Introduction
Le vieillissement démographique se profile comme l’une des transformations sociales les plus significatives du xxie siècle (Broussy, 2013). Selon les prévisions de l’Organisation des Nations unies, d’ici 2050, le nombre de personnes âgées (65 ans et plus) dans le monde devrait doubler, passant de 700 millions en 2020 à 1,5 milliard1. La population vieillissante en Chine connaît une expansion rapide, comme en témoignent les données du Bureau national des statistiques de Chine. En 2021, le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus a atteint 200,56 millions, représentant ainsi 14,20 % de la population totale du pays, contre 9,1 % il y a seulement 10 ans2. Cette croissance rapide de la population vieillissante a d’importantes répercussions sur divers aspects de la société, suscitant notamment une préoccupation majeure liée à l’augmentation de la prévalence de la démence parmi les personnes âgées. La maladie d’Alzheimer (MA) constitue la cause prédominante de démence, représentant entre 60 et 70 % de l’ensemble des affections neurocognitives chez les personnes âgées3. La Chine est particulièrement touchée par cette maladie, avec un nombre alarmant de 9,83 millions de cas recensés chez les individus de plus de 60 ans (Jia et al. 2020). Ainsi, la Chine devient le pays le plus affecté par la maladie d’Alzheimer à l’échelle mondiale.
Cette maladie se caractérise par une réduction des capacités acquises concernant essentiellement l’efficience de la mémoire. Cette pathologie neurodégénérative implique d’une manière récurrente une dégradation des capacités langagières qui compromet ainsi l’interaction du patient avec son environnement. Le diagnostic précoce revêt une importance cruciale pour freiner la progression de la maladie. Les tests neuropsychologiques jouent un rôle déterminant dans le processus de diagnostic clinique en fournissant des preuves confirmatoires pour la détection de la MA et d’autres formes de démence. Pendant la consultation, ces tests, réalisés par les médecins et les patients, se déroulent à travers des séquences de question/instruction-réponse. L’interaction lors de cette phase entre les médecins, les patients et les accompagnants exerce une influence significative sur l’évaluation neuropsychologique et les résultats du diagnostic.
Notre étude s’intéresse au déroulement des consultations mémoire dans les hôpitaux en Chine. D’une part, nous cherchons à identifier l’organisation des séquences au sein de la phase diagnostic et notamment pendant les tests neuropsychologiques, mettant en lumière les caractéristiques interactionnelles et multimodales des participants. D’autre part, il s’agit de rendre apparentes les compétences que les patients mobilisent afin de gérer et accomplir des actions tout au long du processus diagnostic, malgré la perte de mémoire et les troubles cognitifs. Ces indices conversationnels peuvent offrir des indications essentielles au médecin et à l’accompagnant sur l’état cognitif du patient, ainsi que sur sa capacité communicative, préservée mais impactée par la MA. En explorant ces dynamiques, notre étude vise à enrichir la compréhension des interactions complexes qui se déroulent au cours des consultations de mémoire, tout en mettant en avant des pistes significatives pour l’amélioration des pratiques de diagnostic et de la prise en charge des patients.
1. La maladie d’Alzheimer et les troubles de la communication
Les troubles de la communication représentent l’une des manifestations les plus fréquentes de la maladie d’Alzheimer. Les patients subissent plusieurs types de modifications dans l’interaction avec autrui. Selon Manenti et al. (2004), les patients présentent des altérations inégales dans leur langage lors de tâches liées à la phonologie, la dénomination et la syntaxe. Les systèmes sémantiques et pragmatiques sont plus gravement touchés que les aspects phonologiques et syntaxiques. Hoffmann et al. (2010) ont relevé un taux significativement plus élevé d’hésitations chez les patients en phase précoce de la maladie par rapport au groupe témoin en Hongrie. Lors des tâches de lecture à voix haute, les patients éprouvent des difficultés dans la prononciation, la fluidité et montrent une augmentation notable des pauses et de la fréquence des hésitations (Martínez-Sánchez et al., 2013). Dans une étude comparant les discours de 90 patients à ceux de 30 personnes témoins, Cera et al. (2018) ont noté que les patients présentaient davantage de substitutions de voyelles et de consonnes, ainsi qu’une prolongation des syllabes et des voyelles.
Une caractéristique notable de la régression de la communication associée à la maladie d’Alzheimer consiste en des difficultés lexicales. La nomination des mots et la fluidité sémantique sont les problèmes les plus fréquents et qui s’aggravent à mesure que la maladie progresse (Appell et al., 1982 ; Bayles et al., 1987). Sur le plan sémantique, le problème le plus fréquent réside dans l’incapacité à nommer correctement les mots, accompagnée d’une altération de la fluidité sémantique (ibid.). Cette observation a été corroborée par des études portant sur la nomination, l’association d’images et d’objets concrets, les catégories lexicales, ainsi que l’extraction lexicale au cours des conversations (Obler et Albert, 1981 ; Sandson et Albert, 1987). Les obstacles rencontrés par les patients dans la nomination et la fluidité sémantique les amènent à recourir à d’autres stratégies linguistiques pour atteindre leurs objectifs de communication. Par conséquent, ces patients ont tendance à faire un usage plus fréquent d’indicateurs contextuels tels que les pronoms personnels et les adverbes de lieu (Liu et al.,2017).
Le déficit du langage représente un véritable trouble de la communication, influencé par divers facteurs tels que le degré d’atteinte cognitive, les éléments individuels et psychosociaux, les aspects cognitifs et linguistiques ainsi que les facteurs contextuels (Rousseau, 1992, 2009, 2011). En milieu clinique, notamment lors des tests neuropsychologiques, les difficultés langagières, qui reflètent la capacité cognitive, exercent un impact significatif sur les performances du patient. Ce phénomène se traduit par une organisation des séquences à un rythme plus lent et un processus plus complexe.
2. L’organisation des séquences dans l’interaction clinique
L’interaction clinique se présente comme une forme de discours institutionnel où les participants poursuivent des objectifs spécifiques liés à leurs identités institutionnelles respectives (Heritage, 2005). Ainsi, les séquences au cours des rencontres cliniques diffèrent de celles observées dans les conversations quotidiennes où les participants peuvent ne pas avoir de sujets ou de tâches particulières à accomplir. De manière générale, le médecin pose des questions afin d’obtenir des informations concernant les antécédents médicaux du patient, les symptômes et d’autres renseignements médicaux tandis que l’on attend des patients qu’ils fournissent des informations pertinentes dans leurs réponses.
Des études précédentes nous révèlent qu’il existe des schémas d’organisation des séquences relativement stables et récurrents dans ces interactions. La structure fondamentale des échanges question-réponse au cours des entretiens cliniques comprend en général trois parties : (1) une question ou une demande du médecin, (2) une réponse du patient, et (3) une évaluation postréponse ou une reconnaissance suivie éventuellement d’une autre question (Mishler, 1984). Cette séquence constitue une simple paire adjacente de question-réponse où le médecin initie la première partie (First Pair Part : FPP), le patient fournit la seconde (Second Pair Part : SPP) et une expansion postminimale ou sequence closing third (SCT), amorcée par le médecin, intervient pour conclure la séquence. En l’absence d’une évaluation ou d’une reconnaissance explicite de la part du médecin, la question suivante peut simultanément clore la première séquence et amorcer la seconde. Cette structure séquentielle permet au médecin de maîtriser le système de prise de parole et le développement du contenu au cours des interactions (ibid.).
Cependant, dans le contexte des consultations impliquant des patients présentant des déficiences cognitives telles que des troubles de l’apprentissage, l’autisme ou la démence, le processus de diagnostic repose principalement sur des tests neuropsychologiques, caractérisés par des interactions spécifiques. Les items de ces tests sont généralement élaborés selon des échelles de mesure prédéfinies, indépendantes de l’implication du médecin ou du patient, bien que des variations interactionnelles puissent se manifester (Jones et al., 2020). Les consignes et instructions sont préalablement définies, exigeant une stricte conformité de la part du médecin. De plus, les réponses aux tests sont évaluées selon des critères prédéfinis et des réponses incorrectes ou l’incapacité à répondre peuvent représenter une potentielle menace pour la face dans le sens facework de Goffman et l’estime de soi du patient (Saunders, 1998). Des recherches antérieures signalent que ces séquences de tests comprennent également trois éléments distincts : (1) une question ou une indication de l’évaluateur, (2) une réponse du patient, et (3) une réaction de l’évaluateur en troisième position (Marlaire et Maynard, 1990).
Lors de la participation du patient Alzheimer, la séquence de paires adjacentes révèle une complexité accrue. Les manifestations des troubles cognitifs chez les patients se traduisent par des défis dans les interactions, tels que la compréhension des consignes, la formulation des réponses, l’expression de soi et la recherche de termes appropriés (Myrberg et al., 2020). Les réponses du patient à des interrogations apparaissent fréquemment comme étant « non préférées », caractérisées par des difficultés à fournir des informations précises, à répondre à des questions complexes et à exprimer des hésitations ou des réponses telles que « je ne sais pas » (Jones et al., 2016). Certaines études s’intéressent aux tours de parole des patients : Gayraud et al. (2011) montrent que le rythme de parole des patients est plus lent et leur tour plus court, Jones et al. (2016) rajoutent que les patients ont du mal à s’expliquer ou à développer leur pensée lorsqu’ils ont des troubles de mémoire. Néanmoins, la plupart des études sur les patients souffrant d’Alzheimer sont effectuées sous contrôle d’expériences et peu de recherches analysent des situations interactionnelles authentiques ainsi que l’impact de leur déficience cognitive sur l’activité clinique.
3. Méthodologie
Afin d’observer le processus d’interaction entre patients, médecins et accompagnants, nous avons constitué un corpus au sein du service de consultation de la mémoire dans un hôpital situé dans le sud de la Chine. Notre projet a été approuvé par le comité d’éthique de l’hôpital, garantissant ainsi le respect des normes éthiques en vigueur. Tous les patients et accompagnants enregistrés ont donné leur consentement éclairé en signant l’autorisation d’enregistrement.
Nous avons enregistré les interactions de consultation en audio et en vidéo, en incluant une centaine de patients diagnostiqués de la maladie d’Alzheimer. Les enregistrements audio et vidéo fournissent un outil analytique essentiel pour l’exploration des relations humaines, permettant une observation détaillée, répétée, systématique et collaborative de l’organisation détaillée de l’action humaine (Luff et al., 2009 ; Mondada, 2019). Dans cette étude, les enregistrements vidéo des consultations médicales saisissent les interactions authentiques lors des visites au service de neurologie. L’analyse conversationnelle (AC) a été utilisée dans cette étude pour examiner les interactions entre les différents tests neuropsychologiques. L’AC est une approche qualitative, inductive et microanalytique développée dans les années 1960 par Sacks qui offre un cadre descriptif bien développé pour étudier l’interaction conversationnelle et une procédure rigoureusement empirique pour soutenir les analyses (Hoey et Kendrick, 2017). L’AC a acquis une reconnaissance significative dans les études en milieu médical, telles que les interactions avec des personnes atteintes d’aphasie, d’autisme ou de démence.
Les enregistrements vidéo ont été segmentés, annotés et transcrits à l’aide du logiciel ELAN, permettant de souligner les caractéristiques verbales, paraverbales et non-verbales de chaque participant. Pour la transcription, nous nous sommes inspirés des conventions développées par Sacks (1974) et des conventions ICOR du laboratoire ICAR UMR 51914, afin de garantir une précision et une cohérence maximales dans l’analyse des données. Chaque vidéo a une durée moyenne d’une heure. Au début des consultations, le médecin pose des questions aux accompagnants et aux patients sur les symptômes du patient, son vécu, ses conditions de vie quotidiennes et ses inquiétudes concernant les maladies. Par la suite, le médecin réalise des évaluations neuropsychologiques qui permettent d’analyser les multiples domaines des fonctions cognitives du patient : orientation, enregistrement, attention et calcul, rappel, langage, construction visuelle et autres fonctions cognitives.
Parmi les outils d’évaluation couramment utilisés dans la pratique clinique, citons le Mini-Mental State Examination (MMSE), le Montreal Cognitive Assessment (MoCA), le Clinical Dementia Rating (CDR), le Boston Naming Test (BNT), l’Addenbrooke’s Cognitive Examination (ACE) et l’Hamilton Depression Rating Scale (HDRS). Le MMSE est un outil clinique rapide et simple qui permet de quantifier les capacités cognitives du patient. Il évalue différents aspects des fonctions cognitives, notamment l’orientation temporelle et spatiale, la mémoire immédiate et de rappel, l’attention et le calcul, le langage et la capacité visuo-constructive. Un score total sur 30 permet d’estimer le niveau de fonctionnement cognitif du patient, en tenant compte de son âge et de son niveau d’éducation pour interpréter les résultats.
4. L’organisation séquentielle de l’interaction entre patient et médecin
Dans l’interaction entre patient et médecin, la séquence de paires des questions-réponses adjacentes revêt une importance particulière. Nous examinerons d’abord la configuration fondamentale de ces échanges dans le cadre des tests neuropsychologiques, avant d’explorer des formes d’expansion plus complexes et d’en analyser les causes. Cette analyse vise à mieux comprendre les dynamiques de communication dans ce contexte clinique spécifique, ainsi que l’impact de la maladie sur l’interaction entre le patient et le médecin.
4.1. Configuration fondamentale dans l’interaction question-réponse
Une fois qu’une question est posée, une réponse ou une réaction est attendue. Cependant, en raison d’une capacité cognitive réduite, le patient n’est pas toujours en mesure de répondre à la tâche. Examinons l’exemple suivant :
Extrait 1
01 Méd: | wo men shi zai shen me cheng shi/ |
dans quelle ville sommes-nous/ | |
02 (1.0) | |
03 Pat: | heng-heng yang |
heng-heng yang | |
04 (0.4) | |
05 Méd: | en |
d’accord | |
06 (0.5) | |
07 Med: | wo men zhe: shi shen me cheng qu/ |
et dans quel: quartier sommes-nous/ |
Dans l’extrait 1, après avoir demandé au patient s’il sait dans quelle ville il se trouve, le médecin reçoit la réponse « heng yang » à la ligne 3, et le médecin donne un feedback avec « d’accord » à la ligne 5. Cela marque la fin de la séquence de questions-réponses initiée à la ligne 1 (SCT), et le médecin ouvre une nouvelle séquence avec une nouvelle question à la ligne 7.
Cependant, il convient de noter que la réponse « heng yang » est une réponse incorrecte, le patient n’étant pas réellement à Heng yang. Malgré cela, le médecin ne formule aucun commentaire sur cette réponse erronée ni n’initie de processus de correction. À la troisième position, le médecin se contente de réagir avec un feedback neutre « d’accord » vis-à-vis du patient, puis débute la séquence suivante pour poursuivre le test. Dans les séquences de questions-réponses, deux types d’interactions peuvent être distingués en fonction du « statut épistémique » (Heritage, 2012), c’est-à-dire la manière dont les états de connaissance des participants et ce qu’ils savent les uns par rapport aux autres sont perçus comme pertinents dans la conversation. Le premier type est l’« information-seeking question » (Mehan, 1979), où le locuteur cherche réellement à obtenir une information qu’il ne possède pas. Le second type est la « known-information question », également appelée « known-answer question » par Wilkinson (2013), où le locuteur connaît déjà la réponse et cherche à évaluer si son interlocuteur la connaît également. Dans l’extrait 1, nous avons affaire à une question typique à réponse connue. Le médecin adopte une position de connaissance supérieure (K+, selon Heritage, 2012) et tente de vérifier si son interlocuteur peut fournir la réponse correcte. Ce type d’interaction rappelle les échanges en classe entre un enseignant et un élève, où l’enseignant, détenteur du savoir, pose fréquemment des questions à réponse connue pour vérifier si les élèves se trouvent également en position K+. Cependant, contrairement aux interactions entre le médecin et le patient lors d’un test, l’enseignant peut engager une séquence de réparation pour rectifier les réponses des élèves.
Cette intersubjectivité influence considérablement le déroulement de l’interaction de test. En raison de déficits cognitifs, le patient n’est pas systématiquement en mesure de répondre aux questions et peut parfois se trouver même dans l’incapacité de réagir aux interrogations du médecin, comme cela est illustré dans l’extrait 2.
Extrait 2
01 Méd: | jin tian shi ji hao/ |
quel jour sommes-nous aujourd’hui/ | |
02 (1.0) | |
03 Pat: | ji hao: wo-wo jiu mei ji a: |
quel jour: je-je ne m’en souviens pas: | |
04 Méd: | en |
d’accord | |
05 (0.6) | |
06 Méd: | jin tian xing qi ji/ |
quel jour de la semaine sommes-nous/ |
Face à la question du médecin « quel jour sommes-nous aujourd’hui », le patient exprime clairement à la ligne 3 qu’il ne se souvient pas du jour, indiquant ainsi son incapacité à répondre à cette question. Il est important de noter que le patient répète le terme « quel jour » de la question du médecin avant de dire « je ne m’en souviens pas ». Cette répétition suggère que le patient est capable de reformuler les paroles du médecin et a pleinement compris la question, accomplissant ainsi l’acte de réponse. Néanmoins, la réponse du patient se présente sous la forme d’un abandon explicatif, sans que le médecin ne fournisse davantage d’orientation. Ce dernier se contente d’accepter la réponse du patient avec un simple « d’accord » et enchaîne avec la question suivante. Dans nos observations de corpus, des réponses courantes similaires à celles de l’extrait 2 incluent des expressions telles que « je ne sais pas » ou « je ne suis pas sûr ».
Dans les exemples ci-dessus, le médecin émet des commentaires après la réponse du patient à la troisième position (SCT). Néanmoins, toutes les séquences question-réponse ne se conforment pas à cette position. La configuration des séquences d’évaluation peut également prendre la forme d’une simple question-réponse, comme cela est exposé dans l’extrait 3.
Extrait 3
01 Méd: | xian zai shi ji: yue: fen/ |
quel: mois: sommes-nous actuellement/ | |
02 (0.7) | |
03 Pat: | qi yue fen |
en juillet | |
04 (0.7) | |
05 Méd: | jin tian shi ji hao/ |
aujourd’hui c’est quel jour/ | |
06 (1.0) | |
07 Pat: | jin tian shi: san hao |
aujourd’hui c’est: le trois |
Dans l’exemple 3, après que le patient a répondu en affirmant qu’il est en juillet (ligne 3), le médecin a choisi de ne pas évaluer cette réponse. Après une pause de 0,7 seconde, le médecin a immédiatement posé une nouvelle question à la ligne 5. Ainsi, la séquence de question-réponse précédente s’est clôturée et une nouvelle séquence a été initiée, sans que le médecin ne fournisse de feedback sur la réponse antérieure. Cette configuration de séquences de questions-réponses successives, bien que moins fréquente que celles impliquant une évaluation, reste néanmoins l’une des structures fondamentales de l’interaction.
4.2. Configuration avec l’expansion dans l’interaction question-réponse
En plus de la configuration fondamentale de l’interaction question-réponse, les échanges avec les patients atteints de la maladie d’Alzheimer révèlent fréquemment des séquences où des expansions viennent interrompre ou prolonger l’échange. Dans cette section, nous nous concentrons sur deux types d’expansions : les échanges insérés dans la séquence et les postexpansions. Par ailleurs, une absence structurelle dans l’interaction est également observée dans notre corpus. Nous cherchons à déterminer à quel moment et pour quelles raisons ces expansions ou absences se produisent, ainsi qu’à comprendre comment les interlocuteurs y réagissent.
4.2.1. L’interaction question-réponse avec des échanges insérés
La difficulté de compréhension est un problème fréquent chez les patients atteint d’Alzheimer, au lieu de répondre aux questions, ils peuvent procéder à des répétitions partielles ou complètes des questions. C’est dans ces situations que se manifestent des échanges insérés au sein des séquences, comme illustré dans l’extrait 4.
Extrait 4
01 Méd: | xian: zai: shi shen me ji jie/ |
quelle saison sommes-nous actuellement:/ | |
02 (1.2) | |
03 Pat: | ah:::/ |
ah:::/ | |
04 (0.2) | |
05 Méd: | xian zai SHI SHEN ME JI JIE/ |
QUELLE SAISON SOMMES-NOUS actuellement/ | |
06 (1.8) | |
07 Pat: | xian zai a (0.8) wo de gan jue (0.5) zai guang zhou zhe ge di fang zhu jiu le hao xiang (1.4) jiu shi ::: qiu ji a ::: you hao xiang::: (0.8) shi (0.6) fan zheng (1.4) chu (0.9) chu xia (0.7) chun tian he xia tian zhi jian de zhe ge |
actuellement (0.8) j’ai l’impression (0.5) qu’à Guangzhou l’endroit où je vis depuis longtemps c’est comme (1.4) c’est:::l’automne::: enfin ça ressemble aussi à::: (0.8) peut-être à (0.6) enfin (1.4) au début (0.9) au début de l’été (0.7) entre le printemps et l’été |
Dans l’extrait 4, le médecin interroge le patient sur la saison à la ligne 1. Au lieu de donner une réponse directe, le patient, après un délai de 1,2 seconde, réagit par un « ah/ » avec une intonation montante et un prolongement de syllabe. C’est ainsi que la ligne 5 est initiée. Il s’agit d’une séquence de réparation hétéro-initiée, dont la source de trouble n’est pas clairement identifiée. Le « ah/ » du patient pourrait être interprété comme un signe de problème d’attention, de compréhension, d’audition, ou encore comme une stratégie interactionnelle pour dissimuler une difficulté de mémoire ou de cognition. La réaction du médecin à la ligne 5, consistant en une répétition complète de la question, montre comment il a interprété cette réponse. Après un silence de 1,8 seconde, le patient commence sa réponse, marquée par de nombreuses hésitations, pauses et répétitions, ce qui illustre sa difficulté à formuler une réponse.
Les déficits de formulation apparaissent comme une cause majeure entravant le déroulement des séquences de questions-réponses dans les interactions cliniques impliquant la maladie d’Alzheimer. Des problèmes tels que la baisse de l’attention, la diminution de l’acuité auditive et la dégradation de la capacité de compréhension compliquent la réponse des patients aux questions des médecins. Ces derniers tentent de clarifier les questions en réitérant régulièrement leurs demandes. Cependant, les réponses des patients s’écartent souvent de manière significative de la réponse correcte.
4.2.2. L’interaction question-réponse avec des postexpansions
Outre l’expansion insérée, l’interaction question-réponse peut également présenter des postexpansions, comme illustré dans l’extrait 5.
Extrait 5
01 Méd: | xian zai shi: shen me ji jie/ |
quelle saison sommes:-nous actuellement/ | |
02 (1.0) | |
03 Pat: | °hao xiang°(.) shi:(2.2) ba yue |
on dirait°(.) c’est:(2.2) août | |
04 (1.4) | |
05 Méd: | SHEN ME JI JIE/ |
QUELLE SAISON/ | |
06 Pat: | oh(.) wei qiu le |
oh(.) la fin de l’été | |
07 Méd: | en |
d’accord |
Dans cet extrait 5, le médecin pose la question « quelle saison sommes-nous actuellement » et le patient répond après une pause d’une seconde. Le ton hésitant du patient avec « on dirait » et la pause lors de la réponse témoignent d’une incertitude à sa propre réponse. Bien que la réponse « août » ne corresponde pas à la mention antérieure de « saison » dans la question initiale (ligne 1), il existe une certaine corrélation entre « mois » et « saison ». Par conséquent, le médecin ne met pas fin à la séquence à ce stade, mais reformule la question « quelle saison » 1,4 seconde plus tard. Le patient répond avec succès à la question en lien avec la « saison » à la ligne 6 avec « la fin de l’été ». La séquence de postexpansion initiée à la ligne 5 par le médecin est caractérisée par le fait que la réponse du patient, bien qu’ayant une certaine pertinence avec la question, ne correspond pas entièrement à la question, incitant ainsi le médecin à la reformuler et à guider à nouveau le patient pour obtenir une nouvelle réponse.
Dans une interaction ordinaire, la réponse fournie par le patient aurait pu être considérée comme adéquate. Toutefois, le médecin persiste à obtenir une réponse plus précise, ce qui révèle que son objectif ne se limite pas à recueillir des informations, mais plutôt à vérifier la compréhension et les capacités cognitives du patient, comme mentionné dans l’extrait 1. Cette insistance peut être perçue comme une tentative de s’assurer que le patient établit correctement le lien entre le mois d’août et la saison de l’été, une association qui peut ne pas sembler évidente pour les patients souffrant de troubles cognitifs. De plus, cette démarche pourrait être dictée par les exigences d’un test standardisé, lequel n’a pas été conçu par le médecin et ne permet pas d’adaptations flexibles. Si l’item en question exige que le patient identifie la saison actuelle, alors la réponse doit correspondre exactement aux critères établis pour être notée correctement, ce qui influence la structure séquentielle de l’échange.
4.3. Absence structurelle dans l’interaction question-réponse
Outre les complications d’interaction évoquées précédemment, il peut survenir que les patients demeurent dans un état de silence prolongé, ne répondant ni aux interrogations du praticien, ni ne manifestant de réaction, engendrant ainsi une carence au niveau de la structuration de la séquence d’échange. Cette situation est illustrée dans l’extrait 6 mettant en scène un patient originaire d’une région méridionale différente.
Extrait 6
01 Méd: | a shu :/ |
monsieur:/ | |
02 (0.5) | |
03 Pat: | ah::/ |
ah::/((tourne la tête et regarde le médecin)) | |
04 (0.3) | |
05 Méd: | ni zhi dao(.) xian zai shi na yi nian ma/ |
vous savez(.)quelle année nous sommes actuellement/ | |
06 (1.5) | ((Le patient maintient son regard fixé droit devant lui, sans répondre)) |
07 Acc: | XXXXX ((traduit la question du médecin en dialecte de la province de Hainan)) |
08 Méd: | ni zhi shi fan yi(.) bu ti xing (.) a |
vous ne faites que traduire(.) ne donnez pas d’indications(.) ah | |
09 Acc: | oh oh (.) XXXXX ((se tourne à nouveau vers le patient, traduit à nouveau la question du médecin en dialecte de la province de Hainan)) |
10 (3.0) | ((Le regard du patient reste fixé devant lui, sans y répondre)) |
11 Méd: | zhi dao ma/ |
savez-vous/ | |
((six lignes omises au milieu, l’accompagnant tente de guider le patient avec le dialecte pour y répondre)) | |
18 Acc: | ta da bu chu |
il n’arrive pas à y répondre ((secoue la tête)) |
À la ligne 1, le médecin s’adresse au patient en l’appelant « monsieur » pour capter son attention. Après s’être assuré que le patient l’écoute, il pose la question « vous savez quelle année nous sommes actuellement » à la ligne 6. Au départ, le patient regarde le médecin, mais son regard dérive progressivement vers le mur en face de lui, tout en restant silencieux. Deux hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette réaction : soit le patient ne comprend pas la question posée en mandarin standard en raison d’une barrière dialectale, soit il est incapable de formuler une réponse en raison de ses capacités cognitives diminuées. L’accompagnante intervient alors pour traduire la question du médecin en dialecte de la province de Hainan (ligne 7) dans le but de faciliter la compréhension. Toutefois, le médecin, à la ligne 8, lui rappelle qu’elle ne doit pas fournir d’indications. Malgré cela, l’accompagnante répète la question en dialecte de Hainan (ligne 9), mais le patient continue de rester silencieux, fixant toujours le mur sans prêter attention aux autres participants (ligne 10). Malgré plusieurs tentatives d’intervention de la part du médecin et de l’accompagnante, le patient ne répond pas. Finalement, l’accompagnante informe le médecin que le patient « ne peut pas y répondre » (ligne 18).
Lors de la phase de diagnostic, l’absence de réponse ou le manque de coopération du patient est également une manifestation clinique de la détérioration cognitive, souvent en lien avec la gravité de la maladie. Le patient adopte une attitude passive au cours des échanges, prenant de moins en moins souvent la parole, voire refusant les tours de parole qui lui sont alloués. Cette situation conduit souvent à une intervention de la part de l’accompagnant qui devient un participant actif dans l’interaction en coréalisant les séquences de question-réponse avec le patient et le médecin. Le dialogue se transforme ainsi en trialogue. L’accompagnant, souvent un membre de la famille, peut également jouer un rôle d’interprète, comme dans ce cas, car il connaît bien la situation du patient et souffre également des conséquences de la maladie sur la dynamique familiale.
Conclusion
Les séquences de question-réponse dans le contexte de l’interaction clinique avec des patients atteints de la maladie d’Alzheimer adoptent généralement les caractéristiques organisationnelles typiques de la communication médicale. Elles se caractérisent par des échanges consécutifs de question-réponse avec une extension minimale sous la forme de question-réponse-feedback. Cependant, à la différence des interactions médicales habituelles, le médecin assume ici la fonction d’évaluateur, entraînant une transition vers une dynamique d’interaction évaluateur-évalué. Cette dynamique rappelle celle d’une interaction pédagogique comme celle entre un enseignant et un élève, où les questions posées relèvent principalement du type « known-answer questions », visant à vérifier si l’évalué possède des connaissances et est capable de les verbaliser. Toutefois, alors que l’interaction en milieu éducatif peut souvent engager des séquences de réparation pour corriger ou clarifier les réponses des élèves, l’interaction entre le médecin et le patient atteint d’Alzheimer vise principalement à recueillir des informations de diagnostic pertinentes. Par conséquent, lorsque le patient fournit des réponses, qu’elles soient incorrectes ou qu’il se refuse à répondre, le médecin les accepte généralement et poursuit avec la séquence de question-réponse suivante.
En raison de la dégradation des capacités cognitives, la participation du patient induit des expansions dans le cours des échanges. Deux types d’expansions ont été principalement examinés : l’expansion insérée et la postexpansion. La première se produit lorsque les patients, en raison d’une attention dispersée, d’une perte auditive ou de difficultés de compréhension, demandent des clarifications en répétant partiellement la question ou en utilisant une intonation interrogative. Cependant, notre analyse révèle que la précision des réponses des patients après de telles expansions reste souvent faible. La seconde est généralement initiée par le médecin et intervient lorsque ce dernier doute de la réponse du patient. À mesure que les capacités cognitives du patient diminuent, ses compétences expressives se détériorent également, affectant la phonétique, le lexique, la sémantique et la syntaxe, ce qui entraîne des problèmes tels que le bégaiement, les réponses hors sujet, ou encore de longues pauses et hésitations. Cette détérioration initie ainsi une postexpansion. À mesure que la maladie progresse et que le patient perd partiellement ou totalement la capacité d’interagir avec son environnement, un manque de structure peut être observé dans l’interaction. Après une question du médecin, le patient peut rester silencieux, ignorer la question ou refuser de répondre, ce qui nécessite souvent l’intervention d’un accompagnant pour reprendre la conversation.
Le processus diagnostic constitue une étape cruciale dans la gestion de la maladie d’Alzheimer, mais sa complexité impose des exigences et des défis considérables aux professionnels de santé. Bien que les tests neuropsychologiques aient été validés par un consensus d’experts après de nombreuses années de pratique clinique, nos analyses mettent en évidence des variations significatives dans les interactions des patients. Cela souligne la nécessité pour les médecins de prendre conscience des conséquences interactionnelles lors des consultations cliniques, en tenant compte des spécificités de chaque patient. Dans le contexte du vieillissement accéléré de la population en Chine, la promotion intensive du dépistage cognitif devient à la fois urgente et incontournable. La mise en œuvre d’évaluations efficaces, adaptées aux caractéristiques spécifiques de la population âgée en Chine, constituera l’un des principaux défis dans la gestion du vieillissement dans le pays.
Conventions de transcription
(0.3) | durée du silence en dixièmes de seconde |
(.) | micro-pause |
:, ::, | son prolongé |
/ | intonation montante |
° ° | parole nettement basse ou douce |
- | coupure ou auto-interruption |
XX | inaudible ou incompréhensible |
(( )) | description d’une action |
MAJ | son souligné |