La première juive qui est arrivée était allemande. Elle a sonné à la porte. Je ne savais pas qu’en faire et c’était le soir. Elle m’a dit qu’elle ne savait pas où aller […]. On lui avait dit qu’au Chambon, il y avait un pasteur qui pourrait probablement la recevoir. Je l’ai fait entrer dans la maison. Dehors il y avait beaucoup de neige et il faisait froid. Elle portait des sandalettes d’été, trempées comme vous pouvez l’imaginer. Il y avait un feu de brindilles de bois dans la cuisine, et je lui ai proposé de se reposer un moment, de manger quelque chose et de faire sécher ses souliers. Je lui ai préparé aussi un lit. Elle a mis ses souliers à l’entrée du four et moi j’ai fait autre chose, j’avais tellement de travail !
Magda Trocmé, épouse du pasteur du Chambon sur Lignon1.
Sphère privée, sphère publique : deux notions bien opposées l’une de l’autre. D’une part, un espace commun à tous, la place du village, l’espace de la cité ; d’autre part, la propriété, d’une personne ou d’un groupe de personnes, où l’on ne pénètre qu’avec l’autorisation de celui à laquelle elle appartient, la maison, le foyer, l’espace de l’intime, et par extension du secret. Aristote associe l’espace privé (oika2) au lieu de l’économie domestique et la place publique au lieu d’épanouissement de l’homme en tant qu’animal politique.
Si antithétiques ces notions soient-elles, le totalitarisme s’efforce de les faire disparaître à l’unisson. Comme le souligne Hannah Arendt3, le propre d’un système totalitaire est de vouloir transformer l’homme, détruire l’humain. La sphère privée est niée au nom d’une transparence. L’homme n’apprend pas à penser par lui-même mais ce qu’il faut penser. La pensée privée n’existe plus au nom d’une pensée unique. La transparence élevée au rang de vertu politique, le privé doit être soumis au regard de tous. La famille devient le prolongement de l’État.
Attaquer la sphère privée peut signifier s’en prendre à la société civile. Jürgen Habermas4 associe ainsi la société civile à la sphère privée qu’il désigne comme « pré-politiques » c’est-à-dire traversées par des réseaux informels qui permettent aux citoyens de débattre de leurs problèmes et des solutions à leur apporter. La société civile devient dès lors une instance d’évaluation de l’action de l’État et de ses insuffisances ; le « poil à gratter », l’aiguillon de l’action publique. En ce sens, elle est la société rebelle définie par Jacques Sémelin5, celle qui incarne la légitimité populaire. La sphère privée, le foyer, devient le lieu de nouvelles normes, le secret permettant de protéger toute personne contre les agressions qui violent les normes sociales fondamentales comme le respect de la vie d’autrui. Le foyer devient refuge, une sphère de solidarité sociale.
Sous l’Occupation, le foyer domestique se définit rapidement comme un pôle solide au sein duquel naît une humble résistance quotidienne faite d’une multitude de petits gestes. Cette résistance, agissant jour après jour, est, pour citer Laurent Douzou6, celle « des femmes qui veillent sur le pas de leur porte, habiles à beaucoup dire sans rien révéler du cheminement de leurs pensées et de l’éclosion de l’activité résistante ».
Qui sont ces femmes ? Portrait de sauveteuses
Les récits de femmes en armes occupent une place importante dans les ouvrages sur la résistance féminine : la figure de la résistante combattante s’en trouve survalorisée. Cette figure héroïque répond non seulement à la politique éditoriale mais renvoie à la figure d’une femme active, émancipée conforme aux attentes du lectorat contemporain. Est ainsi laissé dans l’ombre l’autre pôle de la résistance féminine : celle du quotidien, animée par deux types de femmes : l’épouse-mère agissant au sein de la cellule familiale et la bourgeoise militante dont le métier est souvent lié au social1.
La bourgeoise militante
Ces femmes font preuve de modernité dès l’entre-deux-guerres dans un contexte social pourtant difficile. Les femmes restent encore marginalisées. Elles n’ont pas de droits politiques et ne partagent pas l’autorité familiale. L’image traditionnelle de la femme, épouse et mère, demeure. Elle est entretenue par la Révolution Nationale. Pour le régime de Vichy, tout ce qui peut éloigner la femme de la maternité est contre nature, immoral et fatal à la patrie. La loi du 11 octobre 1940 interdit aux femmes mariées à des fonctionnaires de travailler. Les femmes de plus de 50 ans sont mises à la retraite. La loi du 29 mars 1941 généralise l’allocation pour les mères au foyer2. Les conditions de divorce sont durcies. L’abandon du foyer n’est plus une faute civile mais pénale. Les épouses de prisonniers de guerre peuvent être poursuivies pour adultère.
Or, ces femmes, bourgeoises par leurs origines, ne répondent en aucun cas à ce modèle. Elles appartiennent pour la majorité d’entre elles à des mouvements de jeunesse où elles ont acquis des responsabilités de cheftaines : les Éclaireurs unionistes (notamment pour les femmes de pasteurs), scoutisme juif (comme Andrée Salomon, Madeleine Dreyfus, œuvrant pour le circuit de sauvetage Garel ou Liliane Klein-Lieber pour la Sixième, cellule clandestine pendant la guerre des Éclaireurs Israélites), Scouts de France (comme Isaure Luzet3 à Grenoble) ou Guides de France (à l’image de Marinette Guy ou Juliette Vidal4 à Saint Étienne). Elles y ont connu la mixité, le travail d’équipe et noué des relations extrêmement utiles pour le travail de sauvetage. Elles ont fait des études supérieures brillantes : Loly Francken5 en Haute Savoie est la première femme ingénieur suisse, Isaure Luzet6 l’une des premières pharmaciennes ou Dora Rivière une des premières femmes médecin. Beaucoup occupent des professions liées au social : assistante sociale (comme Madeleine Dreyfus), sage-femme (comme Eugénie Brunel7), directrices d’associations comme l’Aide aux Mères de Famille de Saint Étienne, d’écoles plus ou moins confessionnelles ou d’établissements de santé (Hélène Guidi au Prélenfrey du Gua8). Nous pouvons de la sorte constater que l’utilité pratique de la fonction exercée et l’insertion dans le tissu social sont des vecteurs de Résistance. Souvent célibataires ou veuves, elles entrÉtiennent une certaine culture de l’autonomie. L’homme est absent, mais beaucoup adoptent des enfants. À ce titre, plusieurs sont adeptes des principes de l’éducation nouvelle, dispensée par exemple à Beauvallon9 (Dieulefit) par le trio Marguerite Soubeyran, Simone Mounier et Catherine Kraft. Certaines ont le permis de conduire. Plusieurs ont des choix politiques affirmés, notamment en faveur du communisme (Marguerite Soubeyran10, Angèle Lorfeuvre11) ; d’autres, des convictions religieuses profondes.
Ces femmes atypiques, indépendantes, vont, pour certaines, impulser le choix de femmes « ordinaires ».
Des femmes « ordinaires »
La figure la plus fréquente et, néanmoins, la moins visible, est celle de la paysanne mariée, soumise aux hommes, empreinte des valeurs morales classiques. Sous l’Occupation, l’époux n’est pas toujours présent : beaucoup sont prisonniers de guerre12 ; d’autres sont veuves (n’oublions pas l’impact au village de la Grande Guerre). Elles sont devenues chefs de famille par la force des choses. Maîtresses en leur foyer, elles sont à l’origine de la décision d’accueillir ou non au sein de leur maison et de leur cellule familiale un ou des inconnus. Après un repli sur soi lié à l’Exode, au choc de la perte d’un époux ou d’un fils, au souci omniprésent du ravitaillement, elles s’ouvrent aux autres.
La famille devient le creuset de l’activité résistante. Claire Andrieu13 le souligne, elles « élevaient les tâches domestiques au rang d’actions patriotiques ». Se développe une résistance ordinaire, invisible, faite d’une multitude de petits gestes quotidiens : hébergement, nourriture, entretien, soins, tâches traditionnellement dévolues aux femmes... Ces activités, notamment quand elles sont en lien avec des enfants, vont de soi pour elles : elles s’inscrivent en droit fil de leur rang féminin. Citons Renée Maillard14 s’adressant en 1945 aux parents de la petite Jacqueline Mizné qu’elle a cachée deux ans durant : « Et pour les vacances, une bouche de plus ou de moins au milieu de notre petit monde ! Cela ne s’y connaissait pas. Je l’ai fait sans vous connaître, pour vous rendre service. Je le fais doublement maintenant. D’ailleurs les services ne se paient pas et le bon Dieu me le rendra au centuple ! J’aurais voulu qu’on en fasse autant pour un de mes enfants si le cas s’était présenté ». Et, pourtant, par ce simple choix, la guerre devient leur affaire aussi.
Elles impliquent d’ailleurs dans cette résistance au foyer leur parenté, leur voisinage (qui a rapidement connaissance de la présence d’inconnus), la communauté villageoise (l’enfant est scolarisé, l’accompagne au marché. Angèle Lorfeuvre15 fait appel au directeur de l’école communale et maire d’Éclose pour obtenir pour ses protégés des faux papiers et des tickets d’alimentation J3 ; Marie Reyne16 demande au docteur Carrier de Saint Marcellin de soigner la petite Suzanna Czermak) ou la paroisse (le petit fréquente l’église le dimanche, le catéchisme ; le curé est souvent le seul mis dans la confidence). Ainsi, les ménagères et mères de famille basculent du côté du politique.
Cependant, elles gardent silence, affichent une certaine réserve par rapport à ce qu’elles ont fait. Certes, cela tient au caractère du monde rural, monde taiseux. Mais, après-guerre, ce récurrent « Oh moi je n’ai rien fait ! » peut aussi être doublement interprété. Cette réserve répond à l’image attendue de la féminité (modestie, discrétion). Par cette résistance, ces femmes ont violé les lois tacites de ce que doit être une femme. Leur engagement est objectivement hors normes. Or, elles ne veulent pas l’assumer comme tel car il résulte de l’exclusion ou de la limitation du droit. Elles ont transgressé les règles sociales traditionnelles les cantonnant à la sphère privée et se sont positionnées hors de la loi de Vichy qui avait rendu le devoir d’assistance illégal17.
Femmes et résistance civile1
Résister pour quoi ?
Ces femmes ont assumé leur devoir de citoyennes sans en avoir les droits : elles sont des « fantassins sans armes » comme se définit d’ailleurs l’une d’entre elles2 : « C’était tout naturel (de risquer sa vie). À un soldat sur le front, on ne demande pas si ça vaut la peine de risquer sa vie. Il défend son pays. Moi je défendais mon pays comme je pouvais contre le nazisme ». Ce choix s’inscrit dans un héritage familial : « Maman m’avait dit : "il y a toujours un Luzet dans toutes les guerres. C’est ton tour maintenant" ».
Citoyennes de second ordre, les femmes sont exclues des structures sociales établies. Aussi sont-elles peut-être, par ce fait même, plus prêtes à démonter la comédie de l’ordre établi, à porter un jugement moral, notamment quand il s’agit de questions relatives à la morale domestique. Dès lors, l’engagement politique féminin est plus immédiat et plus fort, contrastant avec l’image de propagande vichyssoise. La condition féminine n’est pas un frein. Bien au contraire, Claire Andrieu3, dans une étude sur les liens entre vie active et engagement dans la Résistance, établit que, pour les femmes, plus elles sont en retrait de la vie active, plus elles s’engagent dans la lutte.
Une résistance sans armes
Le soutien apporté aux réfugiés juifs (et aux réfractaires du STO) ne peut être défini comme un mouvement de résistance au sens convenu du terme (organisation coordonnée et structurée dans l’optique de contrer les objectifs de l’Occupant). Néanmoins, la multiplicité certes de petits gestes d’aide et de protection a de grandes conséquences puisqu’elle contribue à sauver des vies. À la notion de « résistance » doit-on peut-être préférer celle de « réactivité sociale », empruntée à Jacques Sémelin4. L’individu fait spontanément quelque chose sans aucune concertation préalable. Il sauve des inconnus dont il perçoit la situation de détresse, tout au moins la grande vulnérabilité.
Tous ces gestes expriment, quoiqu’il en soit, l’état d’esprit d’une société en état de résistance civile. Ces gestes sont silencieux, dispersés mais cette couverture sociale solidaire entrave la politique officielle d’exclusion. Ces femmes, par leur activité résistante, cherchent à maintenir, défendre voire créer, au sein même de la société civile, du lien social capable de résister aux forces visant à le dénouer et le briser.
En conséquence, il nous semble compliqué de distinguer ici sphère publique et sphère privée. Nous nous situons davantage dans une zone limite où se différencient et se superposent sphère publique et sphère privée. Les maisons deviennent à la fois des habitations et des centres de résistance où les rencontres amicales sont transformées en réunions, les inconnus en fils. Les contacts politiques se nouent dans les lieux publics (école communale, mairie, boutiques...) où les femmes trouvent d’utiles appuis (secrétaires de mairie et instituteurs impliqués dans des actions de résistance, convoyeurs…). Si la résistance civile féminine5 est un tel succès, cela tient à l’association persistante, au moins sur le plan symbolique, de l’espace féminin et de l’espace privé, stéréotype qui lui permet pas ce biais même d’entrer dans le monde des armes.