontrés ? (I. Iori et al., 2001 : 288) |
K. Ishiguro (2003 : 23) remarque également que, pour que ‑ndesu soit inséré, « il faut que l’interlocuteur ne soit pas au courant de l’information » donnée en Y et que ‑ndesu ait une fonction de « partager l’information en question pour pouvoir continuer l’histoire ». Certes, le locuteur peut supposer que son interlocuteur n’est pas au courant du Y dans les exemples 5 et 6, contrairement à l’exemple 8 où il est difficile d’utiliser ‑ndesu. Même dans l’exemple 4 où le locuteur parle du trajet qu’il a fait avec l’interlocuteur en Y, nous pourrions penser que le locuteur attire l’attention de son interlocuteur sur ce que celui-ci est censé connaître, en faisant comme si celui-ci l’ignorait. Mais comment peut-on expliquer pourquoi il est difficile d’utiliser ‑ndesu dans l’exemple 7, alors que le locuteur peut difficilement supposer que son interlocuteur soit au courant de Y (le fait qu’il va lui poser une question) ? Ou pourquoi ‑ndesu n’est-il pas employé lorsque Y exprime « l’intention de poser une question », comme l’expliquent I. Iori et al. (2001 : 289) pour l’exemple 7 ?
Dans les exemples 7 et 8, type « Y‑ga, X », Y est un préambule de X, et Y porte sur ce dont le locuteur peut supposer que son interlocuteur est au courant comme dans l’exemple 8, ou non comme dans l’exemple 7. Dans les deux cas, il n’y a que la valeur p qui est remise en question. C’est-à-dire que l’énonciateur ne prend pas en considération la valeur p' (d’autres possibilités que « le locuteur va poser une question à son interlocuteur » dans l’exemple 7 ou que « la femme de son interlocuteur vient du pays étranger » dans l’exemple 8).
1.4. Énoncé du type « Y‑ndesu. » : ‑ndesu est-il un marqueur de confidence ou d’ordre ?
L'énoncé Y‑ndesu n'a pas toujours l'énoncé X auquel il est lié :
(9) | Jitsu | wa, | watashi | ni | mo | onajiyouna | keiken | ga | aru |
fait | th. | moi | dat. | aussi | similaire | expérience | suj. | avoir | |
ndesu. | (japonais) | ||||||||
En fait, moi aussi, j’ai eu une expérience similaire. (T. Tanomura, 1989 : 12) |
En citant cet exemple, T. Tanomura (1989 : 12) remarque que ‑ndesu « est souvent employé pour exprimer quelque chose que l’interlocuteur peut difficilement connaître, tel que le sentiment, les expériences ou les situations personnelles du locuteur, comme si ce dernier faisait une confidence à son l’interlocuteur ». À notre avis, l’effet de « confidence » serait dû à la mise en place de p' comme éventuellement valable pour le coénonciateur ; ‑ndesu peut être glosé par « vous ne le savez sans doute pas ». Autrement dit, la valeur p n’est pas présentée comme a priori valable, ce qui éviterait de faire apparaître que Y (le fait que le locuteur a eu une expérience similaire) comme complètement unilatéral, comme dans les exemples 5 et 6.
Par ailleurs, T. Tanomura (1989 : 33) note que « ‑ndesu ne s’emploie pas lorsque le locuteur déclare son action à son interlocuteur » :
(10) | Kooto | wo | o | azukari | (shi | masu | / ?? suru | ndesu). | (japonais) |
manteau | obj. | pol. | garder | faire | pol. | faire | |||
Je garde votre manteau. (T. Tanomura, 1989 : 33) |
Pourquoi est-il difficile d’utiliser ‑ndesu dans l’exemple 10 ? Ceci peut-il être dû au fait que le Y (le fait que le locuteur garde le manteau de son interlocuteur) n’est pas ce que celui-ci peut difficilement connaître, à la différence de l’exemple 9 ? Certes, l’interlocuteur pourrait deviner ce que le locuteur va faire, en l’occurrence garder son manteau, mais ‑ndesu peut être employé avec Y qui porte sur ce dont l’interlocuteur est au courant, comme dans l’exemple 4. À notre avis, l’emploi de ‑ndesu est difficile dans l’exemple 10, car la valeur p' n’a pas lieu d’être ; il risquerait donc de donner l’impression que le locuteur avait prévu l’éventuel désaccord de la part de son interlocuteur et rejetait cette éventualité : « je garde votre manteau, vous ne voyez pas ? ; vous devriez vous rendre compte que je garde votre manteau ».
En plus de l'emploi dit de « confidence », certains auteurs comptent celui relevant de « ordre » parmi Y‑ndesu non lié à X (Nakata, 2020 : 15 ; Iori et al., 2001 : 290 ; Noda, 1997 : 101) :
(11) | Kocchi | He | kuru | ndesu. | (japonais) |
ici | vers | venir | |||
Viens ici ! (Tanomura, 1989 : 51) |
Selon Tanomura (1989 : 25), ‑ndesu « est facilement employé dans l’ordre, en outre lorsque l’interlocuteur connaissait la demande du locuteur ». En revanche, H. Nakata (2020 : 15-16) classe cet emploi parmi les « phrases avec ‑ndesu marquant une “proposition en dehors des suppositions de l’interlocuteur” ». À quoi cette différence d’avis est-elle due ? Par ailleurs, les expressions de l’ordre ne se limitent pas à ‑ndesu. Et à l’inverse, ‑ndesu n’est pas une expression propre à l’ordre. Nous nous contentons ici d’examiner la spécificité de l’ordre avec ‑ndesu, sans entrer dans les détails sur ces différentes expressions de l’ordre.
Comme nous l’avons mentionné concernant l’exemple 10, ‑ndesu marquerait le rejet de p' après avoir été introduit comme éventuellement valable pour le coénonciateur, ce qui rend difficile l’emploi de ‑ndesu. En revanche, dans l’exemple 11, ce rejet convient bien à la situation où le locuteur insiste sur son ordre auprès de son interlocuteur qui n’a pas l’air de l’avoir compris ou de vouloir l’écouter. Ce ton insistant serait dû au rejet de p' : « ne comprenez-vous pas que vous devez venir ici ».
À notre avis, l’énoncé 11 ne nous permet pas toujours d’affirmer que l’interlocuteur connaît au préalable la demande du locuteur, ni qu’elle ne fait pas partie de ce que l’interlocuteur peut supposer, à la différence des remarques de T. Tanomura (1989 : 25) et de H. Nakata (2020 : 15-16) cités plus haut. Mais cet énoncé s’emploie dans le cas où le locuteur suppose que l’interlocuteur ignore, volontairement ou involontairement, sa demande dont ce dernier est censé tenir compte.
Comme nous l'avons montré dans cette partie, Y‑ndesu peut être ou non précédé ou suivi par X, et dans tous les cas, ‑ndesu marque que p' est mise en place comme valable pour le coénonciateur mais que p' est exclue par la validation de p.
2. Énoncés interrogatifs
Le marqueur ‑ndesu peut être employé non seulement dans les énoncés affirmatifs, mais aussi interrogatifs. Nous étudierons d’abord les questions totales et ensuite les questions partielles.
2.1. Question totale
Commençons par les cas où ‑ndesu s’emploie dans une question totale :
(12) | Kyou | wa | yasumi | masu. | ―Taichou | demo | warui |
aujourd’hui | th. | s’absenter | pol. | conditions physiques | tel que | mauvais | |
ndesu | ka ? | (japonais) | |||||
inter. | |||||||
Je serai absent aujourd’hui. – Vous vous sentez mal ? (T. Tanomura, 1989 : 9) |
(13) | (Nureta jimen wo mite) | Ame | ga | fut | ta | ndesu | ka ? | (japonais) |
pluie | suj. | pleuvoir | acp. | inter. | ||||
(Après avoir vu la chaussée mouillée) Il a plu ? (T. Tanomura, 1989 : 13) |
Dans l’exemple 12, en se fondant sur l’intention de s’absenter ce jour-là qui vient d’être exprimée par son interlocuteur, le locuteur suppose qu’il se sent mal et lui demande une confirmation. Dans l’exemple 13, le locuteur demande à son interlocuteur de confirmer sa supposition. Comme le remarque T. Tanomura (1989 : 9), l’énoncé avec ‑ndesu peut être lié à « tant ce qui est exprimé langagièrement que ce qui n’est pas exprimé langagièrement ». Il ne s’agit pas d’une « véritable » question, c’est-à-dire de savoir si son interlocuteur se sent mal ou s’il a plu, mais d’une demande de confirmation.
Dans le cas d’une question totale, nous pensons que 1) l’emploi de ‑ndesu signifierait que l’énonciateur introduit, sans remettre totalement en question la validité de p, p' comme éventuellement valable pour le coénonciateur et finit par exclure p' en validant p, et que 2) l’emploi de ka marquerait que l’énonciateur demande à l’autre si ce parcours est valable. Cette introduction de p' signifie que l’énonciateur met la validation de p sous réserve que l’autre valide p, comme il s’agissait du prédicat subjectif (l’état de santé de l’autre dans l’exemple 12) ou que l’énonciateur ne soit pas totalement sûr de la validité de p : « il a plu, si je ne me trompe ? » dans l’exemple 13. La validation de p après avoir parcouru l’éventuelle validité de p' correspond à la remarque de T. Tanomura (1989 : 13) selon laquelle le locuteur demande si le fait que la chaussée soit mouillée est bel et bien dû à la pluie et non à toutes les autres choses possibles.
Une question totale avec ‑ndesu peut être posée sans nécessairement avoir un lien clair avec d’autres énoncés ou des situations, comme dans l’exemple suivant :
(14) | (Tokorode) | O | sake | wa | yoku | meshiagaru | ndesu | ka ? | (japonais) |
pol. | saké | th. | souvent | boire | inter. | ||||
(À propos) Vous buvez souvent de l’alcool ? (T. Tanomura, 1989 : 12) |
Cet énoncé peut être employé, même si le locuteur n’a pas suffisamment d’éléments lui permettant de supposer que son interlocuteur boit de l’alcool. La question sans ‑ndesu cherche à savoir d’une manière neutre et objective si l’interlocuteur boit ou non de l’alcool. En revanche, avec ‑ndesu, l’intérêt du locuteur envers son interlocuteur, ou sa volonté de mieux le connaître, est plus marqué : le locuteur s’attend à ce que son interlocuteur approuve la question et la développe. Autrement dit, la valeur p est pondérée.
I. Iori et al. (2001 : 277) notent que la question avec ‑ndesu « donne souvent l’impression que le locuteur doute de la véracité du propos », en citant l’exemple suivant :
(15) | Tanaka | san | wa | daigakusei | na | ndesu | kaa. | (japonais) |
Tanaka | M./Mme | th. | étudiante | cop. | inter. | |||
Vous êtes étudiant(e) ? (I. Iori et al., 2001 : 277) | ||||||||
a. L’absence du point d’interrogation n’est pas toujours significative en japonais. En effet, il ne fait pas partie des signes traditionnels de ponctuation, mais on est autorisé à l’utiliser selon les besoins. |
Selon les auteurs, la présence de ‑ndesu « laisse plus facilement sous-entendre que “Monsieur/Madame Tanaka [=vous] n’est pas étudiant(e)” », ce qui « risquerait de dégoûter l’interlocuteur » (ibid.). Certes, la mise en place de p', c’est-à-dire qu’il se peut que p (le fait que Tanaka soit étudiant) ne soit pas le cas avéré, peut être interprétée en mal par l’interlocuteur, comme si le locuteur remettait la véracité de p en question. Mais l’interlocuteur peut aussi penser que le locuteur veut éviter de trop avancer une supposition sur l’autre, comme dans les exemples 12 et 14 qui portent sur l’état de santé ou les habitudes de l’interlocuteur. Les exemples suivants confirment également que la prise en considération de p' n’a pas toujours un effet irrespectueux :
(16) | Kore | wo | zenbu | watashi | ni | kudasaru | ndesu | ka ? | (japonais) |
ceci | obj. | tout | moi | dat. | donner | inter. | |||
Vous m’offrez tout cela ? (T. Tanomura, 1989 : 66) |
(17) | Ano | hito | wa, | kantanni | akirame | te | shimau | youna | |||||
ce | personne | th. | facilement | abandonner | conn. | finir | comme | ||||||
hito | na | ndesu | ka. | (japonais) | |||||||||
personne | cop. | inter. | |||||||||||
Il/Elle est vraiment une personne qui abandonne facilement ? (Je ne le pense pas.) (Imamura, 2007 : 47) |
Comme le mentionne Tanomura (1989 : 66), l’exemple 16 montre que le locuteur est fortement ému par la générosité de son interlocuteur : « Vous m’offrez tout ça ? c’est incroyable ! ». La mise en place de p' est plutôt une surprise qu’un doute, même si, selon les situations, elle peut être interprétée comme une méfiance.
Concernant l’exemple 17, K. Imamura (2007 : 47) remarque que suite à la question avec ‑ndesu, « l’interlocuteur sent que le locuteur lui exige davantage une réponse » par rapport à la question sans ‑ndesu. Effectivement, il s’agit d’une question rhétorique où le locuteur doute du fait que la personne en question soit quelqu’un qui abandonne facilement. Avec ‑ndesu, le fait de valider p, c’est-à-dire d’exclure p', après avoir introduit p' comme éventuellement valable pour le co-énonciateur, renforce la position de l’énonciateur : « vous n’êtes peut-être pas d’accord avec moi, mais c’est p ». Et avec ka, il est demandé à l’autre de faire un choix entre p dont la validité est mise en suspens et p'. Dans ce cas, le rejet de p est attendu, à la différence de l’exemple 16.
L’exemple suivant montre qu’en posant une question avec ‑ndesu, le locuteur ne cherche pas toujours à avoir une confirmation de la part de son interlocuteur :
(18) | (Sagashita hito wo mitsukete) | Koko | ni | ita | ndesu | ka ? | Sagashi | ||||
ici | loc. | être | inter. | chercher | |||||||
ta | ndesu | yo. | (japonais) | ||||||||
acp. | ptcl. | ||||||||||
(En retrouvant la personne qu’il cherchait) Vous étiez là ? Je vous cherchais ! (Y. Inoue, 1991 cité dans H. Noda, 1997 : 127) |
Dans cet exemple, le locuteur n’étant pas en mesure de savoir si son interlocuteur était toujours à cet endroit-ci, ne fait que constater que son interlocuteur est là où il l’a retrouvé. C’est-à-dire, p (le fait que son interlocuteur a été à cet endroit-ci) est valable pour l’énonciateur, mais celui-ci introduit p' au cas où p ne soit pas valable pour le coénonciateur, comme il se peut que son interlocuteur ait été à d’autres endroits, avant de finir par valider p (c’est-à-dire exclure p'). En effet, l’énonciateur ne remet pas non plus totalement en cause la validité de p. La mise en place de p' est due au fait que seul son interlocuteur puisse affirmer où il s’est trouvé. Contrairement aux exemples précédents, avec ka, le locuteur ne cherche pas toujours à obtenir une confirmation de la part de son interlocuteur ; puisque le locuteur a retrouvé son interlocuteur, il n’est plus important de savoir exactement où celui-ci était.
Par ailleurs, ‑ndesu avec yo dans le deuxième énoncé marque le fait que le locuteur insiste pour que l’interlocuteur tienne compte du fait qu’il l’a cherché : « Vous ne le savez peut-être pas, mais je vous cherchais, vous vous en rendez compte ? ».
T. Tanomura (1989 : 61) mentionne que la question avec ‑ndesu « donne souvent l’impression que le locuteur interroge sur quelque chose dont il ne peut pas avoir une réponse, tant qu’il ne le demande pas à son interlocuteur ». Ceci est valable notamment lorsque l’énoncé porte sur l’état de santé, les habitudes, les situations, etc. de l’interlocuteur, comme dans les exemples 12, 14-16 et 18. En revanche, il nous paraît difficile de suivre le raisonnement de Tanomura selon lequel l’emploi de ‑ndesu « est souvent inadéquat, lorsque que le locuteur interroge sur quelque chose auquel il peut facilement trouver une réponse lui-même », tel que « ses propres actions » (ibid.) :
(19) | Anata | ni | wa | mou | kono | shashin | (sashiage | mashi | ta | ka | ||||
vous | dat. | th. | déjà | ce | photo | (donner | pol. | acp. | inter. | |||||
/ ?? Sashiage | ta | ndesu | ka) ? | (japonais) | ||||||||||
/ ?? donner | acp. | inter. | ||||||||||||
Je vous ai déjà donné cette photo ? (T. Tanomura, 1989 : 61) |
Dans cet exemple, bien qu’il s’agisse de sa propre action, si le locuteur demande à son interlocuteur s’il lui a donné cette photo ; c’est justement parce qu’il ne s’en rappelle plus. Cela signifie que le fait que le locuteur a besoin d’une confirmation de la part de son interlocuteur n’est pas une condition déterminante de l’utilisation de ‑ndesu. Alors comment peut-on expliquer le fait qu’il est difficile d’utiliser ‑ndesu dans l’exemple 19 ? Contrairement aux énoncés avec ‑ndesu, dans cet exemple, le locuteur ne peut pas se positionner par rapport à l’état des choses. C’est-à-dire, l’énonciateur ne peut pas considérer p comme valable, ce qui n’est pas compatible avec l’emploi de ‑ndesu.
2.1. Question partielle
Dans les questions partielles, « ‑ndesu est en général utilisé » (Iori et al. 2000 : 281), ce qui est en accord avec d’autres auteurs (T. Tanomura 1989 ; K. Ishiguro 2000, 2003 ; Y. Kikuchi 2000, etc.) :
(20) | (Aite no motchimono wo mite) | Doko | de | kat | ta | ndesu | ka ? | ||||||
où | loc. | acheter | acp. | inter. | |||||||||
―Shinjuku | de | kai | mashi | ta. | (japonais) | ||||||||
Shinjuku | loc. | acheter | pol. | acp. | |||||||||
(En regardant les affaires de l’interlocuteur) Tu l’as acheté où ? – Je l’ai acheté à Shinjuku. (C. Ego, 1995 : 17) |
Selon I. Iori et al. (2000 : 286), ‑ndesu sert à « indiquer que cette question a une présupposition » ; les auteurs définissent la présupposition comme « une partie de la phrase que le locuteur sait vraie ». Dans l’exemple 20, la présupposition serait que l’interlocuteur a acheté l’objet en question, et en se fondant sur cette présupposition, le locuteur cherche à connaître le lieu de cet achat. En citant cette remarque de I. Iori et al., K. Ishiguro (2000 : 49) explique que « ‑ndesu a pour fonction de rendre complètes les connaissances de l’interlocuteur ou du locuteur », car « le locuteur et l’interlocuteur se partagent déjà l’information selon laquelle celui-ci a acheté cet objet et seul l’endroit de cet achat est mis en question » (2003 : 5) ; c’est-à-dire que « les connaissances du locuteur ne sont pas complètes, dans la mesure où le locuteur ne sait pas où son interlocuteur l’a acheté » (ibid.).
Mais quels éléments linguistiques dans cet énoncé nous permettent d’affirmer, comme I. Iori et al. (2000) ou K. Ishiguro (2000, 2003), que « le locuteur sait que son interlocuteur l’a acheté4 » ou que « le locuteur et l’interlocuteur se partagent déjà l’information » ? En effet, celui-ci pourrait répondre aussi à celui-là : « ah je ne l’ai pas acheté, mais c’est mon père qui me l’a offert ». En effet, cette question peut être posée, même si le locuteur ne sait pas si son interlocuteur l’a acheté. Ce que nous pourrions reconstruire à partir de cet énoncé avec ‑ndesu, c’est que le locuteur suppose que son interlocuteur a acheté l’objet en question et lui demande où il l’a acheté. Le locuteur ne sait pas nécessairement au préalable que son interlocuteur l’a acheté (c’est-à-dire, l’énonciateur n’est pas a priori le garant de la validité de p), mais il cherche juste à connaître le lieu de cet achat, sans vérifier si celui-ci a bel et bien eu lieu, c’est-à-dire, en faisant comme si cet objet avait été acheté.
Étant donné qu’il faut une confirmation de l’autre pour garantir la validité de p, l’énonciateur introduit p' comme éventuellement valable pour le coénonciateur, même si l’énonciateur finit par valider p (il ne remet pas totalement en cause de la validité de p). Dans l’exemple 20, la supposition du locuteur que son interlocuteur a acheté cet objet quelque part, bien qu’elle soit une supposition, ne fait pas l’objet de vérification. Et la présence du pronom interrogatif montre que des informations supplémentaires sur p sont exigées : le lieu de l’achat dans cet exemple.
T. Tanomura (1989 : 55) remarque que la question avec ‑ndesu fait apparaître « l’attitude du locuteur qui cherche à avoir des informations en s’introduisant dans un domaine personnel ». Cette impression d’être indiscret serait due à l’exclusion de p' après avoir été introduite : dans l’exemple 20, le locuteur suppose que son interlocuteur a effectué cet achat et lui pose une question à partir de cette supposition sans la vérifier auprès de lui. Mais l’exclusion de p' ne donne pas toujours la même impression :
(21) | Dou | shi | ta | ndesu | ka ? | ||||
comment | faire | acp. | inter. | ||||||
―Atama | ga | itai | ndesu. | (japonais) | |||||
tête | suj. | douloureux | |||||||
Qu’avez-vous ? – J’ai mal à la tête. (C. Ego, 1995 : 17) |
(22) | (Hitodakari wo mite) | Nani | ga | at | ta | ndesu | ka ? |
que | suj. | se produire | acp. | inter. | |||
(En apercevant un attroupement) Qu’est-ce qu’il s’est passé ? (T. Tanomura, 1989 : 55) |
Dans l’exemple 21, le locuteur voit que son interlocuteur ne va pas bien et lui demande ce qu’il a. Dans l’exemple 22, en constatant un attroupement, le locuteur demande à son interlocuteur ce qu’il s’est passé. Le fait que son interlocuteur n’aille pas bien ou qu’il se soit passé quelque chose reste une supposition du locuteur, mais plus celle-ci est proche de la réalité, moins la question est indiscrète. Dans ces exemples, l’introduction de p' comme éventuellement valable pour le coénonciateur pourrait être interprétée comme une prise de précaution au cas où ce ne serait pas le cas. Mais l’exclusion de p' suite au choix de p ne donnerait pas trop l’impression d’une indiscrétion, voire passerait inaperçue, comme p' n’est effectivement pas le cas avéré.
Au contraire, l’emploi de ‑ndesu serait même le signe d’une bienveillance : dans l’exemple 21, si la personne en question ne se sent vraiment pas bien, la question sans ‑ndesu risquerait de donner l’impression que le locuteur ne s’intéresse pas réellement à ce qui arrive à son interlocuteur. Cela rejoint la remarque de T. Tanomura (1989 : 60) selon laquelle « il est courant d’utiliser ‑ndesu dans une conversation ordinaire » mais que « ‑ndesu ne s’emploie pas dans le cas où l’on demande des informations d’une manière unilatérale en maintenant une distance avec son interlocuteur ». Comme le dit l’auteur (1989 : 59), dans l’exemple 21, ‑ndesu ne serait pas utilisé, si c’était un médecin qui interrogeait son patient lors de sa première consultation.
T. Tanomura (1989 : 55) cite l’exemple suivant comme un cas où la question partielle avec ‑ndesu ne sert pas à « demander des informations plus spécifiques sur le fait concret », mais interroge sur « les situations supposées être déjà fixées » ; le lieu de travail en question est une information qui existe préalablement au moment de la locution :
(23) | Otaku | no | goshujin | wa | dochira | ni | o | tsutome | na | |||
votre maison | de | maître | th. | où | loc. | pol. | travailler | cop. | ||||
ndesu | ka ? | (japonais) | ||||||||||
inter. | ||||||||||||
Oùa travaille votre mari ? (T. Tanomura, 1979 : 12, 55) | ||||||||||||
a. En japonais, le pronom interrogatif comparable à où en français est utilisé pour demander autant le lieu de travail que le nom de l’entreprise. |
Selon l’auteur, cet exemple est différent, par exemple, de la question dans l’exemple 20 où l’on demande le lieu d’achat en partant du fait que la personne a acheté cet objet. Mais comme nous l’avons mentionné plus haut, il s’agit d’une supposition du locuteur plutôt que d’un « fait ». L’important est que la véracité de cette supposition ne soit pas remise en question, dans la mesure où le locuteur pose la question en se basant sur cette supposition. Ceci dit, l’exemple 23 peut être expliqué comme les autres exemples : le locuteur demande le lieu de travail ou le nom de l’entreprise en supposant que l’époux de son interlocutrice est un salarié. L’absence de ‑ndesu donnerait une impression plus formelle, alors que l’emploi de ‑ndesu adoucirait ce caractère distant. Dans les deux cas, la question reste délicate vu le caractère privé de la chose.
Par ailleurs, Noda (1997) remarque également que ‑ndesu est utilisé pour indiquer un « état de choses déjà fixé » :
(24) | Okusan, | terebi | wa | doko | ni | oku | ndesu | ka ? | (japonais) |
Madame | téléviseur | th. | où | loc. | poser | inter. | |||
Madame, où on met le téléviseur ? (H. Noda, 1997 : 130) |
Dans cet exemple, il nous semble que la question peut être posée sans ‑ndesu à la différence du cas où l’emploi de ‑ndesu est plutôt attendu comme dans les exemples 21, 22 ou 23 – la validité de p étant élevée, elle nécessite peu de confirmation de l’autre, car il est fortement probable que l’autre n’aille pas bien ou qu’il se soit passé quelque chose. Dans l’exemple 24, le locuteur peut supposer que l’endroit du téléviseur est déjà prévu, ce que montre l’emploi de ‑ndesu. Mais le locuteur pourrait demander où poser le téléviseur sans faire cette supposition, et ‑ndesu ne serait alors pas employé.
Parmi les questions avec pronom interrogatif, la question avec dôshite, élément comparable à pourquoi en français, « nécessite toujours » ‑ndesu, car « le locuteur demande les raisons à partir de la présupposition » (Iori et al. 2000 : 286) :
(25) | Doushite | kaigi | ni | shusseki | si | nakat | ta | ndesu | ka ? | |||||
pourquoi | réunion | loc. | présence | faire | nég. | acp. | inter. | |||||||
―Taichou | ga | warukat | ta | ndesu. | (japonais) | |||||||||
conditions physiques | suj. | mauvais | acp. | |||||||||||
Pourquoi étiez-vous absent(e) de la réunion ? -Je ne me sentais pas bien. (K. Ishiguro 2000 : 48) |
Dans cet exemple, la présupposition serait que son interlocuteur était absent de la réunion. T. Tanomura (1989 : 65) explique l’emploi quasi systématique de ‑ndesu dans la question avec dôshite par le fait que « l’on ne demanderait pas les raisons tant que le noyau de la proposition n’est pas fixé ». Mais l’auteur précise que ce n’est pas spécifique à la question portant sur les causes ou les raisons, mais que « ‑ndesu est souvent employé dans le cas où l’on demande les détails sur une présupposition » (ibid.).
En effet, comme nous l’avons montré plus haut, ‑ndesu peut être utilisé tant que la validité de p n’est pas totalement remise en question, même si p se fonde sur une supposition. Lorsque l’on interroge sur des raisons, c’est toujours par rapport à quelque chose, et l’existence de celle-ci n’est pas remise en question, ce qui favoriserait l’emploi de ‑ndesu. Dans l’exemple 25, la validité de p est réellement très élevée dans la mesure où l’interlocuteur répondra difficilement « mais non, j’y étais ! », même si cela reste toujours possible.
Ishiguro (2000 : 47) note que l’emploi de ‑ndesu atténue le ton critique et sévère de la question sur les raisons, ce qui est dû, selon nous, au fait que l’éventualité que p' soit valable a été prise en considération.
Ces différences sur la validité de p apparaissent dans les réponses possibles à ces questions : lorsqu’elle est élevée, ‑ndesu est utilisé dans la réponse, car celui qui répond a peu de difficultés pour ajouter une information sur p. Dans l’exemple 25, il est difficile de ne pas utiliser ‑ndesu dans la réponse, à moins que ‑kara soit utilisé, comme nous l’avons discuté pour l’exemple 1. Dans les exemples 21 et 22, si la supposition du locuteur correspond à la réalité (l’interlocuteur ne se sent pas bien ou quelque chose a eu lieu), l’emploi de ‑ndesu marquerait l’implication du locuteur dans sa question ; ‑ndesu sera employé dans la réponse comme dans l’exemple 21, car il s’agit d’une explication par rapport à ce qu’a supposé le locuteur (la validation de p après avoir introduit p'). Dans l’exemple 22, si l’interlocuteur sait (croit savoir) ce qui s’est passé, il répondra avec ‑ndesu : par exemple, jiko ga attandesu (« en fait, il y a eu un accident ».). Toutefois s’il a des doutes, ‑ndesu ne sera pas employé.
Concernant l’exemple 20, C. Ego (1995 : 17) mentionne que « lorsqu’on expose simplement un fait, ‑ndesu ne s’emploie pas ». En revanche, K. Ishiguro (2003 : 7) note que ‑ndesu est utilisé pour « boucher les interstices de connaissances » entre le locuteur et son interlocuteur : le locuteur fournit une information manquante, en l’occurrence le lieu de l’achat. Dans l’exemple 23 également, nous pensons que ‑ndesu peut ou non être utilisé dans la réponse. Pour ces deux exemples, l’emploi de ‑ndesu dans les réponses peut donner l’impression que le locuteur confie une information secrète à son interlocuteur suite à sa requête, mais aussi qu’il s’enorgueillit de son achat ou du lieu de travail de son époux, selon les relations entre ces interlocuteurs, la manière de parler, etc. Il est alors possible de répondre sans ‑ndesu en donnant simplement une information demandée, c’est-à-dire, sans considération de p'.
Dans l’exemple 24, l’emploi de ‑ndesu dans la réponse serait difficile dans la mesure où il risquerait de donner l’impression que le locuteur reprocherait à son interlocuteur de ne pas connaître l’endroit du téléviseur, comme s’il était fixé au préalable, alors que dans cet exemple, celui qui a posé la question a juste supposé qu’il y aurait certainement un endroit réservé au téléviseur. L’emploi de ‑ndesu dans la réponse validerait non seulement l’existence de cet endroit, mais aussi sa localisation.
Il est possible que ‑ndesu ne s’emploie pas dans les questions partielles, T. Tanomura (1989 : 65) cite l’exemple suivant pour expliquer que ‑ndesu s’emploie lorsque « le noyau de la proposition est déjà établi » :
(26) | Kinkaku-ji | wa | dare | ga | tate | ta | ndesu | ka? | (japonais) |
Pavillon d’Or | th. | qui | suj. | construire | acp. | inter. | |||
Qui a construit le Pavillon d’Or ? (Tanomura, 1989 : 65) |
C’est-à-dire que la construction du Pavillon d’Or est un « fait », et « le locuteur n’a [juste] pas suffisamment de connaissances sur elle » (ibid.) L’auteur écarte la possibilité de la question sans ‑ndesu. Or, à notre avis, si le professeur interroge un élève sur sa connaissance, ‑ndesu ne serait pas employé. Dans ce cas, le professeur n’envisage pas d’avoir l’information qu’il n’a pas, mais de vérifier la connaissance de l’élève. Avec ‑ndesu, la question n’est plus neutre, dans la mesure où l’emploi de ‑ndesu implique que le locuteur pense que son interlocuteur devrait lui donner cette information qui lui échappe (le nom de la personne qui a construit le Pavillon d’Or).
K. Ishiguro (2003 : 5) explique que ‑ndesu n’est pas employé lorsqu’il s’agit d’une décision prise au moment de locution :
(27) | Nani | wo | (?? Onomininaru | ndesu | ka | /Onomininari | masu | ka) ? | ||||||
quoi | obj. | boire | inter. | boire | pol. | inter. | ||||||||
―Biiru | wo | (?? Itadaku | ndesu | /itadaki | masu). | (japonais) | ||||||||
bière | obj. | boire | boire | pol. | ||||||||||
Que prenez-vous comme boisson ? – Je prendrai une bière. (K. Ishiguro 2003 : 5) |
Dans cet exemple, « ce que la personne boit n’est pas décidé en avance » (ibid.) Si ‑ndesu était utilisé dans la question, cela signifierait que le locuteur suppose que son interlocuteur boit quelque chose. Ainsi, l’emploi de ‑ndesu ne convient pas dans le cas où le serveur pose une question afin de connaître ce que son interlocuteur prend. Dans la réponse, le locuteur n’a pas besoin de prendre en considération d’autres possibilités valables pour l’autre (il n’y a pas de valeur attendue par celui-ci), ce qui ne correspond pas à l’emploi de ‑ndesu.
Selon T. Tanomura (1989 : 60-61), « la question avec ‑ndesu donne souvent l’impression d’interroger sur une chose sur laquelle on ne peut pas obtenir de réponse, tant que l’on ne demande pas à son interlocuteur » ; autrement dit, « ‑ndesu n’est pas adéquat dans le cas où le locuteur pose une question sur ce qu’il peut répondre facilement lui-même » :
(28) | Kyou | wa | nan | youbi | (?? na | ndesu | ka | /desu | ka) ? | (japonais) |
aujourd’hui | th. | quel | jour | cop. | inter. | cop. | inter. | |||
Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? (T. Tanomura, 1989 : 61) |
À notre avis, cette question de savoir s’il est « facile » d’obtenir l’information viendrait du fait que la validité de cette information ne dépendrait de personne. Dans cet exemple, il serait étrange de supposer qu’aujourd’hui est un jour de la semaine et de demander quel jour il est à partir de cette supposition, car p devrait être valable pour l’autre, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire d’introduire p' comme éventuellement valable pour le coénonciateur.
Conclusion
Dans cet article, nous avons tenté d’examiner les emplois de ‑ndesu souvent repérés et discutés dans la littérature. D’abord nous avons vu les cas où ‑ndesu est utilisé dans les énoncés affirmatifs et ensuite dans les énoncés interrogatifs. La notion du coénonciateur nous a permis de dégager et rendre compte des enjeux énonciatifs de ‑ndesu et de formuler une caractérisation de ‑ndesu : l’énonciateur en considérant p comme valable introduit p' comme valeur éventuellement valable pour le coénonciateur, mais valide finalement p en excluant cette possibilité que p' soit valable. Il est important de mobiliser le coénonciateur comme pôle d’altérité, car l’énonciateur ne peut être à la fois garant de p et de p'.
Cette démarche d’introduire p' et l’exclure par la suite renforce la position de l’énonciateur : nous avons constaté, par exemple, le cas de ‑ndesu où le locuteur insiste sur le fait qu’ils soient venus jusqu’à cet endroit-là, en écartant toutes les autres possibilités dans l’exemple 4.
Même si elle est finalement exclu, l’introduction de p' peut atténuer la force de son propos pour éviter de donner l’impression d’imposer sa position, notamment dans le cas où l’énonciateur n’est pas a priori garant de p : dans l’exemple 5, lorsque le locuteur dit à son interlocuteur qu’il a des choses à discuter avec lui, l’emploi de ‑ndesu marquerait l’intention du locuteur de ne pas trop être brusque, en lui montrant que son interlocuteur n’a pas à connaître le fait qu’il ait des choses à discuter avec lui ; dans l’exemple 14, le locuteur demande à son interlocuteur de confirmer sa supposition selon laquelle celui-ci boit souvent de l’alcool, en anticipant la possibilité qu’elle soit fausse.
L’emploi de ‑ndesu n’est pas adéquat dans le cas 1) où p n’est pas valable pour l’énonciateur, comme dans l’exemple 19 où le locuteur ne se rappelle pas avoir offert la photo à son interlocuteur, et 2) où il n’est pas nécessaire de prendre en considération la valeur p', comme dans l’exemple 10 où le locuteur n’a pas besoin de faire attention à la position de son interlocuteur (par exemple, à savoir s’il en est au courant ou non), en lui annonçant qu’il garde son manteau.
Pour conclure, il est important de souligner que le coénonciateur est un paramètre fondamental pour rendre compte des enjeux énonciatifs d’un marqueur comme ‑ndesu en japonais, en les reconstruisant à partir des éléments linguistiques observables.
Abréviations
ACP. | Accompli |
COND. | Conditionnel |
CONJECT. | Conjecture |
CONN. | Connectif |
COP. | Copule |
DUR. | Duratif |
DAT. | Datif |
IMP. | Impératif |
INTER. | Interrogatif |
LOC. | Locatif |
NEG. | Négation |
OBJ. | Objet |
PASS. | Passif |
POL. | Poli |
PTCL | Particule |
SUJ. | Sujet |
TH. | Thème |
VOL. | Volitif |