La vita di una persona consiste
in un insieme d’avvenimenti di cui l’ultimo
potrebbe cambiare il senso di tutto l’insieme
Italo Calvino, Mr Palomar
... Il n’est pas, je le sais,
de route en ligne droite,
Seul un grand labyrinthe
de carrefours multiples
Federico Garcia Lorca, Poésies V,
« Les ponts suspendus »
Les contributions à ce volume découlent de deux journées d’études organisées par les doctorants du LARHRA. Investis dans la préparation de ces échanges, ils se sont fixés tout d’abord l’objectif de trouver des axes transversaux permettant de donner lieu à un débat ouvert au plus grand nombre des jeunes chercheurs pouvant inscrire leurs travaux dans les différents axes proposés : les parcours individuels, les parcours collectifs et l’analyse des trajectoires à partir des espaces public et privé ont donné lieu à ce volume que nous avons intitulé Espaces et constructions de soi : entre le libre arbitre et le déterminisme. Eu égard à l’attention portée à la place des individus dans la société et à leurs interactions, nous avons retenu l’acteur comme point de départ d’une réflexion commune en recherche historique. Ces rencontres ont été le fruit d’un certain nombre de réunions mensuelles mises en place depuis octobre 2010 entre les doctorants des différentes équipes du LAboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes.
Comment définir l’individu sans la relation mixte et indissoluble à l’espace et à l’expression de sa volonté ? Dans quelle mesure est-ce le libre arbitre qui définit ses choix ? Quelle place laisser à la contrainte et au déterminisme ? Au-delà de l’aspect philosophique de ces divers éléments, ces questionnements intéressent les sciences humaines et sociales, et particulièrement l’histoire, dans la mesure où ces éléments supportent la question identitaire. Le but est donc de présenter, au moyen de divers cas d’espèce tirés des recherches personnelles de doctorants, les supports sur lesquelles ces constructions se matérialisent.
Dans un premier temps, nous avons songé à interroger uniquement la notion de « trajectoire », sans être toutefois en mesure d’apporter une justification méthodologique forte nous permettant de marquer une préférence par l’utilisation de ce concept au moment d’analyser la construction des identités individuelles et collectives. Krisztof Pomian utilise le concept de trajectoire dans son ouvrage L’ordre du temps pour expliquer les rapports entre la possibilité de sa détermination et la définition de la topologie du temps à travers la « chronosophie1 ». Il précise qu’« une trajectoire, cyclique ou linéaire, ne nous est jamais donnée au point de départ dans son intégralité. Pour l’appréhender comme un tout, il faut attendre qu’elle s’accomplisse […] ». Le vocable trajectoire est également utilisé en géométrie ou en mécanique pour signifier la courbe ou la ligne décrite par quelque chose en mouvement. Suffisamment répandu en sociologie, le terme trouve son application lorsqu’il s’agit d’analyser des « trajectoires sociales » dans les rapports familiaux et amicaux, dans les processus migratoires et dans ceux de construction identitaire2. Selon cette optique, Pierre Bourdieu3 considère que l’analyse d’une trajectoire fait référence à celle des positions successives occupées par un agent au cours du temps. De même, la trajectoire des individus comme partie intégrante d’un groupe est prise en considération par la science politique4.
Compte tenu de cette évolution, il devenait intéressant d’explorer les contours d’une telle approche en histoire. D’ailleurs, nous avions remarqué l’emploi de plus en plus courant de cette notion en discipline historique5, y compris dans sa dimension individuelle6.
Toutefois, le déterminisme supposé de « trajectoire » a soulevé de nombreuses réticences lorsque la question d’organiser des journées d’études autour de cette thématique fut soumise à approbation. Dans une discussion à laquelle ont assisté plusieurs doctorants du LARHRA, organisée par notre collègue Fanny Galot, nous avons accueilli le professeur émérite Michelle Zancarini-Fournel. À la fin de son exposé nous avons pris conscience de la difficulté qu’impliquait le choix de ce terme. Afin de contourner cette difficulté nous avons décidé d’inclure les catégories conceptuelles de « parcours » et d’« d’itinéraires », ce qui nous permettait d’inclure la pluralité d’accidents possibles qui se présentent dans la vie d’un acteur et nous gardait d’imposer un chemin tracé sur une ligne prédéterminée dans le débat réflexif que nous souhaitions mener. Il nous a donc semblé historiquement plus judicieux de lancer un appel à communication pour une première journée d’études autour d’une notion qui résonne avec celle de chemin, de circuit mais surtout des accidents événementiels pouvant détourner, contourner ou tout simplement déterminer les histoires de vie individuelles, ou les répercussions des individus sur le collectif. Nous avons donc décidé de retenir la thématique suivante : « parcours individuel, parcours collectif, parcours du jeune chercheur ».
Cette première journée d’études s’est tenue à l’ISH, le 5 décembre 2011. Nous avons dégagé deux axes majeurs. Tout d’abord « parcours et acteurs, parcours de vie, parcours professionnels et construction de l’individu », puis « parcours des entités collectives – configuration des réseaux ». La première partie de la journée a été consacrée au premier axe : Comment se construisent les parcours des acteurs et des actrices ? Quel commencement et quelle fin choisir pour qu’une histoire de vie ou des histoires de vie aient un sens ? Quelles ruptures, quelles continuités, quels temps morts, pouvons-nous envisager ? Selon quels critères ?
Pour ce premier axe de réflexion, il a été question du poids des acteurs dans le fonctionnement des institutions. Trois contributions ont été faites en ce sens : la première sur l’histoire des notables de la France du XIXe siècle, la deuxième relève des réalisations en faveur de la vieillesse, toutes deux inscrites dans le courant de l’histoire sociale ; finalement, une troisième contribution ayant trait à l’histoire des relations franco-vénézuéliennes dans le tournant des années 1950. Nous trouverons donc, inscrits dans cet axe, l’article de Gabriel Garrote qui analyse l’exemple d’un parcours inattendu et pluriel dans son inscription géo-institutionnelle : celui de Claude Arthaud (1769-1840), comte de La Ferrière et éphémère chambellan de l’empereur. Deuxièmement, Martha Gilson expose le parcours professionnel de Philomène Magnin (1905-1996), actrice lyonnaise, syndicaliste, conseillère municipale et régionale, fondatrice et membre de plusieurs associations conçues à l’échelle locale. Finalement, nous avons repris l’itinéraire de l’ambassadeur français Pierre Arnal à Caracas (1952-1954), à une époque clé dans l’histoire des relations franco-vénézuéliennes, car décisive pour renforcer des relations distendues et assurer l’influence culturelle de la France au Venezuela.
Le deuxième axe, « parcours des entités collectives - configuration des réseaux », nous a offert la possibilité d’approcher la notion de « prosopographie » à travers une analyse des approches individuelles au sein du collectif : les ruptures, les changements opérés au sein de la configuration d’un parcours collectif. Catherine Déchelette-Elmalek a su nous faire apprécier le concept des trajectoires appliqué à l’histoire du judaïsme, et plus précisément, rapproché sur les communautés juives de Lyon. Le processus d’acculturation qui découle de la nature même du peuple juif donne sa pertinence au concept de « glocalisation », « entendu comme alliant les tendances générales aux réalités locales ».
Enfin, Yves Moreau, doctorant en histoire moderne, a repris les trois concepts qui se trouvaient à l’origine de notre réflexion : parcours, itinéraires et trajectoire en y apportant celui de rhizome et en signalant l’importance de l’aspect géographique de l’analyse.
Un concept ne prend son sens que lorsqu’on s’en sert. Cela suppose donc un nécessaire et exigeant travail de définition, des choix à opérer dans son approche, et une application rigoureuse. Par ce travail sur les concepts, nous avons souhaité élargir notre discussion à l’ensemble des doctorants de notre laboratoire, Ce travail épistémologique a permis une discussion entre tous les doctorants du laboratoire, au-delà de la diversité de leurs sujets comme de leurs méthodes de travail. L’approche méthodologique, et non thématique, du sujet a permis par ailleurs d’échanger avec des doctorants d’autres laboratoires comme le L.E.R. (Laboratoire d’Études Rurales) ou le Centre Max Weber. Nous espérons à l’avenir poursuivre ces échanges avec ces laboratoires de sciences humaines et sociales.
Les discussions suivant les communications des doctorants ont clairement montré tous les problèmes liés à l’application et à l’interprétation du concept de parcours dans nos travaux respectifs. Le parcours, l’itinéraire, la trajectoire peuvent poser problème en raison de leur déterminisme alors que les acteurs, individuels ou collectifs, que nous étudions sont marqués par l’imprévisibilité de la vie et ses aléas. Mais une analyse de ces trois concepts permet toutefois de comprendre le positionnement des acteurs dans l’espace public où leurs actions s’insèrent. Les interactions entre leurs prises de position, leur œuvre et les accidents qu’ils rencontrent avec tout ce qui relève de leur vie privée peuvent être aussi prises en compte, car, dans certains cas, déterminantes pour le déroulement d’un parcours de vie.
Il faut donc se méfier de toute interprétation téléologique du concept de parcours, l’imprévu et l’incertitude échappant toujours aux schémas interprétatifs simplistes. Néanmoins, il ne faut jamais perdre de vue qu’un individu est le produit d’un contexte social et culturel ; et son parcours dépend en partie de la nature même du « capital » social, culturel, économique. L’exemple de Philomène Magnin nous montre que le parcours engagé de cette figure syndicale et sociale lyonnaise dépendait en partie d’un substrat familial et religieux militant qui l’incita à agir dans des structures syndicales et associatives.
L’action d’un individu dans une structure collective n’est pas fixée à l’avance. Toute structure est le produit de rapports de force, de tensions, de ruptures, ou de consensus dans un espace social donné entre individus ou entre acteurs collectifs7 (lobbies, partis, politiques associations, institutions formelles et informelles). Le parcours individuel est influencé, autant qu’il influence l’espace collectif où il s’insère. Pas d’acteurs collectifs sans individus, et pas d’acteurs individuels sans structures collectives. Il en va de même pour le concept de parcours. En ce sens, la méthode comparatiste est récurrente dans l’étude des parcours individuels afin de saisir les spécificités du cheminement suivi par un acteur, dès lors que celui-ci ne s’inscrit pas dans la trajectoire généralement suivie par des pairs.
La diversité des communications a permis de montrer la variété des approches du concept de parcours ; mais ces parcours s’inscrivent aussi dans un espace géographique concret. Le parcours d’un notable dans l’espace régional du Beaujolais et du Lyonnais de la première moitié du XIXe siècle, est tout aussi marqué par des circonstances occasionnelles ou provoquées que l’itinéraire du diplomate Pierre Arnal, retracé à l’échelle intercontinentale entre Amérique et Europe à partir de sa correspondance épistolaire. L’historien ne doit jamais faire l’économie d’une projection spatiale de son objet d’études, par l’évidence qu’un parcours est aussi une déambulation dans un espace délimité, où s’établissent des échanges.
La notion du parcours pose aussi la question plus générale des relations que les acteurs entrÉtiennent par leurs pratiques. L’attention est donc portée sur l’analyse du contexte. Ainsi la peregrinatio academica de la jeunesse aristocratique européenne permettait de nouer des relations amicales et épistolaires connectées en vastes réseaux composés de savants et d’érudits. Le concept de contexte « glocal » est introduit à juste titre pour unifier les réalisations du contexte local aux enjeux plus généraux d’une réalité globale, stigmatisant, dans le cadre de l’étude que nous présentons dans cette publication, l’identité juive.
L’individuel et le collectif ne sauraient par ailleurs se comprendre séparément. Dès lors, l’étude du concept « parcours » met en scène une dialectique du singulier et du groupe qui s’influencent et se modifient réciproquement, sans que l’un soit dissociable de l’autre. Il ressort des trois premières communications.
Dans cette perspective, le concept de parcours nous a permis de saisir une facette parmi d’autres des identités individuelles comme collectives des acteurs et d’ouvrir le débat sur la pertinence et la possibilité d’application des concepts de trajectoire et d’itinéraire, selon l’approche choisie et l’objet analysé.
Suite aux débats auxquels donnèrent lieu les interventions sur ces catégories conceptuelles de parcours, trajectoires et itinéraires, nous avons dégagé l’intérêt de poursuivre notre questionnement en faisant le trait d’union entre l’individu et son espace d’action ce qui nous a permis de nous pencher sur les contours de leurs agissements au travers des concepts de « sphère publique » et de « sphère privée ». La question de saisir l’histoire des hommes à partir du partage opéré entre les sources intimes (relevant de la sphère privée) et les sources officielles (relevant de la sphère publique), et l’utilité de ce croisement apparaissaient comme évidentes. Considérant un certain nombre d’études réalisées autour de ce qui oppose le public du privé, il semblait pertinent d’interroger la notion de « sphère publique », dès lors qu’elle intégrait des hommes qui agissant selon certaines motivations devenues visibles à la lumière des écrits du for privé. Il nous a donc paru naturel de tenter d’établir un dialogue autour des méthodes appliquées pour le décryptage des sources relevant de ces deux sphères (publique et privée). En quoi ce croisement était nécessaire à la saisie du sens des actions déployées à une époque donnée et quelles furent les motivations – personnelles ou publiques – des acteurs ?
Hannah Arendt soulignait autrefois que…
… l’homme qui n’avait d’autre vie que privée, celui qui, esclave, n’avait pas droit au domaine public, ou barbare, n’avait pas su fonder ce domaine, cet homme n’était pas pleinement humain. Quand nous parlons du privé, nous ne pensons plus à une privation et cela est dû en partie à l’enrichissement énorme que l’individualisme moderne a apporté au domaine privé. Toutefois, ce qui paraît plus important encore, c’est que de nos jours le privé s’oppose au moins aussi nettement au domaine social (inconnu des Anciens qui voyaient dans son contenu une affaire privée) qu’au domaine politique proprement dit. Événement historique décisif : on découvrit que le privé au sens moderne, dans sa fonction essentielle qui est d’abriter l’intimité, s’oppose non pas au politique mais au social, auquel il se trouve par conséquent plus étroitement, plus authentiquement lié8.
Une seconde journée d’études s’imposait. Elle a donné lieu à une discussion ouverte et pluridisciplinaire, permettant de rénover et de dynamiser le dialogue entre les doctorants. Cette seconde journée, ayant pour thème « regards croisées sur la sphère publique et la sphère privée en sciences humaines et sociales », a eu lieu le 29 mai 2013. La participation d’intervenants rattachés à d’autres laboratoires a constitué un apport considérable au débat qui s’est tissé, donnant lieu à une exposition des différentes méthodes servant à approcher un objet qui n’a pas cessé de susciter l’intérêt des chercheurs. Au cours de cette journée d’études, avons constaté l’intérêt de la réflexion autour des concepts « sphère publique » / « sphère privée » dont la bipolarité n’est plus caractéristique, étant donné l’abolition des contours qui limitaient les espaces public et privé dans la société moderne.
Comme le rappelle François-Xavier Guerre, la réflexion que les chercheurs en sciences sociales et humaines ont entreprise à partir des années 1970 et 1980, poussés par l’intérêt qu’éveillaient les problématiques de La Nouvelle Histoire, a déjà fait couler de l’encre9. Elles s’avèrent d’autant plus complexes que le nombre de variables à prendre en considération pour essayer de saisir les limites entre le public et le privé dans une société déterminée est changeant selon les diverses époques dans lesquelles le chercheur se positionne, de même que les pratiques culturelles acceptées par cette société qu’il a choisi d’étudier.
Suivant la vision des auteurs classiques, tels Aristote et Cicéron, la vie de l’homme en société lui impose de s’investir dans la vie de la cité, de mettre en œuvre ses qualités politiques. D’après cette conception, le découpage entre les deux espaces, le public et le privé, se situerait en quelque sorte dans les limites du foyer et la place publique. Ce modèle historiographique correspond à celui proposé le siècle dernier par le sociologue Jürgen Habermas avec sa thèse L’espace public (1964). Cependant, dans la relecture qu’il propose dans sa préface à la réédition de 1990, Habermas avait précisé qu’« un espace public fonctionnant politiquement […] dépend aussi du soutien de traditions culturelles, de modèles de socialisation, d’une culture politique propre à une population habituée à la liberté »10. De ce fait, l’application de sa théorie demeure pertinente uniquement à son terrain d’étude ; c’est-à-dire, aux contextes propres au développement et aux évolutions de l’État anglais, français, allemand, du XVIIIe au XXe siècle.
The Yorck Project : 10.000 Meisterwerke der Malerei, DVD-ROM, 2002,
Masaccio, Visite de la pépinière, Tondo,
François-Xavier Guerre précise à juste titre, dans l’introduction d’un ouvrage collectif consacré à la question de l’espace public dans le monde ibérique, que l’attention doit être d’abord portée sur le problème lexical que pose le problème qui fait l’objet de son étude :
Le public nous renvoie toujours à la politique : à la manière de concevoir la communauté comme association naturelle ou volontaire ; au gouvernement ; à la légitimé des autorités. Loin d’être uniquement le qualificatif neutre et pratique d’un « espace » ou d’une « sphère » qui s’oppose toujours, de façon implicite ou explicitement au champ du « privé », à la sphère des individus et des familles, des consciences et des propriétés, le public est dans le même temps sujet et objet de la politique. [… Mais] le problème n’est pas purement terminologique. Au contraire, il renvoie à quelque chose de plus fondamental : à la manière dont les hommes d’une époque donnée se concevaient à eux-mêmes, agissant en accord avec cette autodéfinition11.
Suite à l’énumération d’une série de critiques soulevées à l’encontre du modèle proposé par Habermas, dont la plus importante est celle de la limitation du terrain d’étude de son enquête – la France, l’Angleterre et l’Allemagne – il propose de considérer le public dans la pluralité des espaces divers qui l’intègrent : la rue, la place, les bâtiments publics, le café et la ville ; où les individus convergent, communiquent, échangent et se trouvent en interaction.12
Dans un autre ordre d’idées, ces considérations et leur application à la société dite occidentale et, plus particulièrement, à celle qui a hérité quant à son organisation juridique et politique de la civilisation gréco-latine, nous renvoient également à la division qui s’opère entre le droit public – lequel comprend le droit qui régit les actes de l’administration et des institutions de l’État, ainsi que celui qui régule les relations des États entre eux et des organismes internationaux, et le droit privé – appelé aussi droit civil – qui intègre le droit des personnes, le droit des biens, le droit des régimes matrimoniaux, le droit de la famille et le droit des successions.
Cette division, à première vue assez précise et catégorique, n’est pas pour autant définitive. Elle soulève au contraire un bon nombre de questions, parmi lesquelles le fait que certains actes de la vie privée possèdent, en réalité, une dimension publique ou cérémonielle inscrite dans la tradition. De la même manière, se pose la question de l’esprit qui anime l’obligation d’insérer ces actes au Registre civil et sur l’institution de ce registre en elle-même. En effet, cette volonté, expressément guidée par le besoin de rendre ces actes « publics et notoires », a pour objectif d’écarter toute possibilité de fait délictueux, comme par exemple l’usurpation d’identité ou la bigamie.
D’autres interrogations viennent également s’ajouter aux difficultés soulevées par une division trop figée du système des normes sociales, comme celle de savoir pourquoi le droit commercial est intégré au droit privé. Alors que le commerçant réalise son activité dans l’espace public par exemple, l’entreprise est considérée comme une personne morale du fait de ses activités et des responsabilités qui en découlent. À la différence des actes de l’état civil, la publicité des actes des sociétés commerciales soumises à une procédure de redressement judiciaire est repoussée au motif de devenir préjudiciable. Par ailleurs, on observe un lien très étroit entre la figure du redressement judiciaire et le droit du travail. Mais ce dernier est intégré dans une nouvelle catégorie appelée « le droit social ». Cette définition semble convenir et tempère la confusion des sphères juridiques que nous venons d’exposer et qui, finalement, se rapportent aux mêmes catégories abordées en sciences humaines et sociales. Le droit social a donc la prétention de dépasser la simple division que traditionnellement on avait employée en matière juridique pour distinguer le public du privé.
Cette nouvelle catégorie du « social » apparaît à juste titre comme la plus adéquate pour apporter de nouvelles réponses aux phénomènes de confusion qui s’opèrent dans la société moderne entre l’espace public et l’espace privé. Ce tableau a été remarquablement retracé par Hanna Arendt dans son ouvrage The human condition, paru en 1958. Hannah Arendt définit le privé comme un monde clos, s’opposant à l’espace public. Comme le note Michelle-Irène Brundy, pour Arendt l’avènement du social aurait entraîné la disparition d’une délimitation claire entre la sphère publique et de la sphère privée. L’intimité serait une formation récente, produite par une certaine configuration historique13.
Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt propose la remise en valeur de la vita activa – le travail, l’œuvre et l’action, reléguée au second plan par la tradition philosophique principalement orientée sur les aspects de la vita contemplativa. L’objectif d’Hannah Arendt est celui de redonner à cette première dimension l’importance qu’elle mérite, puisqu’elle est en rapport avec le besoin humain de laisser une trace derrière soi après la disparition physique. La première partie de cette étude philosophique touche donc à la distinction conceptuelle entre le domaine public et le domaine privé du point de vue de leur signification politique.
L’essentiel de la réflexion d’Hannah Arendt consiste à faire remarquer que la société, à tous les niveaux, exclut la possibilité de l’action et exige de chacun de ses membres un certain comportement, à travers l’imposition de nombreuses règles orientées à « normaliser » ses membres, « à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires ». Les évolutions introduites par la société de masse conduisent à l’anéantissement des initiatives individuelles, spontanées et donc à la disparition du domaine public car elle ne laisse plus de place à ce qui mérite d’apparaître publiquement : une authentique préoccupation de ses membres pour l’immortalité, à laquelle on voit se substituer la préoccupation du cycle vital propre à la société de consommation (production et consommation). D’après Hannah Arendt la sécularisation de la société et le progrès scientifique se trouveraient à l’origine de cette inertie totale, inhérente à la condition de l’homme et tellement fondamentale pour son avenir. De même, ce qui devrait rester privé est exposé publiquement avec l’avènement du social.
À la fin de notre deuxième journée d’études, nous avons pu effectivement observer que les dimensions à partir desquelles les notions du public et du privé pouvaient être envisagées différaient, quant à leur contenu, d’une réalité historique et culturelle à l’autre. Une grille d’analyse construite à partir du simple binôme sphère publique / sphère privée, comporte des risques, notamment lorsqu’il s’agit d’aborder une étude de la société à l’époque la plus immédiate. De même que la philosophe Hannah Arendt le remarquait à la fin des années 1950, nous considérons que les changements sociaux intervenus à la fin de la Seconde guerre mondiale ont fait, des espaces public et privé, une nébuleuse de matières ayant trait au comportement humain dont il devient de plus en plus difficile de distinguer les formes et les bornes, tellement l’individuel a pris le dessus sur le collectif.
Ce qui pouvait être vu auparavant comme appartenant à la sphère intime et par conséquent privée est plus facilement exposé de nos jours, sans que cela implique pour autant un acte de reconnaissance ou un signe d’identification qui distinguerait une notabilité sociale comme à l’époque antique et moderne.
Par ailleurs, nous avons remarqué que l’uniformisation d’une organisation de la vie privée selon les paramètres de la société moderne et occidentalisée, de plus en plus répandus, amoindrit le besoin de codification sociale qui était employé dans le passé afin d’accomplir une « mission civilisatrice ». Ces différences intéressent aujourd’hui les études comparatives d’aires culturelles très différenciées.
Contrairement à ce qui arrivait dans le passé, l’intimité émerge aujourd’hui comme s’il s’agissait d’une forme de contestation allant de pair avec une exigence de renouveau social. Ainsi, nous pourrions considérer comme achevée l’étape de transition marquant la fin du binôme sphère publique / sphère privée, avec l’introduction de la catégorie conceptuelle du « social ». À la place, l’hypothèse de la mise sur pied d’un modèle où chaque événement de la sphère intime devient facilement « publiable » grâce aux progrès technologiques de notre époque, trouve sa pertinence. Le nouvel être social se verrait confronté à une espèce de « cyberdépendance » qui contrasterait ouvertement avec les règles généralement acceptées pour encadrer le comportement des hommes et des femmes en public et en privé ; ce qui renforce l’hypothèse de la fin du binôme. Par ailleurs, l’on constate que les outils numériques instrumentalisent une dilution de l’intime dans le cyberespace, ce qui renforce l’idée de nécessité de publicisation dans la définition de soi et dans la construction d’une individualité qui, en réalité, reproduirait le comportement de la masse.
Nous n’avons malheureusement pas eu d’intervenants issus des sciences de l’urbanisme, mais il aurait été intéressant encore une fois de croiser les regards sur les évolutions que les notions d’intime/privé et du public ont souffert dans la planification et la conception des espaces urbains à la lumière des œuvres architecturales. À Lyon, le quartier de Confluences est un exemple qui montre bien ce virement que nous évoquons dans le paragraphe antérieur vers une publicisation de plus en plus prenante. Ainsi, les nouvelles formes des murs vitrés que compose la façade des bâtiments érigés dans ce quartier, qu’il s’agisse des structures destinées au public – comme l’immeuble de la Banque de France conçu par le groupe SOHO – ou bien des logements privés – comme les immeubles situés autour de la Darse –, contrastent de manière criante avec les immeubles du Vieux-Lyon, ou encore avec ceux un peu plus modernes situés dans le 6e arrondissement. Ce genre d’évolutions pourrait être l’indicateur d’une envie ou un besoin de « s’exposer » de plus en plus présent dans notre société globalisée. Ce constat permet de nous interroger sur les nouvelles formes de sociabilité et les mobiles de cette volonté de plus en plus marquée à la publicisation de la vie privée.
Enfin, s’il est difficile d’assurer que la distinction entre le public et le privé soit apportée par des points de repère qui traditionnellement découlaient de l’intimité, ces concepts sont toujours d’actualité. La nouvelle piste de réflexion pourrait se situer désormais dans un choix personnel, se traduisant par l’acceptation ou l’opposition de l’individu à adopter les nouveaux codes de conduite sociale. Ces derniers pouvant être identifiés, comme jadis le furent l’adoption de mœurs occidentales, à des effets de mode donnant naissance à de nouveaux phénomènes d’interaction, tels que les « réseaux sociaux en ligne ».
Nous avions donc une série de questionnements autour des différents concepts intimement liés, dès lors qu’ils permettent d’analyser les trajectoires individuelles ou collectives acteurs dans leurs processus de construction identitaire. La publication que nous présentons dans cette édition des Carnets du LARHRA réunit des articles préparés par certains des intervenants présents à ces deux journées d’études. Ils ont été préparés à partir des interventions retenues lors des deux appels à communications lancés en 2011 et en 2012. Les thématiques proposées étant connexes ont permis de préparer ce volume qui, nous espérons permettra de proposer de nouveaux axes thématiques et de nouvelles discussions. La suite logique de ces débats laissant en suspens par exemple une réflexion autour des « réseaux ».
Nous avons divisé ce volume en deux parties : une première partie, que nous avons intitulée « constructions de soi », recueille les articles qui portent sur les constructions individuelles ou collectives. Dans une seconde partie nous avons réuni les articles portant sur les « mobilités individuelles ou collectives et [les] trajectoires des acteurs dans l’espace ».
Nous souhaiterions exprimer la grande satisfaction que nous avons éprouvée en organisant ces journées d’études. Celle-ci n’aurait jamais pu se produire sans le travail commun entrepris par les doctorants du LARHRA à l’issue de l’Assemblée Générale de 2010. Ces deux journées de réflexion représentent l’aboutissement de leurs efforts. Nous aimerions donc remercier tous les collègues qui ont contribué à cette réalisation : Fanny Gallot, docteur en histoire contemporaine travaillant sur le genre, Michel Merle, ancien doctorant en histoire moderne, Martha Gilson pour leur implication dans l’organisation de la première journée autour du thème « parcours ». Nous remercions aussi Tony Côme, doctorant histoire de l’art à Grenoble, qui est intervenu aux journées « parcours » présentant une communication intitulée : « Susciter l’accident transdisciplinaire : frictions, collisions et déviations des trajectoires artistiques, au moment de la Post-Modernité ». Nous aimerions remercier également Virginie Blum pour son intervention à la journée « sphère publique / sphère privée », consacrée à l’analyse des activités entreprises par les professionnels chargés de l’accompagnement des personnes âgées, à partir d’une grille d’analyse renouvelée.
La participation d’enseignants-chercheurs à la journée « sphère publique / sphère privée » a contribué à enrichir et souder les échanges avec les jeunes chercheurs. Nous remercions vivement Philippe Martin d’avoir apporté des pistes de réflexion utiles aux doctorants avec sa communication sur les écrits du for privé. Le questionnement relevant des études menées à partir de ces écrits a inspiré la thématique proposée pour le troisième axe de discussion de la journée du 29 mai 2013 : l’homme public et sa vie privée, dans lequel sont venus insérer les articles de Frédérique Giraud sur Émile Zola et d’Amélie Voisin sur François-Étienne de Lorraine inclus dans cette publication.
Deux autres collègues ont abordé la question de la dimension héroïque des actions individuelles dans l’espace public et leurs représentations par des commémorations monumentales ou par l’octroi des titres symboliques. Ainsi, celles référées aux formes de célébration des victoires dans la Grèce antique et celles impliquant le sauvetage des juifs durant les années d’occupation, soulevées par Nicolas Genis et Cindy Banse respectivement. Leurs contributions retenues dans ce volume sous forme d’article nous rappellent, malgré leur appartenance à deux contextes et époques totalement différents, le besoin social de rendre un hommage public à l’extraordinaire dans un devoir de mémoire collective.
Nous aimerions remercier Philippe Bourmaud et Pascale Barthélemy de nous avoir apporté un plus en nous invitant à réfléchir aux formes d’organisation de l’espace public et de l’espace privé, ainsi qu’aux contrastes présents dans les études ayant pour objet d’autres aires culturelles. Leurs communications nous ont permis de connaître les problématiques qui se posent autour de la redéfinition de ces espaces comme conséquence du fait colonial. Ces interventions ont confirmé la difficulté d’approcher au travers d’un prisme réducteur à une vision dichotomique préétablie, des objets considérés de façon distincte selon les aires culturelles auxquelles ils appartiennent : suivant ce que les uns et les autres sont amenés à considérer comme public et privée ; comme inaltérable du fait du caractère intime ; ou encore, comme pouvant faire l’objet d’une modification produite comme conséquence d’une relation de domination normative. Ce volume recueil sous forme d’article l’intervention de M. Bourmaud.
Les débats qui eurent lieu le 29 mai 2013 ont été enregistrés et diffusés par le Service Universitaire E-Learning (SUEL) de Lyon 3. Les doctorants inscrits à cette journée ont préparé un compte rendu des débats tout en y insérant leur propre problématique pouvant valider ainsi des heures de formation doctorale. Les communications de cette seconde journée d’études ont été reparties suivant trois axes thématiques ; à savoir : « interactions publiques, interactions privées et partage des lieux », « les études du genre et le partage de la sphère publique » et « homme public et sa vie privée ». À la fin des débats, intervenants et assistants ont mis l’accent sur les évolutions sociales apportées par la culture numérique et par une exposition de plus en plus présente dans la sphère publique des affaires qui auparavant relevaient de l’intimité. Ce type de phénomène laisse sans réponse bon nombre d’interrogations ; ainsi la médiatisation encombrante, dans une société globalisée, des phénomènes provoqués par un besoin d’uniformisation culturelle, avec les altérations que cela comporte sur « l’intime » – radicalisation de certains mouvements religieux, par exemple, ou émergence de nouveaux mouvements contestataires instrumentalisant la nudité. Par ailleurs, l’on remarque le besoin d’établir un débat réflexif autour des problématiques soulevées par l’introduction des réformes juridiques liées aux évolutions sociales. Ces réformes, telles que la redéfinition du concept de mariage ou celui de famille, amorcées dans le but d’assurer des droits civiques à l’ensemble des individus qui intègrent le groupe, donne lieu également à des manifestations de rejet ou de soutien envahissantes de la sphère publique et véhiculées par les médias. Il conviendrait donc de s’interroger sur les motivations et les variables qui animent l’exposition publique d’un objet intime et le rôle des médias dans la détermination des comportements sociaux.
Il convient de noter enfin que ces journées d’études ont bénéficié du soutien financier du LARHRA et de celui de l’École doctorale 483. Nous remercions tout particulièrement M. le professeur Bernard Hours, directeur du LARHRA, et Mme le professeur Isabelle von Bueltzingsloewen, responsable du doctorat en histoire, de leur implication fondamentale pour faire avancer ce projet. Nous adressons aussi notre plus sincère reconnaissance à l’équipe éditoriale des Carnets du LARHRA, et tout particulièrement à M. le professeur Philippe Martin et à Mme Christine Chadier, sans lesquels cette publication n’aurait jamais vu le jour.